Chapitre V. Pouvoir, structures, communications

A / Pouvoir et structures

Au moment d’aborder les principaux phénomènes de groupe, nous nous devons d’insister sur la nécessité, pour cette jeune discipline que constitue la psychologie sociale, d’introduire dans nos propos un minimum de clarification sémantique. Cette clarification est encore plus indispensable dans le domaine de la dynamique de groupe, alors que, pour les politologues par exemple, la confusion fréquente entre les concepts de pouvoir et d’autorité est sans conséquences pratiques.

Ainsi, la délimitation du concept de groupe restreint (cf. p. 36) nous permet-elle d’en retenir l’essentiel, à savoir « un ensemble d’individus dont l’effectif est tel qu’il permet à ceux-ci des communications explicites et des perceptions réciproques, dans la poursuite de buts communs ».

Ce raccourci facilite un rapprochement avec un paradigme relativement récent, celui de système ; on entend généralement par ce terme « un ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d’un but » (J. de Rosnay, 1975).

Un tel homomorphisme nous incite à appliquer aux groupes restreints une approche systémique, interdisciplinaire par nécessité. Celle-ci nous conduit à examiner successivement :

— l’évolution du concept de pouvoir dans les groupes ;

— les caractéristiques du pouvoir dans les groupes naturels ;

— ses manifestations dans les groupes expérimentaux ;

— un schéma dynamique de fonctionnement des groupes restreints ;

— la prise de décision dans les groupes restreints.

I / Évolution du concept de pouvoir

Nous en emprunterons, en la modifiant quelque peu, la définition à Ph. Secretan57. Dans la perspective adoptée par cet auteur, nous conviendrons que le pouvoir est « un principe structurant, inhérent à la famille, à la société, et aux organisations, imposé par la répression et/ou l’intériorisation des normes communément admises. Il se traduit à l’intérieur des groupes humains, par diverses formes d’autorité, et à l’extérieur de ceux-ci par des manifestations de puissance58 ».

Nous sommes obligés de remonter à Durkheim (1912) pour trouver trace d’une conscience collective apparaissant comme une propriété nouvelle du système constitué par les membres du groupe et qui est le résultat de la « totalisation en cours » (cf. p. 53). Pour le véritable fondateur de la sociologie, l’expérience de participation, symbolisée par le totem, correspond à « un pouvoir indéfini, force anonyme dont l’impersonnalité est comparable aux forces physiques », qui représente le sacré incarné dans le social : à ce pouvoir, Durkheim a assigné le nom mélanésien de mana. De son côté, Marcel Mauss avait repris l’étude de cette représentation collective dans sa Théorie générale de la magie (1902). Plus tard, de 1925 à 1935, les développements de la Gestalttheorie, de Wertheimer à Koffka, ont remis en évidence le fait que « le tout est différent de la somme des parties qui le constituent » et ont pressenti l’application de ce constat à la vie des groupes. Ces considérations ont été reprises par K. Lewin et son école, dont les travaux inaugurent la dynamique des groupes. En se référant ainsi à un modèle physique, Lewin postulait implicitement l’existence d’un pouvoir spécifique de l’état groupal (cf. p. 84) considéré comme système ; entre autres choses, le maintien d’un équilibre quasi stationnaire (cf. infra et pp. 85 à 88) est l’un des effets de ce pouvoir d’autorégulation.

Dès ses premiers travaux en 1962, P. Clastres montrait que dans des groupes dits primitifs, le pouvoir était indifférencié, et ainsi « désamorcé de ses menaces et de ses risques » (G. Balandier) ; les sociétés qu’il a étudiées (assimilables à de petits groupes) étaient dépourvues d’État, ce qui – on le verra plus loin – n’excluait pas l’attribution temporaire à certains des fonctions de coordination et de commandement éventuellement indispensables à la survie du groupe.

De ce bref aperçu il ressort, tout au moins en ce qui concerne l’étude des groupes restreints, qu’il est nécessaire à chacun de faire un effort pour dominer sa propre propension à l’ethnocentrisme. Cela fait, nous pouvons abandonner le modèle classique du groupe hiérarchisé (qui n’est peut-être qu’un accident historique à l’échelle de l’humanité), et considérer le pouvoir comme l’émanation du groupe pris dans sa totalité.

C’est une idée voisine de celle-ci qu’a par ailleurs développée R. Kaës (1974) avec son concept d’archigroupe, élargi plus tard [1976] à propos de l’Appareil Psychique groupal ; la conscience collective de Durkheim y recouvrirait le surmoi groupal.

Reste à examiner comment jouent les mécanismes de pouvoir dans les groupes naturellement constitués, puis dans les groupes expérimentaux.

II / Le pouvoir dans les groupes naturels

Le plus ancien de tous est certainement la famille, dont l’institution la plus marquante et la plus durable a été la famille romaine durant l’ère républicaine59. Le pouvoir de la gens s’incarnait alors en la personne du pater familias60 et se manifestait dans la puissance paternelle (notion dont notre Droit français vient à peine de se dégager) tout en lui conférant une autorité absolue.

Par ailleurs, détenteurs au Sénat de L’auctoritas, les pères conscrits pouvaient seuls avaliser (c’est-à-dire augmenter, de auctor, augere) les décisions du peuple (populus = ensemble des citoyens constitués en comices, excluant la plèbe, et dépositaire du pouvoir) et les rendre exécutoires.

À ce modèle de société patriarcale, succéda une société patrimoniale, dont la caricature, imposée par les révolutions et les changements économiques, devint la société paternaliste. Sans pour autant reconstituer la soumission au pouvoir absolu du pater familias, la famille contemporaine confronte tôt ou tard l’enfant à la « loi du père » : celui-ci détient le pouvoir qui lui a été transmis par son propre père en même temps que son nom ; de plus, il dispose de la force physique et de la possession exclusive de la mère. C’est par la reconnaissance de la loi dans sa nature symbolique que l’enfant pourra accéder à la vie sociale et s’acheminer « vers l’indépendance affective dans l’interdépendance des personnes » (Didier Anzieu).

Mais ce sont les récents progrès de l’anthropologie politique qui nous apportent un nouvel éclairage sur des groupes naturels, vivant encore de nos jours hors de l’histoire. Déjà, dès 1944, Claude Lévi-Strauss avait décrit, à propos des Nambikwara, des sociétés dont les chefs étaient « sans pouvoir ».

P. Clastres61, prématurément disparu, a exploré cette voie de recherche. Il a parfaitement décrit le fonctionnement du pouvoir dans des groupes dits primitifs, dans des sociétés sans État, plus précisément les tribus amérindiennes. Dans celles-ci, le chef désigné a le devoir de prouver sa domination sur les mots, mais « son discours est vide parce qu’il n’est pas discours de pouvoir »62 « Un ordre, voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole. Au-delà du refus d’obéissance que ne manquerait pas de provoquer une telle tentative d’un chef oublieux de son devoir, ne tarderait pas à se poser le refus de reconnaissance. Le chef assez fou pour songer non point tant à l’abus d’un pouvoir qu’il ne possède pas, qu’à l’us même du pouvoir, le chef qui veut faire le chef, on l’abandonne : la société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir. »63

« C’est le corps social lui-même qui détient (le pouvoir) et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s’exerce en un seul sens, il anime un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la Société, empêcher que l’inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire l’inégalité : il s’exerce entre autres sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. »

Un récent témoignage ethnologique a l’avantage de confirmer dans un autre continent les conceptions de P. Clastres. L’auteur évoque la Centrafrique, dans les années 1966-1980, à 60 km de Bangui, en partie sous le règne de Bokassa Ier dont « le pouvoir [nous dirions plus volontiers l’autorité] était vraiment très, très loin » :

« Nous-mêmes vivions parmi les populations qui n’ont pas de chef (et cela concerne pratiquement toutes les populations riveraines de L’Oubangui). Simplement quand il s’agissait pour elles d’entreprendre une expédition guerrière, on choisissait le plus apte à la guerre, une expédition de chasse, on prenait le plus habile à la chasse, etc. Il n’y avait d’ailleurs pas de mot dans la langue pour désigner le chef. S’il en était vraiment besoin on l’empruntait au lingala, langue du Zaïre voisin. Au début de la colonisation, l’administration coloniale avait voulu trouver des chefs pour interlocuteurs. Ces populations avaient répondu en désignant des hommes de paille, c’est-à-dire des prisonniers qui s’étaient intégrés au village, mais avaient conservé un statut inférieur »64.

— Par ailleurs, Maurice Godelier65 décrit la tribu des Baruya (Nouvelle-Guinée) qu’il a abordée pour la première fois en 1967. Il la présente comme une société clanique, sans pouvoir politique centralisé, du moins jusqu’à sa « pacification » entreprise en i960, suivie de son insertion dans un État indépendant en 1975. Il a pu en reconstituer la structure dans son aspect traditionnel, alors que ses membres « se gouvernaient sans classe dirigeante et sans État ».

