Préface1

Paru deux ans après Le Verbier de l’Homme aux loups (Aubier-Flammarion, 1976), L’Ecorce et le noyau constitue l’œuvre princeps d’Abraham et de Torok. Présenté sous forme d’essais, rédigés entre 1959 et 1975, le recueil embrasse quantité de domaines en apparence disparates, tels la psychanalyse, la philosophie, la littérature et la biologie. Dialoguant sans cesse avec la conceptualité et l’œuvre freudiennes, les auteurs frayent la voie d’une psychanalyse dont le souci premier sera d’écouter ce qu’il y a d’unique dans la vie de tout un chacun, de saisir la spécificité des textes et de dégager la singularité des situations historiques.

Aussi L’Ecorce et le noyau ne représente-t-il guère une doctrine fixe mais bien plutôt une multitude d’entrées et de pistes de recherche qui toutes s’ouvrent aux découvertes et aux élabo-rations personnelles du lecteur. Pour avoir une première impression du génie qui anime le livre, il conviendrait d’imaginer les deux auteurs en perpétuel échange d’idées, de sentiments et d’expériences, portés par le seul désir d’éclairer, coûte que coûte, les zones d’ombre de la souffrance humaine et de reculer par là les limites de l’accueil et de la compréhension des autres. Combat ambitieux et d’autant plus ardu qu’il exige, fût-ce parfois à l’insu des auteurs, qu’ils se dégagent des contraintes de l’héritage théorique de la psychanalyse. La profession de foi qui surgit du livre tient en peu de mots. Il faut refondre voire abandonner toute théorie qui ne cadre pas avec le vécu des patients ou les données du texte. Dans l’idée d’Abraham et de Torok, tenter l’analyse à partir de conceptions préformées (tels le désir d’inceste et la peur du père castrateur) risque d’étouffer la voix des souffrances individuelles. L’enjeu fondamental de L’Écorce et le noyau est ainsi de remettre en libre circulation tout ce qui, dans les recoins les plus intimes de notre vie, s’est vu refuser, pour quelque raison que ce soit, le droit à la parole. Ceci veut dire que tout en récusant les tendances universalistes de telle doctrine analytique, les auteurs soutiennent ardemment l’inspiration de la psychanalyse. De même, s’ils mettent en cause, de façon fort efficace d’ailleurs, nombre de principes théoriques ainsi que des cas cliniques freudiens, jamais ils ne se départiront de leur conviction quant à la valeur première de la démarche analytique. Le meilleur moyen dès lors de situer Abraham et Torok serait de les qualifier de freudiens non freudiens. La psychanalyse qu’ils proposent découle d’une série de modifications du freudisme - rapportées pour la plupart au complexe d’Œdipe, à la pulsion de mort, à l’envie de pénis, à la scène primitive - mais elle reste ancrée néanmoins dans la problématique de la sexualité infantile, l’inconscient, l’interprétation des rêves et l’importance du transfert dans la situation analytique. A nous d’évaluer désormais dans quelle mesure l’œuvre d’Abraham et de Torok constitue un renouveau de la pensée analytique dans son ensemble.

Une théorie de l’être en tant que symbole forme l’assise des études menées depuis bientôt trente-cinq ans par les deux auteurs '. Le traité intitulé Le Symbole ou l’au-delà du phénomène (1961, repris dans LEcorcé) dessine les principaux contours notionnels de l’œuvre entière, et en fait voir le contexte intellectuel. Dans le préambule Abraham dit entreprendre sa recherche sous l’inspiration de ses maîtres spirituels, Freud, Husserl, Ferenczi, leur devant tout, « y compris le courage de prolonger leur pensée ». Sa synthèse de la phénoménologie husserlienne et de la psychanalyse freudienne est unique dans l’histoire de la pensée du XXesiècle, et les résultats expliquent l’hétérodoxie du freudisme qu’on rencontrera dans les pages de L’Écorce et le noyau. La théorie du symbole de Nicolas Abraham n’est pas une utilisation de la méthode phénoménologique en psychanalyse, ni même une exploration des chemins de traverse ou de compatibilité qui relieraient les deux domaines entre eux. De fait, Le Symbole est l’effet conjugué d’une insatisfaction à l’égard de la phénoménologie husserlienne et de l’intime conviction d’Abraham malgré tout que les interrogations propres à la phénoménologie feront de la psychanalyse une théorie de l’investigation et de l’interprétation de l’être dans toutes ses manifestations. (L’exposé qui suit présente les thèses d’Abraham à travers l’enseignement tiré de l’ensemble des travaux des deux auteurs.)

En raccourci, la phénoménologie husserlienne modifie la conception de l’être dans la mesure où elle le considère sous l’angle de son rapport à la conscience, de même qu’elle définit la conscience par rapport au monde des phénomènes qui lui apparaissent. L’investigation systématique de la présence du monde à la conscience et de la présence à soi de la conscience elle-même dessine le champ de la phénoménologie. Pour sa théorie du symbole, Abraham reprend l’idée qu’il ne saurait y avoir d’objectivité du monde sans l’entremise de la conscience qui lui donne son sens. Mais c’est ici qu’aux yeux d’Abraham se manifeste également une des défaillances de la phénoménologie. S’il est vrai que la définition de l’être en tant que signification, née des actes constitutifs de la conscience, représente bien un renouveau méthodologique - dans la mesure justement où cette définition propulse sur le devant de la scène philosophique l’étude des processus de la donation du sens - la supposition par Husserl de la parfaite transparence de la conscience à elle-même arrête la recherche de sa propre signification et de sa genèse. Selon Abraham, la psychanalyse freudienne est faite pour résoudre ce problème car elle pose l’inconscient comme étant l’instance qui donne leur sens aux actes de la conscience. Avec l’introduction de l’inconscient freudien disparaît cependant la transparence phénoménologique, puisque la conscience n’aura plus de prise exclusive sur la signification de ses propres actes. Pour saisir la modification de perspective, il suffit de songer au symptôme névrotique qui se caractérise par l'impossibilité pour le patient de connaître d’emblée les raisons inconscientes ou refoulées de son surgissement. C’est à ce point géométrique que se situe la liaison méthodologique de la phénoménologie et de la psychanalyse opérée par Abraham. Si pour le phénoménologue, le monde des phénomènes n’existe que par sa corrélation avec la conscience donatrice de sens, pour Abraham le psychanalyste, le sens et du monde et de la conscience réside dans un domaine dit transphénoménologique, c’est-à-dire dans un au-delà du phénomène, tel l’inconscient, et qui échapperait forcément à l’appréhension directe. Laissant de côté la sphère proprement freudienne des psychopatho-logies et de la description des processus inconscients, Abraham généralisera la pensée du symptôme. Il supposera un au-delà de tout phénomène, domaine éminemment analysable cependant et qui justifiera l’existence du phénomène en question, le dotant de son sens et de sa genèse individuels sous-jacents. Cette thèse méthodologique d’Abraham repose sur la mise en valeur de ce qu’il voit comme l’originalité conceptuelle la plus fructueuse du freudisme, notamment la découverte du symptôme psychique en tant que trace mémorielle éloquente de désirs et de traumas inaccessibles ou latents. Prolongeant cette même idée, Abraham supposera que le monde des phénomènes et le psychisme émanent, dans leur ensemble et dans leurs infinis détails, de catastrophes de toutes sortes - dont les restes fragmentaires survivent dans les phénomènes qu’elles engendrent. (Par conséquence, le traité de 1961 sur le symbole est aussi l’énoncé d’une théorie des catastrophes et de la survie.) Si donc la phénoménologie aura fourni le principe de la corrélation du phénomène à une source donatrice de sens, la psychanalyse recevra comme champ d’investigation la recherche de la source du sens apparemment inaccessible, pour déchiffrer, dans tous les domaines du vivant et de l’inanimé, la genèse symptomatique, voire symbolique, de l’être.

