Le jour du grand pardon. Remarques sur l’ouvrage de Reik : « Problèmes de psychologie religieuse »

Les lecteurs de cette revue connaissent certainement les travaux de Reik sur « la Couvade » et « les Rites de la puberté ». L’auteur les a joints à deux écrits encore inédits intitulés « Kolnidre » et « le Schophar », formant ainsi un volume récemment paru sous le titre de Problèmes de psychologie religieuse (1ère partie)1. Dans ces nouveaux travaux, fondés sur un examen soigneux de la littérature et des sources historiques, Reik manie l’instrument analytique avec un rare bonheur, à propos de deux problèmes vivement discutés du rituel religieux. Je voudrais attirer l’attention sur les remarquables recherchés de Reik, tout en apportant à ses résultats un certain nombre de compléments nécessaires et de remarques critiques ; je voudrais également contribuer à la compréhension psychanalytique du Grand Pardon judaïque et de ses rites.

La formule du Kolnidre, récitée solennellement au début du jour du Grand Pardon, en guise d’introduction au service vespéral, contient une annulation anticipée des promesses, des désistements, des malédictions, serments et autres engagements à venir, pour une période allant jusqu’au jour suivant du Grand Pardon. Le sens de cette formule est souvent mal compris, et n’a jamais reçu d’explication satisfaisante. Elle forme un contraste radical avec la portée habituellement accordée dans le judaïsme aux engagements sous serment. Pour élucider cette opposition, Reik examine le développement historique du serment, et trouve son prototype dans le « B’rith », une sorte d’alliance, telle par exemple celle conclue par Jéhovah avec les patriarches. Du côté de Dieu, ce pacte implique l’engagement de protéger ses enfants. De la part de ceux-ci, c’est le renoncement à toute violence envers Dieu le père. Ce lien se comprend si l’on tient compte de la position affective des communautés primitives à l’égard de leur totem qui est pour elles l’équivalent du père. Reik s’appuie ici sur la conception de Freud : l’origine des religions se situe dans le sentiment de culpabilité, lié au « meurtre primordial », le meurtre du père par la horde fraternelle. Il explique comment la rébellion contre Dieu le père a succombé peu à peu au refoulement, mais a fait encore un certain nombre d’irruptions dans l’évolution de la culture. Ainsi l’histoire de l’Ancien Testament est-elle remplie des rechutes du peuple de Dieu dans l’idolâtrie. L’alternance interminable d’apostasies et de retours à Jéhovah montre sans équivoque l’ambivalence des sentiments du peuple envers Dieu le père. Par la suite, il n’y eut plus de grands mouvements de désertion. Le peuple se tint avec opiniâtreté et persévérance à son Dieu ; seuls des isolés ou de petits groupes furent encore renégats sous l’effet de contraintes ou de tentations extérieures. La religion judaïque requérait de ses adeptes une part considérable d’abnégation et de fidélité à l’alliance, et de plus ses exigences allaient croissant sous la pression de statuts toujours plus rigoureux. Sur un mode qui rappelle la genèse des symptômes dans la névrose obsessionnelle, on protégeait de génération en génération les prescriptions religieuses de toute infraction possible par des mesures renouvelées imposant des règles scrupuleuses. À l’époque post-talmudique, on note une tendance à supprimer toute liberté de décision par des vœux et des renoncements. On peut admettre que le poids de ces engagements et les peines de l’ascèse appelaient une réaction. Nous la trouvons précisément, si nous suivons l’exposé de Reik, dans la formule du Kolnidre, qui cherche à annuler pour l’année à venir les serments prononcés. Reik tente de montrer que le Kolnidre, dans ses termes-mêmes, est dirigé contre toutes les formes d’engagements envers soi-même, mais qu’en réalité, conformément à son contenu inconscient, il fait front contre l’alliance avec Dieu et cherche à la réduire et à l’anéantir. Il a donc le même but que le meurtre primitif du dieu père par la horde tribale. Reik, qui développe magistralement une comparaison entre ces phénomènes religieux et le tableau de la névrose obsessionnelle, aurait pu ajouter ici que les idées compulsionnelles des névrosés sont substitutives d’actions interdites non perpétrées. Il en est bien ainsi du Kolnidre, à suivre la démonstration convaincante de l’auteur. L’ambivalence des mouvements affectifs dans le Kolnidre est une analogie de plus avec la névrose obsessionnelle. La mélodie et la forme du récitatif sont celles de la contrition et du repentir ; elles contrastent avec la rébellion de la dénégation de l’alliance. Reik reconnaît justement un symptôme de névrose obsessionnelle collective dans la formule du Kolnidre qui est l’exact équivalent de certaines formules de névrosés destinées à les défendre des pulsions interdites.