Mais cette société n’en était pas moins fortement élitiste et hiérarchisée. D’une part, on y trouve les « hommes à Kwaimatnié », possesseurs d’objets sacrés, « donnés directement par Soleil et par Lune aux ancêtres patrilinéaires de ceux qui les possèdent aujourd’hui » ; ces objets confèrent à leurs détenteurs légitimes le droit exclusif d’accomplir les divers rituels nécessaires au maintien de l’ordre social et de l’ordre cosmique. D’autre part, certains individus ont des statuts attribués et confirmés par les précédents, qui distinguent des hommes à capacités exceptionnelles, nécessaires aux activités de la tribu. Ce sont essentiellement :

— Yaoulatta ou grand guerrier, détenteur de l’autorité en temps de guerre et garant de la concorde en temps de paix ;

— le koulaka ou grand shaman, à la fois voyant, sorcier maléfique et guérisseur ;

— le kayareumala ou grand chasseur de casoar.

Mettant entre parenthèses la domination absolue exercée

par les hommes sur les femmes, caractéristique fondamentale de cette tribu, nous retiendrons ici un phénomène isomorphe de ceux qui ont été observés dans les deux autres aires géographiques évoquées plus haut. En effet, les Baruya mettent aussi en œuvre des processus de défense contre tout risque d’accaparement du pouvoir par un individu, quels que soient l’importance de sa fonction ou le prestige qu’il s’est acquis dans le statut qui lui a été conféré.

D’un côté :

« Les hommes à kwaimatnié ne pouvaient se conduire comme s’ils avaient disposé d’un tel pouvoir qu’il leur fût possible d’imposer leur volonté dans des domaines autres que l’initiation – la guerre par exemple. Leur prestige, réel, ne pouvait se transformer en pouvoir politique général et moins encore leur ouvrir la possibilité de réclamer des avantages matériels ou autres pour prix de leurs services. Au contraire, sans cesse les possesseurs de kwaimatnié proclament qu’ils ne font rien que de répondre à l’appel des pères et mères Baruya désireux de voir leurs fils devenir au plus vite de vrais hommes. »

De l’autre côté :

« En temps de guerre, l’autorité [de Yaoulatta] allait de soi. En temps de paix, sa fonction disparaissait, mais son prestige, la reconnaissance des autres membres de la tribu à son égard, demeuraient. […] Il était entouré de respect, on l’écoutait, et il avait ses partisans. […] »

Ce qui lui permettait de jouer éventuellement un rôle de conciliateur.

« Son autorité prenait donc source dans sa bravoure et dans la crainte que celle-ci inspirait, et par là son prestige se transformait en pouvoir social. Mais ce pouvoir avait des limites qu’il était dangereux d’outrepasser. […] Les exemples sont nombreux d’aoulatta qui perdirent toute mesure et qui, assurés de leur supériorité au combat, glissèrent peu à peu dans les plaisirs du despotisme. […] La mort du tyran était donc le châtiment du despotisme. Elle rappelait clairement à tous que les différences entre les individus, chez les Baruya, ne sont permises et recherchées que pour autant qu’elles tournent à l’avantage général. »

Ajoutons encore que, « chez les Baruya, la guerre ne pouvait être décidée que par l’assemblée de tous les hommes de tous les villages de la tribu ».

Nous constatons à nouveau dans cet exemple la différence existant entre le pouvoir tribal originaire, hérité des ancêtres, et l’autorité temporairement déléguée à certains « grands hommes ».

Cette hypothèse d’un pouvoir originaire du groupe (le groupe comme origine du pouvoir, le pouvoir comme origine du groupe) converge avec le premier des principes de fonctionnement de l’appareil psychique groupal proposés par Didier Anzieu [1981] et qui est un principe d’indifférenciation : de même que pour Freud, dans l’appareil psychique individuel, un principe de Nirvana tendrait à réduire les tensions jusqu’à un niveau zéro, il existerait dans les groupes une tendance fondamentale à l’indifférencié, à la similitude et à l’interchangeabilité, non seulement des membres entre eux, mais de l’individu et du groupe, un appareil psychique individuel devenant commun à tous les membres.

Ainsi, le pouvoir apparaît-il comme immanent aux groupes naturels66. En est-il de même dans les groupes expérimentaux ?

III / Le pouvoir dans les groupes expérimentaux

a)  Citons d’abord, à titre de transition, les travaux de Crockett (1955) rapportés par R. Daval67. Ils portent sur des groupes réels, fonctionnels, observés à des fins de recherche au cours de séances de travail ayant pour objectif de prendre des décisions.

Dans ces cas, le président de séance était désigné à l’avance par l’institution pour le compte de laquelle se réunissait le groupe de travail. Ce président désigné apparaissait comme le détenteur du pouvoir. Or il est advenu que, dans 44 groupes sur 72 observés, un autre membre du groupe « prenait progressivement ou soudainement la direction effective de la séance, comme si le président désigné était plus ou moins vite dépossédé de son pouvoir. Ce nouveau chef, non prévu comme tel par l’organisation supérieure apparaît au sein de la séance de groupe comme s’il émanait de celui-ci ; aussi [les] chercheurs l’ont-ils caractérisé par le terme de président émergent ».

Ainsi, même dans les groupes institutionnels, peut-on encore constater que c’est le groupe qui se constitue lui-même en tant que détenteur du pouvoir et le délègue à celui de ses membres qui lui apparaît le plus souvent comme particulièrement efficace.

b)  Nous nous reporterons ensuite aux travaux de Cl. Faucheux68 qui a largement contribué au développement en France du Groupe de Diagnostic (cf. p. 146).

En décrivant les stades de développement du groupe de diagnostic, il distingue quatre moments de ce développement : à l’incertitude initiale, fait suite la résolution des problèmes que pose la relation du groupe avec le moniteur ; ces problèmes étant réglés, apparaît au grand jour le pouvoir interne du groupe.

Partagé entre la crainte de l’anarchie et les risques que ferait courir à tous la dictature de l’un des siens, le groupe s’efforce de déterminer ceux de ses propres besoins qui ne sont pas satisfaits ; il définit ensuite « le ou les rôles qui pourraient satisfaire ces besoins s’ils étaient remplis » ; enfin, il attribue ces rôles à l’un ou plusieurs membres et leur délègue l’autorité suffisante pour qu’ils puissent les assumer. En fait, il s’agit entre le groupe et le (les) membre(s) ainsi désigné (s) d’un contrat de nature précaire et constamment révocable : le groupe est et demeure le seul détenteur du pouvoir.

Après un certain nombre de difficultés résultant de cette nouvelle pratique du pouvoir, le groupe accède, dans le meilleur des cas, au stade de conduite réfléchie : il prend peu à peu conscience de ses déterminations internes et externes et s’efforce de les contrôler au lieu de les subir.

On peut comparer cette évolution à celle de l’enfant qui, pour devenir adulte, franchit successivement les stades de dépendance, contre-dépendance adolescente, indépendance objective et maturité croissante.

Cette brève présentation montre aussi l’immanence du pouvoir dans les groupes expérimentaux, tant par accident que par vocation.

IV / Un schéma dynamique de fonctionnement des groupes restreints

Le groupe étant assimilé à un système fermé, reste à en élaborer un modèle de fonctionnement sur des hypothèses énergétiques, prolongeant ainsi la conception lewinienne. Elles postulent l’existence de structures latentes et constamment évolutives.

Énergie utilisable et énergie latente

En particulier, ce système possède une certaine énergie constitutive, que nous désignerons par E. Comme dans les systèmes physiques habituels, une fraction seulement de cette énergie interne est effectivement utilisable : nous la désignerons par e. Le reste demeure à l’état latent pendant tout ou partie de la durée du système : nous la désignerons par η.

On peut écrire :

E = e + η

Du point de vue de la recherche d’une efficacité optimale dans le fonctionnement des groupes, il apparaît indispensable de réduire le plus possible l’énergie latente η, notamment en plaçant ces groupes dans des situations favorables. Dans les organisations de toute nature, un tel souci peut être illustré par une politique tendant « à libérer les talents et les énergies des hommes, de manière à satisfaire à la fois les exigences de la production et celles de la personne humaine » (E. P. Learned, 1951).

Il faudrait analyser ici l’ensemble des facteurs physiques, physiologiques, psychosociologiques et sociaux qui peuvent contribuer à la mise en œuvre d’une telle politique : nous ne pouvons qu’en souligner l’importance au passage et rappeler que, depuis les recherches du Survey Research Center for Group Dynamics69, il est établi que l’attitude de l’encadrement des groupes humains a une influence déterminante sur le moral et la performance de ceux-ci.

Locomotion de groupe et systèmes de tension

Le concept de « locomotion de groupe » a été employé par Cartwright et Zander [1953]. Il se réfère au « champ psychologique » dans lequel évolue le groupe.

D’un point de vue « structural », la locomotion de groupe est donc le déplacement d’un groupe d’une région vers une autre dans le champ psychologique ; celui-ci est constitué non seulement par le groupe lui-même et les individus qui le composent, mais aussi par son environnement qui inclut tout à la fois les buts du groupe et les chemins qu’il parcourra pour y parvenir.