Abraham définit en somme la psychanalyse comme une théorie de l’investigation des sources lisibles du sens. Cette définition de 1961 appelle un triple programme de recherche et présidera à l’avenir méthodologique des travaux ultérieurs d’Abraham et de Torok. (1) La psychanalyse étudiera le domaine et le travail de l’incohérence, de la discontinuité, de la rupture et de la désintégration ; elle décrira ainsi tout ce qui fait obstacle au fonctionnement harmonieux. (2) La psychanalyse isolera les modes de constitution de voies de fonctionnement et les modes de dépassement des arrêts de fonctionnement. (3) Enfin, la psychanalyse étudiera la mise en échec de la capacité humaine de surmonter des traumas, et cela en vue de trouver les moyens thérapeutiques pour restituer cette faculté. Les deux derniers, la clinique analytique et la théorie générale des processus psychiques, impliquent chez Abraham et Torok une conception du langage qui l’envisage comme un système de traces éloquentes (cf. sous ce rapport le travail du rêve énoncé par Freud, ainsi que les mécanismes langagiers du mot d’esprit et du lapsus). D’où la possibilité en psychanalyse de détecter les manquements et les évanouissements du langage (cf. le concept de cryptonymie, évoqué plus loin). Il s’agit donc pour Abraham et Torok d’augmenter la puissance d’expression du langage et de redoubler par là l’éloquence voire la lisibilité des symptômes en général. Par ailleurs, l’attention portée à la désintégration du sens révèle des pathologies du langage, telle la maladie de la trace mémorielle, maladie dont le propre serait de bloquer la possibilité de lire l’histoire traumatique de son propre avènement. Les diverses composantes de ce vaste programme de recherche s’élaborent tout au long de l’œuvre d’Abraham et de Torok. J’en esquisserai ici deux aspects fondamentaux : A. le processus d’introjection, envisagé comme le principe de l’organisation psychique ; B. les obstacles à l’introjection : les ennemis du fonctionnement, de l’élargissement et du renouveau de la vie psychique - bref, les forces de la désorganisation mentale.

A. Vie et psychanalyse : la portée de l ’introjection

L’œuvre d’Abraham et de Torok a la particularité d’être à la fois méthodique et libre de contrainte systématique. Les problèmes cliniques sont examinés en règle ; mais, soucieux avant tout de creuser la question de la compréhension des patients, les auteurs ne se situent pas toujours explicitement par rapport à la situation théorique globale. Leur sollicitude veille à l’expression la plus adéquate qui soit du vécu de ceux qui les ont conduits à leurs découvertes cliniques. Aussi notera-t-on un manque singulier de rhétorique visant à l’effet ; on ne trouvera même pas de véritable mise en valeur des trouvailles originales '. D’où peut-être un certain malaise au départ. On nous introduit dans un univers prétendument toujours déjà familier, et cependant nous terminons notre périple avec la certitude d’avoir rencontré quelque chose de radicalement nouveau. L’écart entre le style et le fond des pensées dans L’Ecorce et le noyau laissera maint lecteur avec un sentiment paradoxal d’adhésion enthousiaste et de mystère. Oui, oui, tout ceci est si vrai, le lecteur se dira-t-il, si humain et si touchant, mais à la fin, qu’est-ce qui s’est passé au juste ? L’œuvre d’Abraham et de Torok appelle des relectures ; elle couronne l’effort soutenu de ceux qui voudront bien l’étu-dier. Les lecteurs qui s’engagent dans cette voie sauront faire le départ entre le ton simple, volontiers modeste des essais et les trésors de profondeur conceptuelle ; ils finiront par saisir la portée de l’œuvre et voir en elle une refonte de la psychanalyse freudienne. Voici donc des travaux qui invitent le lecteur à une participation active, lui donnant en échange des possibilités d’enrichissement personnel toujours renouvelées à mesure de sa progression dans les textes.

Ces traits caractéristiques de l’œuvre - le côté ouvert des essais, les surfaces de contact qui s’établissent entre eux, leur aptitude à déclencher des processus de maturation tant intellectuelle qu’affective chez le lecteur - toutes ces qualités mettent en scène, au niveau de l’écriture, une des notions capitales de L’Ecorce et k noyau : l’introjection. Les auteurs parlent constamment de l’introjection et la sous-entendent encore davantage. Toutefois, sa fonction de clef de voûte de l’ensemble ne ressort qu’à la lecture rétrospective. De fait, Abraham et Torok ne systématisent pas leur conception originale de la vie psychique comme étant fondée sur les vicissitudes de l’introjection : les succès et les échecs du travail d’auto-création.

À première vue, le nouveau concept d’introjection semblerait s’apparenter à la notion freudienne de perlaboration (Durcharbeiten), la reconnaissance progressive, dans le transfert, de nos résistances inconscientes. Un coup d’œil jeté en arrière nous montre que les vues freudiennes sur la cure évoluent avec les modifications apportées à sa conception générale des névroses. Freud en résume les étapes en 1914 dans Remémorer, répéter, perlaborer. Il y évoque la méthode cathar-tique de Breuer, décrite dans les Etudes sur l’hystérie (1895) -méthode qui aide les patients à remémorer leurs expériences traumatiques oubliées et à décharger, voire à abréagir, les affects entravés qui s’y rattachent - et finit sur la mise en place de nouveaux principes thérapeutiques dont l’exploration systématique avec le patient de ses résistances en analyse. En effet, à partir de 1897 Freud formulera une théorie générale des névroses : elles jaillissent de conflits dynamiques entre les poussées du développement libidinal et les interdits du refoulement. La perlaboration se définit dès lors comme le travail psychique qui permet au patient d’éprouver, au travers même de la résistance, ses refus de l’instinct sexuel, ainsi que son refoulement des complexes infantiles sous-jacents. Il est fort probable que la combinaison de ces deux principes thérapeutiques, la perlaboration des refoulements antérieurs et l’abréaction des affects coincés, serve de base au concept d’introjection avancé par Abraham et Torok, même si les auteurs ne remontent pas cette piste historique. 11 convient de noter tout de même que la portée de l’introjection, dans L’Ecorce et le noyau, dépasse de loin la décharge cathartique d’affects et l’intégration par le conscient de désirs et de pulsions refoulés. De même, à la différence de l’abréaction et de la perlaboration, l’introjection intéresse plus que la cure, elle constitue la cheville ouvrière voire le moteur de la vie psychique dans son ensemble.

Le concept d’introjection, tel qu’il se profile sous la plume d’Abraham et de Torok, se rapporte également aux notions freudiennes d’élaboration psychique (Verarbeitung) et de frayage (Bindung), abordées dans plusieurs écrits de Freud, en particulier le Projet de psychologie scientifique (1895), Le Narcissisme (1914), et L Au-Delà du principe de plaisir ( 1920). Freud définit ces processus comme visant la transformation psychique, en vue de les maîtriser, de quantités excessives de tension ou d’énergie pulsionnelles. La perspective économique à part, c’est sans doute l’usage du terme d’élaboration dans les Etudes sur l'hystérie - désignant l’intégration du trauma oublié dans le réseau des associations conscientes -qui aura semblé capital aux yeux des auteurs. L’impossibilité pour le patient de liquider les effets du trauma, l’impuissance où il est de l’insérer dans le flux associatif, serait à l’origine de sa psychopathologie. L’élaboration, dans ce sens premier, communique en outre avec la notion freudienne du travail du deuil (cf. Deuilet mélancolie, 1917), qui effectuerait l’acceptation progressive de la perte et partant réaménagerait les investissements libidinaux du survivant. On dira en résumé : vue sous l’angle de l’héritage théorique freudien, l’introjection selon Abraham et Torok associe en une unité synthétique la catharsis, l’abréaction, le frayage, la perlaboration, l’élaboration et le travail du deuil '.

D’une utilité historique certaine, le retour vers la théorie freudienne reste insuffisant pour désigner l’essentiel de l’introjection. Elle embrasse le but et le fonctionnement de la vie psychique - de la naissance jusqu’à la mort. Une première définition en serait : l’introjection égale le travail d’acquisition qui sans cesse étend nos possibilités d’accueillir nos propres sentiments et désirs naissants, de même que les événements et les influences du monde externe. L’introjection psychique correspond au développement physique de l’enfant qui, traversant les diverses étapes de la maturation corporelle et intellectuelle, finit par obtenir l’autonomie adulte. En somme, l’introjection est l’équivalent de la croissance, allant de la tétée à la mastication, de l’action de se traîner par terre à la marche et la course, du vagissement aux mots et à l’usage rationnel de la parole. Le travail de l’introjection accompagne l’apparition des poils sur la figure et le pubis, la première érection, les seins, les menstrues et l’orgasme. En vérité, tout ce que les adultes qualifient de croissance et de maturation sexuelle exige de la part des enfants un constant travail d’ouverture et d’accueil de la nouveauté interne. A poursuivre les prolongements de cette réflexion, nous verrons Abraham et Torok envisager la vie comme une série de moments transitionnels qui ne sont ni automatiques ni harmonieux ni forcément conflictuels. Mais quelles qu’elles soient, ces transitions minimes ou d’importance, douloureuses ou réjouissantes, elles demandent invariablement notre participation active, plus ou moins consciente. Les transitions ne se limitent naturellement pas à l’enfance et à la puberté. Elles surviennent à tout moment de la vie - lorsque pour la première fois nous quittons le foyer parental, trouvons un emploi, aimons d’amour, achetons une maison, faisons des enfants, tombons malades, lorsque nous perdons nos parents, laissons partir nos propres enfants, essuyons des échecs en affaires ou bien gérons des succès, luttons avec le divorce, aménageons une célébrité par trop soudaine, lorsque nous traversons la ménopause, nous quittons la vie professionnelle et nous rencontrons des sources inconnues de plaisir, d’épanouissement ou de souffrance.

