25. L’enfant et le monde médical

La maladie est un épisode normal et inéluctable dans la vie de l’enfant. Les maladies dites « infantiles » en sont d’ailleurs l’illustration. Dans l’esprit de tout enfant la maladie et son corrélât le médecin occupent une place importante. Le jeu du docteur se retrouve d’ailleurs constamment dans les activités spontanées des enfants. À travers ces jeux ou dessins l’étude des caractéristiques de l’image du médecin permet de dégager divers axes significatifs : fréquemment le médecin possède les attributs du savoir et de la puissance. Il occupe généralement une position active contrairement à la position soumise et passive du petit patient. Il n’est pas rare que cette activité se teinte d’agressivité, voire de sadisme (la piqûre). Il existe en outre un contraste entre d’un côté cette attitude de soin et de compréhension, c’est-à-dire une position plutôt maternelle, et d’un autre côté, un comportement autoritaire, mais facilement agressif (image à versant plutôt paternel). L’enfant oscille entre ces deux types d’images scindées parfois en fonction de l’apprentissage des stéréotypes culturels en une mère-infirmière, gentille et compréhensive d’un côté, un père-médecin, sévère et craint de l’autre. La fonction sexuelle du médecin est encore renforcée par la « piqûre », symbole de la pénétration agressive et douloureuse.

Au plan de la dynamique familiale, de nombreux dessins d’enfants témoignent d’une nouvelle triangulation entre mère-enfant-médecin : le couple mère-médecin constitue un déplacement œdipien plus ou moins direct. Dans certaines familles le couple mère-médecin peut devenir le principal pôle d’interaction du groupe, en particulier si une maladie grave ou chronique de l’enfant justifie cette présence médicale. Dans d’autre cas, c’est l’anxiété maternelle qui crée ce nouveau triangle relationnel. Quand il s’agit de maladie somatique grave l’interposition du médecin entre la mère et son enfant risque d’introduire des perturbations dans les échanges mère-enfant, surtout quand il s’agit d’un petit enfant à une époque où la mère tire une grande partie de ses gratifications de la toute-puissance que celui-ci lui attribue, et qu’elle vient de perdre en faveur du médecin.

Dans ce chapitre nous étudierons d’abord les maladies aiguës, en particulier les interventions chirurgicales, puis les maladies chroniques graves. Nous y rattacherons le problème de la prématurité et de son devenir. Le problème des atteintes motrices est traité avec l’infirmité motrice cérébrale (v. p. 245).

L’expérience de la maladie renvoie l’enfant à des mouvements psycho-affectifs divers :

1°) la régression accompagne presque toujours la maladie : retour à une relation de soin corporel, de dépendance qui était celle du nourrisson ;

2°) la souffrance peut être rattachée à un vécu de punition ou à un sentiment de faute : la culpabilité infiltre fréquemment le vécu de l’enfant malade. Cette culpabilité peut être parfois renforcée par le discours familial (« tu as pris froid parce que tu n’étais pas assez couvert » ou « tu n’avais qu’à faire attention »), mais elle trouve aussi son origine dans la vie fantasmatique de l’enfant ;

3°) l’atteinte du schéma corporel, ou plutôt du « sentiment de soi » dans son sens le plus large, dépend de la gravité, de la durée et de la nature du handicap imposé par la maladie, mais ce sentiment est fréquent : corps imparfait, faillible, défectueux. En fonction du type de conflit cette atteinte du « sentiment de soi » se focalisera sur des fantasmes de castration ou sur une blessure narcissique plus ou moins profonde ;

4°) la mort enfin apparaît en filigrane dans certaines maladies, même si l’enfant, comme sa famille, en parle peu.

I. – Maladies aiguës – Interventions chirurgicales

Dans la grande majorité des cas ces maladies sont de nature relativement bénignes. Elles constituent ce qu’on pourrait appeler de « bonnes maladies » qui permettent à l’enfant de faire l’expérience de la régression, d’une relation de soins et de la dépendance. Puis, dans un délai relativement rapide, il recouvre la santé et le bien-être physique. La réaction de l’enfant dépend de son âge, des attitudes de son entourage, de la nécessité ou non d’une hospitalisation, de la nature plus ou moins agressive des soins exigés. D’une manière générale, les hospitalisations peuvent apporter des perturbations profondes surtout à l’âge sensible (6 à 30 mois), même si elles sont courtes. À cet égard, certains pays ont généralisé la pratique de l’hospitalisation mère-enfant (pour plus de 70 % des services hospitaliers en Angleterre), afin d’éviter la détresse aiguë néfaste tant à l’équilibre psychologique de l’enfant qu’à ses capacités de luttes actives contre la maladie (v. le problème de l’hospitalisme p. 382).

