Signification des traumatismes sexuels juvéniles pour la symptomatologie de la démence précoce

Selon la théorie de Freud, les symptômes de l'hystérie reposent sur des réminiscences à forte résonance affective appartenant avant tout au domaine de la sexualité et pouvant être ramenées à la petite enfance du sujet. Les désirs inassouvis, les événements déplaisants, intolérables à son estime de lui, sont refoulés hors de la conscience. Mais ils subsistent dans l'inconscient et dans certaines circonstances ils peuvent en émerger sous la forme de symptômes hystériques.

Les recherches de Freud nous ont appris à connaître ces processus psychiques du refoulement et de la conversion en symptômes hystériques. Parmi les observations plus récentes je mentionne entre autres les publications de Bleuler et Jung, qui ont souligné la fécondité de l'application de la théorie freudienne à la conception de la démence précoce. Ils nous montrent que les symptômes de la démence précoce sont l'élaboration du même matériel que ceux de l'hystérie ; que la sexualité joue ici le même rôle prédominant, et que les mêmes mécanismes sont en action. Il existe donc des analogies importantes entre l'hystérie et la démence précoce. Il m'a semblé très intéressant de savoir si la sexualité infantile d'un sujet s'exprimait dans les symptômes d'une démence précoce plus tardive de la même façon que celle que Freud avait démontrée pour l'hystérie, c'est-à-dire si l'analogie de ces deux maladies s'étendait aussi à ce domaine. Ma supposition à cet égard a été confirmée grâce à toute une série de faits. Je rapporterai d'abord ce qui intéresse ce thème à partir de l'histoire d'un cas personnel.

Dans la maison des parents de notre patiente, actuellement âgée de cinquante-sept ans, il y avait en plus des enfants un jeune frère de la mère, donc un oncle de la patiente. Il fut souvent puni par le père de la patiente et c'est pourquoi un jour il s'enfuit. Il revint après des années en menaçant de se venger pour les sévices de naguère et il se répandit dans les tavernes des environs. Un jour il emmena dans la grange notre patiente alors âgée de dix ans et la viola. Il menaça d'incendier la maison si elle en parlait à ses parents. Comme l'oncle était souvent ivre et rude avec le frère de la patiente, elle craignit qu'il ne mît sa menace à exécution. Ainsi elle tut ce qui s'était passé et se rendit encore plusieurs fois à la volonté de l'oncle. Au bout de quelque temps, l'oncle disparut à nouveau. Néanmoins, elle se renferma et ne fit point part de ce qu'elle avait vécu. Quelque temps après elle éprouva des sensations génitales semblables à celles que l'oncle lui avait procurées et qui la poussaient à se masturber. Par ailleurs, elle souffrait d'insécurité : tout se passait comme si les gens savaient ce qui était arrivé et la méprisaient. Dans la rue, elle avait constamment l'impression que les gens riaient d'elle, que lorsqu'elle passait, les gens ne répondaient pas à son salut et s'entretenaient d'elle. D'elle-même elle dit que, depuis l'attentat de l'oncle, elle est devenue « sombre et folle ». Longtemps elle fut déprimée et songea au suicide. Sa vie durant elle demeura farouche et renfermée. Pendant des années, elle souffrit de visions nocturnes où elle voyait en particulier la grange en feu. Cette vision est certainement à double détermination : l'oncle a menacé d'incendie et a abusé d'elle dans la grange. Elle avait de plus des rêves terribles. Une fois, il s'agit d'une nuée de hiboux ; les animaux la regardaient fixement, volaient vers elle, arrachaient sa couverture et sa chemise et criaient : « Honte à toi, tu es nue ! » Visiblement, il s'agit d'une réminiscence du viol. Plus tard, éveillée, elle voyait l'enfer. Ces scènes étaient teintées de sexualité. Elle voyait des « êtres métamorphosés », à moitié animaux, à moitié hommes, serpents, tigres et hiboux. Il y avait aussi des ivrognes qui se transformaient en tigres et se ruaient sur les femelles. Ici encore on voit le rappel de l'oncle buveur. Derrière le sentiment de peur se cache probablement un désir de satisfaction sexuelle. La patiente a eu peu d'agrément au cours de sa vie, elle souffrit beaucoup au sein de sa famille et vécut misérablement. A trente-sept ans, elle eut une période particulièrement difficile. Elle entendait alors la voix d'un autre oncle qui lui était sympathique depuis sa jeunesse ; il vivait une existence conjugale malheureuse. Elle lui était attachée et s'apitoyait sur lui, qui était si différent du mauvais oncle. Il était déjà mort à l'époque où elle entendait sa voix. Elle venait du ciel, c'était une voix d'ange. Cette voix interdisait le suicide à la patiente et lui prédisait qu'elle survivrait à ses frères et sœurs ; qu'elle hériterait de la maison, épouserait le fils d'un voisin et aurait deux enfants. Cette hallucination, conformément aux recherches de Freud sur le rêve, comporte une réalisation particulièrement évidente des désirs. Cette hallucination de la patiente, alors âgée de trente-sept ans, est tout simplement une affirmation vitale ; elle veut dire : tu n'es pas obligée de renoncer à tout espoir. Mais cet espoir ne s'est pas réalisé. Il y a quelques années, un malhonnête homme a soustrait à la malade sa petite fortune. Elle n'était plus capable d'une pleine activité, elle dut recourir à des secours publics et mena une vie misérable. Ainsi, elle fit alors une nouvelle dépression. La patiente âgée de cinquante-sept ans n'a plus grand-chose à attendre de la vie. De nouveau, elle fait des projets de suicide et hallucine. Mais, cette fois, la voix vient de l'enfer : c'est celle de l'oncle méchant. Elle effraye la malade et lui conseille le suicide. C'est au cours de cet état dépressif qu'elle est entrée à la clinique.