D’où une des conséquences fondamentales de cette conception globale. Abraham et Torok ne privilégient plus, dans leur évaluation des causes de la souffrance psychique, les conflits et les refoulements instinctuels de l’enfance. Sans aucun doute, l’enfance est riche en expériences et en influences formatrices. Pourtant, même l’enfance la plus idéalement libre de conflits pulsionnels ne saurait garantir l’adulte de l’irruption de crises ou de catastrophes, tels l’humiliation sociale, les ravages de la guerre et du deuil, la persécution par un état totalitaire, les crimes de haine, les camps de concentration. Toutes ces situations et mille autres se présentent à l’adulte, et cela tout à fait indépendamment des étapes infantiles de son développement libidinal, psychosexuel. On ne trouvera guère dans L'Ecorce et le noyau de déclaration systématique à ce sujet. Toutefois, la théorie de l’introjection, qui envisage la vie psychique comme travail et capital de l’auto-élaboration toujours renouvelée, diminue l’importance des complexes infantiles (tels l’œdipe et la castration) et des phases (orale, anale, phallique et génitale) de la maturation psychosexuelle. Abraham et Torok ne souscrivent pas à l’idée qui postule que nos expériences d’adultes -de même que notre rapport à des objets d’amour, nos réactions affectives à des situations de la vie professionnelle ou sentimentale - dépendent en premier lieu de fixations ou de régressions à tel stade et aspect définissables de la pulsionna-lité infantile. Les désirs, les frustrations, les déceptions, les influences, les conflits, les souffrances voire les joies, les découvertes et les pertes seront tout aussi déterminants pour l’adolescent et l’adulte que pour l’enfant (à peu près jusqu’à l’âge de cinq ans selon la théorie freudienne). La raison de ce changement de cap est toute simple. Abraham et Torok ne voient aucune différence de nature entre les processus d’introjection infantiles et les introjections ultérieures de notre jeunesse ou de notre vieillesse. Les auteurs détournent ainsi l’intérêt de la psychanalyse pour les conflits types du développement libidinal (tels l’envie de pénis ou la castration) sur l’introjection, le travail d’ouverture et d’élargissement psychiques, réalisé à tout âge et devant toute expérience nouvelle.

Psychanalyse littéraire : en mer de maupassant

Pour éclaircir davantage le travail de l’introjection, j’invoquerai la littérature. La rencontre libre de la littérature et de

la psychanalyse est d’ailleurs une des caractéristiques de l’œuvre d’Abraham et de Torok (cf. entre autres, Le Cas Jonas, 1981 et « Le fantôme d’Hamlet », infra). Il s’agit moins d’appliquer la doctrine analytique aux œuvres, que de transformer la littérature en un domaine d’exploration qui enrichira la clinique et la théorie analytiques. Cela est faisable car la théorisation des auteurs suppose une grande liberté d’usage. Vu que les aléas de l’introjection, qui désigne des processus d’ouverture et d’élargissement de soi, sont à déterminer dans chaque cas, cette conception ne saurait préjuger ni du fond ni de la forme du problème en question. Dans la mesure où elle met en scène des situations et des sentiments qui demandent, facilitent ou au contraire empêchent l’intro-jection, la littérature est apte à augmenter le patrimoine de la théorie analytique. Ainsi l’étude de la mise en scène littéraire de la vie psychique correspond-elle aux recherches menées en psychanalyse, et qui ont pour but d’approfondir notre compréhension des joies et des souffrances de l’être humain.

« En mer » de Maupassant, tiré des Contes de la Bécasse, raconte l’accident de deux frères normands, marins-pêcheurs. Fouettés par les vents durs et les flots de la Manche, Javel aîné, son frère cadet et tout l’équipage d’un chalutier errent des journées entières sans pouvoir aborder les côtes. L’ouragan enfin calmé, ils jettent le chalut, mais lorsqu’une haute lame incline le bateau, Javel cadet, qui dirigeait la descente du filet, chancelle, et son bras se trouve saisi entre la corde et le bois. A ce moment-là, un choix se présente pour Javel aîné : couper le chalut et sauver le bras de Javel cadet ou sauver le chalut et perdre le bras. Le membre inerte dejavel cadet sera bientôt recouvert de toute une vilaine apparence de pourriture, sans doute la gangrène. Il tranche les derniers tendons de son propre bras avec le couteau de son frère qui, le suivant de l’œil, lui dit de jeter cela de suite à la mer. Mais Javel cadet refuse : après tout, il est à lui, puisque c’est son bras. Le bras restera donc à bord malgré la putréfaction qui se déclare. Une idée vient au blessé : on pourrait le mettre dans un baril de sel comme pour conserver le poisson quand on tient longtemps en mer. L’incident semble bientôt fini. Le moignon est déjà en bonne voie. Pourtant, le bras mort est toujours là, dans l’attente d’être rapporté au foyer, tâté, retourné, flairé par femme et enfants. Ils examinent longuement « ce débris du père » (Maupassant) pendant que Javel cadet fait venir le menuisier pour un petit cercueil. Le lendemain, l’équipage complet du chalutier suit l’enterrement du bras détaché, les deux frères conduisent le deuil et le sacristain de la paroisse tient le cadavre sous son aisselle, apportant ainsi la bénédiction de l’Église.

Le conte de Maupassant est exemplaire de l’introjection d’une catastrophe. Tous les actes de Javel cadet qui culminent avec l’enterrement de son bras détaché mettent en scène le déroulement naturel du travail d’introjection. Tout se passe comme si Javel cadet se séparait petit à petit de son « ancien corps » et, pour en faire le deuil, l’enterrait aux côtés du bras. Il obtient en outre de sa famille et de son entourage la reconnaissance de sa mutilation, sans doute pour pouvoir « renaître » ensuite avec un nouveau corps - amputé du bras. Il a gardé par-devers lui le vestige de son corps anciennement complet, en attendant l’occasion d’aménager sa perte, moyennant une cérémonie de deuil public. Il n’aurait pas pu vivre harmonieusement s’il avait accepté de jeter son bras à la mer, précisément parce qu’il lui aurait manqué le signe palpable de ce qu’il fut et de ce qu’il était désormais en train de devenir. Il a dû penser que son frère lui avait « assassiné » son bras, et il a souhaité que tous les participants du drame partagent la douleur de la perte qu’il a subie.

La souffrance reconnue comme telle par un tiers permet son assimilation voire son introjection graduelle. Voici, réduit à l’essentiel, le fondement de la théorie de la clinique selon Abraham et Torok. Il nous faut pouvoir remémorer le passé, nous souvenir de ce qui nous a été enlevé, faire notre deuil de tout ce qui n’a pu être faute d’amour, par suite de persécutions, de maladies ou de traumas - pour qu’il nous soit donné de vouloir vivre encore, de nous trouver, de nous renouveler, de vouloir faire plaisir aux autres et à nous-mêmes. Le travail d’introjection n’a pas forcément à devenir conscient pour être efficace. Le plus souvent, il se produit à notre insu. Javel cadet savait-il en l’occurrence qu’avec la reconnaissance publique de sa mutilation, il introjectait la douleur intime de la perte et que, par son acte de socialisation, il prévenait une infirmité psychologique ? Non, certes, mais ce n’était guère nécessaire. Avec une concision d’ailleurs caractéristique de l’œuvre entière, Torok affirme dans « La maladie du deuil et le fantasme du cadavre exquis » que l’introjection opère comme un véritable instinct. Ceci veut dire que le travail de la prise de contact avec soi et le monde ne cesse jamais. En effet, Abraham et Torok nous enseignent que l’instinct psychique premier n’est autre que la poussée d’introjection. Les mille et une manières de nous toucher, d’approfondir nos relations avec nous-mêmes et avec les autres, de nous accommoder des multiples changements internes et externes dans le climat sentimental, politique ou professionnel, tout ce travail correspond à la force inexorable de l’instinct, même si, pour la plupart, nous méconnaissons ses modes de symbolisation, ses détours, ses échecs et ses triomphes.