Les opérations chirurgicales peuvent, lorsqu’elles n’ont pas fait l’objet d’une préparation, d’explications, voire de dessins longuement commentés, représenter un facteur traumatique notable. Le cas s’observe surtout quand l’intervention entre en résonance avec les principaux conflits fantasmatiques de l’enfant : certaines opérations heurtent de plein fouet ces conflits (amygdalectomie, appendicectomie). De telles interventions, surtout s’il s’y ajoute un climat de drame ou d’agressivité sadique plus ou moins franche, peuvent constituer un traumatisme psychique qui réactive et ou/réalise les angoisses névrotiques de castration de l’enfant ; elles risquent alors de cristalliser ce conflit.

Par leur incidence directe sur la sexualité, des interventions, banales ou bénignes pour le chirurgien, peuvent, comme nous avons eu l’occasion de le voir plusieurs fois, être le point d’ancrage d’une problématique névrotique durable : il en est ainsi du phimosis ou de l’ectopie testiculaire. Ces interventions bénignes demandent une préparation psychologique beaucoup plus importante et longue que l’acte chirurgical lui-même.

Nous citerons enfin les accidents traumatiques, en particulier les fractures. Si le hasard malheureux est parfois seul responsable, l’étude attentive de la personnalité des enfants, de leurs antécédents, montre que l’accident peut s’inscrire dans une problématique dominée par la culpabilité ou l’angoisse de castration, et témoigner d’une véritable conduite de provocation. Cela est particulièrement vrai en cas de traumatismes ou d’accidents répétitifs : l’étude de cette population d’enfants montre des caractéristiques proches d’une population d’enfants suicidaires (v. p. 205).

II. – Maladies graves et chroniques

Nous regroupons ici les maladies graves où le pronostic vital est en jeu à plus ou moins long terme, et les maladies au long cours plus ou moins invalidantes. Dans le premier cas, la problématique de la mort est au premier plan, dans le second c’est celle de l’intégrité corporelle et narcissique. Mais cette distinction est souvent arbitraire car les deux plans sont toujours étroitement mêlés.

Le problème, devant une maladie grave et chronique, est toujours double : celui de l’investissement par l’enfant d’un corps dont le fonctionnement est défectueux ou menacé, celui de l’investissement par les parents d’un enfant malade.

Sur le plan épidémiologique le pourcentage d’enfants atteints d’une maladie grave et/ou chronique, varie selon la gravité des atteintes retenues. Toutefois, Pless estime qu’entre 6 et 20 % des enfants sont atteints par l’une de ces affections. Dans cette population l’incidence des troubles psychiatriques semble un peu plus élevée que dans la population générale (15 % contre 6 %), bien que là aussi de grandes variations existent selon les auteurs.

Après de multiples études on peut maintenant affirmer qu’il n’y a pas de profil de personnalité propre à tel ou tel type de maladie, même si par leur nature et les soins nécessaires certaines affections suscitent des remaniements ou des vécus particuliers (diabète insulinodépendant, insuffisance rénale chronique). Le niveau intellectuel des enfants est généralement identique à celui de la population générale. Signalons toutefois la fréquence des niveaux faibles chez l’enfant cardiaque (Q.I. < 90 dans 26 à 37 % des cas), et chez l’enfant diabétique, quand le diabète a débuté avant 5 ans : l’importance de l’hypoxie, l’existence de coma diabétique, les hospitalisations prolongées sont tenues pour responsables.

À la période initiale du diagnostic les modifications de l’équilibre familial sont intenses et rapides : on note toujours une période de choc avec parfois des réactions d’accablement ou d’effondrement chez les parents, surtout chez la mère. Apparaît ensuite une période de lutte contre la maladie, qui en fonction des familles s’orientera vers une attitude de déni ou de refus de cette maladie ou vers une collaboration avec le médecin. Enfin la chronicité des troubles entraîne une réorganisation de l’économie familiale autour de cette maladie. Nous étudierons successivement les réactions de l’enfant, celles de sa famille, le problème des adolescents (voir Avant-propos), enfin la problématique de la mort.

