Chapitre I. La vie sexuelle des femmes. Aperçus historiques

L’épopée de Gilgameš est la plus ancienne œuvre littéraire connue, trente-cinq siècles nous séparent de ce long poème babylonien. L’un des personnages, la déesse Inanna, s’interroge : « Ma vulve, mon tertre rebondi/ Qui donc me le labourera ? Ma vulve à moi, la Reine, ma glèbe toute humide,/ Qui y passera la charrue ? »9. Sur un mode tout aussi agreste, mais plus paisible, la bien-aimée du Cantique des Cantiques dit (VII, 13) : « Dès le matin nous irons aux vignes,/ Nous verrons si la vigne a fleuri,/ si le bouton s’est ouvert/ Si les grenadiers ont des fleurs, / là je te donnerai mes caresses. »

L’actuelle « révolution sexuelle » est source de bien des illusions. La plus grossière consiste à penser que la liberté dont les femmes jouissent aujourd’hui est l’aboutissement d’un processus historique continu, depuis l’obscurantisme supposé des temps reculés jusqu’aux comportements éclairés des temps modernes. L’épopée de Gilgemeš, et bien d’autres documents avec elle : vases grecs ou poteries amérindiennes, témoignent de représentations de la sexualité féminine auxquelles les images d’aujourd’hui n’ajoutent pas grand-chose. Une histoire de la vie sexuelle des femmes est bien difficile, voire impossible, à établir avec certitude ; mais certaines grandes lignes se dégagent néanmoins, qui montrent selon les âges et les cultures des alternances entre émancipation (toujours relative) et répression, sans que jamais l’une ne l’emporte définitivement sur l’autre. L’un des siècles à avoir nourri les projets les plus barbares sur la question est tout juste derrière nous. C’est en 1894 que le Dr Pouillet, médecin parmi d’autres, appelle de ses vœux l’invention d’une « ceinture contentive », afin d’empêcher aux femmes de se « manueliser » : « Un appareil léger et bien conditionné qui boucherait hermétiquement l’orifice vulvaire, tout en écartant un peu les cuisses et en ménageant une petite ouverture pour le passage de l’urine et des menstrues, rendrait, je pense, un signalé service aux masturbatrices. »10. L’illusion d’une continuité historique émancipatrice a son répondant inverse : celle d’un âge d’or de la féminité, au temps mythique du matriarcat primitif ou du règne des Amazones. Les paroles de la bien-aimée du Cantique des Cantiques évoquent certes un hédonisme antique, mais c’est au prix d’oublier ce qu’énoncent les Proverbes : « La bouche des femmes adultères est une fosse profonde [déplacement du bas vers le haut, du vagin vers la bouche, sur lequel nous reviendrons], et celui contre qui Iahvé est indigné y tombera » (XXII, 14).

En introduction à leur Histoire des femmes, Georges Duby et Michelle Perrot soulignent la difficulté de leur entreprise, tant les traces ténues laissées par les femmes « proviennent moins d’elles-mêmes que du regard des hommes qui gouvernent la cité, construisent sa mémoire et gèrent ses archives »11. Si l’on ajoute à cela que les hommes en question, « par leur statut, leurs fonctions et leurs choix » (tels les clercs) se tiennent le plus souvent fort éloignés des femmes, on mesure les incertitudes de la restitution historienne ; a fortiori quand il s’agit de pénétrer les intimités, celles de la sexualité. La prolifération des représentations féminines au fil des siècles nous renseigne davantage sur l’inconscient des hommes que sur les femmes elles-mêmes. Sur l’inconscient des hommes d’antan et d’aujourd’hui : bien des représentations qui paraissent vieillies aux yeux de la science ou de l’évolution sociale n’ont en effet rien perdu de leur puissance d’évocation imaginaire. Il ne serait pas difficile, au gré des variations fantasmatiques de tel ou tel patient d’aujourd’hui, de retrouver l’écho de ce qu’écrit Platon dans le Timée : « Chez les femmes ce qu’on appelle matrice ou utérus est un animal au-dedans d’elles, qui a l’appétit de faire des enfants ; et lorsque, malgré l’âge propice, il reste un long temps sans fruit, il s’impatiente et supporte mal cet état ; il erre partout dans le corps, obstrue les passages du souffle, interdit la respiration, jette en des angoisses extrêmes et provoque d’autres maladies de toutes sortes » (91c). Il faut cependant y prendre garde : pour être masculines (avec une réserve en la circonstance : entre les angoisses qui peuvent s’emparer des femmes, touchant le corps interne, et les propos de Platon, l’écart n’est pas si grand), ces représentations participent également de la sexualité féminine. Celle-ci se vit, et se constitue, dans la relation à l’homme – pour le rencontrer ou l’éviter. L’intersubjectivité est une dimension essentielle de la psychosexualité ; nous y reviendrons, en soulignant le rôle joué par l’angoisse de castration chez les hommes dans la genèse et le vécu de la sexualité féminine.