Pour élucider la nature du Kolnidre, Reik remonte à la forme la plus ancienne du rite du B’rith. Il s’appuie sur Robertson Smith, d’autres auteurs, et ses propres recherches pour souligner que le cérémonial archaïque était fait de la mise à mort, du partage et de la consommation de l’animal du sacrifice, donc du totem. Pour lui, le Kolnidre s’enracine vraisemblablement dans des usages primitifs de ce type, où s’associent, selon Freud, la tendance agressive à l’égard du père et les sentiments de repentir. Il est curieux que Reik ait méconnu que son hypothèse pouvait s’étayer de preuves beaucoup plus solides. Et pourtant, le rituel du Jour du Grand Pardon exprime clairement la relation du cérémonial primitif du repas totémique et du Kolnidre. L’auteur qui a retracé si brillamment la psychologie du rituel, s’est borné à démontrer le rapport intime du Kolnidre avec les formules liturgiques immédiatement consécutives ; mais, par contre, il a omis, si j’ose ainsi m’exprimer, de tenir compte du contexte moins immédiat du Kolnidre.

La veille de la fête, soit quelques heures avant la prière du Kolnidre, le rite rigoureux comporte la célébration d’une cérémonie qui figure un étrange vestige de l’ancien culte sacrificiel. On choisit comme victime expiatoire pour les hommes un coq, pour les femmes une poule. On lie les pattes de l’animal, et en récitant une formule on le fait tournoyer trois fois autour de la tête du pénitent. Les termes en sonnent presque comme ceux d’une formule conjuratoire : « Voici ma victime expiatoire, voici mon représentant, ce coq doit aller à la mort à ma place. » Après la cérémonie du triple tournoiement, l’animal du sacrifice est jeté au loin avec dégoût, puis on l’abat et il sert de repas familial. Je ne m’arrêterai pas à la question du coq substitué ici aux quadrupèdes comme animaux sacrificiels. Ce qui importe à notre recherche, c’est que, conformément à la formule énoncée, l’animal représente la personne de celui qui l’immole. L’identité de ce dernier avec le totem peut se déceler également dans d’autres cultes de ce type. Nous pouvons constater que dès avant le début de la fête du Grand Pardon, en guise d’introduction, l’ancienne coutume veut que dans chaque maison le repas totémique soit célébré et par là que le « meurtre primordial » se répète chaque année. Depuis l’abolition du culte sacrificiel, il ne fut plus possible à la communauté réunie de célébrer cette cérémonie. Mais elle réussit à survivre dans le culte domestique, probablement parce qu’elle exprimait simultanément les émotions en conflit. On observe souvent que des croyances et usages religieux issus des temps anté-chrétiens, depuis longtemps abolis par l’autorité religieuse en vigueur, restent vivaces sous forme de coutumes ou de superstitions.

J’intercalerai ici quelques remarques sur le fait que le coq ait été pris comme animal de sacrifice. Dans divers cultes, le totem est l’animal sacrificiel principal. Comme Reik le démontre dans son travail sur le Schophar, l’histoire du judaïsme comporte deux animaux totémiques. Initialement : bélier et le taureau. Dans les prescriptions sacrificielles du Lévitique ils sont les animaux sacrificiels les plus importants. Mais dans le même livre on relève déjà l’indication de choisir parmi les volailles les offrandes privées, ordonnées pour toutes sortes d’occasions. Des considérations d’économie s’opposaient probablement à l’offrande d’un quadrupède, représentant une certaine valeur, pour un sacrifice privé.

Toute prise de nourriture ou de boisson est rigoureusement proscrite depuis le repas rituel, jusqu’au coucher de soleil du lendemain. En d’autres termes : au repas frappé d’un caractère d’interdit fait immédiatement suite un jeûne prolongé. On comprend maintenant pourquoi l’abstention de toute nourriture est la forme par excellence de l’expiation. Traditionnellement, le jeûne a le sens d’un sacrifice de soi, qui du point de vue éthique marque un progrès considérable sur l’immolation d’un animal innocent. Le sacrifice de soi est compris dans l’auto-punition du meurtre et de la consommation du totem, tout comme, dans les formations névrotiques réactionnelles, une pulsion sadique refoulée est remplacée par la tyrannie que le sujet s’inflige.