A. – L’enfant devant la maladie grave et prolongée

Les réactions dépendent d’abord de l’âge et de la compréhension que l’enfant peut avoir de sa maladie. Avant 3-4 ans, la maladie est difficilement perçue comme telle, chaque épisode est vécu pour son propre compte : l’enfant est sensible aux séparations, aux hospitalisations, aux « agressions » subies (interventions chirurgicales, piqûres, perfusions). M. Green a décrit « le syndrome de l’enfant vulnérable » chez les enfants qui ont, pendant la première année de leur vie, traversé une période critique sur le plan vital. Ce syndrome se caractérise essentiellement, selon l’auteur, par une intense et durable fixation passive à la mère.

Entre 4 et 10 ans, la maladie est d’abord, comme tout épisode aigu, l’occasion d’une régression plus ou moins profonde et durable. Devant la persistance de la maladie l’enfant aménage des défenses qu’on peut grossièrement répartir selon trois registres :

■ le registre de l’opposition : l’enfant refuse la limitation imposée par la maladie ou par les soins. Ce rejet peut être massif, avec crise d’agitation, colère et impulsivité, ou plus modulé sous forme d’un déni des difficultés. Ce déni s’accompagne alors d’attitudes de prestance ou de provocation parfois dangereuses (désir de pratiquer les activités précisément déconseillées) ;

■ le registre de la soumission et de l’inhibition, toujours lié au sentiment d’une perte (de l’intégrité corporelle, de la puissance phallique) ; la maladie peut s’accompagner d’un vécu dépressif où interviennent diversement la blessure narcissique, souvent sous la forme de honte envers le corps, et le sentiment de culpabilité. L’inhibition est soit physique, marquée par la passivité et l’acceptation de la dépendance, soit psychique avec une inhibition intellectuelle dont la traduction la plus immédiate est l’incapacité à comprendre la maladie. Cette inhibition risque d’aboutir également à l’échec scolaire ;

■ la sublimation et la collaboration sont les mécanismes défensifs de dégagement pulsionnel les plus positifs. Il peut s’agir d’une identification à l’agresseur bienfaisant (le médecin), cas le plus fréquent, ou parfois d’une identification positive à un parent atteint de la même affection. La possibilité de donner à l’enfant la meilleure autonomie possible avec une prise en charge de son traitement va dans le sens de ces défenses. Il en est ainsi du diabète juvénile insulino-dépendant quand l’enfant peut lui-même faire ses injections ou de l’insuffisance rénale quand il participe activement à la préparation et à la mise en place de la séance d’épuration.

Quels que soient ces aménagements défensifs, la vie pulsionnelle et fantasmatique des enfants atteints de maladie grave et chronique risque de s’organiser autour de la réalité traumatique surtout si l’entourage familial, par son angoisse, sa sollicitude excessive ou ses interdits répétés, vient renforcer les limitations existantes. Dans les tests de personnalité, les épreuves projectives montrent la fréquence des thèmes relationnels de persécution et d’abandon, des images d’un corps mutilé, morcelé ou menacé d’annihilation. La maladie renvoie toujours l’enfant aux deux couples suivants : faute-culpabilité et agression-punition.

La maladie chronique risque de focaliser et de figer l’expression fantasmatique lorsque l’organisation psychopathologique prédispose l’enfant. À propos du diabète juvénile Cramer remarque : « un certain nombre d’angoisses comme le sentiment de manque, d’impuissance ou de castration sont déplacés sur les craintes réelles liées aux conséquences du diabète : la maladie et les circonstances qui lui ont été associées sont employées comme mode d’expression de ces fantasmes de base ». De même pour G. Raimbault : « l’enfant construit de façon plus ou moins élaborée une interprétation de sa maladie, comme pour donner un sens à cet ensemble insensé et destructeur, et ceci, le plus souvent en termes de faute-culpabilité et punition ».

B. – La famille face à l’enfant malade

La grande majorité des études s’accorde à reconnaître l’extrême importance des réactions de la famille dans l’équilibre ultérieur de l’enfant malade.