L’utilité éventuelle des modifications apportées au freudisme, il conviendra de la mettre à l’épreuve dans des analyses de cas ou de textes et par rapport à des problèmes ponctuels. Ainsi, Freud trouve primordial le refoulement inconscient de l’instinct sexuel, ainsi que les mécanismes de son retour sous le masque du symptôme névrotique. Tout en reconnaissant le rôle capital de la sexualité dans la vie psychique, Abraham et Torok déplacent l’accent vers les processus d’élaboration introjective, processus dont une des multiples fonctions serait d’accueillir les manifestations de la sexualité. Il s’agit de faire prévaloir les mécanismes d’appropriation psychique qui, en cas de réussite, porteront les fruits créateurs des dons de la nature, quels qu’ils soient, y compris le désir sensuel et la jouissance orgastique. Par ailleurs, les auteurs n’ont aucune raison de contester la validité du principe de refoulement sexuel, mais ils lui accordent néanmoins une importance restreinte dans la panoplie des facteurs susceptibles d’entraver la liberté des introjections. Partant, Abraham et Torok n’envisagent plus le refoulement sexuel comme un trait essentiel des processus inconscients (tel que cela ressort, entre autres, de la notion freudienne de surmoi) ni comme une base de l’organisation sociale (cf. la théorie freudienne de la civilisation et de son malaise endémique). A première vue, on serait tenté de ranger Abraham et Torok à côté de ceux qui mettent en question l’actualité du concept de refoulement sexuel, opinant qu’en cette fin du XXe siècle il existe une tolérance sensiblement accrue des mœurs sexuelles. Or, à la différence de ces opposants du freudisme - et qui oublient pour la plupart dans quelle mesure la théorie freudienne précisément est à l’origine des changements survenus dans les attitudes de société - Abraham et Torok ne cessent d’affirmer la proéminence de la sexualité dans la vie psychique. Cela ne les empêche pas toutefois de congédier l’instinct sexuel comme étant la pierre angulaire de la causalité psychopathologique. Pour eux, la psychopathologie tient avant tout à des maladies de l’introjection, soit à des troubles de l’auto-création, troubles qui risquent de surgir à tout moment et en toute circonstance de la vie. La psychosexualité est fonction d’un ensemble plus vaste, l’activité incessante de la constitution de soi. Voici pourquoi les auteurs soutiennent que l’insatisfaction et le refoulement de l’instinct sexuel sont des motivations insuffisantes pour rendre raison de la souffrance psychique. Ils nous encouragent à poser un autre type de question : quelle est la situation vitale particulière qui aurait suspendu l’introjection, qui aurait fourvoyé, voire même entravé l’accueil libre et jouissif de la sexualité ? Les troubles du désir apparaîtront dès lors comme autant de symptômes de traumas personnels non élaborés. En effet, ce sont les traumas et les catastrophes personnelles ou familiales qui auront étouffé l’introjection, l’ouverture et l’épanouissement de soi, qui auront en somme réfréné notre champ d’action en empêchant le libre exercice d’une des expressions essentielles du moi - la sexualité précisément.

Freud pensait que la différence entre l’individu normal et le névrosé n’était qu’une affaire de degrés, puisque les troubles occasionnés par le refoulement du désir ou les fâcheuses vicissitudes de la sexualité infantile ne sont rien moins qu’universels. On est généralement d’avis que d’avoir ébranlé ainsi les barrières entre le « normal » et « l’anormal » au niveau psychique, Freud a libéré d’importantes sources d’énergie vitale et aura en définitive atténué la répression sociale de certains penchants sexuels, reconnus désormais comme légitimes. L’ouverture par rapport à des modes d’expression individuelle, voici un des bénéfices durables du freudisme, de la clinique psychanalytique et d’autres formes semblables de psychothérapie. De leur côté, Abraham et Torok traitent de problèmes analogues d’intérêt général dans des conclusions denses ou dans des développements brefs et tant soit peu indirects. Il en va ainsi du concept d’introjection. Telle qu’elle apparaît en filigrane dans L’Écorce et le noyau, l’introjection implique une continuité essentielle de la vie et de la psychanalyse. Les auteurs proposent en effet des niveaux de continuité entre le fonctionnement psychique et le travail thérapeutique en psychanalyse. Ils font communiquer la situation analytique avec les vicissitudes de la vie, ses ivresses, ses déceptions, ses perspectives et tragédies, ses succès et ses morts partielles. Dans la vie comme en analyse, on introjecte sans cesse : on surmonte des traumas, on se crée des possibilités de survie, on s’adapte à des modifications internes ou à des bouleversements externes, on tente de se constituer en un tout cohérent devant la désintégration psychique, sentimentale, familiale ou politique. Abraham et Torok ne désignent jamais ces processus d’intégration comme étant partagés entre la vie et l’analyse, mais nous pouvons déduire leur conjonction, puisque l’ensemble des définitions de l’introjection dans l’œuvre publiée indique et englobe les deux.

L’introjection égale la nourriture et l’enrichissement psychiques ; c’est notre faculté d’absorption et d’assimilation à travers le travail, la création, le jeu, le fantasme, la pensée, l’imagination et le langage. En somme, l’introjec-tion n’est autre chose que le processus de l’auto-élaboration

- le fruit de la modification subie. L’introjection désigne également notre capacité de faire face à des chocs trauma-tiques ou à des pertes inattendues. C’est la faculté humaine qui permet de vivre harmonieusement en dépit des guerres et des bouleversements de tout genre. En un mot, l’introjec-tion correspond à la vie dans sa progression multiforme, mais elle peut aussi secourir la vie lorsqu’elle est mise en péril. Vue dans la totalité de son processus, l’introjection se déroule en trois étapes. (1) Quelque chose de nouveau, d’inconnu (que ce soit bon ou mauvais) m’arrive de l’extérieur ou surgit en moi. (2) Je me fais ce que cette « chose » m’a fait subir - je me familiarise avec elle à travers le jeu, le fantasme, la projection et une infinie variété d’autres procédés inconscients ou semi-conscients. En somme, je me l’approprie, cette chose. (3) Je prends conscience enfin de ce qui m’est arrivé et de ma rencontre progressive avec lui. Par conséquent, je peux le désigner et donner droit de cité en moi au processus entier. Je sais désormais pourquoi et comment les limites de mon moi se sont modifiées voire élargies. Ce triple processus comprend une affection (la nouveauté interne ou externe), mon travail d’appropriation spontanée et ma prise de conscience - le tout étant couronné dans des cas privilégiés par un acte de nomination. D’où le but double et conjugué de la cure analytique : (1) elle déclenche et intensifie les processus d’auto-élaboration introjective ; (2) elle restitue la possibilité de l’introjec-tion lorsque, sous le poids de catastrophes écrasantes, elle se trouve ralentie, bloquée ou anéantie.

