Deux contributions à l’étude des symboles

1. La signification du chiffre trois

La fréquence du chiffre trois dans toutes les productions de l’imagination humaine est connue depuis longtemps. Nous savons que ses significations symboliques sont multiples. Ainsi, la signification génitale mâle du « trois » est bien connue, de même que l’allusion par la trinité au père, à la mère et à l’enfant. Mais j’ai trouvé à ce chiffre une autre signification moins connue. Je n’envisage pas les possibilités innombrables de détermination individuelle du symbolisme des nombres mais un fait typique, généralement humain.

Les orifices du corps qui servent à l’ingestion et à l’excrétion et qui possèdent les principales fonctions érogènes : les zones buccale, anale et urogénitale, sollicitent au plus haut point l’attention de l’enfant. Ils semblent être représentés par le chiffre trois dans les rêves, surtout lorsque la constitution du primat génital a échoué et que ces zones érogènes sont en compétition. La patiente névrosée qui me paraît éclairer tout particulièrement cette signification du chiffre trois présentait des fantasmes oraux-cannibaliques et anaux très marqués.

Il me parut intéressant de retrouver la signification du trois dans les contes et les mythes. La psychanalyse nous a dévoilé leur conformité avec les fantasmes individuels. Le conte « Tischlein deck dich ! »(Table, couvre-toi !) est très éloquent à cet égard.

Un père envoie au loin ses trois fils. Chacun d’eux apprend un métier et, l’apprentissage achevé, reçoit un cadeau de son maître ; le plus vieux une petite table qui se couvre, sur commande, des mets convoités, le deuxième un âne qui aux mots : « Âne couche-toi » défèque des pièces d’or. Le troisième a pour cadeau un sac contenant un gourdin (bâton) ; sur ordre, il sort du sac et inflige une raclée à tout ennemi de son maître pour revenir, également sur ordre, à son point de départ.

Le premier cadeau signifie l’accomplissement du désir dans le domaine de la zone buccale. Tout enfant souhaite que la « toute-puissance de ses pensées » soit en mesure de lui procurer n’importe quand tous les mets qu’il désire.

Il en est de même du deuxième cadeau ! La valorisation des fèces, leur identification avec l’or nous sont familières. Ce cadeau réalise le désir de se procurer les richesses convoitées par la voie anale.

La signification du troisième cadeau est moins claire, mais se révèle lorsque nous évoquons le sens symbolique typique du bâton.  Le sac au bâton et les ordres qui lui sont adressés : « Gourdin, sors de ton sac ! » et « Gourdin, reviens au sac ! », ont clairement le sens de l’érection et du processus inverse. Le troisième fils a eu en don une puissance illimitée obéissant inconditionnellement à sa volonté.

Le conte renferme donc trois accomplissements de désirs selon les trois zones érogènes. Il est à noter que leur ordre est semblable à celui des étapes de l’organisation de la libido découvertes par Freud. Au cours de la première étape, c’est la bouche, au cours de la deuxième, c’est l’anus ; à la troisième étape, définitive, c’est le sexe qui revêt une signification érogène prévalente.

Soulignons qu’au début du conte les deux aînés se moquent du plus jeune. Mais l’aîné égare sa petite table chez un hôtelier traître chez qui il passe une nuit, et ne rapporte qu’une table ordinaire. À la maison son père se rit de lui lorsqu’il essaie vainement d’obtenir des mets savoureux. Il n’en va pas autrement du deuxième. L’hôtelier le trompe et son père se moque de lui. Il est hors de doute psychanalytiquement que l’hôtelier et le père signifient tous deux le père jaloux. Seul, le gourdin du plus jeune fils aura raison de l’hôtelier et de la virilité qu’il symbolise. Chez lui, son père le reconnaîtra.

Ainsi, le conte confirme l’expérience réelle. Ce ne sont pas les fantasmes infantiles d’origine orale et anale, c’est l’accès au primat de la génitalité qui fait l’homme. Ce conte nous a retenus tout particulièrement pour son symbolisme du chiffre trois.

2. La croisée des trois chemins dans la légende d’œdipe

En traitant du symbolisme d’un fantasme névrotique de sauvetage, j’ai tenté de démontrer que le fantasme de sauvetage du père correspondait avec la légende d’Œdipe au-delà de son contenu latent. J’ai souligné que ces deux productions fantasmatiques se servaient d’une symbolique très proche qui n’avait pas jusqu’alors éveillé notre attention. Dans les deux cas – au niveau du contenu latent – le fils, témoin des relations sexuelles des parents, cherche à les empêcher en tuant le père et en sauvant la mère.

La rencontre du fils et du véhicule paternel en pleine course (symbolisant le coït) est située, dans la légende d’Œdipe, à un endroit bien précis. Différentes versions de la légende parlent d’un « chemin creux » ou d’un « croisement ». Le chemin creux symbolisant le sexe féminin serait parfaitement en accord avec le reste. Ailleurs, l'explication est plus difficile « οδοςχιστη » ne signifie pas stricto sensu « croisement » mais plus exactement « division des chemins ».  Dans une traduction de la tragédie de Sophocle, nous trouvons l'expression « Dreiweg » (trois chemin). Si le « chemin creux » s’insérait commodément dans notre conception en tant que symbole, le « Dreiweg » nous paraît, à première vue, beaucoup moins clair.