Les réactions d’angoisse, de désarroi extrême, voire de panique ou de colère sont habituelles lors de l’annonce de la maladie. D’emblée, à une phase où le médecin n’a pas encore tous les éléments de réponse, les familles se préoccupent du diagnostic, des complications éventuelles. L’atteinte fréquente du narcissisme parental se focalise autour de la question de l’étiologie et de l’hérédité : des théories étiologiques, parfois très fantaisistes, sont élaborées par les parents pour dénier toute charge héréditaire, ou au contraire pour assumer tout le poids de la transmission de la « tare » par l’un des deux. Les réactions défensives constituent la première illustration de la culpabilité constante des familles : celle-ci exacerbe les réactions d’ambivalence envers le petit malade et rend compte en partie des attitudes décrites dans toutes les maladies chroniques : hyperprotection anxieuse, rejet, déni omnipotent de la maladie ou du rôle des médecins. La famille passe en général par ces divers registres avant d’aboutir dans les meilleurs cas à l’acceptation tolérante et réaliste de la maladie (Cramer).

Au long cours le risque majeur est de transformer la maladie chronique en système explicatif permanent et total de toute conduite, de toute pensée ou de tout affect survenant chez l’enfant. La maladie devient alors un système rationalisant faisant écran à tout autre mode d’approche.

■ Relations médecin-famille : les relations nouvelles entre méde-cin-enfant-famille déforment parfois profondément la nature des relations possibles entre mère et enfant, surtout quand ils sont petits. Certaines mères supportent très mal de se sentir dépossédées au profit d’un tiers de leur rôle de soin, de protection. La perte de cette toute-puissance maternelle à un stade où elle est encore nécessaire pour permettre à la mère de s’adapter au plus près des besoins de l’enfant peut constituer un élément pathogène ultérieur (syndrome des enfants vulnérables). Dans l’immédiat, des dépressions maternelles parfois profondes ont été observées, dépressions qui renforcent encore la culpabilité parentale. Par la suite, la dépendance des parents à l’égard du corps médical, dépendance d’autant plus grande que la maladie est grave et prolongée, risque d’aboutir à une relation superficielle et obsessionnalisée avec le médecin, centrée sur les petits détails de la maladie. Toutes les questions de fond sont évacuées d’une part parce que la famille dépend trop du médecin pour pouvoir exprimer le moindre affect positif ou négatif à son égard, d’autre part en raison de l’investissement défensif de ces petits détails. C’est ce type de relation que Cramer appelle la « collusion du silence » ou « les attitudes du médecin et de la famille s’engrènent et se renforcent les unes les autres pour aboutir à ce que le dialogue reste limité aux aspects routiniers extérieurs de la maladie », taisant les questions de fond du pronostic, de l’étiologie et du monde des affects.

III. – Maladie à évolution fatale : le problème de la mort et celui du secret

Le concept de mort chez l’enfant, son évolution génétique ont été étudiés dans le cadre du suicide de l’enfant (v. p. 198). Rappelons que la notion de mort s’organise autour de deux points essentiels, la perception de l’absence puis l’intégration de la permanence de cette absence. Quatre phases permettent d’en repérer les principales étapes :

1°) phase d’incompréhension totale (0 à 2 ans) ;

2°) phase abstraite de perception mythique de la mort (2 à 4-6 ans) ;

3°) phase concrète de réalisme et de personnification (jusqu’à 9 ans) ;

4°) phase abstraite d’accession à l’angoisse existentielle (à partir de 10-11 ans).

L’existence d’une maladie à issue fatale confronte la famille, mais aussi l’enfant à la mort. Si, à l’évidence, le très jeune enfant peut difficilement « penser sa mort », les entretiens cliniques avec l’enfant proche de sa mort (N. et J.M. Alby, G. Raimbault) montrent qu’il a parfois une conscience beaucoup plus développée de l’issue fatale que ne le croient les adultes.

L’enfant paraît capable, même très jeune, de préssentir sa mort parfois sur un mode difficilement formulable : dans quelques cas l’enfant se met à refuser des soins acceptés jusque-là sans opposition, demande à rentrer chez lui. Dans d’autres cas, l’enfant peut verbaliser ses craintes ou son interrogation surtout s’il a le sentiment que l’entourage adulte peut accepter ses questions. En effet, sans avoir conscience de sa mort prochaine (mais quel adulte en a pleinement conscience ?) l’enfant peut en revanche percevoir avec acuité le malaise soudain des adultes qui l’entourent. La mort de l’enfant est difficilement tolérable : le médecin peut devenir soudain distant, inaccessible alors qu’il paraissait jusque-là proche et préoccupé de l’enfant. Dans d’autres cas toute aggravation est niée, une pseudo-jovialité entoure l’enfant et masque l’angoisse, comme si tout allait bien.

