Les relations psychologiques entre la sexualité et l’alcoolisme

Il est généralement admis que le goût de l'alcool est plus le fait de l'homme que de la femme. Même là où la consommation d'alcool est aussi usuelle pour les femmes que pour les hommes, même dans les pays où les femmes ivres font partie du spectacle de la rue, l'alcool n'est jamais lié à la vie sociale des femmes comme à celle des hommes. Tenir la boisson nous apparaît généralement comme un signe de virilité, une question d'honneur même. La société n'exige pas rigoureusement de la femme qu'elle boive. La morale courante tendrait plutôt à considérer le fait de boire comme peu féminin. Entre femmes normales, boire ne donne jamais lieu à une renommée comme parmi les hommes.

Je pense que la question de savoir si ce comportement différent des sexes vis-à-vis de l'alcool est fondé sur la différence des sexes mérite d'être abordée. Une telle investigation doit se référer aux conceptions récentes concernant la constitution psychosexuelle de l'homme et de la femme selon leur description dans les travaux de Freud.

L'histoire de l'évolution nous a appris que notre corps possède la préfiguration des organes génitaux des deux sexes. L'un de ces aspects se réduit au cours de l'évolution normale ou se charge d'autres fonctions. L'autre poursuit son développement jusqu'à devenir fonctionnel. Un déroulement tout semblable s'effectue dans le domaine psychosexuel. Ici aussi, la différenciation des sexes se fait à partir d'un état originel de bisexualité. Au cours de l'enfance, il y a une grande ressemblance entre les manifestations de la pulsion chez le garçon et chez la fille.

Comme les recherches de Freud nous l'ont montré, les émotions sexuelles existent dès l'enfance. C'est seulement la fonction de reproduction qui est différée et la pulsion n'acquiert que progressivement une orientation définitive. Comme Freud l'expose, la libido infantile est sans objet, auto-érotique. Elle tend à la satisfaction par l'excitation de certaines zones corporelles qui servent de zones érogènes. Mais toutes les énergies sexuelles de la prépuberté ne sont pas utilisées dans ce sens : une part essentielle est refoulée hors de la conscience et trouve une utilisation non sexuelle elle se charge de fonctions sociales importantes. Le « refoulement » est un concept introduit par Freud et qui est indispensable pour la compréhension des processus psychologiques, qu'ils soient normaux ou pathologiques. La déviation vers des buts sociaux des représentations et des émotions sexuelles refoulées, nous la nommons, avec Freud, la sublimation. Ce processus érige les limites de la pulsion génitale chez l'un et l'autre sexe.

Au début de l'adolescence, le garçon et la fille acquièrent les caractéristiques corporelles et physiques proprement dites de leur sexe. Sur le plan psychosexuel s'opère le processus si important de la découverte de l'objet. La libido se dirige maintenant vers l'autre sexe. Mais ce n'est pas là la seule différence de la libido masculine et féminine : une autre différence nous intéresse aussi. La sexualité féminine montre une propension plus marquée au refoulement, à la formation de résistances. Le refoulement sexuel infantile subit un renforcement chez la femme au moment de la poussée pubertaire. De là, résulte la pulsion sexuelle plus passive de la femme. La libido masculine est de nature plus active. Elle surmonte les obstacles psychiques qu'elle trouve chez l'objet sexuel grâce à ses composantes agressives. Deux expressions caractérisent cette différence psychosexuelle : l'homme conquiert, la femme se donne.

Les boissons alcoolisées agissent sur la pulsion génitale en levant les obstacles existants et en accroissant l'activité sexuelle. Ce sont là des constatations bien connues ; mais on a négligé le sens de ces phénomènes.

Plus on s'intéresse au problème de la sexualité, plus la pulsion génitale apparaît complexe. Elle comprend, en dehors de l'amour hétérosexuel « normal », toute une série d'aspects « pervers ». La sexualité de l'enfant nous offre le chaos, haut en couleur, de ces pulsions : elle est « perverse polymorphe » (Freud). Ce n'est que peu à peu que les « pulsions partielles » se subordonnent à la pulsion hétérosexuelle. Elles succombent au refoulement et à la sublimation. De là naissent la honte et le dégoût, les sentiments moraux, esthétiques et sociaux, la pitié et l'horreur, la piété de l'enfant vis-à-vis des parents, la sollicitude des parents pour l'enfant. Les activités artistiques et scientifiques sont en grande partie une sublimation d'énergies sexuelles. Notre vie sociale, l'ensemble de notre culture reposent sur ces sublimations. Il n'en est aucune qui ne puisse être atteinte, voire supprimée par l'effet de l'alcool.