D’un point de vue dynamique, un groupe peut être conçu comme un homéostat, dont la fonction est de résoudre les systèmes de tension [K. Lewin, 7959] auxquels il est soumis. Dans une perspective théorique, on considère deux ordres de systèmes de tension :

a)  Système de tension positive, en relation avec la progression du groupe vers ses objectifs ; ceux-ci ne sont atteints que grâce à la résolution progressive de ce système de tension, à mesure des étapes mêmes de la progression.

b)  Système de tension négative, en relation avec les mécanismes de fonctionnement du groupe et ses efforts pour améliorer les relations interpersonnelles entre ses membres : la résolution permanente de ce système de tension est indispensable à l’entretien et à la survie du groupe.

Énergie de production et énergie d’entretien

Si nous reprenons la formule précédente E = e + η, l’énergie utilisable e est employée par le groupe à la résolution de ses deux systèmes de tension. On peut alors la subdiviser en deux parts :

e = ep +ee

a)  Nous désignerons par ep l’énergie utilisée par le groupe pour atteindre ses objectifs ; elle se manifeste par des activités instrumentales (c’est-à-dire tendant vers un résultat qui ne s’obtient pas de façon automatique). Ce résultat, qui peut faire l’objet d’une mesure, ou tout au moins d’une estimation, peut être attribué à la fonction de production du groupe (recueil et classement de l’information, traitement et transformation de l’information, communication de l’information) tout autant que production d’éléments matériels facilement objectivables.

b)  Nous désignerons par ee l’énergie utilisée par le groupe pour son propre entretien (par rapport au temps et à l’énergie disponibles) : elle se manifeste par des activités consommatoires dont le résultat est le maintien de la cohésion du groupe ; elle procède d’un état émotionnel ou motivationnel.

En utilisant une terminologie inaugurée par G. Palmade (1959), il est commode de distinguer deux fonctions assurées grâce à l’énergie d’entretien. La première, dite fonction de facilitation, est constituée par « tout ce qui doit être réalisé pour que la fonction de production soit remplie le mieux possible ». Cette fonction se réfère essentiellement aux processus opératoires, aux procédures de travail, aux aspects physiques de la communication et à la structure formelle du groupe.

La seconde fonction, dite de régulation, englobe « toutes les activités qui ont pour effet de créer et de maintenir les conditions psychologiques nécessaires à une bonne facilitation et à une bonne production ». Elle se réfère non seulement aux relations interpersonnelles, mais à l’ensemble des facteurs psychosociaux (d’origine externe ou interne), en relation ou non avec la tâche du groupe, auxquels celui-ci devra s’adapter pour faire face à des conditions changeantes. Cette notion de « conduite à long terme » du groupe est fondée sur le mécanisme de feed-back sur lequel nous aurons à revenir à propos des « communications ».

c) Si nous adoptons une perspective d’efficacité, compte tenu de la répartition e = ep + ee, il y a intérêt pour un groupe à ce que epee. En d’autres termes, la quantité d’énergie utilisable étant définie, plus un groupe dépense d’énergie à maintenir à tout prix sa cohésion (en utilisant divers moyens qui sont autant de mécanismes de défense), moins il lui en reste pour progresser vers ses objectifs et plus sa production sera réduite. La difficulté est de trouver une répartition convenable entre les activités instrumentales et les activités consommatoires ; c’est grâce à l’efficacité de ses mécanismes autorégulateurs que le groupe pourra maintenir un équilibre satisfaisant entre des besoins et des contraintes contradictoires.

Effets de la résolution des systèmes de tension

On peut d’ailleurs examiner brièvement les effets de la résolution des systèmes de tension.

a)  Si les buts exercent une attraction (valence positive) l’énergie ep tend à croître (aux dépens de ee) en se polarisant vers la résolution du système de tension positive (relation groupe/but) ; les positions respectives des membres sont mieux perçues par les uns et les autres et acceptées avec tolérance ; chacun voit sa motivation se renforcer, participe davantage et contribue aux activités du groupe de façon instrumentale.

b)  Si les buts exercent une répulsion (valence négative) l’énergie ee tend à croître (aux dépens de ep) en se dispersant vers la résolution du système de tension négative (relations et conflits interpersonnels) ; on observe l’apparition d’incompréhensions, de conflits au niveau des individus, de désintérêt pour la tâche, de diverses manifestations d’anxiété. C’est dans de telles conditions qu’apparaissent des comportements de fuite (digressions, activités non pertinentes par rapport à l’objectif, votes prématurés et décisions non valides…), ainsi que divers types de décharge émotionnelle (rires de « décompression », activités ludiques, agressivité plus ou moins extériorisée à l’égard des hommes et des choses), le tout entraînant un très grand nombre d’activités consommatoires.

c) Ces effets qui se rencontrent le plus généralement permettent d’évoquer des cas limites :

— si l’énergie d’entretien ee atteint des proportions excessives, l’énergie de production ep s’amenuise de façon inacceptable :

ee excessive ⇒ ep → o

il y a alors blocage du groupe et risque d’éclatement pour celui-ci ;

— si l’énergie d’entretien ee se réduit au profit de l’énergie de production ep, la production sera maximale :

ee → 0 ⇒ ep max.

dans cette hypothèse, on n’aurait affaire qu’à des automates incapables de régulation, avec éclatement à long terme.

Retour sur la classification des groupes

Ainsi qu’il a été dit au premier chapitre de cet ouvrage (p. 37), ce schéma dynamique explique la division pratique des groupes restreints en deux classes, suivant la prédominance des motivations de progression ou d’entretien chez leurs membres.

Lorsque l’emporte la production, on a affaire à des groupes d’action, dont le terme « activiste » (dégagé de toute connotation idéologique) caractérise nettement l’attitude fondamentale et la conduite habituelle des membres dans les cas les plus extrêmes. De tels groupes ont cependant besoin d’un minimum d’entretien : celui-ci peut être assuré spontanément par autorégulation ; dans d’autres cas, il peut être imposé par la règle (norme de groupe, implicite ou explicite) ou par la violence.

Lorsque domine l’entretien, on se trouve en présence de groupes mondains ou de groupes de commémoration. Sur les premiers, il n’est guère besoin de s’étendre : chacun connaît les talents que doit déployer une maîtresse de maison pour équilibrer les participations de ses invités et pour éliminer de la conversation toute une série de sujets explosifs (tabous en rapport avec l’actualité ou avec les stéréotypes solidement enracinés, qui peuvent causer les plus grands ravages lorsqu’ils viennent à s’exprimer dans la « bonne » société). Quant aux groupes de commémoration, ils apparaissent fondés sur la nostalgie du « bon vieux temps » ; de plus, ainsi qu’il est de tradition au moment de la « fête », ils permettent un certain nombre de transgressions des normes sociales habituelles tout en donnant à chacun l’illusion d’être le héros d’un jour70.

Examen des facteurs de progression vers les buts

Lorsque la valence des buts est positive, on leur reconnaît trois caractéristiques (Max Pagès, 1957) :

— Pertinence, c’est-à-dire le fait d’être dotés d’une liaison nécessaire avec le but général, la raison d’être, « l’objet social » du groupe ;

— Clarté, c’est-à-dire la qualité de se prêter à l’analyse et d’être facilement compris par tous les participants ; dans cette perspective, on retient l’impérieuse nécessité de se fonder sur des faits (vérifiables) plutôt que sur des opinions (toujours contestables) ;

— Acceptation, c’est-à-dire la propriété d’être librement choisis par le groupe plutôt qu’imposés de l’extérieur, tout en concordant avec les intérêts personnels plus ou moins nettement exprimés de chaque participant.

Ce triple critère de satisfaction peut être utilement retenu chaque fois que le groupe a besoin de prendre une décision, tant à propos des divers aspects de sa structuration que de ses mécanismes de fonctionnement ou de ses activités propres.

Mais pour qu’un groupe restreint fonctionne et « produise », il faut en outre que s’y instaurent des communications efficaces (point de vue physique) et satisfaisantes (point de vue psychosociologique). Cet aspect sera traité dans le prochain sous-chapitre.

V / La prise de décision dans les groupes restreints

Demeurant dans une perspective de « locomotion de groupe », il est possible d’étudier les chemins vers les buts, puis les processus de la décision ; nous aurons ensuite à examiner les effets de la décision de groupe, non sans en avoir mesuré la portée et les limites.