B. Les ennemis de la vie : les obstacles à l’introjection et la nécessité de la psychanalyse

Du point de vue de l’histoire intellectuelle, L’Ëcorce et le noyau se situe dans la lignée de ce qu’on appelle communément l’école hongroise de psychanalyse, illustrée par des figures classiques tels Sandor Ferenczi (1873-1933) et Imre Hermann (1889-1984), Ferenczi ayant été l’ami intime et le « grand vizir » scientifique de Freud entre 1910-1933 et Hermann, un élève de Ferenczi. Nicolas Abraham quitte la Hongrie en adolescent et Maria Torok, lorsqu’elle a tout juste vingt ans ; ni l’un ni l’autre ne connaissent à l’époque la pensée psychanalytique hongroise et ils ne la rencontreront que plus tard, à mesure de la progression de leurs propres travaux. Abraham s’occupe très vite de la publication d’un ouvrage capital de chacun des deux penseurs, les préfaçant d’importantes introductions théoriques '. 11 est tout à fait typique, vu l’affinité intellectuelle des auteurs pour l’école hongroise qu’en découvrant un des premiers articles d’Her-mann (1929), Maria Torok le publie immédiatement en français 2. Cet essai, qui porte sur la honte familiale comme source d’angoisse sociale, aurait pu être de la plume d’Abraham et de Torok. En effet, Hermann propose d’élargir la portée du concept freudien de surmoi pour prendre en compte des facteurs « externes » de sa formation, tel le mode de vie débauchée des parents, source éventuellement durable d’angoisse et d’inhibitions sexuelles chez l’enfant. Le propos d’Hermann a pour effet de particulariser la doctrine freudienne selon laquelle l’intériorisation universelle des interdits et des exigences paternels (cf. la prohibition de l’inceste) forme la base du surmoi. De telles tentatives de sin-gularisation des préceptes généraux ou spéculatifs de Freud abondent également chez Ferenczi. Ainsi, en 1929, il cherchera à transformer la pulsion de mort en proposant d’isoler des situations familiales concrètes qui motiveraient des tendances destructrices chez tel enfant (cf. « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort », in Ferenczi, Psychanalyse, 4). Abraham refondra de même nombre de principes universels du freudisme, parfois sans même se rendre compte à quel point il s’éloigne des conceptions originales du maître (voir « Les notules sur le fantôme », infra). Dans les années 20 et 30 l’école hongroise soulignait, il est vrai, bien davantage que Freud l’importance de la clinique et l’idéal de la cure individuelle. La question de la préséance de la théorie versus la clinique finit par creuser une distance entre Freud et son ami pendant les dernières années de Ferenczi (lire en particulier Le Journal clinique de Ferenczi). Le débat se poursuit sous la plume d’Abraham et de Torok car ils sont plus fidèles que Freud à sa consigne souvent répétée, selon laquelle toute élaboration théorique doit naître de découvertes cliniques. Malgré d’importantes différences de fond et de forme, une autre source d’affinité lie les auteurs de L’Ecorce et le noyau et les travaux du dernier Ferenczi : la volonté commune de ranimer les toutes premières recherches de Freud (1890-1897) sur la nature des traumas et le rôle qu’ils jouent dans la genèse et l’évolution des névroses.

Rédigés au cours de quinze années de pratique analytique, les essais qui composent L’Ecorce et le noyau s’interrogent pour la plupart sur les ravages du trauma et d’autres ennemis de la vie. C’est bien l’expérience clinique qui a, pour ainsi dire, contraint les auteurs à modifier les bases de leur héritage théorique et à dégager des sources jusque-là insoupçonnées de la souffrance psychique. Le principe du trauma qui fait irruption et arrête le travail spontané de l’introjection constituera de plus en plus le pivot autour duquel s’organise la découverte de nouvelles structures psychiques et langagières. Parmi les découvertes cliniques d’Abraham et de Torok, citons les secrets de famille, transmis involontairement d’une génération à l’autre (la théorie du fantôme), le deuil impossible par suite d’irruptions libidinales honteuses chez l’endeuillé avant ou après la mort d’un être chéri (la maladie du deuil), une secrète identification partielle ou totale avec un autre, étranger à soi (l’incorporation), l’exclusion ou l'enterrement d’un vécu inavouable (la crypte).

Si les auteurs n’offrent pas de bilan de leur écoute de la souffrance humaine, le lecteur ne manquera pas d’en saisir le fil conducteur méthodologique : une théorie de la lisibilité dont le but sera de démontrer que la lecture est possible en dépit d’entraves apparemment insurmontables. Face à d’autres courants de pensée contemporains, tels le structuralisme, la phénoménologie, la déconstruction et la psychanalyse lacanienne - qui étudient le fonctionnement, la configuration et les métamorphoses du sens, voire la fuite et la mise en échec de la signification - la théorie de la lisibilité selon Abraham et Torok recherche les modes de rétablissement du sens évanoui. Les auteurs ne cessent de nous montrer comment on peut transformer un obstacle à la compréhension en indication de lecture, c’est-à-dire comment on peut remettre la cohérence d’un texte ou d’un comportement humain alors même que toute possibilité de cohérence semblait paralysée sinon bannie.

Une telle conception de la psychanalyse, discipline qui viendrait au secours du sens en détresse, différencie les travaux d’Abraham et de Torok de certains aspects du freudisme, de même que d’autres tendances analytiques en France. Ainsi, les auteurs font des réserves sur l’instinct de mort et sa définition freudienne en tant que force psychique primordiale et irréductible. Ils proposent des sources de destruction psychique qui seraient susceptibles de s’ouvrir à l’analyse de situations singulières. De même, les auteurs cherchent à assouplir l’hvpothèse d’une barrière entre tel élément langagier et son sens latent éventuel (cf. la distinction lacanienne entre le signifiant et le signifié qui se trouverait sous la barre de l’inconscient). De fait, ils procèdent à l’analyse de la barrière qui ferait obstacle précisément à la rencontre des éléments langagiers avec leurs compléments de sens caché. C’est que Abraham et Torok envisagent la fuite du sens chez leurs patients comme autant de troubles de la signification, comme autant d’exemples d’aphasie psychique. Il est apparu par ailleurs que certains patients inventent de singuliers procédés de dissimulation verbale, de sorte qu’ils rendent tout à fait méconnaissables les signaux langagiers qui sinon auraient pu mener l’analyste vers la source de leur souffrance. Abraham et Torok dégagent ainsi des mécanismes psychiques dont le but serait de casser l’accès, d’imposer des obstacles quasi infranchissables à la percée du sens occulté. Un de ces mécanismes, appelé cryp-tonymie, annule la puissance expressive du langage. La cryp-tonymie opère par la mise en échec de l’éloquence des renvois, elle occulte les chaînons signifiants qui donneraient à l’analyste la clef de cohésion d’un discours apparemment incohérent. Prenons l’exemple rudimentaire d’une série de mots disparates mais presque homophones : créneau, crincrin, crains, crin, crinière, crinoline... (cas de fuite du sens). Grâce à la lecture cryptonymique, on apprendra que, pour des raisons dignes d’analyse, une autre série de mots, empruntés cette fois-ci à la terminologie de l’architecture médiévale, s’occulte derrière - notamment créneau, archère, barbacane, canonnière. Or de cette série architecturale occulte sera exclu à son tour le mot clef de meurtrière (fente verticale dans un mur de fortification) au sens secondaire de criminelle. L’analyse cryptonymique introduite par Abraham et Torok lève ce genre d’obstacle en étudiant la situation traumatique indicible qui est cause de l’avènement du secret, caché sous le masque de la dérive du signifiant, du non-sens, de l’absurde et de l’incohérence '.

Les notions de secret, de crypte et de fantôme permettent aux auteurs de rejoindre des sources de sens jusque-là inaccessibles. Ces découvertes complètent l’arsenal théorique freudien et modifient la conception de l’identité personnelle en psychanalyse, identité toujours déjà problématique car assaillie de conflits, de désirs et de fantasmes inconscients. La psychanalyse freudienne fait appel à la notion de latence : derrière tel sentiment qui s’exprime ou un désir qui se manifeste, se tient un désir contraire refoulé. Et ce désir interdit fera irruption dans le conscient dès que le refoulement aura un tant soit peu lâché prise. Tout ce qui a été refoulé peut en principe faire retour sous forme de symptôme. Au rebours de cette structure freudienne de forces contraires, Abraham et Torok parcourent les lieux psychiques du secret enfoui, ils descendent dans des caveaux de traumas silencieux, où des événements réels se terrent comme s’ils n’avaient jamais eu lieu. A la place ou à côté, si l’on veut, des deux adversaires freudiens qui se livrent un combat incessant (le refoulement et le refoulé), Abraham et Torok voient des réalités mortes, exclues et supprimées, auxquelles est refusé jusqu’au statut d’avoir été. Voici pourquoi les auteurs parlent de refoulement conservateur (voire une topique de secrets encryptés) pour le distinguer du concept freudien de refoulement dynamique. Le refoulement conservateur ne cherche point à refouler des désirs. Il barre l’accès à une partie de notre vie, il dérobe au regard de tous et de soi le monument traumatique d’un événement à jamais effacé comme tel '.

Le silence et le non-dit deviennent désormais de nouvelles catégories théoriques et cliniques. Qu’ils habitent l’individu, la famille ou le groupe social, voire des nations entières, le silence et tous ses rejetons - le secret non dit ou indicible, le sentiment non ressenti, la douleur niée, la honte innommable et enfouie d’une famille, la dissimulation collective de réalités historiques infamantes - bouleversent la vie. Pour Abraham et Torok tout ce qui relève du secret, qu’il soit intra-psychique ou interpersonnel, refuse de s’intégrer dans la continuité de la vie psychique et dans le fonctionnement harmonieux des institutions sociale ?. Le silence et le non-dit contrecarrent, plus même, ils arrêtent l’introjection, ils bloquent le processus d’ouverture et d’élargissement de soi. Dans les cas de crypte, la psychanalyse rend la parole au silence, lève le secret enfoui pour le produire dans son extériorité initiale. Dans les cas de fantôme, il s’agit de « convoquer » les morts dont la danse macabre, secrète et invisible hante l’esprit des vivants '.

