III. Signification de l’obscurité dans la psychologie des névroses

L’analyse de la crainte névrotique de la lumière nous a montré que le soleil avait avant tout la signification d’un symbole paternel, accessoirement bien entendu aussi celle d’un symbole maternel. Compte tenu de cette seconde signification, indiscutablement subordonnée, on peut dire que le symbole solaire unique sert à représenter l’imago paternelle qui a en quelque sorte aspiré en elle l’imago maternelle. Je pense ici à un processus semblable à celui dont nous trouvons les traces précises par exemple dans l’histoire biblique de la création. Si l’on soumet ce mythe, qui porte les traces d’élaborations et de déformations considérables, à une analyse plus précise, il nous apparaît clairement à quel point l’élément féminin maternel s’est dissous dans l’élément masculin-paternel. Dans les autres cosmogonies que nous connaissons il y a un « couple parental » mais dans la genèse biblique le dieu unique (masculin) crée le monde à lui seul, crée tous les êtres et enfin l’être humain – ou bien plutôt l’homme. c’est de lui que la femme sera issue. Ils concevront des fils, non des filles. Cette élimination de l’élément féminin se révèle cependant être une apparition secondaire sur laquelle nous serons amenés à revenir.

Puisque le symbole solaire exprime surtout l’imago paternelle, on se demande si l’imago maternelle n’est pas représentée par un autre symbole dans les productions imaginatives de nos patients. La mère joue en effet un rôle important dans les fantasmes inconscients ; les représentations la concernant exigent une expression symbolique adéquate de même que celles concernant le père. Alors que j’essayais d’appréhender un problème en rapport avec la crainte névrotique de la lumière, je parvins à résoudre cette question. La crainte névrotique de la lumière ne pouvait être comprise tant que la recherche de l’obscurité par le patient n’était pas expliquée. Au début, je fus tenté de considérer ce comportement comme une simple fuite de la lumière. Une étude plus précise des cas m’apprit que la signification négative était insuffisante. Une communication du Dr A. Stegmann de Dresde attira mon attention sur la valeur positive, de plaisir, de l’obscurité. C’est alors que les rites complexes des patients pour réaliser l’obscurité complète se dévoilèrent à moi. Par souci de clarté j’ai laissé de côté cet aspect si important dans les deux extraits du chapitre I, pour m’y intéresser maintenant en citant en plus la psychanalyse d’une femme atteinte d’une crainte sévère de la lumière.

La patiente, dont j’ai déjà mentionné à plusieurs reprises l’histoire, vivait de jour et de nuit dans une obscurité absolue lorsqu’elle commença son traitement. J’ai déjà souligné qu’en plus d’une crainte accusée de la lumière, elle en éprouvait une violente douleur oculaire. À part un certain astigmatisme ses organes visuels étaient normaux. Plusieurs ophtalmologues étaient d’accord pour penser que l’astigmatisme n’expliquait pas les douleurs. La patiente elle-même soulignait le rapport étiologique de sa souffrance avec des émotions marquées.

Son affection rendait très difficiles les visites de la patiente à mon domicile. Elle ne pouvait parcourir le chemin ni en plein jour ni à la lumière électrique le soir. Elle en était réduite à profiter du crépuscule. Elle protégeait alors ses yeux par un pince-nez à verres fumés, par-dessus elle chaussait des lunettes de motocycliste également sombres qui lui évitaient les rayons pénétrant latéralement. Enfin un voile épais, surmonté du rebord de son chapeau, qu’elle abaissait sur ses yeux. Ainsi protégée elle empruntait une calèche fermée et se rendait au traitement. Chez elle, elle procédait de façon similaire.

Pour ce cas aussi, l’identité lumière et vie se confirma. L’intensité incroyable de la volonté d’être dans l’obscurité se révéla être une nostalgie de la mort. Dans un poème, la patiente comparait son existence à un cimetière, elle qui avait abordé la vie avec de si grandes aspirations à la réussite. Aussi bien, dans sa chambre obscure où elle restait alitée une grande partie du temps, elle était une enterrée vivante. L’autopunition que représente un tel enterrement est évidente pour la psychanalyse, qui sait la fréquence du fantasme d’être enterré vivant, comme motif déclenchant de la formation de symptômes névrotiques.