Après le repas familial, tous les membres de la communauté se rendent à l’office solennel. À suivre Reik, ce qui se déroule alors n’est rien d’autre qu’une répétition du meurtre originel, cette fois perpétré par l’ensemble du groupe et sous la responsabilité commune ; non sous forme d’actes, mais à l’instar de la névrose obsessionnelle, sous forme de pensées et de formules verbales. Au lieu de la mise à mort du totem, c’est la rupture intellectuelle de l’alliance avec le dieu-père. Notons une cérémonie associée : conformément au rite ancien, les deux hommes les plus âgés de la communauté s’avancent, et accordent, cérémonieusement, leur consentement à l’énoncé du Kolnidre. Cet usage est unique dans la liturgie. Au jour-même du Grand Pardon, chaque récitant, avant d’entonner le passage de la liturgie qui lui échoit, doit s’acquitter d’une prière à lui seul. Il est remarquable que cette disposition manque totalement dans le service de la veille au soir. À cette occasion, le récitant n’implore pas l’aide de Dieu, mais il reçoit son pouvoir de ses aînés. Il s’agit d’un autre esprit, celui de la responsabilité et de l’autonomie de la collectivité. Puis le récitant chante le Kolnidre à trois reprises, de la manière habituelle aux parties formelles de la liturgie, d’une voix s’amplifiant à chaque répétition.

Nous avons donc la succession ininterrompue de la cérémonie correspondant au sacrifice et à la consommation du totem dans la maison privée, et de la cérémonie d’annulation des engagements dans le culte collectif ; cette succession indique la dépendance intime de ces actes. La conception de Reik trouve un solide appui dans cette constatation, mais la signification de cette découverte nous mène plus loin.

La question posée par Reik, à savoir pourquoi le Kolnidre est reporté hors de la liturgie, c’est-à-dire au début du service divin, trouve d’elle-même une explication satisfaisante. Le Kolnidre étant le substitut de la violence contre le dieu-père, du repas totémique, il doit être suivi par la grande action de pénitence, la précéder donc.

Examinons cet aspect de plus près. Nous connaissons d’autres exemples d’excès précédant une période d’expiation et de renoncements. Qu’on pense au carnaval et au jeûne qui lui succède. Le fait sera cependant bien plus frappant dans l’illustration que certains obsédés nous fournissent. Un des patients que j’ai eu l’occasion d’observer souffrait depuis l’enfance de la compulsion à s’astreindre à certaines abstentions ; il savait, instruit par ses expériences précédentes, n’être que très difficilement en mesure de s’y tenir. En particulier, il jurait solennellement de se priver de toute activité sexuelle. Après une phase d’abstention plus ou moins prolongée, il succombait à la tentation. Mais dès qu’il avait dépassé, si peu que ce fût, la stricte observance de ses desseins, il se ruait dans des excès effrénés, qui annulaient radicalement le renoncement projeté. Une fois ses pulsions satisfaites, s’ensuivaient le repentir, la contrition, et la décision si typique de la psychologie névrotique de commencer une « nouvelle vie ». Or ce projet ne pouvait avoir qu’un seul sort, identique aux précédents.

J’illustrerai ce processus par un autre exemple emprunté à la pathologie. Une femme était affectée d’une compulsion névrotique grave au lavage. Par intervalles, elle répétait un nettoyage minutieux de son logement. Cette activité culminait invariablement dans l’époussetage d’une commode contenant son linge blanc. Une matinée entière y était consacrée, chaque grain de poussière enlevé des coins du tiroir et du linge. La malade rassemblait assidûment toutes les poussières sur une feuille de papier blanc. Enfin, le fatigant nettoyage terminé, un état de propreté était atteint, qui pour satisfaire consciemment la tendance compulsionnelle régnante, n’en était pas moins intolérable à l’aspiration contraire refoulée. Aussi est-ce au moment de la plus grande propreté qu’elle était saisie d’une impulsion opposée : d’un vif mouvement de la main, la patiente donnait une chiquenaude au papier, et la poussière si laborieusement collectée se retrouvait dispersée. Des sentiments d’angoisse et de dépression suscitaient de nouvelles résolutions de propreté, scellées de mille serments, et le cycle reprenait, sans espoir d’une issue.

Ces névrosés manifestent la même ambivalence que celle que Reik a mise en évidence avec tant d’autorité au sujet du Kolnidre. Je voudrais souligner que la religion juive possède une tendance analogue à celle du comportement obsessionnel : la tendance à assurer toute institution religieuse par des mesures de protection minutieuses et de plus en plus sévères. Le Kolnidre représente la tentative périodique de se libérer du poids de ces obsessions par un acte unique de violence. Une telle transgression exige l’expiation et le renouvellement de l’alliance.