Les chemins vers les buts

a) Les étapes de la progression sont schématiquement les suivantes :

— Explicitation par chacun de sa perception propre des buts du groupe ;

— Elucidation des dispositions de chacun par rapport au groupe ; ceci englobe les personnes qui le constituent, les tâches qu’il accomplit, les objectifs supposés de chacun ;

— Choix d’une succession de buts secondaires, jalonnant la série des étapes à parcourir pour atteindre le but ultime ; comme celui-ci, les buts intermédiaires doivent répondre à certains critères :

— être pertinents par rapport au but ultime ;

— être clairs plutôt qu’imprécis ;

— avoir trait à des faits vérifiables plutôt qu’à des opinions ;

— être collectifs (communs à tout le groupe) plutôt qu’individuels ;

— être librement choisis plutôt qu’imposés par quiconque. [Ce choix pose le problème du consensus, qui sera examiné plus loin. On peut définir celui-ci, d’ores et déjà, comme « la conscience, chez les membres du groupe, de l’existence de sentiments partagés, d’opinions ou d’idées communes, d’une perception identique d’une situation »] ;

— Progression vers le but secondaire (activités de « production ») ;

— Explicitation de l’état dans lequel on se trouve par rapport à la situation (où en est-on ? = activité de « facilitation ») ;

— Intégration dans la mémoire active du groupe des résultats acquis au cours de sa progression (élaboration des conclusions intermédiaires = activité de « facilitation »).

b) Les obstacles à la progression sont nombreux sur le chemin à parcourir. Parmi ceux-ci nous retiendrons :

— l’existence de buts imposés de l’extérieur ;

— un niveau d’aspiration trop élevé (prédominance de l’imaginaire sur le réel) ;

— des décisions prématurées (avant une compréhension suffisante des besoins individuels et collectifs) ;

— l’absence d’un consensus suffisant (cf. infra, p. 181) ;

— la mise en mouvement (passage à l’exécution) avant la manifestation explicite de celui-ci.

Ces remarques nous ramènent à l’étude de la décision proprement dite.

Les processus de la décision

L’étude de l’interaction au moyen des catégories de Baies, [1950] et (1955), a déjà été présentée dans le quatrième chapitre (p. 135). Cette méthode a été appliquée par son auteur à l’analyse des processus de décision dans les groupes de discussion. Baies affirme que le processus de résolution d’un problème en groupe passe d’abord par une succession de trois phases (cf. p. 136) :

— collecte d’informations (catégories 6 et 7) ;

— évaluation (catégories 5 et 8) ;

— influence (catégories 4 et 9).

Vient ensuite la décision proprement dite (catégories 3 et 10) ou, à défaut, l’échec et l’éclatement du groupe. Bien entendu, ces phases peuvent se chevaucher, et parfois certaines d’entre elles n’apparaissent qu’à l’état rudimentaire. De plus, elles sont mêlées ou entrecoupées de périodes de tension (catégories 2 et 11), pendant lesquelles les activités de « production » sont pratiquement suspendues.

Cette dernière remarque confirme le schéma dynamique précédemment exposé. Nous allons maintenant la développer.

a) Conflits et recherche du consensus. – Les processus de la prise de décision sont dominés par l’existence de conflits : les uns apparaissent au grand jour ; les autres demeurent latents et peuvent exercer sur le groupe une influence paralysante ; leur seule existence justifie le développement d’une fonction de régulation.

On distingue encore suivant leur nature :

— les conflits substantiels, ayant trait au contenu de la discussion, en rapport avec une opposition intellectuelle entre participants ;

— les conflits affectifs, de nature émotionnelle, en rapport avec les luttes interpersonnelles tendant à faire triompher telle ou telle solution. Encore est-il fréquent que des conflits apparemment intellectuels masquent très adroitement des conflits de personnes ; parfois même, les intéressés ne sont pas conscients de leur implication affective dans de tels conflits.

La recherche du consensus (Edith Bennett, 1955 ; Bennis et Shepard, 1956) fait l’objet d’un souci permanent chez les théoriciens du groupe depuis plus de deux décennies. Il est avéré que la progression d’un groupe ne peut s’accomplir qu’après une éventuelle analyse en commun de la nature et de l’origine des conflits, pour peu qu’on en ait diagnostiqué l’existence. Dans cette optique, on peut dire que la persistance d’un groupe dans le temps résulte d’un effort de création permanente, puisqu’il lui faut sans cesse trouver les moyens appropriés à la résolution de ses conflits internes, indépendamment du choix des moyens adaptés à l’accomplissement de sa tâche71.

Citons, à ce propos, la remarque de J. Muller (1965) : « Les motifs de la satisfaction [des participants] sont très divers et personnels. L’accord unanime est, en réalité, fondé sur des attentes personnelles exceptionnellement toutes satisfaites. Mais il y a précisément consensus lorsque le groupe ne tombe pas dans un accord facile, mais vit une entente péniblement engendrée. Le consensus […] est un consentement composé d’acceptation active de soi et d’autrui, et des relations soi-autrui. »

b) Conditions de validité de la décision. – La décision présente, en effet, encore d’autres aspects en rapport avec son degré de validité :

1) Exploration préliminaire : Elle sera précédée d’un inventaire approfondi concernant :

— les besoins du groupe et les besoins de ses membres ;

— les ressources du groupe, tant sur le plan de l’énergie disponible que sur celui des compétences utilisables, compte tenu des facteurs de contraintes temporelles et spatiales qui lui sont imposés ;

— les différentes possibilités d’action.

On retrouve ici certains des aspects bien connus de la méthodologie de l’étude de problèmes ; mais il n’est guère possible d’en dégager des règles détaillées. Il appartient, en fait, au groupe d’inventer ses propres normes de fonctionnement et de mettre au point progressivement (à la suite de la répétition d’essais et d’erreurs dont il aura su tirer un enseignement) les éléments de décision qu’il considérera comme nécessaires et suffisants.

Compte tenu de cette phase exploratoire, on peut prévoir que la décision ne sera jamais pleinement satisfaisante pour tous j mais le consensus sera d’autant plus profond que le groupe aura pu prendre conscience des concessions faites par chacun dans le but d’aboutir à un accord ; il le sera aussi d’autant plus que les membres auront la conviction d’avoir pris en considération le plus grand nombre de solutions possibles, eu égard à la zone de liberté qui leur est impartie et au degré de responsabilités qu’ils assument.

2) Consensus : Bien souvent, on estime devoir instituer un tour de table obligatoire. Mais R. Blake [in Bradford et al., 1964] fait remarquer que cette pratique repose sur deux postulats : d’une part, l’accord n’est réalisé que si chacun des membres a parlé ; d’autre part, aucun membre n’a le droit de demeurer silencieux. Une telle pression exercée sur les membres est à même d’engendrer de l’hostilité et du ressentiment. Dans d’autres cas, on emploie des procédures mécaniques de décision, notamment en recourant à un scrutin majoritaire lorsque le groupe paraît divisé en deux tendances à peu près égales. Il convient d’observer à ce propos qu’une telle procédure cristallise les oppositions en renforçant chacun dans sa propre attitude. Elle implique, en outre, que les opposants se soumettent à la loi de la majorité ; si cette assertion se justifie rationnellement, il n’en est pas moins vrai que, sur le plan affectif, les minoritaires peuvent nourrir un ressentiment qui retentira tôt ou tard sur l’efficacité du travail du groupe.

Le problème du groupe est en fait de trouver des procédures de décision qui soient satisfaisantes pour tous les membres, tout en étant appropriées à la nature des tâches assignées.

Compte tenu de ces remarques, le consensus peut être testé suivant trois critères :

— En surface : La manière dont la décision est prise est souvent plus importante que le contenu de celle-ci, lorsqu’on en examine les conséquences pratiques.

À ce propos, Blake et Mouton (1961) présentent une échelle des « accords » dans les groupes de diagnostic :

— silence : personne ne parle et la situation est au point mort ;

— quelqu’un fait une proposition : celle-ci n’est relevée par personne ;

— quelqu’un entreprend une action : les autres laissent faire ;

— quelqu’un propose une action : elle est soutenue par un autre qui en assure le succès temporaire ;

— une ou plusieurs personnes changent de sujet sans en faire la proposition effective ;

— une minorité (sous-groupe) appuie une décision ;

— on décide à la majorité des voix (accord de la moitié plus un) ;

— il existe des occasions de désaccord, mais personne n’en parle ;

— une action est entreprise seulement après qu’on ait obtenu un véritable accord de la part de tous les participants (notion et sentiment de consensus).

— En profondeur : La façon dont s’expriment les participants n’a pas moins d’importance ; une main non levée ou un signe de dénégation sont beaucoup moins utilisables par le groupe que l’expression de sentiments négatifs, l’explication de l’attitude adoptée ou « l’explication de vote », qui peuvent être à l’origine d’un nouvel échange de vues. Ainsi le groupe aura-t-il le loisir de situer à nouveau chacun de ses membres et d’inventer le moyen de les satisfaire au mieux.

— En compréhension : Il arrive que des décisions, prises d’une manière apparemment satisfaisante, ne sont pas exécutées parce que les participants n’en ont pas vu toutes les implications et qu’ils reculent devant certaines des conséquences de l’action entreprise au moment où celles-ci leur apparaissent. Il semble donc souhaitable, lors de la décision de groupe, de vérifier chez tous les membres la compréhension des conséquences qu’aura pour eux-mêmes et leur entourage l’engagement qu’ils vont être amenés à prendre. Cette procédure évitera bien des regrets, tel le classique « je n’ai pas voulu cela ».