Chez l'individu normal, la composante homosexuelle de la pulsion sexuelle est sublimée. Les sentiments d'entente et d'amitié entre hommes sont dépouillés de tout caractère sexuel conscient. Un contact tendre avec d'autres hommes éveille la répulsion chez l'homme sain. Je pourrais citer de nombreuses répulsions ou des dégoûts du même genre. L'alcool les supprime. Au cours d'une beuverie, les hommes tombent dans les bras les uns des autres et s'embrassent. Ils se sentent liés par des liens particulièrement intimes, ils en sont touchés jusqu'aux larmes et se tutoient facilement. A jeun, ils qualifient ce comportement de « femelle ». Certains faits d'actualité attirent notre attention sur ces « amitiés masculines anormales ». Or quiconque n'est pas aveugle a pu observer dans chaque estaminet ces manifestations sentimentales qui sont stigmatisées comme pathologiques ou immorales et y a senti passer un souffle d'homosexualité. La composante homosexuelle que l'éducation nous a fait refouler et sublimer réapparaît régulièrement sous l'effet de l'alcool.

Parmi les pulsions partielles la signification du couple voyeurisme-exhibitionnisme sexuels n'a été estimée à sa valeur que par Freud. La curiosité sexuelle leur est étroitement liée. La sublimation de ces pulsions donne lieu à la honte. L'enfant, au cours des premières années, ne connaît pas le sentiment de la honte ; il l'apprendra. Si cette sublimation ne se produit pas, il s'ensuit une perversion (voyeurs, exhibitionnistes). Cette honte ne concerne pas seulement la nudité physique, elle règle la vie en société, la conversation, etc. L'alcool supprime ces limitations. La blague obscène qui selon l'excellente analyse de Freud représente une impudeur psychique est inséparable de l'absorption d'alcool. Forel a décrit de main de maître les formes crues et repoussantes que prend le « flirt » sous l'effet de l'alcool.

Un autre couple de pulsions partielles - également caractérisé par le rapport activité-passivité tend à atteindre à la suprématie sur l'objet sexuel ou bien à sa soumission. La sublimation de ces tendances donne lieu aux sentiments de pitié, d'horreur, etc. Par défaut de sublimation, nous avons alors les perversions sadiques ou masochiques. Il est à peine besoin de mentionner le nombre des actes de brutalité qui se font sous l'effet de l'alcool. Cependant, les pulsions partielles refoulées ne s'expriment pas obligatoirement sous cette forme crue. Nous les reconnaissons également lorsqu'elles sont plus larvées. De tout temps, on a connu les us et coutumes du boire ; le roi des libations d'un festin en est le maître incontesté. Je rappelle le « bizutage » estudiantin, toujours en vigueur, avec son obligation de boire et le plaisir souverain avec lequel l'étudiant plus âgé force le jeune à boire et à se soumettre aveuglément à ses ordres. Je sais que je heurte par ma conception de ces usages ; c'est pourquoi je ferai remarquer que les coutumes estudiantines de beuverie se sont développées progressivement jusqu'aux formes civilisées actuelles à partir de conduites d'une incroyable brutalité.

La pulsion sexuelle rencontre une autre limite. Au cours d'une évolution normale, l'enfant transfère d'abord sa libido sur la personne de sexe opposé de son entourage immédiat : le garçon sur la mère et sur la sœur, la fille sur le père et le frère. Il fallut un développement très long de la civilisation jusqu'à ce que les parents les plus proches fussent exclus du choix objectal. Le refus de l'inceste conduisit à la sublimation de l'amour parental l'amour de l'enfant pour les parents devint la pieuse vénération des parents. Chaque enfant doit refaire cette évolution ; à un certain moment, il transfère ses souhaits sexuels en éveil sur le parent de l'autre sexe. Ces émotions sont refoulées de même que notre morale repousse un penchant non sublimé du père vers la fille. L'alcool n'épargne pas non plus ces sublimations. Les filles de Loth, déjà, savaient que l'alcool détruit l'interdit de l'inceste : elles atteignirent leur but en faisant boire leur père.

On a coutume de lire que l'alcool lève les inhibitions psychiques. Nous savons maintenant ce qu'il en est de ces inhibitions : ce sont des sublimations d'énergies sexuelles. La réémergence des émotions sexuelles refoulées et parallèlement l'accroissement de l'activité sexuelle propre à l'homme donnent lieu à un sentiment de capacité sexuelle accrue. L'alcool agit comme un stimulant sur le « complexe » de virilité. La fierté du mâle nous est connue par de multiples exemples de la zoologie. Mutatis mutandis nous rencontrons ces mêmes manifestations chez l'homme. L'homme se sent fier d'être celui qui conçoit, celui qui donne ; la femme « reçoit ». L'analyse des mythes sur la création éclaire étonnamment la profondeur de ce complexe de grandeur. Dans un écrit qui paraîtra prochainement je montrerai de façon exhaustive que les légendes sur la création des différents peuples représentent à l'origine une divinisation de la capacité masculine de concevoir, c'est-à-dire qu'elles proclament que celle-ci est le principe de toute vie. Nous rencontrons ici un processus psychologique d'une extraordinaire importance. Nous en reconnaissons les effets dans toutes les rêveries de l'homme, qu'elles soient de nature normale ou pathologique.