Au fil des siècles, et à très grands traits, trois groupes de représentations concernant les femmes prédominent : l’un affirme leur infériorité et leur soumission conséquente, l’autre dissocie la femme et la mère, en privilégiant cette dernière, un troisième s’effraie devant la démesure du sexuel chez la femme.

I. Inférieure et soumise

« La femme est inférieure à l’homme en toutes choses. Aussi doit-elle obéir, non pour être violentée, mais pour être commandée, car c’est à l’homme que Dieu a donné la puissance. » Le mot est de Flavius Josèphe, il date du Ier siècle de notre ère… et n’est qu’un mot parmi bien d’autres soutenant peu ou prou la même thèse. À l’acte sexuel lui-même, il est demandé de se conformer à l’ordre du monde : la femme sera sur le dos et l’homme la surmontera, telle est la seule position autorisée par l’Église. Qu’il prenne à la femme la fantaisie d’occuper la place du mari (mulier super virum), et l’ordre naturel en sera troublé. L’assujettissement de la femme est une donnée sociale, relevant d’une politique des sexes : « Les femmes sont mariées à ceux qui prient, labourent et combattent, et elles les servent », écrit au Moyen Âge l’évêque Gilbert de Limerick. Du mariage monogamique et indissoluble, il est attendu qu’il garantisse la légitimité des lignages contre les incertitudes de la paternité. Ce sont d’autres représentations de l’« infériorité » féminine qui nous intéressent, celles qui laissent filtrer les enjeux inconscients. On peut les regrouper sous deux registres : le premier conjugue infériorité et imperfection, le second infériorité et parties basses.

Aristote donne le ton d’une conviction maintes fois réaffirmée : « La femelle est un mâle mutilé. » Créature seconde, inférieure à l’homme en raison et en vertu, la femme n’est pas faite à l’image de Dieu. Fondamentalement défectueuse, elle souffre selon le récit biblique de n’être qu’une pièce rapportée : « La femme, dit Bossuet, est l’os surnuméraire de l’homme. » Propos historiquement datés, fruits de l’ignorance ? Il est au contraire remarquable de pouvoir en suivre la trace, par-delà les remaniements imposés à nos conceptions par la rationalité scientifique. Un exemple : en accord avec les thèses embryologiques longtemps dominantes, Ambroise Paré était persuadé que « la femelle est plus tard formée que le masle ». On sait au contraire aujourd’hui que l’ébauche indifférenciée des organes génitaux externes est de type femelle – indépendamment du sexe chromosomique ; seule l’action ultérieure des androgènes entraîne l’éventuelle transformation en organes mâles. Loin de désarçonner les certitudes viriles du discours médical, cette découverte a donné lieu au constat suivant : l’état de différenciation de l’homme est donc supérieur à celui de la femme ! L’inconscient a des raisons que le savoir ignore, ce que manque toute approche de ces questions en termes d’« idéologie ». Par ailleurs, que la source de ces représentations soit masculine ne signifie pas que les femmes ne les partagent pas, tant il leur est difficile de se situer hors des « modèles idéaux et des règles de comportement » qui leur sont transmis12.

Adam et Eve s’opposent comme la culture et la nature, l’esprit et la chair, la spiritualité et la sensibilité – un partage qui déborde le champ des cultures occidentales : chez les Samo de Haute-Volta, par exemple, les hommes et les femmes s’opposent comme le village et la brousse13. La théorie psychanalytique, elle-même, cautionne à sa façon ce partage ancestral et transculturel : le passage de la mère au père se caractérise, écrit Freud, par « une victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, donc un progrès de la civilisation, car la maternité est attestée par le témoignage des sens, tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur une déduction et un postulat »14.

