Complément à l’étude de la névrose obsessionnelle
Dans la vie psychique de l’obsédé le trouble principal se manifeste au niveau du processus rationnel, dans sa pensée. Grâce à des études plus récentes, la psychologie individuelle comparée peut y ajouter les observations suivantes. Aucune école psychologique n’a si tôt et d’une façon si formelle souligné la nécessité d’observer, sans la morceler, la vie psychique dans son ensemble. Mais j’ai aussi démontré qu’en face de la diversité et de l’originalité de chaque individu, suivant les modalités du style de vie, ressort davantage, dans le cadre de l’ensemble, l’accentuation de certains facteurs, dynamismes psychiques, tantôt de nature idéatoire, tantôt affective, tantôt attitudes, active ou passive. Parmi toutes ces manifestations psychiques, l’élément idéatoire se trouve particulièrement accentué dans la névrose obsessionnelle, quoique allant toujours à l’encontre du sentiment social, donc du sens commun. Ceci se trouve non seulement dans les idées obsessionnelles du malade, mais aussi dans toutes ses manifestations vitales. Il a un intérêt particulier pour les mots, il médite longtemps ses idées, il les rumine, il aime couper les cheveux en quatre, il croit : « Au commencement était le Verbe ». Mentionnons que les sujets à pareille structure psychique peuvent arriver à des succès incontestables lorsqu’ils se meuvent sur les chemins du sentiment social. Mais cette activité psychique reste stérile si elle se détourne de la société. C’est le cas de toutes les phrases des obsédés, avec leurs prières et leurs rites, avec l’expression de leurs injures, offenses, avec leur croyance dans leur condamnation. Il en est de même, de leurs actions qu’il est facile de transposer dans le domaine de l’idée, par exemple dans la contrainte de se laver qui, mieux que ne peuvent l’exprimer les mots, veut dire que les autres sont des gens malpropres. On a bien souvent l’impression que dans ce cas, les paroles et les idées ont une importance capitale pour l’individu, étant donné que très tôt dans l’existence de ces malades, la possibilité d’expression verbale et idéatoire a pris une place prépondérante ; dans un entourage qui semblait être hostile à l’enfant sensible qu’était le malade et où, dans son petit monde, les autres se montraient mieux informés des choses de cette vie par des mots, des idées ou des injures. La timidité et la réserve anxieuse de l’enfant lui donnent l’impression que, grâce à des paroles, on peut se quereller avantageusement et échafauder un véritable système de défense dans ses rapports avec ses semblables. Dans ce cas s’impose également la comparaison avec la schizophrénie qui, elle, se manifeste avant tout par un trouble du cours de la pensée, fréquemment aussi par des néologismes concernant des mots, des phrases, voire des idées latentes. Mais les autres éléments de la vie psychique ne manquent, bien entendu, jamais, quoique places à l’arrière-plan du secteur idéatoire. Il en est ainsi de la vie affective, de la peur, de l’hypersensibilité qui correspondent aux chocs provoqués par les problèmes vitaux présents, chocs qui se manifesteront d’une façon inévitable toutes les fois que la philosophie subjective de l’enfant se heurtera d’une façon déconcertante à la réalité de la vie, exigeant une retraite. Cette retraite forcée amplifie encore l’originalité, depuis toujours prédominante, de l’enfant, particularité automatiquement considérée par le sujet comme étant le facteur le plus puissant de son existence.
Dans la mesure où nous sommes renseignés sur ce sujet – et nous le sommes à peine –, on peut dire que la faculté innée en faveur du développement de la pensée et du langage est certes très variée. Personne ne peut aujourd’hui fournir des renseignements sur cette question, toutes les études génétiques, à partir du résultat donne, ne faisant que conclure, d’une manière erronée d’ailleurs, sur l’importance des possibilités innées. Or, il est possible d’admettre qu’une meilleure faculté des fonctions du langage, comme d’ailleurs de toutes les autres possibilités, représente un avantage lorsqu’on sait l’utiliser d’une façon efficace, c’est-à-dire en le faisant s’épanouir dans le courant de l’évolution, du progrès humain, en tant que contribution pour le bien de l’humanité. Dans le cas contraire, ces facultés restent stériles, inutiles, voire même nuisibles. Il en est ainsi de l’obsession et de la paranoïa.
Il est probable que le processus idéatoire et verbal se trouve place au premier plan grâce au pouvoir créateur de l’enfant et que ce processus arrive à un meilleur développement si l’enfant réalise (on tant qu’infériorité) son propre développement du langage. Il se heurte à son entourage qui volontairement ou sans le vouloir lui remémore constamment ce problème. Le sentiment d’infériorité se manifeste dans ces conditions de façon si intense qu’il oblige l’enfant à mettre en œuvre un entraînement plus suivi pour arriver à de meilleurs rendements, ou à abandonner la lutte en cas de découragement. Les deux modalités sont valables pour une conception héréditaire de la faculté du langage. J’ai constaté lors de nombreux cas de névrose obsessionnelle, que des critiques exprimées par l’entourage, des injures, des moqueries concernant sa manière de s’exprimer peuvent agir sur l’enfant, quelles que soient ses possibilités innées, possibilités qu’il s’efforcera d’améliorer considérablement dans ses moyens d’expression, soit en imitant le ton caustique, soit en devenant plus habile dans la réplique, répondant du tac au tac ou encore en renonçant à toute réponse, manifestant cet esprit d’escalier où il ne trouve la réponse que lorsqu’il est trop tard. Ou bien l’enfant se sert d’une formule qui revient toutes les fois que son orgueil et sa fierté sont menacés. L’obsédé appartient à ce dernier type de sujet. Une de mes malades, souffrant d’une obsession impulsive de se laver et de ranger ses affaires, avait grandi comme benjamine maladroite dans une famille où on discutait, criait, injuriait constamment et où elle fut assez souvent grondée, voyant ses expressions tournées en dérision. Lorsque peu de temps après son mariage, son mari commença à la critiquer, elle le prit de haut et arriva à se soustraire à son mari et à ses obligations ménagères par son besoin de rangement et ses symptômes morbides, comme si elle voulait dire : Tu vois, nigaud, ce qui advient si je donne suite à tes exigences et tes critiques concernant l’ordre et la propreté. Si quelque chose ne correspondait pas à sa véritable rage de propreté, elle proférait les mots apparemment dépourvus de sens : « Secours urgent ».