Le Pr Freud attira mon attention sur cette difficulté lorsque je lui soumis ma rédaction sur ce sujet en vue d’une critique. Une tentative d’explication existait, il est vrai. La division du chemin pouvait signifier le doute comme dans la légende d’Héraklès. Œdipe n’est-il pas dans un état de doute pénible quant à ses origines lorsqu’il rencontre le roi Laïos ? Mais une telle explication serait trop rationnelle, n’épuiserait certainement pas le contenu latent de ce passage du mythe et, de plus, ne saurait résister à une objection. L’endroit est décrit comme s’il n’y avait de place que pour Œdipe ou pour la voiture de Laïos. Et pourtant, lorsqu’une route se divise, il devrait y avoir suffisamment de place pour se croiser. Une interprétation d' « οδος σχιστη » ne pourra donc nous satisfaire que si elle comprend cette particularité du récit.

En raison de sa difficulté, j’ai négligé ce point dans l’article mentionné ; peu après, un rêve que j’eus à analyser avec l’un de mes patients m’apporta une explication très satisfaisante, semble-t-il, du " Dreiweg " ; la voici :

« Ma mère est morte et j’assiste à l’enterrement. Puis la scène devient indécise. Je m’éloigne, puis reviens à la tombe. J’ai alors l’impression d’être en Russie et que la tombe a été violée par des bolcheviks. Un trou a été creusé dans la terre, je vois dans la profondeur quelque chose de blanc comme un linceul. Puis le lieu se modifie. La tombe se trouve maintenant à l’endroit où deux routes se rejoignent pour former une large route nationale. La tombe ne fait que peu de relief, de sorte que les voitures la parcourent. Elles disparaissent, et c’est moi qui vais et viens sur la tombe. »

l’analyse confirma le caractère incestueux du rêve. Le patient a des fantasmes nécrophiles inconscients marqués ; ce n’est que morte qu’il peut posséder sa mère. Le viol de la mère (le trou creusé dans la tombe) est attribué aux bolcheviks pour des raisons de censure ; souvent, ils représentent dans les rêves des patients les désirs qui bousculent la morale. Le linceul aperçu dans la profondeur correspond selon les associations du patient à la nudité du corps ; « blanc » est associé à « sombre »(toison). Dans le rêve, le désir inconscient du rêveur de faire violence à sa mère est donc un acte déjà accompli par d’autres personnes ; du point de vue linguistique soulignons que nous parlons du « viol d’une tombe » comme du viol d’une femme.

Le nombre incertain des agresseurs (« bolcheviks ») revient à nouveau sous la forme des nombreuses voitures qui franchissent la tombe. Si, dès avant, la tombe fréquentée par de nombreux hommes représentait la mère identifiée à une fille publique, cette allusion se précise ici. La convergence de plusieurs routes est toujours le lieu d’un trafic particulièrement animé. Nous rappelons que les lieux de grande circulation sont volontiers utilisés comme symboles de la prostitution (gares, magasins, etc.) et nous connaissons aussi la signification de symbole sexuel féminin de la rue, et masculin du véhicule. La signification du « va-et-vient » sur le lieu est hors de doute.

Une autre donnée du rêve manifeste nous retiendra, la tombe ne fait pas beaucoup saillie sur le sol. Elle se comprend grâce aux fantasmes refoulés du patient à la recherche d’une proéminence (pénis) du corps féminin. Dans ses rêves sa mère tient souvent un rôle masculin, lui un rôle féminin. Dans le rêve précédent, c’est lui qui est actif à la condition toutefois que sa mère ne soit plus en vie.

La tombe de la mère représente donc son corps, plus précisément son sexe. Les deux scènes du rêve y font allusion. C’est en ce sens que nous concevons le trou dans la tombe de la première scène, la petite proéminence dans la seconde. Le lieu ou cette tombe plate se situe donne une indication indubitable. Les deux routes qui se rejoignent formant une grosse route représentent les cuisses et l’abdomen. À leur confluence, le sexe.

Le rêveur survient donc lorsque plusieurs hommes entreprennent sa mère. Ils disparaissent et lui prend possession de sa mère. Il en est de même dans la légende d’Œdipe. Au « Dreiweg », Œdipe rencontre Laïos (et plusieurs hommes). Il l’abat, ainsi que sa suite et se met en route vers sa mère. Si nous l’entendons ainsi, la lutte d’Œdipe et de Laïos devient une lutte pour la possession sexuelle de la mère. Nous comprenons alors pourquoi il n’est d’échappatoire ni pour le père ni pour le fils.

Nous arrivons à cette conclusion inattendue que le Dreiweg a la même signification que le Hohlweg (chemin creux). Le premier fait allusion à la situation du sexe, le deuxième à sa forme. Mais les deux versions ont une tendance différente. La version Dreiweg - à trois voies - (lieu de grand trafic) insiste clairement sur la représentation de la mère comme prostituée. La rencontre dans le chemin creux exprime un autre fantasme, celui de la rencontre avec le père avant la naissance, dans le corps maternel (fantasme de l’observation intra-utérine du coït ). Dans l’article cité, j’en ai traité plus amplement.