Notre conception du Kolnidre devrait contribuer à préciser l’époque de son origine. Prenons-le donc mot à mot. Il annule par anticipation tous les serments, imposés par la volonté propre, à quoi les fidèles pourraient s’obliger dans le délai d’un an. Grâce au modèle emprunté à la névrose obsessionnelle, nous arriverons à la conclusion suivante : la formule en question n’a pu naître qu’à une époque où la tendance à limiter et contrôler l’existence en tous points par des serments et des renoncements dépassait la tolérance même des plus dociles. Il devrait être possible d’indiquer à quel moment cette tendance atteignit son point culminant. L’énoncé araméen du texte pourrait nous désigner une époque précise pour sa genèse, mais il n’appartient pas au psychanalyste de la fixer exactement. Contentons-nous d’établir ici que cette formule n’a pu surgir que d’un temps marqué à la fois par une auto-limitation obsédante et par le besoin de briser les entraves.

Or le Kolnidre montre des traces — également relevées par Reik — d’« élaboration secondaire », signes de la progression du refoulement. Il doit en être ainsi de l’interpolation hébraïque en plein texte araméen : « De ce jour-ci du Grand Pardon jusqu’au Grand Pardon suivant qui puisse nous être favorable. » On a indiqué qu’autrefois les serments prêtés pendant l’année écoulée étaient annulés rétrospectivement, il est facile de le déduire des termes du Kolnidre. Tous les verbes qui s’y groupent, se référant à des serments, sont exprimés au passé. À y bien regarder, l’inclusion hébraïque, qui se rapporte à l’avenir, fait l’impression d’être un corps étranger dans ce contexte. Entre les annulations rétrospectives et anticipées, il existe une différence psychologique qui n’est pas à négliger. Les premières font l’effet, par contraste avec l’observance habituellement anxieuse du serment, d’une rupture mal intentionnée de l’engagement ; les secondes ont plutôt l’aspect d’une mesure d’évitement, qui rappelle au psychanalyste les évitements comparables que l’on rencontre chez les obsédés.

Le Jour du Grand Pardon se situe sous le signe du complexe d’Œdipe, Reik l’a établi. Or des preuves importantes du bien-fondé de sa conception lui ont échappé. Citons-en deux ici, car elles nous permettent de confirmer ses résultats.

1° Nous rencontrons régulièrement et conjointement, dans les produits de l’imagination individuelle comme dans les mythes, deux désirs étroitement liés : ceux que la légende d’Œdipe illustre clairement : le désir du fils pour sa mère et sa violente révolte contre son père. Prenons avec Reik le rituel introduisant le Jour du Grand Pardon comme l’expression de la révolte contre le dieu-père : nos notions recevraient une confirmation décisive au cas où nous découvririons, dans le rituel de la même fête, un indice du crime correspondant à l’inceste avec la mère. Tel est bien le cas. La prière du soir de ce jour appartient au Lévitique ; elle en est le chapitre 18, celui contenant les interdictions d’inceste détaillées ; ce fait ne manque certes pas d’intérêt. Et comme s’il était encore nécessaire de souligner la dépendance étroite qui lie les deux composantes du complexe d’Œdipe dans la liturgie, à la lecture de cette loi fait suite celle du livre du prophète Jonas. Le rapport intime risque d’échapper à l’examen superficiel. Ce n’est que sous l’angle psychanalytique qu’il sera compréhensible. Jonas se soustrait à un ordre formel de Jéhovah, fuit loin de lui, et accomplit ainsi un acte tout semblable à celui commis par la communauté, lorsqu’elle annule l’alliance la veille du jour du Grand Pardon. Jonas est englouti par un animal, a la vie sauve, et se montre alors un pécheur repentant, agréable à Dieu.

On saisira le sens plus profond de cette partie du rituel en se rappelant la diffusion, dans la mythologie, du thème d’un dieu engloutissant ses enfants et en sachant que cette représentation est la contrepartie de la mise à mort et de la consommation du totem.