Les entretiens montrent que, à ce moment difficile, l’enfant a besoin d’un contact et d’être accompagné. En outre l’enfant peut éprouver un sentiment de culpabilité vis-à-vis de sa famille qui est triste, qui pleure à cause de lui et qu’il va abandonner, délaisser. Cette culpabilité peut être à l’origine de réaction en apparence paradoxale de l’enfant qui affecte alors une subexcitation ou une discrète euphorie.

Dans tous les cas le médecin qui traitait l’enfant doit être présent, même si son impuissance actuelle lui fait vivre un sentiment de culpabilité : « même quand un pédiatre ne peut plus appliquer le traitement médical, il peut aider l’enfant en suivant les conseils que celui-ci donne lui-même, en ne brisant pas leurs liens, en écoutant ses questions sur la vie et la mort, et en y répondant. Si au contraire il rompait ses relations avec l’enfant, et cessait tout échange avec lui, il le laisserait angoissé dans une solitude prématurée préfigurant la mort » (G. Raimbault).

Quant au problème de la vérité ou du secret, les récentes études ont permis un changement d’attitude. Le silence classique, le secret gardé en maintenant une atmosphère étouffante de complot ne sont plus de mise car on sait de nos jours que l’enfant perçoit avec acuité la gravité du pronostic. En revanche, l’exposé froid et rationalisé de ce pronostic relève plus souvent d’une position défensive de la part du médecin. La seule attitude valable pour le pédiatre, comme pour le psychologue ou le psychiatre, est de se laisser porter par les questions de l’enfant, de ne pas les éluder, d’y donner des réponses simples et directes : « Quand l’enfant a la possibilité de s’exprimer librement avec un adulte, il aborde sans gêne le sujet de la mort » nous dit encore G. Raimbault.

IV. – La prématurité

On appelle prématuré un enfant né vivant au terme d’une gestation inférieure à 37 semaines (normal : 42 semaines plus ou moins une). Théoriquement il conviendrait de distinguer clairement la prématurité et le Retard de Croissance Intra-Utérin (R.C.I.U.) : l’enfant prématuré naît avant le terme, mais son poids est normal compte tenu de l’âge gestationnel. L’enfant né avec un retard de croissance intra-utérin présente un décalage parfois important de poids par rapport à son âge gestationnel. La définition de l’O.M.S. incluant sous le terme prématurité l’ensemble des enfants pesant moins de 2 500 grammes à la naissance, tend à confondre ces deux populations que les enquêtes épidémiologiques catamnestiques différencient de plus en plus nettement : les séquelles paraissent en effet beaucoup plus fréquentes dans la population des R.C.I.U.

Quoi qu’il en soit, le pourcentage moyen de nouveau-nés de faible poids est, grâce aux constants efforts de prévention, en régression régulière : 8,2 % des naissances en 1972, 6,8 % en 1976, 5,6 % en 1981 (I.N.S.E.R.M.), tombant même pour certains services ayant une politique de prévention très active à des taux de 3,5 % (E. Papiernik). Selon les pays les pourcentages oscillent entre 6 et 12 %.

Outre la distinction entre retard de croissance intra-utérin et prématurité, les progrès de la réanimation néonatale conduisent à distinguer le prématuré simple et le grand prématuré (poids de naissance inférieur à 1 500 grammes) chez lequel d’ailleurs peuvent s’associer prématurité et R.C.I.U.

Les facteurs responsables de la prématurité peuvent se répartir en deux pôles :

— les facteurs individuels au niveau de la mère sur lesquels nous ne nous étendrons pas ;

— les facteurs socio-économiques : toutes les statistiques en reconnaissent la forte incidence. La précarité des conditions matérielles de vie, la fatigue due à un travail pénible, de longs trajets quotidiens, une alimentation défectueuse sont des facteurs favorisants. Or tous les auteurs s’accordent à reconnaître que les médiocres conditions socio-économiques de la famille représentent le facteur de risque le plus important dans le développement psycho-affectif de l’enfant (v. p. 384). Ainsi un effet cumulatif est à craindre entre ces deux séries : prématurité-pauvreté socio-économique. Les efforts de prévention portent d’ailleurs en priorité sur ces facteurs environnementaux.

Un prématuré né dans une famille de classe sociale défavorisée court des risques élevés, alors que si on exclut les prématurés présentant des signes d’une lésion neurologique, il n’y a presque pas de différence évolutive entre les enfants nés prématurément, et ceux nés à terme dans les classes sociales moyennes ou supérieures. L’avenir psychosocial de l’enfant prématuré est encore assombri par la fréquence d’une distorsion ou d’une carence relationnelle familiale : parmi les enfants victimes de sévices, on compte 26 % de prématurés (v. p. 392).