Le fantasme du retour au ventre maternel fut d’une importance capitale, la suite nous le montra. La fixation de la fille à sa mère était si étonnamment marquée que la patiente, femme d’une grande pertinence psychologique, nous parla un jour de ce que « le cordon ombilical psychologique » entre elle et sa mère n’avait pas été coupé ! Parmi ses poèmes, il en était un qui traduisait clairement le fantasme du corps maternel.

Par discrétion, je ne peux parler qu’allusivement des déterminations de la crainte de la lumière et de la douleur oculaire. La vie fantasmatique de la malade comportait des motifs de poids lui interdisant tout plaisir à voir, et suscitant des douleurs violentes lorsqu’elle enfreignait l’interdit qu’elle s’était donné. Entre autres fantasmes, il s’agissait de ceux qui étaient dirigés contre une personne de son entourage proche, car celle-ci surpassait de loin la patiente.

Une des raisons principales motivant les lunettes et le voile avant son départ de son domicile était qu’ainsi affublée elle ne pouvait lancer « aucun clin d’œil » à un homme, et qu’elle ne pourrait que les repousser tous, y compris, bien entendu, son propre mari.

Je m’en tiendrai là – sans approfondir les motifs sadiques – en signalant toutefois qu’en l’espace de quelques mois l’amélioration fut telle que la patiente put prendre part à des soirées en société, en pleine lumière, avec des mesures de protection relativement réduites. Elle passa ainsi quatre heures d’affilée dans une salle très éclairée. Ce beau résultat, transférentiel pour une grande part bien entendu, céda le pas à une période de résistances des plus intenses. La psychanalyse avait aidé la patiente à entrer dans le monde ; elle avait presque coupé « le cordon ombilical psychologique »; mais la patiente ne devait pas voir la lumière du monde. La résistance qui survint alors réveilla à nouveau les fantasmes de corps maternel. La patiente, prise de violente douleurs, rejoignit sa geôle à peine abandonnée et s’opposa à une poursuite du traitement ; de fait, il ne fut jamais repris.

La signification symbolique de l’obscurité a un caractère parfaitement ambivalent. De même que la terre ou l’eau, la signification symbolique de l’obscurité est à la fois celle de la naissance et de la mort. Cette double signification revient à toutes les cavernes dans lesquelles aucune lumière ne pénètre, tant dans le symbolisme des rêves que des névroses. Elle concerne aussi bien les anfractuosités du corps humain que les cavités de tout genre.

La caverne obscure, qui dans cette symbolique représente le corps maternel, est souvent à concevoir comme étant l’intestin plutôt que l’utérus. Il suffit de rappeler ici la théorie sexuelle infantile selon laquelle les enfants sont issus de l’anus de la mère et l’intérêt marqué de l’enfant (et du névrosé) pour l’intestin et sa fonction. Cependant, mon expérience psychanalytique m’a montré que l’intérêt de certains névrosés à être seuls dans un endroit étroit et obscur avait encore d’autres déterminations de nature érotique anale. Comme on peut le supposer, cet endroit a souvent, dans les fantasmes, la signification d’un water-closet. Bien que compréhensible, la représentation de certains névrosés d’être enfermés dans des W.C. est plus surprenante. Ceux-ci sont le lieu tantôt de leurs désirs secrets, tantôt de leurs craintes insolites.

Pour terminer, je voudrais insister sur l’intérêt infantile et névrotique pour les endroits clos et obscurs, car il nous permet de comprendre d’autres manifestations psychologiques dont nous allons avoir à traiter. La prédilection que de nombreux névrosés, et spécialement les obsédés, portent à ce qui est « obscur », c’est-à-dire mystérieux, suprasensoriel, mystique, ne s’explique pas seulement par un voyeurisme refoulé. Cette tendance est plus spécialement déterminée par l’intérêt érotisé pour les sombres cavernes, intérêt que la sexualité infantile nous permet de comprendre.