Nous la nommons identification.

La genèse de « l'excitation sexuelle » est un problème qui a dû préoccuper les hommes de tout temps et auquel nous ne sommes pas capables d'apporter une réponse satisfaisante. La supposition qui veut que cette excitation soit issue de la semence chez l'homme était facile. La représentation populaire naïve identifie le breuvage enivrant qui excite sexuellement avec la semence ou avec ce quelque chose d'inconnu qui suscite l'excitation sexuelle (en dehors de procédés artificiels). Cette théorie trouve son expression dans la notion d'« ivresse amoureuse ».

La sphère de cette identification est particulièrement étendue. Les récits concernant le breuvage divin et sa constitution émaillent toute la mythologie indo-européenne. Ce breuvage que l'on se représente comme vivifiant et enthousiasmant est identifié avec les boissons enivrantes. Mais cette identification va plus loin. Grâce aux vieux mythes hindous, je peux apporter la preuve que le breuvage divin est l'égal de la semence humaine. L'effet dispensateur de vie du sperme s'y prête. Il est à remarquer que les légendes de la conception (création) du premier homme (légende de Prométhée, etc.) sont en étroite relation avec les légendes du breuvage divin. Il ne m'est pas possible de procéder ici à l'analyse psychologique des mythes mentionnés. Je ne ferai que rappeler que les légendes grecques concernant la naissance de Dionysos, dieu du vin, permettent de reconnaître la même identification.

Les philtres d'amour jouent un grand rôle dans le monde légendaire. L'effet érotique des philtres est indubitablement emprunté à celui des boissons alcooliques. L'enivrement et l'excitation sexuelle sont ici aussi identifiés. D'innombrables usages expriment le même cours de pensée. Les fêtes dédiées au dieu du vin sont toujours simultanément des fêtes érotiques. Dans bien des coutumes, le vin est le symbole de la conception ou de la fertilisation. Riklin mentionne un usage où la représentation symbolique du sperme par le vin est transparente cet usage veut qu'à la fête du printemps on verse du vin dans le giron des filles. Boire à la santé est une coutume générale. Ici, l'effet stimulant de la boisson alcoolique représente la force vitale. Boire au bonheur de quelqu'un, c'est souhaiter que l'effet vivifiant contenu dans le vin lui soit bénéfique.

L'identification qui nous intéresse ici doit avoir une base extrêmement solide. Le respect des exploits du boire et du sexe est étroitement lié. Celui qui ne boit pas a une réputation de faiblesse. La consommation d'alcool commence à la puberté, c'est-à-dire quand l'homme veut se faire valoir comme tel. Celui qui ne trinque pas est considéré comme un demeuré. La réputation de savoir boire est particulièrement appréciée à la période de la virilité débutante. Lorsque la puissance sexuelle s'éteint, l'âge venu, l'homme a volontiers recours au plaisir de l'alcool, substitut de sa virilité qui s'évanouit.

L'homme est attaché à l'alcool qui accroît son sentiment de puissance, car il flatte son complexe de virilité. Sa constitution psychosexuelle porte beaucoup moins la femme à s'adonner à l’alcool. La poussée de la pulsion sexuelle féminine est moindre et les résistances à l'encontre des manifestations de cette pulsion sont plus marquées. Nous avons souligné le refoulement pubertaire. Les résistances psychiques de la femme excitent l'homme dont l'initiative énergique plaît à la femme. La fille n'a aucun motif de s'adonner à l’alcool à la puberté. L'alcool lève les effets du refoulement et les résistances. Ainsi dépouillée, la femme perdrait sa séduction. Vraisemblablement, les femmes ayant un penchant marqué pour l'alcool ont-elles une forte composante homosexuelle qu'une observation approfondie nous révélerait.

La facilitation du transfert sexuel et la suppression des effets du refoulement par l'alcool ne sont pas seulement transitoires, mais également chroniques. Les buveurs habituels présentent une démesure caractéristique des sentiments, ils sont lourds et confiants, ils considèrent chacun comme un vieil ami et montrent une sensiblerie efféminée. Ils perdent le sentiment de la honte inutile d'insister ici sur les scènes que vivent les enfants d'un buveur. Bref, tous les sentiments élaborés grâce à la sublimation sont détruits.