3) Formalisme : Pour satisfaire au critère précédent, il semble que la décision doive être prise explicitement, et pour cela clairement reformulée avant que chacun ait l’occasion de se prononcer. Ajoutons qu’une fois prise, – et ce, si possible, avec un caractère de solennité proportionné à son importance dans la vie actuelle du groupe – il est souhaitable qu’elle soit réexprimée d’une façon formelle pour pouvoir être intégrée dans la mémoire active du groupe.

Portée et limites de la décision de groupe. – Faisant suite aux travaux de K. Lewin et de ses élèves, Norman R. F. Maier a mis systématiquement l’accent depuis 1946 sur l’intérêt que présente la décision de groupe dans les programmes de formation aux « relations humaines » et dans la pratique du commandement. Pour éviter toute confusion avec d’autres méthodes, cet auteur la caractérise dans le tableau n° 6, p. 184 (1952).

Ultérieurement, Maier (1963) a insisté sur le double aspect de la décision quant à sa valeur potentielle :

— d’une part sa qualité Q, objective et impersonnelle ;

— d’autre part, l’adhésion A qu’elle remporte (l’accueil qu’elle trouve chez ceux qui doivent l’exécuter).

L’expression d’une décision efficace serait de la forme

De = f (Q, A).

Il distingue alors, par rapport à l’objectif principal, trois types de situations :

Les décisions requérant une haute qualité et une faible adhésion : Q > A.

Tableau 6

Ce qu’elle n’est pas :

1.  Un abandon du contrôle sur la situation ;

2.  Une méconnaissance de la discipline ;

3.  Un moyen d’attribuer à chaque individu ce qu’il désire ;

4.  Un moyen de manœuvrer les gens ;

5.  Un moyen d’imposer les idées du chef à son groupe ;

6.  De l’autorité camouflée ;

7.  Un moyen de « rafler les votes » ;

8.  Une espèce de contrôle consultatif qui cherche à recueillir des avis ;

9.  Un moyen de tourner la Compagnie contre ses employés ;

10. Quelque chose que n’importe qui peut faire s’il le désire.

Ce qu’elle est :

1.  Un moyen de contrôle s’exerçant par la persuasion plutôt que par la force ;

2.  Un moyen d’établir la discipline de groupe grâce à la pression du milieu ;

3.  Un moyen d’être loyal vis-à-vis du travail et de tous les membres du groupe ;

4.  Un moyen de réconcilier les états d’esprit opposés ;

5.  Le moyen de permettre au groupe d’exposer ce qu’il pense pour résoudre le problème ;

6.  Un moyen de laisser agir les faits et les sentiments ;

7.  Un mode de pensée collectif ;

8.  Une solution coopérative du problème ;

9.  Un moyen de donner à chaque personne une chance de participer à des choses qui la concernent dans sa situation de travailleur ;

10. Une méthode qui exige de l’aptitude et des connaissances, ainsi que le respect d’autrui.

Image5

La recherche de l’adhésion n’y intervient que secondairement ; la décision est du ressort exclusif du responsable avec l’aide éventuelle de spécialistes qualifiés ; elle concernera, par exemple, le lancement de nouveaux produits, la décentralisation, la fixation des prix de vente ou des éléments déterminant les coûts de fabrication, l’achat des matières premières, les problèmes à résoudre par des spécialistes ou des techniciens ; on y ajoutera « certaines décisions qui impliqueraient en principe une adhésion, mais qui-n’ont pas de solutions sur lesquelles un accord soit réalisable ».

Les décisions requérant un degré élevé d’adhésion, la qualité étant secondaire : A > Q.

La médiocrité de l’adhésion créerait un risque d’échec et la façon d’apprécier la qualité est influencée par de nombreux critères subjectifs ; la décision est alors du ressort du groupe, à l’issue d’une discussion conduite par (ou pour) le responsable ; elle concernera, par exemple, l’attribution d’un objet convoité, la répartition de tâches indésirables, la réglementation des heures supplémentaires ou des périodes de congé, les questions disciplinaires.

Les décisions exigeant à la fois une haute qualité et une forte adhésion : Q = A.

La méthode des décisions de groupe apparaît encore là comme indiquée et « les supérieurs reconnaissent spontanément que la solution que le groupe a trouvée surpasse non seulement ce qu’ils escomptaient, mais encore ce qu’ils avaient pu trouver eux-mêmes ». Encore faut-il que le chef ait dépassé sa propre anxiété et que la technique de conduite de la discussion soit correcte.

On ne manquera pas d’observer que les conceptions traditionnelles de l’exercice de l’autorité semblent s’opposer à une telle façon de considérer les choses. À cela Th. Gordon (1951) a répondu par avance :

« La question n’est pas de savoir si les membres du groupe ou le chef (institutionnel) peuvent prendre les décisions les plus appropriées pour un groupe. Elle est de savoir si le chef, sans les membres du groupe, peut prendre de meilleures décisions que le peut le groupe total incluant le chef. » Et, il développe une théorie du commandement et de l’administration « centrés sur le groupe » à laquelle la seule restriction qu’il envisage est la propre zone de liberté et de responsabilité du chef lui-même.

Les effets de la décision de groupe

Les effets de la décision de groupe ont été étudiés par K. Lewin et ses élèves.

D’une part, L. Festinger [1953] les a mis en relation avec sa théorie de la dissonance cognitive. Rappelons-en les principaux éléments. À la suite d’une décision, il y a une recherche active d’informations tendant à produire une cognition « consonante » avec l’action entreprise ; de plus, il se produit une augmentation de la confiance dans la décision ou un accroissement de la différence d’attrait entre les deux termes de l’alternative impliquée par le choix, l’un et l’autre phénomène tendant à réduire efficacement la dissonance (cf. p. 128).

D’autre part, K. Lewin (1947) les a mis en relation avec le changement social. À partir de sa théorie sur les « équilibres quasi stationnaires » (cf. p. 85), il a pu faire des recherches sur les changements d’habitudes alimentaires à l’occasion desquelles il a montré la supériorité de la décision de groupe par rapport aux simples informations données à l’occasion d’une conférence tendant à modifier ces habitudes. Ces résultats ont été étendus par Levine et Butler [in Cartwright et al., 1953], à la modification des attitudes des agents de maîtrise d’une usine de mécanique par rapport à l’introduction d’une nouvelle méthode d’évaluation du travail. De même, Coch et French [1948] ont pu, dans une entreprise de confection, surmonter la résistance aux changements, grâce à une participation active de groupes expérimentaux à la préparation de décisions relatives aux modalités du travail. Nous y reviendrons dans le prochain sous-chapitre. De son côté Bavelas (1948) a obtenu une modification spectaculaire dans les normes de production d’une équipe travaillant sur machines à coudre à la suite de trois décisions de groupe : la production s’est accrue durablement d’environ 16 %, alors que l’équipe avait déjà une production supérieure de 23,5 % à la moyenne de l’ensemble des ateliers.

En fait, la décision de groupe aboutit à la suppression de l’inertie naturelle du groupe ; celui-ci devient capable de mobiliser ses énergies pour entreprendre de nouvelles tâches. Elle modifie son équilibre quasi stationnaire en facilitant l’érosion des normes anciennes et la cristallisation de nouvelles normes (perçues par tous comme « raisonnables »). Elle est actuellement considérée comme le moyen le mieux approprié à la prévention du phénomène de « résistance au changement », qui s’oppose aux initiatives fécondes. Aussi devrons-nous consacrer à ce problème un développement particulier.

Conclusions

L’approfondissement des conditions psychosociologiques de la prise de décision est corrélatif de l’apprentissage de la liberté individuelle à l’intérieur des groupes. La clarification des mobiles et des fins personnels, conjuguée à la tolérance de chacun par rapport au point de vue d’autrui, est la condition même de la décision efficace. Cette attitude est d’autant plus nécessaire que, depuis Condorcet (1785), on connaît les conséquences de la nature non transitive des opinions individuelles : dans la mesure où elles diffèrent à l’intérieur d’un groupe, il n’est pas possible d’en déduire mathématiquement72 une opinion commune satisfaisante (effet Condorcet). En outre, la validité des conclusions du mathématicien Kenneth J. Arrow se vérifie depuis 1951. On peut grossièrement schématiser le paradoxe d’Arrow de la façon suivante : pour qu’une décision collective satisfasse simultanément trois postulats logiques fondamentaux, il faut que le groupe se contente de prendre l’avis d’un seul, n’importe lequel, mais toujours le même ! Face à cette aporie, qui semblerait légitimer le recours à la dictature, il ne reste plus au groupe « démocratique » qu’à élaborer sa décision en recherchant un accord fondamental sur ses propres normes de fonctionnement et ses cadres de référence ; ceux-ci seront fondés sur la hiérarchisation préalable des critères de choix applicables à diverses éventualités clairement définies et perçues.