J'ai fait état des aspects de l'histoire de la maladie qui peuvent nous intéresser. Dans ce cas, il est hors de doute qu'un événement de l'enfance, à grande résonance affective, c'est-à-dire un traumatisme de la prépuberté au sens de Freud, a fourni un contenu très précis aux hallucinations et aux idées délirantes de la patiente. L'impression faite sur le psychisme infantile est encore effective aujourd'hui, chez cette patiente âgée de cinquante-sept ans. Elle détermine les symptômes de la psychose. Cela ne veut bien entendu nullement dire que cette personne serait restée en bonne santé psychique sans ce traumatisme sexuel, ne prendrait-on en considération que le seul fait que deux des membres de sa fratrie souffrirent de démence précoce. De plus, il est bien des enfants qui endurent un traumatisme semblable et n'en deviennent pas malades mentaux pour autant. Pour l'instant nous retenons que, dans ce cas, les signes manifestes de la psychose sont apparus très rapidement après un traumatisme sexuel. Je poursuis le compte rendu d'autres observations et je reviendrai par la suite sur la signification du traumatisme sexuel.

Une autre patiente fut, à l'âge de neuf ans, entraînée dans la forêt par un voisin. Il essaya de la violer mais elle réussit à se libérer. Elle ne parla pas de cet incident. A l'époque, elle ne semble pas marquée par cette frayeur. Ce n'est que lors de ses premières règles, alors que son imagination était accaparée par les problèmes sexuels, qu'elle se préoccupa de cet événement. Elle dit elle-même : « Je le revivais sans arrêt. » Mais progressivement elle redevînt gaie et retrouva sa joie de vivre. A vingt-trois ans, elle voulut se marier ; mais le père s'opposa à ce mariage pour des motifs égoïstes. La patiente était dans un grand état d'excitation sexuelle. Non autorisée à épouser celui qu'elle aimait, elle fit pour la première fois de sa vie une crise. Elle criait et respirait bruyamment, sans perdre connaissance. Elle travaillait dans les vignobles à cette époque. Elle s'approcha de la maison de celui qu'elle aimait, espérant l'apercevoir. Elle éprouva brusquement le besoin de respirer à fond et la première crise éclata. A mes questions prudentes concernant la crise, la patiente répondit qu'elle sentait que la crise était en relation avec la tentative du voisin. Il se révéla que celui-ci respirait très fort tandis que, criant de peur, elle tentait de se dégager. D'où les cris et le souffle bruyant. L'excitation sexuelle de la vingt-troisième année éveillait le souvenir du premier événement sexuel de la vie de la patiente. Les crises ne sont à considérer que comme l'expression du désir de satisfaction sexuelle. Au fond, la malade rejoint la situation sexuelle qui lui a fait impression au cours de l'enfance. La crise dit en quelque sorte que l'inconscient de la patiente serait satisfait si un homme venait la mettre dans une telle situation. Après un certain nombre de crises, il y eut une accalmie de plusieurs années. A trente-trois ans, un nouveau projet de noces échoua, alors que peu après le frère cadet se maria. En réaction, elle eut de nouvelles crises semblables aux précédentes. Simultanément se développa un délire de persécution à l’égard de la femme du frère, délire qui engloba un nombre croissant de personnes. Les remarques qu'elle pense entendre concernent toutes le fait qu'elle ne s'est pas mariée. Puis il y eut un nouvel intervalle libre de plusieurs années. En imagination, elle se préoccupait sans arrêt de projets de mariage, même à un âge relativement avancé. Elle chercha même une aide médicale à son excitation sexuelle. Récemment des circonstances extérieures lui ont enlevé son dernier espoir et les crises ont repris. En raison de ses accès d'irritation envers ses persécuteurs supposés, cette personne de quarante-trois ans a dû être hospitalisée.