2° La conception traditionnelle du Jour du Grand Pardon veut que le pénitent, à mesure que la journée avance, se tienne devant son Dieu de plus en plus lavé de ses péchés. Parallèlement, la liturgie atteint son maximum de solennité vers la fin delà journée. Vers le soir, se déroule une cérémonie qui appartient aussi à la liturgie d’autres jours de fête ; sa position particulière dans le temps, son report du matin à l’après-midi, n’est pas dépourvu de sens. C’est ce qu’on appelle la « prière sacerdotale ». Tous les hommes de la communauté que la tradition rattache à la tribu des Prêtres (Kohanun) et qui de ce fait jouissent aujourd’hui encore, dans l’orthodoxie judaïque, de certains privilèges dans les fonctions ecclésiastiques, énoncent devant l’assemblée la prière sacerdotale d’Aaron.

Dans son article sur le « Schophar », Reik nous met sur la voie de la compréhension de cet usage, mais sans remarquer qu’il laisse échapper des faits significatifs. Soit dit en passant, ce second article, traitant du rituel du judaïsme, surpasse le premier par sa pénétration aiguë du problème. Le monothéisme mosaïque y est ramené au totémisme primitif, selon une conception et un exposé brillants qui forcent l’admiration. Nous emprunterons à ce travail certains de ses résultats, concernant le premier stade, totémique, de la religion judaïque, et les débuts de la dignité sacerdotale.

Nous avons mentionné que dans les débuts du judaïsme deux animaux ont la valeur de totem : le taureau et le bélier. Le Schophar, ou corne de bélier, est encore en usage dans le culte. Selon la démonstration convaincante de Reik, qu’il ne nous est pas possible de rapporter intégralement ici, la sonnerie de cette corne doit être considérée comme une imitation de la voix du totem. Le timbre, peu mélodieux en soi, qui au jour de la plus grande fête appelle les fidèles à se réunir émeut les auditeurs, car il représente la voix même de Dieu. Un usage caractéristique s’est conservé chez les croyants de stricte observance : ils détournent leurs yeux de celui qui sonne le Schophar. Car il est aussi sévèrement interdit et dangereux de le regarder que de voir Dieu lui-même. Je souligne cette prescription, j’y reviendrai. L’homme chargé de sonner du Schophar a donc pour tâche d'imiter le totem, ce qui l’identifie en un certain sens avec Dieu. C’est aussi le cas pour la fonction sacerdotale dans d’autres cultes. S’il incombe au prêtre de consommer la viande du sacrifice, son identité avec le totem se renouvelle constamment. Dans les cultes totémiques, les prêtres imitent le totem, en endossant la fourrure de l’animal révéré, en imitant ses mouvements et par d’autres moyens. Ces usages expriment de façon plus ou moins claire l’identité du prêtre avec le totem.

La cérémonie de la prière sacerdotale comporte des prescriptions détaillées et particulières, désormais compréhensibles. Les « prêtres » (Kohanim) se cachent complètement dans le châle de prière, en le tirant par-dessus la tête. Ainsi totalement voilés aux regards de la communauté, ils élèvent les bras pour bénir. Le rite leur commande alors une curieuse position de la main, dont le sens n’a pas encore reçu, à ma connaissance, d’explication satisfaisante. Les quatrième et cinquième doigts rassemblés doivent être écartés des trois autres, et maintenus dans cette position tout au long de la cérémonie. La valeur conférée à cette position des mains est renforcée du fait que le rite ordonne de figurer sur la pierre tombale de tout « prêtre », comme signe distinctif de la dignité sacerdotale, deux mains adoptant la position caractéristique. La grande sévérité du judaïsme à proscrire toute représentation figurée donne son plein intérêt à cette exception.