Une fois j’ai eu l’honneur d’exposer ces conceptions devant une assemblée de médecins. Un des psychiatres présents commença, au moment de la discussion, à attaquer mes vues, en faisant sortir certains mots de mon exposé et en les interprétant dans son sens. Dans ma réponse, je m’efforçai calmement de lui faire comprendre mon point de vue en lui disant : « Voyez-vous, si, avec votre tendance à couper les cheveux en quatre, vous aviez le malheur de faire une névrose, vous feriez certainement une névrose obsessionnelle ». Je fus effrayé de l’effet de mes paroles. Mon confrère resta muet, pâle et comme bouleversé. Je m’excusai tant bien que mal auprès de lui. Mais, dans la même soirée, j’appris que mon collègue était en traitement depuis deux ans pour une névrose obsessionnelle, traitement qui, jusqu’alors, n’avait pas donne de résultat.
Depuis le début de son mariage avec un homme qu’elle sous-estimait, une institutrice, âgée de 36 ans, souffrait de boulimie. De temps en temps elle se voyait obligée d’ingurgiter des quantités énormes de nourriture jusqu’à s’effondrer, épuisée. Elle-même jugea ce comportement absurde et peu naturel, d’autant plus que, pour garder la ligne, elle suivait depuis un certain temps un régime amaigrissant. Ce régime fut surveillé par le mari, homme assez pédant et grincheux, qui la contrariait souvent afin de contrebalancer la conduite dépréciante de sa femme et de son fils. Les deux le critiquaient constamment, mais toute menace et toute proposition de divorce restèrent sans effet. L’analyse montra très rapidement que la jeune femme succombait à la boulimie, toutes les fois qu’elle méditait sur son sort, estimant qu’elle avait gaspillé sa vie en épousant cet homme, dont elle ne niait d’ailleurs pas certaines qualités. Son style de vie se résumait depuis son enfance dans l’idée : « ne rien se laisser dire, toujours garder la suprématie et instruire les autres ». La tendance à affronter la vie avec la force de l’idée et de la parole ressortait très nettement chez cette malade. L’étude de son développement ultérieur confirme d’ailleurs les traits caractéristiques de sa personnalité. Elle exige souvent des « longues conversations », écrit des lettres interminables et mène sa maison à l’aide de discours incessants.
Je suis convaincu de ce que certains de mes lecteurs poseront, étonnés, la question de savoir s’il faut renoncer au langage et si notre psychologie s’adonne à l’irrationalisme, sous-estimant la valeur de la pensée. Je répondrai qu’il s’agit de nuances et qu’il ne faut abuser même des meilleures facultés. Si pareils sujets se voient privés de leurs possibilités de succès – dans ce cas la possibilité de langage – alors leurs moyens d’expression changent et c’est par le « jargon d’organe » qu’ils s’expriment : dans notre cas, la boulimie, en tant qu’expression gestuelle, secrète d’une attaque et d’un acte d’hostilité.
Il nous faut également trouver une réponse à la question du choix du symptôme. Pourquoi ne retrouvons-nous pas une hostilité dans tout geste obsessionnel : dans le besoin de se laver sans cesse les mains, dans celui de proférer des injures, dans l’idée de tuer ? Il eût fallu dans le cas présent que l’attaque se réalisât de façon secrète. Car dans un dialogue ouvert, le mari aurait eu très facilement le dessus. La malade n’était d’ailleurs pas assez disposée à provoquer une rupture franche avec son mari, surtout là où elle se savait dans son tort. En outre, le souvenir d’une situation enfantine très dégradante pour elle apporte un supplément d’information. À l’époque ou elle était âgée de 2 ans, ses parents, de situation aisée jusqu’alors, perdirent leur fortune et bien souvent la famille souffrait de la faim. S’il y avait quelque chose à manger, notre petite se précipitait sur la nourriture pour l’avaler. Mais jamais notre malade ne put pardonner à son père de l’avoir, par son insouciance et sa légèreté, amenée à une situation si dégradante pour elle. Sa boulimie était déjà, à cette époque, l’expression organo-psychique d’un ressentiment envers son père.
Dans ce cas, le maintien du mariage était un problème capital, puisque la malade l’envisageait avec appréhension. Il me parut nécessaire de maintenir ce mariage. Dans pareil cas il me semble indispensable – contrairement à l’opinion d’autres psychiatres qui insistent sur l’importance d’une neutralité absolue – d’intervenir et de donner des conseils. Je pense que, d’une façon aimable, parfois sous forme de questions – tant qu’on ne s’est pas assuré la confiance entière et la collaboration du malade – il faut intervenir, comme d’ailleurs également dans les cas de psychose et de délinquance, de façon à ne pas aggraver la situation par un fait accompli. Dans ce cas, je proposai à la malade de renoncer à toute critique pendant un certain temps et, d’une façon générale, de moins parler ; ensuite de tout faire pour encourager le pauvre mari visiblement découragé. J’ai également mentionné l’attitude hautaine de la malade, attitude qui aurait pu provoquer chez le mari l’impression qu’on le regardait de haut. Ces conseils semblaient avoir été d’une certaine efficacité.