Dans un autre registre, l’« infériorité » de la femme puise à des sources plus explicitement sexuelles. Saint Augustin : Nascimur inter urinas et faeces, nous naissons entre les urines et les fèces. Cette phrase, Freud la rappelle dans un texte consacré au rabaissement, celui de la femme par l’homme15. Y est analysée la division, fréquente chez l’homme, des courants tendre et sensuel ; une division qui s’applique à l’objet, opposant l’épouse et la maîtresse, ou, plus largement, celle à qui on fait des enfants et celle avec qui on vit (réellement ou imaginairement) sa sexualité. La seconde est « inférieure » à plus d’un titre : parce qu’elle appartient souvent à une classe sociale inférieure, quand elle n’est pas une « artiste de l’amour » (le mot est de Freud, qui évoque ailleurs les particularités perverses de « la femme moyenne inculte »16). « Inférieure » également par la position qu’elle occupe dans le coït, un coït électivement a tergo (par derrière)17. On rejoint cette fois explicitement le propos de saint Augustin, dont la médecine de l’Age Classique donne une variante où le dégoût cache mal le fantasme : sans la satisfaction qu’il tire de l’accouplement, comment l’homme consentirait-il à « mettre ce membre qui lui est si cher » dans le sillon féminin, sans égard « aux immondices et ordures qui passent par ce cloaque »18.

La brutalité de ces formulations permet de mesurer que ladite « infériorité » des femmes est pour une part (la plus tenace) une exigence de l’inconscient des hommes, plus précisément de leur libido incestueuse. En effet, Freud n’a guère de peine à montrer que derrière la femme rabaissée (analisée, pourrait-on dire), se dissimule la figure inverse de l’objet d’amour le plus élevé : la mère.

II. Femme et mère

La rareté des textes historiques portant sur la sexualité des femmes n’a d’égal que l’abondance des documents concernant la fécondité. Celle-ci est au cœur des préoccupations du groupe social, à travers le souci de sa propre reproduction. La représentation féminine correspondante est celle de la femme-utérus, largement véhiculée par les mythes et les religions et, bien sûr, par la littérature médicale : depuis le plus ancien des documents connus (le papyrus Kahun, texte égyptien datant de 1900 av. J.-C.) jusqu’à nos jours. Pendant de longs siècles, c’est à la seule matrice, à son agitation migratoire, que furent rapportées toutes les maladies des femmes. L’« hystérie » (du grec hustera, utérus) recouvrait alors tous les maux, les soins administrés ayant longtemps consisté en fumigations (par l’origine vaginal) dont on espérait apaisement et remise en ordre.

La dissociation du coït du cycle accouplement-grossesse-naissance-allaitement n’a été véritablement acquise que de façon récente, même si les pratiques artisanales contraceptives et abortives semblent avoir l’âge de l’humanité. Mais il nous importe moins de suivre les progrès scientifiques dans la maîtrise des processus physiologiques que de saisir les enjeux qui président à l’effacement de la femme devant la mère. La promotion de cette dernière participe du refoulement, elle permet de masquer le scandale constitutif de la sexualité humaine : son indépendance vis-à-vis des finalités reproductives. Ce n’est pas un hasard si la Chrétienté, qui, plus que toute autre formation culturelle, a exigé la coïncidence de l’acte sexuel et de la visée d’engendrement, est une religion de la Madone. L’espoir des théologiens, à la suite de saint Jérôme, de résorber le sexuel dans le procréatif, s’accompagne d’une idéalisation de la Mère, de sa désexualisation, jusqu’à la concevoir Vierge. Aux mères terrestres on ne demande pas tant, on demande quand même beaucoup. Entre les jours de jeûne (et donc de continence) et les périodes d’« impureté » (règles, grossesse, couches), le calendrier de leur vie sexuelle permise se réduit comme peau de chagrin.

La vénération de la figure maternelle suit les mêmes voies que le refoulement et la répression. La répression concerne les relations entre époux (le Moyen Âge a pu considérer la « fornication » entre mari et femme comme un équivalent de l’adultère), le refoulement porte plus radicalement sur la sexualité de la mère en tant que telle, dans sa relation à l’enfant. Celle dont parle Freud, berçante et caressante, prenant l’enfant pour un substitut de l’objet sexuel, celle-là tombe sous le coup d’un refoulement qui, il est vrai, n’a rien de spécifiquement moyenâgeux et traverse toutes les cultures. Même là (comme dans certaines sociétés africaines) où la mère vérifie l’érectilité du pénis, le geste n’est rendu possible que par son insertion dans une cosmologie de la fertilité – ne parlons pas de l’érectilité du clitoris, elle pousse plus à l’excision qu’à la sollicitation. La mère sexuelle, à la fois première séductrice et objet par excellence du désir incestueux, réunit toutes les conditions pour être tenue fermement à l’écart de la conscience. Restent toujours ici ou là quelques éclairs de lucidité concernant les risques d’une sexualisation excessive des gestes de soins : « Il ne faut pas toujours défendre aux nourrices les approches de leurs maris », écrit Petit-Radel en 1786, car l’impossibilité de jouir de l’objet de leurs désirs « suffit à les faire tomber dans des affections hystériques, toujours fâcheuses à l’enfant »19.