Les progrès de la réanimation néonatale permettent la survie d’enfants nés dans des conditions de plus en plus précaires ; d’autre part les améliorations techniques ont quasiment fait disparaître certaines complications (telle la fibroplasie rétro-lentale par hyper-oxygénation) et ont réduit notablement les séquelles les plus graves (comme dans le cas de la maladie des membranes hyalines). La survie de l’enfant prématuré progresse de manière spectaculaire (v. tableau XIV).

TABLEAUXIV. – Pourcentage de mortalité chez les enfants de

PETIT POIDS DE NAISSANCE

(d’après P. Satge)

POIDS DE NAISSANCE

1957

1967

1977

P.N. < 1000 g

85,7 %

68,5 %

40 %

1 001 < P.N. < 1 250 g

63 %

46 %

28,5 %

1 251 < P.N. < 1 500 g

33,9 %

26,2 %

14,7 %

P.N. > 1 500 g

28,4 %

15,7 %

7 %

Les séquelles graves, en particulier neuropsychiques, décroissent elles aussi régulièrement. Elles se rencontrent surtout chez le grand prématuré (poids de naissance < 1 500 g) et en cas de complications néonatales (Apgar < 5 à 5 minutes) : Salbreux trouve 14,5 % de séquelles neuropsychiques graves dans une population ainsi définie : infirmité motrice cérébrale, encéphalopathie avec déficit intellectuel plus ou moins profond, déficience sensorielle, hypotonie grave.

Ainsi la grande majorité des prématurés passe le cap du premier développement en surmontant les complications somatiques les plus redoutables. Mais ce succès se paie par des conditions d’élevage totalement artificielles : incubateur, gavage gastrique, perfusion, contrôle permanent des principales constantes biologiques… Le prématuré est placé dans un univers mécanisé, robotisé et médicalisé à l’extrême : le retentissement psychologique de ces conditions particulières d’élevage passe désormais au premier plan. Les néonatologistes prennent progressivement conscience de l’importance de ces facteurs d’environnement ; le bruit fait par l’incubateur (parfois supérieur à 90 décibels) a d’abord focalisé l’attention. On s’est alors efforcé de concevoir des incubateurs silencieux. Actuellement l’attention s’oriente vers l’étude des premières interactions entre la mère et son nouveau-né en soulignant la faible compétence et la forte vulnérabilité du nouveau-né prématuré. Ainsi plusieurs études ont montré que le prématuré présente une tolérance réduite au « surmenage sensoriel » (Brazelton) y réagissant par le retrait, qu’il a des capacités homéostatiques réduites (étant soit hyperréactif, soit hypo-réactif). Les bébés prématurés sont souvent plus irritables, moins facilement consolables, n’exprimant pas leurs besoins par des manifestations d’appel adéquates. On peut en conclure que les bébés prématurés organisent moins bien que les bébés nés à terme, les diverses conduites interactives. Pour les parents et surtout la mère, outre le traumatisme psychique que représente la naissance prématurée (voir ci-dessous), la relation avec son bébé prématuré est elle aussi plus difficile, moins gratifiante, car elle ne reçoit pas, ou de façon moindre, la réponse en retour à ses tentatives de communication ; elle doit sans cesse ou stimuler ou apaiser son bébé.

L’ensemble de ces constatations rend compte des difficultés d’élevage et de communication entre le prématuré et son environnement. De façon un peu schématique, nous distinguerons les difficultés rencontrées d’abord chez la mère (à la naissance, puis lors des premiers échanges), puis chez l’enfant.

A. – La mère de l’enfant prématuré

La naissance d’un enfant prématuré survient généralement dans un contexte d’urgence et de drame : elle prive la mère de la préparation et du travail psychologique si important en fin de grossesse. Elle donne à la mère un sentiment de blessure, d’incapacité pouvant entraîner une remise en cause profonde du fondement narcissique de sa personnalité et de son identité. Ce contexte de « prématurité psychologique » (quand on songe aux échanges si riches entre une mère et son enfant pendant le dernier trimestre de la grossesse), le sentiment de culpabilité et de honte narcissique peuvent être à l’origine de réactions particulières.