Ces théories - la réparation du sens disloqué et enfoui (la cryptonymie), la structure mentale d’identités multiples secrètement maintenues (l’incorporation, l’inclusion, la crypte), la greffe sur nous des secrets honteux de nos ancêtres (le fantôme trans-générationnel) - sont le fruit clinique des réflexions d’Abraham et de Torok sur la nature et les enjeux de la psychanalyse. Les nouvelles configurations psychiques ont pour effet d’étendre la portée et l’efficacité de la psychanalyse en reculant les limites de l’inana-lysable.

Psychanalyse littéraire : l’étranger de camus

L’étude de ce qu’on avait tendance à reléguer jusque-là dans le domaine de l’inanalysable dépendra dans sa forme du chercheur en question. Pour Abraham et Torok, la littérature et la psychanalyse représentent deux contextes pour une même attitude méthodologique. « Le plan clinique concourt à mieux saisir le cryptage des textes, et l’analyse des voies de l’occultation textuelle offre à la clinique des allégories de déchiffrement3. » C’est dans cet esprit-là que je propose d’étudier la problématique des ennemis de la vie à travers une lecture improvisée de L’Etranger de Camus '.

Meursault, le protagoniste du roman, se comporte à la manière d’un automate parce qu’il souffre des conséquences d’un deuil non su, voire d’une perte qu’il ne ressent pas comme telle. Voici en bref le résultat de mon analyse. En effet, le roman se construit de telle sorte qu’on puisse établir un lien entre les actions de Meursault et son manque d’affect lors de l’enterrement de sa mère. Si la perte traumatique, non introjectée, correspond véritablement à la mort de la mère ou à toute autre chose à laquelle cet événement initial ne ferait que renvoyer, ne ressort pas clairement du roman et ce déficit de clarté en constitue la faiblesse ou du moins son caractère incomplet du point de vue psychanalytique. Il n’est pas moins vrai cependant que la tragédie d’un homme dénué de la capacité de sentir est rigoureusement décrite. Son analyse nous aidera à mieux saisir une forme de silence inaccessible : la maladie du deuil non ressenti.

Cette compréhension du roman tranche avec les interprétations classiques de l’ouvrage de Camus4. Nombre de critiques insistent sur l’évacuation radicale de toute catégorie d’ordre psychologique. Le récit à la première personne, qui sert généralement à analyser des états d’âme et des motivations, ne livrerait en l’occurrence, selon Blanchot et Sartre, entre autres, aucune intériorité saisissable. Oui, le roman semblerait obéir à un principe tel qu’il démontre l’inutilité de toute explication au niveau psychologique. Que Meursault ait tué un Arabe qu’il ne connaissait pas, qu’il eût auparavant enterré sa mère et bu du café au lait en fumant une cigarette lors de la veillée mortuaire, qu’il ait par la suite vu un film comique de Fernandel et passé la nuit avec une nouvelle maîtresse - tous ces menus faits, somme toute insignifiants, dessinent le « climat de l’absurde » (Sartre), le divorce, le décalage infranchissables entre l’homme et la société, voire l’impuissance de nos concepts et de nos mots à saisir le flux quotidien et amorphe de la réalité vécue. L’absurdité se manifesterait par l’impression d'une justice « qui ne pourra jamais comprendre ni même atteindre les faits qu’elle se propose de punir » (Sartre) et qui condamnera à mort un homme dont le crime n’avait pas de motifs. D’autres critiques, en particulier René Girard, contestent le bien-fondé du meurtre dans l’intrigue de L’Etranger'. Girard va jusqu'à parler d’un « défaut de structure », d’une « incohérence de l’intrigue ». Il reproche à Camus de n’avoir pas su « résoudre la contradiction entre le premier et le second Meursault, entre le paisible solipsiste et la victime de la société » (p. 150). Rien ne justifierait le meurtre de l’Arabe, c’est un « deus es machina, ou, mieux, un crimen ex machina... alors que le caractère qu’il [Camus] a lui-même attribué à son héros interdit un tel dénouement » (p. 152). Girard affirmera en conclusion que Camus aura eu recours au subterfuge du « meurtre innocent » pour se mettre à l’abri des limites conceptuelles de son indignation contre la société 5.

Mettant de côté l’interprétation fondée sur le concept de l’absurdité de l’existence humaine et le reproche du défaut logique du roman, je poserai la question : existe-t-il un niveau de compréhension psychique cohérent en dépit de son apparente absence ? J’anticiperai un tant soit peu, pour des raisons de clarté, sur la conclusion de mon analyse. L'Etranger nous met sous les yeux deux séries de données dont une relève du vide affectif de Meursault ; tandis que l’autre concerne le manque de deuil à la mort de la mère. La cohésion de ces données se manifestera progressivement, d’abord au travers du meurtre de l’Arabe, puis dans la plaidoirie du procureur, et enfin dans l’explication énigmatique que fournit Meursault lui-même de son acte. Pour avancer il convient d’esquisser l’état d’âme de Meursault afin d’en conjecturer la cause.

Meursault est parfaitement détaché par rapport à tout ce qu’il fait ; rien ne le remue à part les pures sensations d’ordre physique. Qu’elles soient insignifiantes ou importantes, voire fatales, les choses arrivent à Meursault sans qu’il en ressente le moindre effet. A la question de Marie, est-ce qu’il l’aime, il répondra que cela ne veut rien dire. Lorsqu’elle lui demande s’il veut bien se marier avec elle, il affirme qu’il le ferait dès qu’elle le voudrait, mais que « naturellement » il aurait accepté la même proposition venant d’une autre femme également. Le patron de Meursault lui offre la possibilité de travailler à Paris, proposition à laquelle il répond que, dans le fond, ça lui est égal d’y aller ou non. Un voisin de palier (Raymond Sintès), plutôt louche, et que Meursault connaît à peine, lui raconte une rixe avec le frère de sa maîtresse algérienne, sur laquelle il s’apprête à se venger. Par la même occasion, Raymond demande à Meursault s’il veut être son copain. Comme d’habitude, Meursault dira que cela lui est égal et puis il écrira sans la moindre hésitation une lettre que Raymond utilisera pour piéger la jeune femme. Plus tard, Meursault acceptera de servir de témoin pour Raymond au commissariat dans une affaire dont il ignore les tenants et les aboutissants ; il fait cela tout simplement parce que Raymond l’en a prié. Meursault vient de tuer un homme ; le juge d’instruction s’enquiert s’il regrette son acte et Meursault de répondre que, plutôt que du véritable regret, il éprouve de l’ennui. Le juge se dit scandalisé du manque de foi de Meursault et de son indifférence à la vue du crucifix. « ‘Je n’ai jamais vu d’âme aussi endurcie que la vôtre. Les criminels qui sont venus devant moi ont toujours pleuré devant cette image de la douleur”. J’allais répondre que c’était justement parce qu’il s’agissait de criminels '. » Si, pour tous les autres, le meurtre de l’Arabe est un crime,c il n’en est manifestement pas ainsi aux yeux de Meursault. Mais si ce n’est pas un crime, de quoi s’agit-il ?

« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.” Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier » (p. 9). L’accent purement objectif de ce premier paragraphe a frappé tous les lecteurs du roman. Mais il en est moins qui auraient souhaité expliquer pourquoi ce ton détaché se maintient tout au long du texte. « J’ai pensé que c’était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n’y avait rien de changé » (p. 41). Comme son patron, Meursault considère l’affaire du décès de sa mère terminée, mais l’est-elle pour autant ?