Quelque conception nous aide-t-elle à comprendre cette curieuse coutume ? Nous répondrons à cette question par l’affirmative, et nous reprendrons certains préceptes rituels, qui exigent eux aussi une explication. Au chapitre II du Lévitique nous trouvons les lois réglementant la consommation des animaux : « Vous mangerez de tout animal à sabot fendu et qui rumine. Mais ce qui rumine et a le sabot fermé, comme le chameau, est impur pour vous, et il vous est interdit d’en manger. Le lapin rumine, mais ses griffes ne s’écartent pas ; il est donc impur. Le lièvre aussi rumine, mais ses griffes ne s’écartent pas, il est donc impur pour vous. Le porc a sabot fendu, mais il ne rumine pas ; ce qui le rend impur pour vous. » Dans les rares espèces quadrupèdes autorisées, à sabot fendu, n’entrent pratiquement guère en ligne de compte que le gros bétail, les moutons et les chèvres. Or, le taureau et le bélier, les deux animaux que nous connaissons comme totems, en font partie. Nous sommes confrontés ici à un fait remarquable : les animaux totémiques sont justement presque les seuls autorisés à la consommation ; chez les primitifs, au contraire, il existe généralement une interdiction sévère de manger l’animal vénéré comme totem ; il est exceptionnel que cette défense ne soit pas respectée. Nous devinons ici un processus spécial de renversement, qui vaudrait une recherche psychanalytique sur les rites alimentaires. Or ces espèces animales pratiquement les seules admises sont aussi les quadrupèdes choisis pour le sacrifice. Rappelons que dans de nombreux cultes la cérémonie la plus solennelle impose au prêtre de s’envelopper dans la peau du totem et d’en imiter la position ; la conclusion est aisée : dans la prière sacerdotale, les Kohanim (prêtres) imitent, par leurs doigts écartés, la fente des sabots du totem (bélier). Le manteau de prière, fait de laine blanche, est un substitut approprié de la fourrure du bélier. Ainsi, dans cette cérémonie, les Kohanim sont assimilés au totem, donc à Dieu. Ajoutons encore que, comme pour la sonnerie du Schophar, il est ordonné de détourner les yeux. Nous reconnaissons ainsi dans la prière sacerdotale comme dans la sonnerie du Schophar, un rite totémique. Chez les peuples primitifs, le totem est d’abord tué et mangé, puis imité au cours d’une cérémonie solennelle qui permet aux adeptes de s’identifier à lui ; il en va de même dans le rite qui nous intéresse. Simplement, l’action se déroule ici en deux temps : le repas totémique, ou éventuellement son substitut intellectuel, le Kolnidre, la veille du Grand Pardon ; et au soir de la fête, la cérémonie d’imitation, au moment où l’unité de la communauté avec son Dieu doit être soulignée.

La conception de Reik, qui attribue au Kolnidre le sens d’une rupture de l’alliance, est confirmée par la partie finale de la liturgie du Grand Pardon qui retient notre intérêt. Cette prière terminale solennelle (le « N’ilah ») s’achève sur une profession de foi des croyants. Le récitant prononce trois fois le « Sch’ ma Israël » (Ecoute, O Israël !) et trois fois la communauté le répète. À la suite d’une autre sentence redite trois fois, l’aveu de la foi est majestueusement réitéré sept fois : « Jéhovah est le seul Dieu. » Ainsi s’achève la liturgie de ce jour. Le jour du repentir commence donc par une annulation blasphématoire des engagements, ou plus précisément du B’rith — alliance avec Jéhovah — et se clôt par la proclamation éclatante qui institue Dieu puissant et unique. De la sorte, l’alliance est restaurée de la façon la plus solennelle, et la réconciliation de la communauté avec Jéhovah est scellée. La signification profonde du Jour du Grand Pardon s’éclaire maintenant. Le dieu-père qui a été tué est à nouveau reconnu par ses fils, et il reprend ses obligations envers eux.

À mon avis, on peut opposer à la théorie du Kolnidre de Reik que cet auteur a soumis à l’interprétation psychanalytique le Kolnidre pris isolément, au lieu de le mettre en rapport avec l’ensemble du rituel du Jour du Grand Pardon. L’expérience analytique nous enseigne que les phénomènes psychologiques juxtaposés relèvent toujours d’une relation causale profonde. Nous devrions nous en souvenir dans la pratique médicale, de même que dans l'application purement théorique de la psychanalyse. Si nous nous appuyons sur cette connaissance pour notre recherche dans l’investigation ci-dessus, nous comprendrons clairement l’institution du Jour annuel du Grand Pardon. L’alliance avec Jéhovah, par les limitations extrêmes qu’elle impose aux instincts, faisait peser une si lourde charge sur la communauté qu’elle n’était tolérée qu’au prix d’une rupture périodique. Ce rythme devait cependant être dégagé de l’arbitraire d’une décision individuelle. Sous la responsabilité de la communauté entière, le B’rith était rompu une fois l’an, pour être rétabli après une satisfaction éphémère de la rébellion. Sans ce renforcement neuf, qui ne pouvait prendre place qu’après abréaction de l’hostilité à l’égard de l’alliance, cette dernière n’aurait pas été à l’abri des attaques, venant de l’extérieur ou de l’intérieur. Ainsi naquit le Jour du Grand Pardon, dont la liturgie s’ouvre aux sombres accents du Kolnidre, rappelant la lourde faute, et se termine par la haute proclamation du Dieu unique.


1 Avec une préface du Pr Sigmund Freud. Intenationaler Psychoanalytischer Verlag, 1919.