Cette destruction ne se limite pas aux sublimations de la pulsion sexuelle. En réalité, l'ivresse aiguë abaisse la capacité sexuelle. De plus, nous connaissons les effets toxiques de l'alcool sur les cellules germinales (blastophthorie). Nous savons qu'un grand nombre de buveurs deviennent impuissants. L'alcool les a trahis. Ils lui ont confié leur puissance parce qu'il leur donnait un sentiment de force sexuelle. Mais l'alcool leur a dérobé la force alors non plus ils ne remarquent pas l'escroquerie. Ils ne s'en détournent pas, ils continuent à identifier l'alcool avec leur sexualité et l'utilisent comme son substitut. Tout se passe comme pour certaines perversions sexuelles où une excitation sexuelle qui pourrait normalement servir de préliminaire à l'acte sexuel en prend la place. C'est ce que Freud appelle la « fixation d'un but sexuel provisoire ». La contemplation de l'objet sexuel, par exemple, n'est normalement qu'un plaisir préliminaire, par rapport à l'acte sexuel qui apporte la satisfaction. Certains pervers, par contre, se contentent de regarder. L'alcoolique ne se conduit pas autrement. L'alcool a un effet d'excitation sexuelle le buveur poursuit cette excitation mais il se prive ainsi de sa capacité de poursuivre une activité sexuelle normale.

Nous pouvons trouver d'autres analogies entre l'alcoolisme et les perversions sexuelles. Les recherches de Freud nous ont instruits des relations intimes qui existent entre la perversion et la névrose. Freud a montré que de nombreux symptômes névrotiques expriment les fantasmes sexuels pervers refoulés et constituent par là une sorte d'activité sexuelle des patients. Le patient, constamment, oppose une extraordinaire résistance à l'essai d'analyse psychologique de ces symptômes. Cette résistance s'explique par le refoulement de complexes sexuels. La tentative de résolution psychanalytique des manifestations pathologiques se heurte à la dénégation si justifiée que soit la question du médecin. Au lieu des vrais motifs, le patient apporte des motifs écrans. L'alcoolique aussi nie jusqu'à la mort des faits indiscutables. Pour son alcoolisme, il dispose de tout un choix de motifs écrans. Il se défend de toute tentative d'approfondissement. Le névrosé se bat pour ses symptômes car ils lui servent d'activité sexuelle. Je pense pouvoir conclure que c'est pour la même raison que le buveur défend son alcoolisme.

Un autre point de vue me semble digne d'être mentionné. Les représentations à contenu nettement sexuel jouent un grand rôle parmi les manifestations pathologiques des alcooliques. Je fais allusion à la jalousie bien connue des buveurs qui va jusqu'au délire. Des faits dont je n'entreprendrai pas l'exposé m'inclinent à penser que c'est la diminution de la puissance sexuelle qui donne lieu à la jalousie de l'alcoolique. Le buveur utilise l'alcool comme source de plaisirs faciles : il se détourne de la femme au profit de l'alcool. Cet état de fait est très pénible il le refoule, tout comme fait le névrosé, et procède simultanément à un déplacement qui nous est connu dans le mécanisme des névroses et des psychoses. Son sentiment de culpabilité se mue en une accusation de sa femme : elle lui est infidèle.

Les relations sont donc multiples entre l'alcoolisme, la sexualité et la névrose. Il faudrait parvenir à utiliser pour l'analyse de l'alcoolisme la technique psychanalytique que Freud a élaborée et qui nous permet de pénétrer la structure des névroses. Des collègues m'ont appris que dans des cas de morphinomanie, la psychanalyse découvre des relations surprenantes entre la sexualité et l'abus du narcotique. Rappelons-nous aussi la conduite énigmatique de tant de personnes nerveuses vis-à-vis des narcotiques. Les hystériques prient souvent le médecin d'éviter avant tout de leur prescrire de la morphine ou de l'opium, car ils ne le supportent pas ; ils rapportent alors des expériences passées désagréables. Il semble bien que ces médicaments provoquent une excitation sexuelle chez certains hystériques du fait de la constitution psychosexuelle particulière des hystériques, cette excitation est convertie en symptômes corporels et en angoisse. Peut-être l'intolérance à l'alcool si fréquente chez les nerveux a-t-elle une racine similaire. Je rapporterai enfin une observation bizarre que j'ai faite à maintes reprises chez des malades mentaux. Lorsqu'on injectait un narcotique sous la peau de ces patients, ils l'éprouvaient comme un viol sexuel. La seringue et son liquide étaient interprétés symboliquement.

Comme on le voit, la recherche psychologique en matière d'alcoolisme nous pose suffisamment de problèmes. Les influences extérieures, par exemple sociales, les erreurs pédagogiques, le poids de l'hérédité ne fournissent pas à eux seuls une explication de l'alcoolisme. Un moment individuel s'y ajoute. Son étude est une tâche des plus urgentes. Elle ne me semble possible que si l'on considère les relations entre l'alcoolisme et la sexualité.