La fonction refoulante assurée par le maternel contre le féminin n’est pas qu’un fait culturel et historique. Il tient pour une part à la sexualité féminine elle-même. Il n’est pas rare, chez une jeune fille ou femme, qu’une grossesse précoce vienne fermer (remplir) ce qu’a d’intolérable et d’angoissant l’ouverture sur la féminité. La théorie psychanalytique elle-même n’échappe pas toujours à ce même refoulement. Chez Winnicott, par exemple : la mère qu’il décrit, celle du holding et du handling, a des bras et des mains ; si elle entoure et contient, elle est par contre fort peu sexuelle.

Une approche psychanalytique des données historiques se doit d’être attentive à ne pas confondre les représentations dominantes, manifestes et celles qui gouvernent la vie sexuelle effective. Celles-ci nous sont largement inconnues, mais l’acharnement des clercs à identifier sexualité et procréation nous indique qu’à tout le moins cela n’allait pas de soi. Au sein même du discours scientifique et dans les discussions savantes, l’équation sexualité/reproduction ne se traduit pas toujours par l’effacement de la première. La médecine, jusqu’à l’Age Classique, est redevable à Galien, le médecin de Bergame (iie siècle), d’une bonne part de ses conceptions. Or celui-ci distinguait le « sperme féminin » (éjaculé dans la matrice) et le liquide qui « coule du vagin chez la femme au moment où elle ressent du coït la plus vive jouissance ». Un lieu pour chaque chose. Plus curieusement, au cœur des débats théologiques, la finalité reproductive se révèle parfois être la meilleure chance d’épanouissement de la sexualité féminine, au lieu d’en être la limitation. Que l’on adopte le point de vue de Galien sur le sperme féminin ou celui d’Aristote, qui n’accorde à la semence féminine qu’un rôle facilitant l’imprégnation mais non fécondant, les théologiens conviennent généralement que la « simultanéité des éjaculations de l’homme et de la femme augmente les chances de conception et permet de faire un enfant plus beau »20. À se demander d’ailleurs à quelle catégorie de péché appartient le refus volontaire de l’orgasme par l’épouse : grave ou véniel ?

L’attention prêtée à l’orgasme féminin mène parfois les savants théologues à des audaces inattendues : l’épouse est-elle autorisée à parvenir à l’orgasme en se prodiguant elle-même des caresses lorsque son mari s’est retiré d’elle avant qu’elle ait émis sa semence ? 14 des 17 théologiens qui participent à cette dispute sur les attouchements postcoïtaux, nous dit J.-L. Flandrin, répondent oui ! Les médecins ne seront pas toujours en reste, notamment Ambroise Paré pour qui la conjonction des éjaculations est la condition impérative (et pas seulement facilitante) de l’imprégnation. Il s’ensuit des conséquences importantes : pour que la femme éprouve « concupiscence et appétit naturel », pour que « la semence puisse couler abondamment », encore faut-il que « l’objet plaise et soit désiré ». Dans un très joli texte (fin XVIe siècle), Ambroise Paré ébauche un art érotique :

« L’homme étant couché avec sa compagne et épouse la doit mignarder, chatouiller, caresser et émouvoir, s’il trouvait qu’elle fût dure à l’éperon : et le cultivateur n’entrera dans le champ de nature humaine à l’étourdi, sans que premièrement n’ait fait ses approches, qui se feront en la baisant et lui parlant du jeu des dames rabattues : aussi en maniant ses parties génitales et petits mamelons afin qu’elle soit aiguillonnée et titillée, tant qu’elle soit éprise des désirs du mâle (qui est lorsque la matrice lui frétille) afin qu’elle prenne volonté et appétit d’habiter et faire une petite créature de Dieu, et que les deux semences se puissent rencontrer ensemble : car aucune femme ne sont pas si promptes à ce jeu que les hommes. Et pour encore avancer la besogne, la femme fera une fomentation d’herbes chaudes, en bon vin et malvoisie, à ses parties génitales, et mettra pareillement dans le col de sa matrice un peu de musc et civette : et lorsqu’elle sentira être aiguillonnée et émue le dire à son mari : adonc se joindront ensemble, et accompliront leur jeu doucement, attendant l’un l’autre, faisant plaisir à son compagnon. »21.