A. Carel a décrit le désarroi des mères d’enfants prématurés dans les jours qui suivent la naissance. Il distingue une réaction de « confusion existentielle » faite d’un sentiment de flou, de brouillard, de vide, avec un malaise, une perte relative du sens de la réalité. Les plaintes hypocondriaques, l’asthénie initiale se transforment peu à peu en une anxiété diffuse et persistante, puis en vécu dépressif que la mère surmonte progressivement. L’auteur isole d’un autre côté ce qu’il appelle « la maternité blanche » : la mère ne paraît pas souffrir de l’absence de l’enfant, vit l’accouchement un peu comme une banale intervention chirurgicale. Elle s’inquiète peu de l’enfant, ne pose pas de question : cette absence d’affect est en réalité une défense contre l’angoisse aisément perceptible quand la mère doit s’occuper de l’enfant, elle est débordée, se sent incompétente, voire dangereuse.

Winnicott a évoqué « la préoccupation maternelle primaire » qu’il compare à une réaction psychotique, sorte de « maladie » qui permet à la mère « de se mettre à la place de son enfant et de répondre à ses besoins » : la mère normale guérit de cette maladie à mesure que le bébé grandit. Les réactions de « confusion existentielle » ou de « maternité blanche » pourraient se comprendre comme la conséquence d’une réaction de « préoccupation maternelle primaire » privée de son objet, c’est-à-dire du nouveau-né, avec le flottement confusionnel ou le retrait schizoïde secondaire.

Dans une perspective éthologique, certains auteurs ont confirmé l’effet désorganisateur de la privation de stimulation due à l’absence du nouveau-né ; la capacité d’adéquation de la mère à son bébé se règle étroitement dès les premiers jours sur les réponses de l’enfant aux conduites de la mère. L’état d’empathie extrême, ou de sollicitude maternelle primaire aide cette adéquation. La carence de la mère en stimulation, parce que le bébé prématuré est dans son incubateur, risque d’entraver ou de dénaturer cette capacité d’empathie très particulière au moment de la naissance et qui disparaît après quelques jours : la qualité ultérieure du lien entre la mère et son enfant peut en souffrir durablement.

P. Leiderman note qu’un mois après la sortie de l’hôpital les mères d’enfants prématurés, échangent moins de sourires et ont moins de contacts physiques ventraux avec leurs enfants que les mères d’enfants nés à terme. L’établissement d’un contact physique précoce, alors que l’enfant est encore en incubateur, atténue, mais ne fait pas disparaître cette différence.

Tous les efforts actuels des services de néonatologie tendent par conséquent à favoriser les contacts entre l’enfant et sa famille : donner le biberon dès que possible, toucher et caresser l’enfant, le porter. Même si cette introduction de la mère n’est pas sans poser de difficiles problèmes à certains membres de l’équipe soignante, elle est indispensable et devrait se généraliser.

Les défauts artificiellement imposés dans ce lien précoce mère-enfant pourraient rendre compte de réaction paradoxale des mères d’enfants prématurés : peur de le toucher, dépendance excessive envers les médecins et les infirmières, maladresse comportementale fréquente, crainte de le reprendre à la maison (on observe fréquemment une disparition temporaire, pendant quelques jours, de la mère au moment où il est question de faire sortir le bébé). Plus à distance la distorsion précoce peut persister sous la forme d’une anxiété toujours vive avec un besoin constant de soins ou de surveillance médicale. Plus graves sont les réactions d’abandon, de carence affective, ou de sévice.

B. – Devenir de l’enfant prématuré

Le nombre de séquelles dues à une lésion neurologique précoce est en constante régression. En revanche, les difficultés d’élevage rencontrées par les parents de l’enfant prématuré semblent assez fréquentes. Selon les auteurs ces difficultés sont interprétées diversement. Pour les uns la prématurité constitue un facteur de risque général, augmentant par conséquent les risques de morbidité mentale, mais sans être responsable de symptôme ou de syndrome particulier. Pour d’autres, la prématurité pourrait être tenue pour responsable de syndromes plus spécifiques tels que le « syndrome de l’ancien prématuré » (Berges, Lezine et coll.) ou le « désordre cérébral mineur » (v. p. 364). Ceux-ci s’observent surtout après la première enfance, dans la sphère motrice et comportementale.

Quoi qu’il en soit, tous les auteurs reconnaissent la « vulnérabilité » du prématuré, vulnérabilité qui concerne aussi bien la compétence propre du nouveau-né et du nourrisson prématuré que la fragilité de l’interaction mère-enfant comme nous l’avons déjà signalée. C’est dans le cadre de cette interaction particulièrement fragile qu’il faut comprendre les difficultés d’élever des enfants prématurés qu’elles soient précoces ou plus tardives.