Des vestiges du deuil non dit de Meursault abondent dans le roman. Les traces surgissent indirectement soit à partir des paroles d’autres personnages, soit de circonstances qui, semble-t-il, n’ont aucun trait à la mort de la mère. « Tout s’est passé ensuite avec tant de précipitation... que je ne me souviens plus de rien. Une chose seulement : à l’entrée du village, l’infirmière déléguée m’a parlé » (p. 30). L’éclat du ciel est insoutenable. « Elle m’a dit : “Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l’église on attrape un chaud et froid.” Elle avait raison. Il n’y avait pas d’issue » (ibid.). Pas d’issue de la chaleur ou par rapport à une perte irrémédiable ? Il n’est pas temps encore de répondre. Meursault nous conte ses occupations et ses pensées au lendemain de l’enterrement. « J’ai eu de la peine à me lever parce que j’étais fatigué de ma journée d’hier » (p. 33-41). « Après le déjeuner, je me suis ennuyé un peu et j’ai erré dans l’appartement. Il était commode quand maman était là. Maintenant il est trop grand pour moi et j’ai dû transporter dans ma chambre la table de la salle à manger » (p. 36). Meursault est dans l’appartement de Raymond. « J’ai dit : “Il est tard.” Raymond le pensait aussi. (...) J’avais sommeil mais j’avais de la peine à me lever. J’ai dû avoir l’air fatigué parce que Raymond m’a dit qu’il ne fallait pas se laisser aller. D’abord je n’ai pas compris. Il m’a expliqué alors qu’il avait appris la mort de maman mais que c’était une chose qui devait arriver un jour ou l’autre. C’était aussi mon avis. (...) En sortant de chez lui, j’ai refermé la porte et je suis resté un moment dans le noir, sur le palier. La maison était calme et des profondeurs de la cage d’escalier montait un souffle obscur et humide. Je n’entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait à mes oreilles. Je suis resté immobile. Mais dans la chambre du vieux Salamano, le chien a gémi sourdement » (p. 55-56). Certes, Meursault n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère, mais avec quelques jours de retard, le chien de Salamano l’aura fait à sa place.

Le vieux Salamano habite avec son chien dans l’immeuble de Meursault. Il a eu son chien après la mort de sa femme. « Quand elle était morte, il s’était senti très seul. Alors, il avait demandé un chien à un camarade d’atelier et il avait eu celui-là très jeune. (...) Mais comme un chien vit moins qu’un homme, ils avaient fini par être vieux ensemble » (p. 74). Ceci explique le désespoir de Salamano à la perte de son chien. « De loin, j’ai aperçu sur le pas de la porte le vieux Salamano (...) il n’avait pas son chien. Il regardait de tous les côtés, tournait sur lui-même, tentait de percer le noir du couloir, marmonnait des mots sans suite et recommençait à fouiller la rue de ses petits yeux rouges » (p. 63). Rien à faire, le chien avait disparu. « Un moment après, j’ai entendu le pas du vieux et il a frappé à ma porte. (...) Sans me faire face, il m’a demandé : “Ils ne vont pas me le prendre, dites, monsieur Meursault. Ils vont me le rendre. Ou qu’est-ce que je vais devenir ?" (...) Puis il m’a dit : “Bonsoir.” Il a fermé sa porte et je l’ai entendu aller et venir. Son lit a craqué. Et au bizarre petit bruit qui a traversé la cloison, j’ai compris qu’il pleurait. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à maman. Mais il fallait que je me lève tôt le lendemain » (p. 65-66). Voici qui est clair désormais. Ce sont les autres qui éprouvent à sa place la douleur que Meursault est incapable de ressentir. Des faits et gestes disparates, des rencontres faites au hasard - le soleil écrasant le jour de l’enterrement, le dîner avec Ravmond, Salamano et son chien - tout cela nous suggère comme par un effet de cumul, le deuil de Meursault, de même que l’impuissance où il est de l'exprimer à soi ou aux autres. Salamano « m’a dit que maman aimait beaucoup son chien.(...) Il a émis la supposition que je devais être bien malheureux depuis que maman était morte et je n’ai rien répondu » (p. 75).

Ce dimanche-Ià, Meursault et Marie vont à la plage, scène d’un meurtre inattendu. « Le dimanchej’ai eu de la peine à me réveiller et il a fallu que Marie m’appelle et me secoue. (...) Je me sentais tout à fait vide et j’avais un peu mal à la tête. (...) Marie s’est moquée de moi parce qu’elle disait que j’avais “une tête d’enterrement”. (...) Dans la rue, à cause de ma fatigue..., le jour, déjà tout plein de soleil, m’a frappé comme une gifle. Marie sautait de joie et n’arrêtait pas de dire qu’il faisait beau » (p. 77-78). Meursault est parti au matin avec un enterrement en tête (« tête d’enterrement »), et c’est avec une mort dans l’âme qu’il reviendra au soir. « La gâchette a cédé. (...) J’ai secoué la sueur et le soleil. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte... Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur » (p. 95). Aux jurés, Meursault affirmera que c’est à cause du soleil qu’il a tué l’Arabe. Si nous le croyons, et je pense qu’il le faut absolument, la question s’impose : que signifie le soleil ?

Sur cette plage brûlée par le soleil, Meursault revivra à son insu l’enterrement de sa mère et c’est son deuil qu’il « tuera » en tuant l’Arabe. La conjonction du soleil et de la mer (mère) fait discrètement écho à l’enterrement de la mère au premier chapitre du livre. Le dimanche fatidique, Meursault et Marie le passent avec Raymond et un couple de ses amis. De façon tout à fait inattendue, Meursault se mêle à un corps-à-corps entre Raymond et le frère de la maîtresse de celui-ci. Raymond et l’Arabe se frappent avec violence et Raymond aura le bras tailladé par un couteau. Désagréable en soi, l’incident s’achève vite et Raymond parle déjà de l’autobus du retour vers Alger. Toutefois, l’utilisation personnelle et, pour ainsi dire, secrète de l’épisode par Meursault n’a pas encore été épuisée. « Je l’ai accompagné jusqu’au cabanon et, pendant qu’il gravissait l’escalier de bois je suis resté devant la première marche, la tête retentissante de soleil, découragé devant l’effort qu’il fallait faire pour monter l’étage de bois... Mais la chaleur était telle qu’il m’était pénible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel... Rester ici ou partir, cela revenait au même. Au bout d’un moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à marcher » (p. 91 ). Pourquoi ? Meursault l’ignore. Tout comme il ignorera plus tard pourquoi, après avoir découvert l’Arabe qui a attaqué Raymond, il ne fait pas demi-tour, pourquoi, en dépit du bon sens, il fait un pas en avant et finit par tirer la gâchette du revolver qu’il avait pourtant pris à Raymond pour lui épargner un crime inutile. « J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi » (p. 93). Ni Meursault ni personne d’autre dans le roman ne comprendra le mobile de son acte. Mais à comparer la description de la scène du « crime » avec la scène de l’enterrement de la mère, les motifs deviennent on ne peut plus clairs. « L’ordonnateur nous donna nos places. Le curé marchait en avant, puis la voiture. (...) Le ciel était déjà plein de soleil. Il commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. (...) Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant » (p. 26-27). Plus tard, nous apercevons Meursault sur la plage quelques minutes avant son « crime ». « C’était le même éclatement rouge. (...) Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler de soleil. Toute cette chaleur s’appuyait sur moi... Et chaque fois que je sentais son grand souffle... je serrais les dents, je fermais les poings... je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu’il me déversait » (p. 92). Les deux descriptions, celle de la plage et celle de l’enterrement, se font écho. « Il me semblait que le convoi marchait un peu plus vite. Autour de moi c’était toujours la même campagne lumineuse, gorgée de soleil. L’éclat du soleil était insoutenable » (p. 28). Et puis de nouveau la plage. « La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes mes veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant » (p. 94). En route avec le convoi funèbre, Meursault dit : « Tout cela, le soleil, l’odeur de cuir..., la fatigue d’une nuit d’insomnie, me troublait le regard et les idées. (...) Moi, je sentais le sang qui me battait aux tempes. (...) Tout s’est passé ensuite avec tant de précipitation... que je ne me souviens plus de rien. Une chose seulement : à l’entrée du village, l’infirmière déléguée m’a parlé. (...) “Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l’église on attrape un chaud et froid.” Elle avait raison. Il n’y avait pas d’issue » (p. 29-30). A la plage non plus, il n’a pas d’issue : « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. (...) Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front. (...) C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé la main sur le revolver. La gâchette a cédé... J’ai secoué la sueur et le soleil. (...) Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût » (p. 94-95).