La création d’un tel ordre de valeurs, suivie d’un effort permanent pour les ajuster au rythme des événements, constitue le fondement de l’action cohérente. Force est donc de ménager, à l’usage de ceux qui ont à participer à l’élaboration de décisions, un entraînement approprié au travail en groupe, si l’on veut leur assurer un minimum d’efficacité.

B / Les communications dans les groupes restreints

Considérations générales

a) Importance des communications. – Toute activité sociale postule des échanges d’informations, soit entre les membres d’un même groupe, soit entre les membres de groupes différents : « Une société est faite d’individus et de groupes qui communiquent entre eux » (Cl. Lévi-Strauss, 1962). De plus, il est nécessaire pour les groupes de s’organiser : en premier heu, pour que soient collectées des informations utiles et efficaces ; en second heu, pour que ces informations soient distribuées convenablement entre tous ceux qui devront les utiliser, notamment ceux qui auront à les traiter de manière à préparer des décisions valides.

La façon dont s’effectuent ces échanges conditionne les relations entre les hommes. On sait l’ambiguïté des mots « entendre » et « comprendre » et nous évoquerons à ce propos la constatation de Saint-Exupéry : « Le langage est source de malentendus. »

Ces observations, valables depuis l’aube de l’humanité, et traduites par le mythe de la Tour de Babel, sont encore plus vraies à notre époque. On y voit apparaître en effet des ensembles humains de plus en plus complexes et différenciés, alors qu’émergent dans les organisations de toute nature de nouveaux obstacles : gigantisme, cloisonnements, tension entre concentration économique ou administrative et décentralisation géographique…

b)  Définitions et distinctions. – Avant d’aller plus loin, il importe de définir et de distinguer deux concepts essentiels :

— L’information est à la fois : une opération (l’action d’informer) ; un contenu (ce qui informe), aboutissant à une réduction du désordre.

— La communication est l’ensemble des processus physiques et psychologiques par lesquels s’effectue l’opération de mise en relation de une (ou plusieurs) personne(s)

— l’émetteur – avec une (ou plusieurs) personne(s) – le récepteur –, en vue d’atteindre certains objectifs.

Enriquez (1961) distingue en outre :

— la nature de la communication : processus d’affectation d’autrui ;

— la fonction de la communication : contrôle et régulation des activités d’autrui.

c)  Classification. – La définition précédente se réfère implicitement à des communications instrumentales (un résultat est obtenu, plus ou moins pertinent par rapport aux objectifs).

Mais il est des communications de nature consommatoire (par rapport au temps ou à l’énergie disponibles), par exemple la formulation d’une appréciation sur un phénomène extérieur à la vie du groupe. D’autres sont tout simplement incidentes.

Il en est même de nature tératologique : il s’agit de communications se développant pour elles-mêmes au détriment de l’ensemble ; ce sont les rumeurs73 qui tendent le plus souvent à pallier le manque d’information objective dans les groupes étendus ; elles ont la valeur d’une conduite de détour (Enriquez).

Les obstacles a la communication

1. Le processus de la communication

En partant de l’expérience courante d’un « dialogue de sourds », on peut dire que la communication rend possible à deux individus de se fonder sur une vérité commune. On peut envisager toutefois la communication suivant deux perspectives :

— d’une part, son aspect formel, réductible à un schéma cybernétique ;

— d’autre part, son aspect psychologique, tenant compte de la mise en situation des locuteurs74.

a) Aspect formel de la communication. – En ramenant la communication à un transfert d’information quantifiable, on aboutit à un schéma analogique représentant le passage d’un message d’un individu à un autre (fig. 3).

Image6

L’émetteur, en fonction du but qu’il veut atteindre, élabore un message tendant à affecter autrui ; le message chemine dans un canal (acoustique, téléphonique), est reçu par le destinataire, sur lequel il a un effet plus ou moins perceptible, en fonction de sa compréhension du message et de sa représentation du but poursuivi par l’émetteur.

La série représentée sur la figure 3 se réfère bien à des préoccupations de but et a pour perspective le processus d’affectation du destinataire.

Les problèmes relatifs à l’émetteur sont ramenés à la qualité et à la pertinence de son codage ; ceux relatifs au récepteur, à une perception correcte des signaux et à ses capacités de décodage ; ceux relatifs au canal de communication, aux « bruits », c’est-à-dire aux parasites et aux déperditions physiques qui entraînent une réduction de la quantité d’information transmise. On y ajoute ceux relatifs au feed-back, régulation quasi automatique de l’émetteur par le contrôle de ses effets sur le récepteur75.

Mais une telle formalisation, si elle peut être satisfaisante du point de vue de l’ingénieur en télécommunications ou du cybernéticien, apparaît dangereusement naïve aux yeux du psychosociologue. Elle est, en effet, incapable de rendre compte des interprétations erronées, des incompréhensions paradoxales, des contresens les plus flagrants, des conflits les plus évidents.

b) Aspects psychosociologiques de la communication. – En fait, entrent en contact, non pas une « boîte noire » émettrice et une « boîte noire » réceptrice, mais un « locuteur » et un « allocuté », plus généralement deux ou plusieurs personnalités engagées dans une situation commune et qui se débattent avec des significations (cette théorie a été développée en France par D. Lagache, A. Moles, G. Serraf).

Image7

On peut donc proposer un autre schéma, qui superpose au précédent les champs de conscience du locuteur et de l’allocuté (cf. fig. 4).

On y notera la représentation des pertes de signification. Mais jamais de tels schémas ne pourraient être complets, en raison de la combinaison des phénomènes en cause.

Reprenons donc les éléments essentiels de la phrase précédemment soulignée.

— personnalités : les individus qui communiquent sont caractérisés par leur histoire personnelle, un système de motivations, un état affectif, un niveau intellectuel et culturel, un cadre de référence, un statut social et des rôles psychosociaux ; ces divers facteurs influencent l’émission et la réception des messages ;

— situation commune : la communication rend possible l’action sur autrui à l’intérieur d’une situation définie.

1) Elle est un moyen de faire évoluer cette situation (la connaissance de celle-ci est fondamentale pour comprendre le mécanisme de toute situation concrète ; l’implication des interlocuteurs dans la situation peut être différente par rapport à la situation de base). 2) Les buts de la communication sont également à expliciter : renseigner, convaincre, modifier une opinion, faire agir, faire taire, faire exprimer des sentiments, instruire, agir sur l’équilibre émotionnel et la santé psychique, induire des sentiments. Les buts influencent le contenu et le style des communications. 3) La nature de la situation peut être telle qu’elle suscite chez les interlocuteurs un besoin plus ou moins intense de communiquer, et parfois chez l’un d’eux le refus d’entrer en communication.

— signification : les hommes ne communiquent pas seulement une certaine quantité d’information, mais ils échangent des significations : « Sans leurs significations, les gestes et les paroles des hommes formeraient une immense forêt, dans laquelle chaque arbre pousse pour soi et étend ses branches sans tenir compte des autres arbres » (Bogardus).

Les éléments de la communication sont essentiellement des symboles, plus ou moins connus des interlocuteurs, plus ou moins clairs, rarement univoques. La charge symbolique des significations des mots utilisés au fur et à mesure induit des associations de sens qui ouvrent les champs de compréhension respectifs des interlocuteurs et permet à ces champs de coïncider de mieux en mieux. Il en résulte les conséquences suivantes :

— l’attention portée au mot à mot des verbalisations annule le contenu significatif du message ;

— l’aptitude à communiquer avec quelqu’un d’autre est d’autant plus grande que les deux personnes auront pensé dans le même univers symbolique et posséderont les mêmes cadres de référence ;

— la compréhension du sens d’une communication se fait à travers un filtre et un halo :

— le filtre est constitué par le système des valeurs propres à chacun ; à ce niveau, plus inconscient que conscient, l’interlocuteur trie les éléments de la communication et en rejette certains ;

— le halo est constitué par la résonance symbolique éveillée dans l’esprit de l’interlocuteur par la signification de ce qu’il émet ou reçoit : un mot, une idée, une tournure, une comparaison, peuvent déclencher une chaîne d’associations personnelles qui constituent soit un obstacle, soit une facilitation de la communication.

Ces considérations nous incitent à esquisser une étude systématique des obstacles à la communication et des moyens à mettre en œuvre afin de les surmonter.

2. Classification des obstacles à la communication et esquisse de remèdes

Ces obstacles peuvent être relatifs au locuteur et à l’allocuté, ou bien être d’ordre matériel. Nous les examinerons à l’aide du tableau 7 en suivant le cheminement du message.

a) Au niveau du locuteur, on distinguera :

α) des éléments objectifs, tels que la conceptualisation du message en fonction de la situation et du but, sa formulation en fonction du but poursuivi et des moyens disponibles, le choix des moyens (faut-il recourir à des aides visuelles telles que tableau, schémas ?), la solution de certains problèmes techniques, notamment d’ordre sémantique (recherche du terme adéquat tout en évitant le jargon spécialisé), le contexte (par ex., tenir compte de l’ordre du jour, du plan et de la méthode de travail) ;

β) des éléments de personnalité : le sujet présentera les choses « à sa façon » avec accentuation de certains éléments, en fonction de ses préjugés et stéréotypes. Son attitude, au sens le plus courant du terme, et plus prosaïquement son « humeur », constitueront une des variables de la situation ; de plus, l’attitude qu’il croira devoir adopter (au sens strict du terme, cf. infra, p. 277) induira des comportements particuliers chez l’allocuté. Son cadre de référence personnel coïncidera en tout ou en partie avec celui de l’autre.