L’écart est grand avec les thèses ultérieures de la médecine « victorienne », libérée, elle, de la croyance en une simultanéité des éjaculations nécessaire à la fécondation. Le Dr Moreau de la Sarthe soutiendra ainsi que la femme frigide conçoit plus aisément, car elle retient mieux la semence qu’une épouse en délire22.

III. La porte du diable

Disputant de la répartition du plaisir dans l’amour selon que l’on soit homme ou femme, Zeus et Hera s’en remettent à Tirésias, lui que les aventures mythologiques ont amené à être successivement l’un et l’autre sexe. Si la jouissance se divise en dix parties, répond-il, la femme en a neuf et l’homme une seule. Parce qu’il a trahi le secret de son sexe, parce qu’il en a trop vu, Hera frappe l’impertinent de cécité – ce même châtiment que s’infligera le criminel incestueux par excellence, Œdipe. Ce que l’on pourrait appeler le point de vue de Tirésias traverse les époques et les cultures. Le XIXe siècle en produit une version positiviste : en matière de « lubricité », indique l’article « femme » du Dictionnaire des sciences médicales, une femme vaut en moyenne deux hommes et demi !

Cette inégalité dans la jouissance est une autre façon de dire : « La femme est dangereuse » ; pour l’homme, et pour la femme elle-même. La malédiction de l’Ecclésiaste surgit du fond des temps : « C’est par la femme que le péché a commencé et c’est à cause d’elle que nous mourrons » (XXV, 24). « Et je trouve plus amère que la mort la femme, / parce qu’elle est un traquenard, / que son cœur est un piège / et que ses bras sont des liens » (VII, 26).

En accentuant la sexualisation du péché originel, le Moyen Âge portera au plus loin les représentations d’une sexualité féminine démesurée. Avant Eve, il y a des hommes mâle et femelle à qui Iahvé dit : « Multipliez-vous » (Genèse I,28). Avec Eve, arrivent en même temps la femme, le plaisir (combattre « l’ennui » d’Adam) et le sexuel, là où il n’y avait auparavant que des femelles vouées à la perpétuation de l’espèce. Le Moyen Âge multiplie les images d’un sexe qui n’est que « trop enclin à se laisser tromper par le démon ». Sorcière, empoisonneuse, tentatrice, conspiratrice enfin… Là même où les hommes se croient assurés de leur pouvoir, secrètement elles règnent. La loi divine les a écartées de la fonction sacerdotale, et pourtant, écrit Jean Chrysostome, « elles sont revêtues d’une telle puissance que parmi les prêtres font élire qui elles veulent »23. Des siècles plus tard la même critique resurgira, portée cette fois par les révolutionnaires de 1789 dénonçant dans l’Ancien Régime « l’administration nocturne des femmes ». Le sexe de la femme défie jusqu’à la puissance de Dieu : Dieu qui peut tout « peut-il relever une vierge après la chute ? », se demande saint Jérôme. Il y a doute ! Il faut aux théologiens toutes les ressources de l’astuce pour parvenir à mettre Marie à l’abri du soupçon : l’accouchement les embarrasse, le franchissement du sexe maternel par l’enfant leur est une représentation insupportable – à juste titre : dans l’inconscient, il n’est pas rare que l’accouchement représente le coït incestueux, par simple inversion du mouvement et déplacement de la partie sur le tout. Pour pallier la difficulté, ils affirment la virginité jusque dans l’accouchement : « Vulve et utérus fermés. »24.

« Femme, tu es la porte du diable » (Tertullien). La médecine de l’Age Classique ne dira pas autre chose : comment comprendre que la femme cède à son désir, qu’elle accepte la « conjonction », étant donné les incommodités et souffrances (grossesse, accouchement) auxquelles elle s’expose ? Une seule explication : une « lubricité » puissante, beaucoup plus exigeante que celle de l’homme, un désir de se « remplir et d’empêcher par là le vide que la Nature abhorre tant »25. Les femmes sont de « vraies sauvages en dedans » (Diderot), les organes de la volupté sont chez elle multiples : le clitoris (surnommé « le mépris des hommes »), le vagin, l’insatiable matrice… L’idée d’en réduire le nombre semble bien être aussi vieille que la médecine : ablation des nymphes et excision du clitoris afin de guérir la « déshonnêteté ». Cela fait bien des siècles que la sexualité des femmes se vit sous surveillance médicale, aujourd’hui y compris. Certes le message a changé depuis les recommandations répressives du XIXe siècle : « Cancers des femmes : les bienfaits de l’amour », titrait récemment un magazine féminin. On renoue avec la bienveillance d’Hippocrate qui disait le coït bénéfique aux femmes (à condition de ne pas en abuser), parce qu’il permet l’« évacuation des humeurs ». Plus importante que les variations historiques du message est la constance hygiéniste dès qu’est évoquée la sexualité féminine. Affaire de contrôle social bien sûr. Mais pas seulement : la spécificité de l’angoisse féminine, sur quoi nous reviendrons, fait du médecin un interlocuteur privilégié pour la femme.