Les crises étaient semblables à des accès hystériques. Cependant, pour diverses raisons que je n'approfondirai pas ici, le diagnostic de démence précoce était assuré. Dans ce cas, comme dans le précédent, il existe une relation entre le traumatisme sexuel et les symptômes de la psychose, à cela près que dans le deuxième cas les symptômes n'apparurent que de longues années après l'incident. L'événement déclenchant avait en commun avec l'attentat un caractère d'excitation sexuelle. Mais dans le premier cas il y a continuité alors que c'est la situation analogue qui a une valeur déclenchante dans le deuxième cas. J'eus l'occasion d'observer d'autres cas encore ayant l'un ou l'autre type de déroulement. Je n'évoquerai que brièvement le cas d'une femme en butte depuis sa jeunesse aux assiduités sexuelles de son père et de son frère aîné. Adulte, elle fut séduite par un homme et l'épousa par la suite. Il la repoussa par un comportement brutal qui suscita sa répulsion. Au cours de la première grossesse, la psychose éclata. Elle avait des visions effroyables. Un taureau ressemblant à son père s'approchait, menaçant, elle voyait le diable sous les traits de son mari, il portait une lance et la poursuivait pour la piquer. La signification de cette vision est claire si l'on connaît le symbolisme des rêves. C'est dans le cadre de ce symbolisme sexuel que se déroulait le processus de pensée de cette patiente. La brutalité et le manque d'égards de son mari éveillaient en elle le souvenir des traits analogues de son père et, dans la psychose, ces caractéristiques trouvaient leur expression.

Freud nous a appris que toute hystérie tire son origine d'un traumatisme psychosexuel de la prépuberté. Récemment, il a modifié cette théorie'. Il met actuellement l'accent sur la façon de réagir aux impressions sexuelles étant donné la constitution innée. Dans l'anamnèse des sujets qui souffriront d'hystérie par la suite on découvre les signes d'une sexualité anormale. C'est dire que la racine dernière de l'hystérie se trouve dans la sexualité infantile ; mais le traumatisme n'est plus une condition sine qua non ; il a une signification plus secondaire. Mon expérience de la démence précoce va dans le même sens, bien que je n'aie pu observer qu'un nombre relativement limité de cas de ce point de vue. Certains présentent un traumatisme sexuel comme ceux que j'ai décrits. D'autres, en revanche, permettent de reconnaître des anomalies de la sexualité infantile sans qu'une provocation extérieure grave ait eu lieu. D'après mes quelques observations, l'anomalie sexuelle des patients s'exprime, en plus de l'apparition prématurée de la libido, par une imagination préoccupée à tel point et si précocement de la sexualité que les autres contenus de conscience sont écartés. Lors de l'éclosion ultérieure d'une démence précoce, cette imagination exerce une entière suprématie. Je voudrais illustrer cette conception par un exemple significatif.

Dès sa plus tendre enfance, un garçon est excité par la vue des femmes et présente d'autres signes de précocité. Il est en adoration devant une sœur adulte qui l'aime tendrement. Cette sœur sera au centre de la psychose ultérieure. Le patient, âgé maintenant de vingt-quatre ans, ayant surmonté des résistances tenaces, rapportera avec une grande vivacité une scène de son enfance. Un matin, la sœur, dont la silhouette opulente l'attirait beaucoup, entra dans sa chambre à coucher et l'embrassa tendrement. Peu après elle mourut mais le patient lui conserva après sa mort son adulation amoureuse. Il était alors âgé de dix ans. A partir de la puberté, il ne fit plus de progrès scolaires, il ne put apprendre un métier et présenta les manifestations indiscutables d'une catatonie. Nous ne mentionnerons que quelques aspects d'un tableau clinique très complexe. La sœur joue le rôle principal dans les hallucinations du patient. Elle lui apparaît par exemple comme le Christ, c'est pourquoi elle est désignée comme fille-Christ. C'est là une belle démonstration de la proximité entre l'extase religieuse et l'extase sexuelle dans les états psychopathiques. Ou bien le patient voit un très beau jeune homme cherchant à posséder une belle jeune fille. Il s'agit d'Apollon et de Diane ; ceux-ci sont frère et sœur dans le mythe grec. Diane a les traits de la sœur disparue, tandis qu'Apollon ressemble à notre patient.