γ) des éléments psychosociologiques : le statut social du sujet et le rôle (l’un des comportements attendus de lui par autrui à partir de son statut) qu’il assumera ; la situation générale, alourdissant ou allégeant le climat du dialogue, engendrant chez les interlocuteurs des préoccupations convergentes ou divergentes ; le langage et les normes du groupe d’appartenance qui peuvent constituer de solides barrières.

 

 

(LOCUTEUR)

É L É M

OBJECTIFS

DE PERSONNALITÉ

PSYCHO

 

 

 

SOCIOLOGIQUES

 

CONCEPTUALISATION

 

 

C/5

 

 

 

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PRÉSENTATION

 

 

 

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ROLE

 

DU MOYEN

 

 

 

 

 

 

00

 

 

 

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PROBLÈMES

 

 

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TECHNIQUES

 

SITUATION

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CADRE

 

 

 

DE RÉFÉRENCE

 

 

CONTEXTE

 

 

 

FUR

 

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S s

 

 

AGE

 

b) Les obstacles matériels ne seront qu’évoqués ici, car ils ressortissent à la psychophysiologie76.
c) Au niveau de Fallocuté, on trouve des facteurs symétriques des précédents ; ce sont :

δ) des éléments psychosociologiques parmi lesquels la situation générale joue un rôle essentiel, surtout lorsqu’elle est génératrice de rumeurs ou de comportements conflictuels. Le phénomène d’attente de rôle peut constituer aussi dans de nombreux cas une barrière à la communication ;

ε) des éléments de personnalité : la perception par le sujet dépend étroitement de l’ensemble de sa personne et l’on connaît, depuis l’expérience de Claparède (1905), la relativité du témoignage ; la déformation subie par le message est fonction des intérêts propres de l’allocuté ; son interprétation est subordonnée à son propre cadre de référence et aux sentiments qu’il prête au locuteur (possibilité de « projection ») ;

ζ) des éléments objectifs : la compréhension du message par le sujet dépend de son intelligence, de sa compétence et de sa culture, qui constituent parfois d’insurmontables obstacles à la communication.

Ajoutons que des phénomènes de saturation peuvent se produire, soit en rapport avec l’état de fatigue du sujet, soit en raison de la perte d’information due à la longueur du message, soit à cause de l’interférence entre plusieurs messages convergents. La formulation et la conceptualisation finales du message peuvent différer enfin de celles du locuteur.

Ce rapide inventaire permet de dégager un certain nombre de remèdes :

a) Au niveau du locuteur :

α) au plan objectif : chercher la précision de la pensée et l’économie de mots (non sans recourir aux redondances nécessaires), rechercher la richesse et la précision de l’expression (recours éventuel à la formalisation abstraite), faire « converger les moyens » en joignant le geste à la parole, en accompagnant d’un bon schéma le discours.

β) au plan personnel : avoir le respect de l’information, faire preuve d’une fidélité quasi obsessionnelle, tout en consacrant la primauté des faits sur les opinions ; conserver une attitude objective (se garder de juger) ; se connaître soi-même pour faire la part des inévitables préjugés ; savoir se mettre à la place de l’autre et lui reconnaître la possibilité d’avoir une autre vision des problèmes, des hommes et des choses, ce qui revient à se départir de son propre égocentrisme.

γ) au plan psychosociologique : donner une définition précise du rôle que l’on veut jouer, de l’objectif que l’on poursuit (en attirant l’attention sur ses éventuelles conséquences pour l’interlocuteur) ; connaître la situation personnelle de celui-ci (ce qui peut mettre la discrétion à l’épreuve) ; parfaire notre propre culture psychosociologique afin de parvenir à une meilleure connaissance et à une meilleure identification des obstacles.

b) Au niveau des obstacles matériels : en tenir compte, les éliminer si possible.
c) Au niveau de l’allocuté :

— être disponible, savoir écouter, savoir entendre (au-delà des mots) ;

— sortir volontiers de son cadre de référence ;

— poser des questions pour aider éventuellement le locuteur à préciser sa pensée et à répondre aux besoins de son correspondant.

C’est ici qu’intervient alors le phénomène du feed-back par lequel, en première approximation, le locuteur reçoit l’information en retour en provenance de l’allocuté, intègre cette information à sa propre conduite et modifie son émission en conséquence. Mais en psychosociologie, le feed-back est bien davantage que la rétroaction que nous venons de définir. Il est une identification progressive avec l’interlocuteur et un échange personnel enrichissant avec celui-ci ; le principe idéal de la compréhension, par exemple au cours d’une discussion, serait que chacun ne dise ce qu’il a à dire qu’après avoir réexposé les idées et retrouvé les sentiments de son interlocuteur avec une exactitude suffisante (C. Rogers). Un auditeur compréhensif provoque, chez celui qui se sent écouté et compris, une diminution de la volonté de durcir sa position77.

Mais si la compréhension joue un rôle essentiel dans la vie des groupes restreints, ceux-ci sont également dépendants des réseaux de communication qui les sous-tendent.

Les réseaux de communication et la coopération dans les groupes restreints

De nombreux chercheurs ont étudié divers modèles de communication dans des groupes restreints, de manière à préciser les conditions nécessaires à la coopération la plus efficace au cours de l’accomplissement d’une tâche définie.

L’intérêt de telles recherches n’est pas seulement théorique : on trouve des situations analogues à celles qui ont été étudiées, aussi bien dans les jeux de types divers que dans les conversations téléphoniques, dans les transmissions

militaires que dans les communications commerciales, voire dans les communications entre tel ou tel service d’une même entreprise ou d’une même administration.

1) Bavelas [in Laswell et Lerner, 1951], supposant que la structure du réseau de communications affectait la performance d’un groupe de cinq personnes, a d’abord étudié les propriétés géométriques de divers réseaux : en chaîne, en cercle, en rayon (cf. fig. 5). Appelant « distance » le nombre de maillons à parcourir suivant la chaîne pour qu’un message émis par un individu atteigne un autre individu, il a déterminé d’abord la « distance » de chacun à tous les autres. Exemple : distance de

A = AB + AC + AD + AE

= 1 + 2 + 3 + 4

soit  dA = 10.

 

Image9

Il a déterminé ensuite une « distance totale » pour chaque réseau, soit :

Σd = 40, pour la « chaîne »

Σd = 30, pour le « cercle »

Σd = 32, pour le « rayon ».

Il a remarqué que certains individus occupaient des positions centrales, leur conférant un avantage dans la communication avec les autres. De fait, ces individus jouaient plus facilement un rôle de leader au cours de la résolution d’un problème par le groupe. Enfin, certains réseaux étaient plus efficaces que d’autres, en raison de l’utilisation éventuelle de modes opératoires différents.

2) Sidney Smith, cité par Bavelas [in Laswell et Lerner, 1951], a repris les expériences précédentes en se limitant aux réseaux en cercle et en chaîne (cf. fig. 6). Chaque

Image10

membre du groupe disposait d’une carte sur laquelle figuraient 5 symboles, tirés d’un ensemble de 6 possibles :

Image11

Le groupe devait, par communications non verbales, retrouver l’unique symbole commun à chacune des 5 cartes.

La performance de chaque type de groupe est évaluée en fonction de la réussite dans la résolution de 15 problèmes :

— le réseau en cercle fait une moyenne de 14 erreurs ;

— le réseau en chaîne fait seulement une moyenne de 7 erreurs.

De plus, on demande à chacun des membres de désigner celui d’entre eux apparaissant comme le leader (cf. fig. 6).

Le réseau en cercle ne peut clairement se prononcer, alors que le réseau en chaîne désigne comme leader celui qui occupe la position centrale.

3)  Leavitt (1949, cité par Bavelas) a repris ce dispositif expérimental avec quatre types de réseaux et a évalué, en outre, le degré de satisfaction du groupe suivant la forme de réseau qu’il constitue. Les résultats sont condensés dans la figure et les tableaux joints (fig. 7, p. 204).

L’auteur constate que les personnes en position de centralité ont le maximum d’influence sur le fonctionnement du groupe, aiment le mieux leur travail et sont les plus satisfaites de la manière dont il est exécuté. Toutefois le groupe le plus satisfait, quoique moins efficace, est celui qui communique suivant le réseau circulaire : tous les membres y ont, en effet, une occasion égale de participer au fonctionnement du groupe78.