Incontestablement, Meursault a tué. Mais était-ce l’Arabe ? Ou bien cette victime anonyme et tout l’incident qui l’entoure fonctionnent-ils plutôt comme autant d’artifices de l’intrigue pour exprimer ce quelque chose que Meursault serait incapable de manifester de lui-même ? Meursault dira qu’il a tué pour se débarrasser du soleil. Mais en voulant se débarrasser du soleil, ne serait-ce pas plutôt son deuil non dit qu’il secoue, ne serait-ce pas plutôt sa douleur qu’il « assassine », à défaut de pouvoir la ressentir et la dire ? Tout comme dans Les Vagues de Virginia Woolf - récit où la position changeante du soleil à l’horizon de la mer représente les transformations affectives des personnages -l’éclat insoutenable et la brûlure du soleil figurent un événement psychologique dans L’Etranger, le deuil indicible de Meursault. La violence de son deuil se transforme en une douleur physique insupportable. Aux yeux aveuglés de Meursault, l’homme sur la plage n’est pas véritablement un être humain autonome qu’il est sur le point de tuer. Meursault s’est détaché de la situation réelle, il se trouve face à face avec lui-même.

A la question indignée de l’avocat : « Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ? » le procureur lancera qu’il « y avait entre ces deux ordres de faits une relation profonde, pathétique, essentielle » (p. 148). Oui, en tant que lecteur du roman et en dépit de mon antipathie, force m’est d’accorder au procureur cette compréhension. L’authenticité du rapport entre les deux ordres de faits n’est nullement discréditée par l’obstination du procureur d’y voir la preuve du cœur criminel de Meursault. Après tout, le procureur ne fait pas de psychanalyse ; sa fonction est de condamner, point de comprendre. Malgré l’iniquité de son utilisation du lien entre le meurtre de l’Arabe et l’enterrement de la mère, le procureur sera confirmé dans son intuition par Meursault, lorsque celui-ci passe en revue les faiblesses de son avocat. « Seulement, il n’a pas parlé de l’enterrement et j’ai senti que cela manquait dans la plaidoirie » (p. 160).

Avant le procès, l’avocat a demandé à Meursault « s’il pouvait dire que ce jour-là j’avais dominé mes sentiments naturels. Je lui ait dit : “Non, parce que c’est faux.” Il m’a regardé d’une façon bizarre, comme si je lui inspirais un peu de dégoût » (p. 102). Pour plaider la cause de Meursault, l’avocat aurait dû comprendre avant toute chose que Meursault était incapable de sentir tout court, partant, il n’avait nul besoin de dominer ses « sentiments naturels ». A jouer le rôle de l’analyste, l’avocat aurait pu faire valoir que Meursault a tué l’Arabe sans le vouloir et en dépit de tout bon sens, que son acte correspondait à une tentative aveugle d’anéantir le poids insoutenable d'un deuil méconnu comme tel. Si Meursault avait pu sentir son deuil, il n’aurait pas eu à tuer. De même, s’il avait pu y réfléchir par la suite et exprimer devant les jurés cette impuissance à sentir sa propre douleur, il aurait contré l’accusation de cruauté criminelle et il n’aurait sans doute pas été guillotiné. A tout bien prendre, Meursault se fait condamner à mort - dans un régime colonial où en tant que français, il aurait pu bénéficier d’un traitement moins dur - non pas parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère, mais parce que sa propre douleur lui est restée à jamais inaccessible et inexprimable. D’où son indifférence devant la vie et la mort. En effet, Meursault ne fera aucune tentative pour sauver sa tête de l’échafaud. Pourtant, les occasions ne manquent pas. A part l’unique explosion de colère contre l’aumônier à la veille de son exécution désormais certaine, le comportement de Meursault se caractérise par une même absence d’affecLs. De sorte que la mort de Meursault ne résulte pas véritablement de la sentence d’un juge - de même que le meurtre de l’Arabe n’est qu’en apparence un crime. Le « crime » et le « jugement » font tous deux partie intégrante d’un enchaînement inexorable dont le principe, certes extrême, émane d’un deuil impossible. La perte non introjectée pousse le protagoniste, au travers de l’accident ou du crime, vers l’inéluctable suicide. Si on peut parler de choix chez Meursault, c’est d’avoir provoqué la mort pour effacer le souvenir muet d’une autre mort, c’est d’avoir troqué le deuil impossible contre sa propre vie. Le mystère qui plane sur l’intrigue du roman provient sans doute du fait que personne, et le protagoniste encore moins que quiconque, n’y soupçonne les conséquences tragiques de la souffrance muette de Meursault ‘.

L'Etranger nous enseigne à débusquer les faibles signaux de la maladie du deuil dont parlent les auteurs de L’Ecorce et le noyau : la dépression sans cause apparente, l’insensibilité, la méconnaissance involontaire des raisons élémentaires du cœur, des règles rudimentaires de la vie en société. Les malades du deuil mènent souvent une vie familiale et professionnelle apparemment « normale » ; ils peuvent même en jouir à l’occasion. Toutefois, un sentiment de vide et de futilité risque à tout moment d’envahir leur existence. La vie se déroule pour ainsi dire sans leur intervention ; c’est comme s’ils en étaient absents. Ils accomplissent leurs actions, des plus importantes aux plus insignifiantes, avec une égale indifférence, voire avec le détachement machinal des robots. C’est sans doute le vague sentiment de n’être à son tour qu’un robot qui explique la fascination de Meursault pour « l’automate », une femme qu’il observe au restaurant et qu’il suivra dans la rue (cf. chap. v de la première partie). L’impression d’être en dehors des événements les plus importants de sa vie, Meursault la communique indirectement lors de son procès. « En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : “Mais tout de même, qui est l’accusé ?” (...) Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire » (p. 151-152). Cette même prise de conscience traversera Meursault encore une fois l’espace d’un instant, avant de s’éteindre. « La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. A un moment donné, cependant, je l’ai écouté parce qu’il disait : “Il est vrai que j’ai tué.” Puis il a continué sur ce ton, disant “je” chaque fois qu’il parlait de moi. J’étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme... il a ajouté : “Tous les avocats font ça.” Moi, j’ai pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j’étais déjà très loin de cette salle d’audience » (p. 159). Meursault ne peut pas savoir que si cet artifice des avocats le frappe tant, c’est que l’exclusion de lui-même, cette réduction à néant avait été son destin affectif depuis la mort de sa mère, sinon déjà bien avant '.

La problématique fondamentale des vicissitudes de l’introjection - dont cet essai a voulu fournir une première synthèse - filtre à travers l’œuvre entière d’Abraham et de Torok. Avec l’introjection et ses ennemis, les auteurs offrent une théorie épurée de la vie psychique. Le psychisme se partage entre (1) la poursuite de sa progression harmonieuse et (2) les afflictions ou les blocages de son fonctionnement, survenus par suite de traumas indépassables. Une telle division bipartite de la vie psychique permet aux auteurs d’élargir l’étendue des expériences vitales personnelles ou inter-personnelles, et qui seraient déterminantes dans les psychopathologies. A lire l’œuvre d’Abraham et de Torok, nous comprenons assez vite qu’il serait inutile de vouloir faire le recensement exhaustif des traumas (et encore moins de cataloguer les traumas dits typiques, tels les complexes universels) car leur variété est aussi infinie que l’est la diversité des situations humaines. Il est certain par ailleurs que la psychanalyse n’est guère nécessaire, sauf dans les cas où les processus spontanés de l’introjection psychique s’arrêteraient, voire se bloqueraient. Par contre, la psychanalyse s’impose lorsque les ennemis de la vie - les entraves de l’introjection - nous envahissent et nous privent de notre faculté naturelle de gérer nos catastrophes, de surmonter des crises et des traumas. Au fil de ces pages, j’ai voulu examiner un exemple d’introjection réussie (En merde Maupassant) - l’introjection réalisée au travers d’une cérémonie de deuil public (l’enterrement du bras amputé). La psychothérapie serait peu utile dans des cas analogues puisque la vie prend soin d’elle-même ; elle élabore spontanément le processus graduel d’ouverture et de réaménagement psychiques. Le conte de Maupassant nous montre en effet à quel point on est capable de trouver tout seul un mode symbolique original pour surmonter des traumatismes personnels. L’Etranger, au contraire, fait montre de l’absence ou de l’impossibilité de l’introjection. Le drame d’une perte non élaborée creuse un abîme entre le protagoniste et sa société ; le trauma disloque notre capacité d’entrer en contact avec nous-mêmes et les autres. C’est dans des cas semblables à celui de Meursault que la psychanalyse formulera avec profit, et pour y répondre éventuellement, la question : comment peut-on aider les analysants à rétablir un processus d’introjection qui n’a pu s’effectuer spontanément ? La clinique analytique cherchera dès lors à dégager le trauma, ainsi que son contexte affectif méconnu jusque-là, trauma et contexte sans doute beaucoup trop douloureux ou inavouables pour qu’on puisse s’en souvenir et leur accorder droit de cité dans le déroulement de notre vie.

Nicholas Rand