Ainsi ces hallucinations mettent en scène l'attrait sexuel que la sœur a exercé sur le patient au cours de son enfance et montrent l'union sexuelle réalisée. Les recherches de Freud sur le rêve nous ont appris le retour onirique chez l'adulte des désirs infantiles. Il en est de même des hallucinations de la démence précoce.

Je pus ramener à un événement datant de sa sixième année les idées délirantes d'une patiente hébéphrène, idées dont la nature sexuelle était transparente. Elle avait pu observer alors les règles de sa mère. Cette impression était depuis le centre de toute son activité imaginative.

Malheureusement le temps limité qui m'est imparti ne me permet de rapporter que des fragments de cas cliniques.

La question reste posée de savoir si l'imagination anormale que j'ai supposée est un signe avant-coureur de démence précoce, ou bien si la démence précoce plus tardive ne fait qu'utiliser les fantasmes et les événements sexuels de l'enfance. De toute façon, la prédisposition individuelle m'apparaît comme primaire. Les événements de type sexuel, qu'ils aient la valeur d'un traumatisme réel ou qu’il s'agisse d'impressions moins violentes, ne constituent pas l'origine de la maladie mais ils en déterminent les symptômes. Ils ne sont pas la cause de l'apparition des idées délirantes et des hallucinations, mais ils leur fournissent un contenu individuel. Ils ne sont pas responsables de l'apparition de stéréotypies verbales et comportementales, mais conditionnent leur forme dans le cas individuel. Il est difficile de déterminer si toute démence précoce recèle un matériel sexuel infantile, ou s'il n'en est ainsi que pour quelques cas. Les recherches dans ce sens sont ardues et leur échec est souvent complet.

Dans les cas rapportés ici et pour d'autres, je pus constater que les patients avaient celé l'événement sexuel tant dans l'enfance que par la suite. Dans les Etudes sur l’hystérie, Breuer et Freud ont donné une grande signification à ce fait chez les hystériques. Ils ont considéré l'abréaction des souvenirs refoulés dans l'inconscient comme la base du traitement psychanalytique de l'hystérie. Qu'il suffise de rappeler ici qu'un certain nombre de patients ont relié un délire de culpabilité à leur défaut de sincérité au cours de leur jeunesse et au silence maintenu à l'égard de leurs proches. Je ne peux malheureusement pas m'étendre sur l'effet de l'abréaction au cours de la démence précoce.

La forme que prennent, dans la démence précoce, les complexes de représentations sexuelles est essentiellement symbolique. Les états qui comportent un trouble de l'attention sont particulièrement favorables à l'élaboration d'un symbolisme. Des recherches récentes ont accordé au trouble de l'attention dans la démence précoce une signification fondamentale. Il en est de même dans les névroses et dans nos rêves. Nous y trouvons la même tendance à symboliser. Les travaux de Freud ont prouvé la signification du matériel infantile dans le rêve et dans l'hystérie. Nous avons pu nous convaincre qu'il en allait de même dans la démence précoce. Ainsi apparaît une nouvelle analogie entre le rêve, l'hystérie et la démence précoce.

Pour terminer, je voudrais répondre à l'objection selon laquelle les récits d'événements sexuels auraient été suggérés aux patients. Au cours de mes investigations, j'ai banni tout ce qui aurait pu être suggéré. Dans différents cas, les patients semblaient m'avoir attendu pour me communiquer ce matériel. Bien entendu, j'admets la possibilité que les malades mentaux situent dans l'enfance leurs fantasmes sexuels actuels. Cependant aucun des cas que j'ai examinés ne permet une suspicion dans ce sens. De toute façon, nous avons suffisamment de moyens à notre disposition pour distinguer au cours d'une démence précoce ce qui est délirant de ce qui s'est effectivement produit.

L'analyse des symptômes de la démence précoce nous montre que le matériel de représentations infantiles et la sexualité ont dans la psychologie de cette maladie la même signification que dans l'hystérie et le rêve. L'investigation psychologique de la démence précoce devra donc revenir à la théorie freudienne. C'est d'elle que cette recherche peut recevoir une stimulation puissante.