Qu’en est-il des hommes ainsi affrontés aux « fureurs utérines » ? « Ne vous ébahissez pas si nous sommes en danger perpétuel d’être cocus, écrit Rabelais, nous qui n’avons pas toujours bien de quoi payer et satisfaire au contentement. » Malgré ces risques le mariage demeure, pour le Moyen Âge et les quelques siècles à sa suite, le meilleur moyen de faire face au péril ; à condition toutefois de ne pas réveiller l’eau qui dort, car pour « un tison qu’elles ont dans le corps, elles en engendrent cent ». Il convient donc de prendre la femme comme elle est, froide dans l’acquittement du debitum, sans l’échauffer26.

La contribution masculine à cette image d’une sexualité féminine inassouvissable ne fait pas de doute – et au premier chef celle de l’angoisse de castration, bâtissant un danger à sa mesure27. Est-elle seule en cause ? Un indice actuel permet d’en douter : c’est une femme, sexologue et américaine, Mary Jane Sherfey, qui soutient que le plaisir chez la femme est l’héritier de « la capacité orgastique démesurée de certaines femelles primates », capacité « à instaurer une congestion et une turgescence pelviennes foudroyantes » – pour foudroyer qui ? La fantasmatique castratrice n’épargne pas les femmes sexologues. La solution apportée à la frigidité par M.J. Sherfey est d’une désarmante simplicité : des coïts suffisamment fréquents et prolongés28 ! Sur fond de données objectives avérées (les temporalités différentes des sexualités masculine et féminine, y compris pour l’orgasme), se développe une argumentation infiltrée à chaque instant par le fantasme et qui, sous couvert de scientificité, ne dit rien de plus que ce que soutenait Tirésias ou ce qu’argumentaient les aristotéliciens du Moyen Âge : « L’excès d’humidité dans le corps de la femme lui donne une capacité illimitée à l’acte sexuel. » Lassata sed non satieta, fatigue n’est pas satiété29.

Les témoignages historiques féminins sur la démesure de l’amour sont rares mais ils existent, issus de la tradition mystique. La cistercienne Béatrice de Nazareth écrit, décrivant la « fruition », l’union intime avec Dieu :

« Par instant l’amour perd à ce point toute mesure en elle, il jaillit avec une telle effraction, agite le cœur si fort et si furieusement, que ce cœur semble de toute part blessé. Il lui paraît que ses os défaillent, sa poitrine éclate, sa gorge se dessèche ; son visage et tous ses membres ressentent la blessure intérieure et l’ire souveraine de l’amour. »

Entre la mystique et Dieu, l’amour est tel que « l’un pénètre l’autre tout entier » (la biguine Hadjewijch d’Anvers). Dieu, phallus idéalisé, est reçu comme un phallus oral :

« L’hostie qu’elle avait dans la bouche se mit à croître de telle sorte qu’elle en eut la bouche entièrement pleine. Et, dans le grand trouble qu’elle éprouva en se sentant la bouche si pleine, elle approcha sa main et faillit la retirer de sa bouche. Mais il lui sembla que je ne sais qui la tirait en arrière et qu’elle y trouvait une saveur de chair et de sang. La grande peur qu’elle en avait personne n’oserait la raconter » (La chartreuse Béatrice d’Ormaciaux)30.

Cependant, pour être de grands textes où se dit la sexualité féminine sous couvert de vie religieuse, les écrits des mystiques en livrent-ils pour autant l’expression la plus pure, ainsi qu’à la suite de Lacan certains ont pu le penser ? C’est se détourner un peu vite de l’évidence : l’absence de l’homme, la nature homosexuelle (latente ou non) du lien constitutif de ces communautés de femmes. L’idéalisation du phallus va de pair avec l’évitement de la pénétration. On ne saurait donc confondre un tel destin de la vie pulsionnelle avec la sexualité féminine dans son ensemble.