1°) Difficultés précoces

Elles sont de tous ordres et résultent fréquemment des conditions d’élevage particulières du début de la vie.

L’anorexie précoce est fréquente. On a incriminé le rôle du gavage lors des premiers jours de vie du prématuré. Ces enfants avalent mal, mâchent lentement, sont capricieux, vomissent parfois. Le réflexe de succion et de déglutition peut être de mauvaise qualité : l’introduction de la cuillère ou la présence de morceaux peuvent être à l’origine de refus alimentaire.

L’insomnie est parfois évoquée ; elle n’a rien de spécifique.

Les progrès du développement moteur sont fonction du degré de ia prématurité. Le retard se comble au cours de la deuxième année pour les prématurés nés au septième ou huitième mois, mais il peut persister au-delà de la quatrième année pour les prématurés nés au sixième mois (Lézine). Berges et coll. signalent une fréquence accrue de « décharge motrice » de type auto-offensif (se cogner la tête, se pincer, se mordre) et de rythmie diurne ou d’endormissement.

Le développement intellectuel a été l’objet de nombreuses études : la débilité mentale moyenne et profonde semble plus fréquente lorsqu’on étudie l’ensemble de la population prématurée. Une analyse plus fine permet de moduler ce résultat : un certain nombre d’enfants présentent des signes de souffrance neurologique, avec des atteintes organiques évidentes (anoxie néonatale prolongée, hémorragie cérébroméningée…) la débilité mentale doit être rattachée à l’encéphalopathie plus qu’à la prématurité.

Parmi les prématurés sans signe de lésion neurologique, les évaluations diffèrent en fonction du niveau socio-économique. En cas de faible niveau socio-économique, toute la pathologie psychosociale est sur-représentée : débilité limite et légère, enfant victime de sévices, retard de croissance sans cause organique, etc. En revanche, le niveau intellectuel des enfants prématurés vivant dans des familles de classes sociales moyennes ou favorisées ne présente pas de différence par rapport aux enfants non prématurés de même milieu.

Les conditions psychosociales paraissent donc prévalentes par rapport à la prématurité elle-même.

2°) Difficultés de la seconde enfance

Deux types de difficultés ont été décrits chez les enfants de 6 à 12 ans, anciens prématurés : le syndrome de l’ancien prématuré et le désordre cérébral mineur. Notons d’emblée que ces deux termes recouvrent en réalité une sémiologie similaire, mais ils reflètent des positions théoriques différentes. Le désordre cérébral mineur n’est certes pas spécifique de l’enfant prématuré, mais la prématurité s’y observe, selon les auteurs utilisant ce concept, avec une fréquence très élevée. Nous renvoyons le lecteur à la description clinique et l’étude théorique p. 364.

Sous le terme syndrome de l’ancien prématuré, Berges, Lézine et coll. ont décrit un ensemble de manifestations chez d’anciens prématurés ne présentant par ailleurs ni déficience intellectuelle ni anomalie neurologique majeure (sur une population de 140 enfants prématurés de classe socio-économique moyenne). Les troubles sont centrés sur les difficultés psychomotrices avec maladresse motrice, attitude raide et bloquée, hypervigilance musculaire, paratonie, conservation des attitudes. On note aussi des difficultés de contrôle émotionnel : émotivité avec troubles neurovégétatifs, colère, impulsivité. Les divers items du test d’imitation des gestes tendent à montrer que ces difficultés motrices sont dues à une médiocre organisation du schéma corporel associée à un mauvais repérage temporo-spatial et psychomoteur.

Parfois isolé dans la seconde enfance, ce syndrome de l’ancien prématuré succède souvent aux difficultés de la petite enfance (anorexie en particulier). Il peut retentir au moment de la scolarité soit sur l’insertion scolaire (instabilité), soit sur l’acquis scolaire (difficultés d’apprentissage de la lecture et de l’écriture).

Enfin nous rappellerons la fréquence élevée d’enfants prématurés parmi les enfants victimes de sévices : 26 %. On peut raisonnablement émettre l’hypothèse que l’interaction particulièrement sensible et vulnérable entre l’enfant prématuré et son environnement rend compte en partie de cette situation néfaste (v. chap. : Enfants victimes de sévices p. 387).

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