Quelques remarques sur le rôle des grands-parents dans la psychologie des névroses1

Au cours de mon activité psychanalytique, je fus frappé du fait que certains névrosés et malades mentaux revenaient toujours dans la conversation à leur grand-père ou à leur grand-mère, bien que ceux-ci n’eussent dans aucun des cas en une influence décisive. Pour aussi différents que fussent ces patients, leur psychanalyse aboutit cependant à une constatation univoque : l’insistance sur le grand-père ou la grand-mère était due à un refus du père ou de la mère.

Les origines profondes de cette manifestation curieuse nous apparaissent mieux lorsque nous leur comparons les comportements enfantins ; il en va souvent ainsi de la compréhension du névrosé. Deux exemples tirés de la vie d’un enfant normal ou névrosé à minima nous le prouveront.

Un garçon cultive le fantasme typique d’être le prince d’un royaume imaginaire. Le roi de cet empire a les qualités mêmes qu’il respecte chez son père. Par la suite, il adjoint un père à ce roi (c’est-à-dire pour lui), père qu’il dote du pouvoir de créer les choses par la parole, c’est-à-dire de la toute-puissance divine. L’effort est clair : le père tout-puissant aux yeux de l’enfant est dominé par un personnage supérieur qu’il doit respecter : ainsi son omnipotence de naguère est mise en cause. Il est à remarquer que le garçon n’a pas connu ses grands-pères. Le personnage grand-paternel de sa fable est donc né essentiellement de sa propre imagination.

Un jours, ce garçon est puni par sa mère. Il déclare en pleurant : À partir de maintenant, j’épouserai ma grand-mère ! À cette occasion, il fournit donc à sa mère, sous une forme négative, l’explication qu’auparavant c’était elle qui voulait épouser. En raison du traitement injuste qu’il a reçu, il la dédaigne (temporairement, bien sûr), et lui montre qu’il en est une plus puissante, meilleure, et surtout plus aimante.

Le garçon joue ses grands-parents contre ses parents. Il exprime ainsi son idée d’êtres plus puissants, meilleurs que ses parents. Il n’est peut-être pas superflu de noter que la langue favorise une telle conception : « Grossvater » - « grand father », « grand-père », d’autre désignations analogues nous permettent de supposer que l’enfant ne fait que reproduire dans sa surestimation des grands-parents ce que l’humanité fait depuis des temps immémoriaux. Ici, comme dans bien d’autres cas, l’enfant donne au mot sa pleine valeur primitive.

L’étude psychanalytique du passage suivant d’une histoire de patient nous rappellera le comportement de cet enfant. Il s’agit d’un homme très jeune encore, atteint de démence précoce. Sa grand-mère maternelle jouait dans ses hallucinations et ses idées délirantes un rôle peu compréhensible. Souvent, le patient parlait d’une vision fréquente comme de son « arrière-grand-mère ».

Comme enfant, ce patient avait été anormalement attaché à sa mère. Il la surveillait jalousement et ne la cédait pas un instant à son père ou ses frères. Lorsque la psychose devint manifeste, il se ferma à sa mère sur un mode hostile. De même qu’auparavant il se sentait complètement dépendre de sa mère, c’est sa « grand-mère » qui dominait sa psychose. Elle apparaissait pour lui donner des ordres et lui imposer des interdictions. Lors de ses apparitions, il lui lançait les pires injures de même qu’il refusait sèchement de voir sa mère au cours des visites qu’elle lui faisait.

Le patient a une position hostile permanente à l’égard de sa mère. Il fait constamment ce que le petit garçon mentionne dans le premier exemple fait au cours d’une révolte affective passagère : il remplace la mère par la grand-mère. Nous voyons ici la surdétermination des réactions psychiques. Le patient adresse bien plus facilement les pires injure à sa grand-mère ou à son arrière-grand-mère qui ne sont pas des êtres de chair et de sang pour lui, qu’à sa mère à laquelle il demeure fixé comme naguère. Le remplacement de la mère par la grand-mère lui permet par ailleurs une attitude infantile à l’égard de celle qu’il hallucine et visiblement il ne saurait se passer d’une attitude de ce genre.

Un obsédé qui refuse son père avec violence lui oppose son grand-père maternel. Le patient avait été élevé de façon puritaine par son père de condition modeste. Une fois il se rendit en visite au domicile du grand-père avec sa mère. Le vieil homme fortuné, très content de la visite de son petit-fils, le combla de cadeaux et engagea pour cela des dépenses qui paraissaient énormes au petit garçon. À partir de là sa résistance à son père prit une forme particulière. Encore plus qu’avant, le père lui apparut comme un tyran, tandis que le grand-père généreux fut élevé au rang d’idéal paternel. Au cours de sa psychanalyse le patient rêva qu’il se rendait avec sa mère au domicile du grand-père (depuis longtemps décédé).

Un autre névrosé associe au personnage paternel, comme une ombre, celui du grand-père maternel. La psychanalyse nous montre que l’hostilité, la révolte du fils vis-à-vis du père, s’exprime ici sur un mode très atténué. À ce sujet, le patient nous apprit que dès son enfance, son grand-père, déjà retiré de la vie active, lui était apparu comme un dieu détrôné, comme Chronos. En confrontant son grand-père détrôné et son père encore jeune, régnant, il se procurait secrètement la consolation que le père non plus ne régnerait pas éternellement, mais serait un jour détrôné à l’exemple du grand-père.

Il arrive qu’un névrosé se détourne haineusement de son père, mais imagine en compensation des relations avec ses ancêtres les plus lointains (les « pères »). J’analyse un tel cas, mais je dois renoncer à la décrire pour des raisons extérieures2. Dans mon étude sur Amenhotep IV, j’ai déjà abordé ce sujet3.

La psychanalyse nous apprend à connaître les voies multiples par lesquelles l’imagination névrotique tente de paralyser la puissance du complexe paternel ou maternel. On peut diviser ces fantasmes en trois groupes. Les plus extrêmes sont les fantasmes de suppression. Les formes multiples que prennent dans la névrose les souhaits de mort du père ou de la mère sont bien connues.

Un deuxième groupe de représentations sert au désaveu des parents, plus fréquemment du père, ce sont les fantasmes de filiation.

Enfin, le névrosé tente de se débarrasser du complexe parental en dénigrant la puissance du père ou de la mère. Il y parvient également en situant au-dessus du père un personnage plus puissant que lui.

Rappelons enfin que certains névrosés ont la coutume consciente ou inconsciente de jouer d’une autorité contre une autre. les résistances au médecin s'extériorisent fréquemment sous cette forme dans la cure psychanalytique.

La religiosité de certains névrosés vient des même sources. La croyance à une toute-puissance divine, ou à un sort prédestiné de l’homme leur apporte la consolation que le père auquel leur fixation les soumet totalement n’est pas tout- puissant, mais est dominé par une puissance supérieure.

Pour terminer, qu’il nous soit permis de mentionner un phénomène analogue de la psychologie collective. Un déplacement de l’autorité du père à des ancêtres lointains pourrait bien être à l’origine du culte des ancêtres. Bien entendu, ce culte dépasse l’échelle individuelle : une communauté plus étendue confère à l’ancêtre commun une puissance dont l’autorité paternelle est le modèle.


1 « Intern. Zeitschr. für ärztschliche Psychoanalyse », Année I, 1913. Voir les remarques complémentaires de Jones à ce sujet.

2 La rage la plus violente du patient suivi un événement qui l'avait au plus haut point irrité, l'observation des relations sexuelles des parents.

3 Imago, vol. I, 1912, cahier 4.