4)  Luce (1950 ; 1953), à partir de la théorie des réseaux élaborée en électronique, a mis l’accent sur la connexité

 

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des réseaux de communication dans les groupes : il a défini le degré de connexité d’un réseau comme « égal au plus petit nombre de canaux dont le retrait entraîne la déconnexion du réseau. » À partir de ces considérations, il a démontré que les propriétés mathématiques de ce degré de connexité sont en relation avec la répartition des sous-groupes qui se constituent dès lors qu’intervient une déconnexion du réseau. Mais il n’a pas trouvé de rapport défini entre le degré de connexité d’un réseau et l’activité particulière d’un groupe communiquant suivant ce réseau.

5)  Flament (1963 ; 1965) a repris en France l’ensemble de ces expériences en les rapportant à la nature des tâches accomplies par les groupes. Il délimite le champ de ses recherches en disant que l’essentiel d’une théorie des réseaux de communication peut être fondé sur l’étude des rapports entre le processus de communication tel qu’il serait sans contrainte matérielle, et le réseau de ces contraintes matérielles.

6)  Les expériences précédentes supposent une répartition équivalente de l’information entre les divers membres du groupe. Dans la réalité quotidienne, il n’en est pas de même. C’est pourquoi Gilchrist et Shazo (1954) ont repris les expériences de Bavelas en donnant aux sujets périphériques (réseau en rayon) plus d’information qu’au sujet central. Leurs constatations sont les suivantes :

— au niveau des individus : chez les périphériques, la rapidité de résolution du problème et le moral sont d’autant plus élevés que les sujets disposent de plus d’informations au départ ; chez le sujet en position centrale, on observe un certain seuil de saturation lié au nombre croissant des messages qu’il lui faut assimiler et coordonner : au-delà de ce seuil, sa rapidité et son moral tendent à diminuer.

— au niveau des groupes : si le problème est complexe et si les informations sont inégalement réparties entre les

 

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membres, la performance et le moral du groupe sont supérieurs dans le réseau « tous circuits » (fig. 8) à ce qu’ils sont dans les réseaux plus fortement centralisés.

Autres variables

1)  Centralité et créativité. – On a observé, par ailleurs, que les réseaux où la centralité est fortement localisée font un moindre usage des idées de leurs membres : dans un cas, l’individu chez qui se manifesta l’intuition nécessaire à la solution du problème entendit le leader lui enjoindre de l’oublier ! Et Bavelas de conclure sur ce point que « des pertes de potentiel productif de cette manière sont probablement très fréquentes dans de nombreux groupes de travail et doivent être énormes dans une société étendue ».

2)  Centralité et besoins personnels. – On peut remarquer encore que des groupes fortement centralisés peuvent souvent être utilisés en raison de leur cohésion, de leur compatibilité avec l’organisation formelle, de leur efficacité et de leur facilité de contrôle. Mais ils peuvent aussi être utilisés systématiquement, soit par les supérieurs pour affermir leur pouvoir, soit par les subordonnés pour échapper à leurs propres responsabilités.

3)  Effets de la compétition. – Ajoutons que la compétition entre les membres d’un réseau entraîne un blocage dans la circulation de l’information et diminue l’efficacité de la tâche commune. Ceci est mis en évidence au moyen de la table de Bavelas et du synergomètre de Mucchielli (cf. p. 141, n. 12).

Morton Deutsch (1949) avait, auparavant, étudié les effets comparatifs d’un climat de coopération et d’un climat de compétition sur des groupes de cinq personnes ayant à composer des puzzles ou à résoudre des problèmes de « relations humaines ». Nous nous limiterons à l’examen des hypothèses qu’il a voulu tester concernant la performance des deux sortes de groupes :

— la quantité de production par imité de temps doit être moindre dans les groupes « compétitifs » ; de fait, les groupes « coopératifs » résolvent les problèmes de puzzle beaucoup plus rapidement et produisent davantage sur les problèmes de relations humaines ;

— la qualité de la production doit être meilleure pour les groupes coopératifs ; c’est ce que vérifie un ensemble de « juges » à propos des solutions apportées aux relations humaines ; en outre, les mêmes groupes avaient une perception plus rapide et une meilleure compréhension de la nature des problèmes.

4)  Effets du voisinage. – On sait aussi que le voisinage à l’intérieur du réseau de communication tend à accroître la sympathie entre deux membres voisins, à condition qu’il y ait entre eux possibilité de feed-back. Au contraire, l’hostilité apparaît entre eux quand il n’y a pas possibilité de feed-back.

5)  Taille du groupe et performance. – Selon Hare [1962] l’efficacité des communications dans un groupe de discussion exige au moins 3 et au plus 12 à 15 individus, avec un optimum de 5. D’après l’un de nous (1964), le groupe de 3 est le plus efficace pour la résolution d’un problème précis comportant une bonne solution ; le groupe de 6 pour la résolution d’un problème comportant plusieurs solutions différentes possibles ; le groupe de 12 pour l’échange le plus varié possible des idées, des opinions, des informations sur un problème général.

6) Homogénéité du groupe (D. Anzieu, 1965). – L’efficacité des communications dans un groupe requiert une certaine homogénéité des membres ; deux conditions ont été jusqu’ici confirmées par l’observation clinique et par l’expérimentation :

— l’homogénéité du niveau de culture et des cadres de référence mentaux (l’homogénéité intellectuelle est moins importante) ;

— l’homogénéité de l’équilibre psychique.

Sur ce dernier point, les travaux de Janis (1954) ont précisé que les individus à faible estime de soi (inadaptation sociale, inhibition de l’agressivité, tendance dépressive), sont très influençables par des communications persuasives : les individus qui résistent le plus aux communications persuasives sont ceux qui présentent des symptômes d’angoisse névrotique ou des symptômes obsessionnels.

Une certaine homogénéité des traits de personnalité est utile dans un groupe pour la raison suivante : les individus réalisent plus facilement leur accord sur le plan socio-émotionnel et une plus grande énergie se trouve ainsi libre pour le travail sur le plan des tâches ; des groupes où tous les membres désirent, soit des relations étroites, soit des relations distantes avec les autres membres, sont plus efficaces que des groupes mêlant les deux types de sujets ; des groupes où les membres désirent des relations étroites entre eux sont plus efficaces que des groupes dans lesquels il y a des individus « personnels » et « contre-personnels ».

S. Moscovici [1979] a récemment fait remarquer l’importance de l’homogénéité des systèmes de valeurs personnels. « Dans ses relations avec les autres individus ou les autres sous-groupes, chaque individu ou chaque sous-groupe apporte un système de valeurs et des réactions caractéristiques qui sont uniques. Il a une certaine marge d’acceptation ou de rejet du système de valeurs et des réactions de ses antagonistes. Les confrontations entre systèmes fréquemment incompatibles entraînent le risque d’une interruption rapide des échanges, dans la mesure où les parties accordent leur préférence à leur propre mode de pensée et cherchent à affirmer leur propre point de vue comme étant opposé à celui de leurs antagonistes. Les tensions qui résultent de ces confrontations peuvent aboutir à une rupture de communication, à l’isolement des participants, à l’incapacité de réaliser le but de l’échange social auquel ils ont pris part. En outre, il y a eu ébranlement de la confiance en soi et apparition d’anxiété. » C’est à partir de ces considérations qu’il établit l’importance, jusqu’ici négligée, du lien existant entre l’influence (cf. chapitre suivant) et la négociation.

D’autres expériences ont montré qu’un groupe est plus productif s’il est composé de membres du même sexe (sauf dans les expériences de créativité), s’il a une forte cohésion et assez peu de membres, s’il a un réseau de communication permettant un feed-back maximal, s’il a un conducteur de réunion expérimenté.

7) Supériorité du travail en groupe par rapport au travail individuel. – De nombreux travaux expérimentaux depuis Allport (1924) jusqu’à Kelley et Thibaut [1954], en passant par Marjorie E. Shaw (1932), ont tenté de démontrer la supériorité du travail en groupe par rapport à la somme des performances individuelles de chacun des participants considéré isolément. On s’accorde aujourd’hui pour dire que cette supériorité n’est pas absolue. Elle se vérifie surtout pour les problèmes intellectuels. De toute manière, la multiplicité des variables expérimentales, fort difficiles à isoler, rend impossible toute généralisation. On sait toutefois que le groupe perd sa supériorité en vitesse et exactitude si :

— aucune division du travail n’est requise (émergence de l’individualisme) ;

— les problèmes de contrôle sont trop complexes (taille du groupe trop élevée) ;

— le groupe instaure une norme de production plus faible que la production de l’individu isolé (cf. Coch et French, pp. 249 et 257).

Conclusions

Ce bref aperçu rend imparfaitement compte de l’importance de la communication dans les groupes restreints, tout aussi bien que dans les groupes sociaux de dimensions de plus en plus vastes. Que la communication soit « une passion ou une technique » (R. Schérer), ou l’une et l’autre à la fois, les solutions que donnera l’humanité aux graves problèmes qu’elle pose constituent l’enjeu de cette fin de siècle.