Chapitre VII. Éléments de dynamique des groupes comparée

La psychologie des groupes change avec l’âge des personnes qui les composent, avec leur pathologie mentale, avec la culture à laquelle elles appartiennent, avec leur position par rapport aux normes et aux règles sociales, et selon le degré de dépendance du groupe à l’égara de phénomènes physiques et biologiques vitaux. Une dynamique des groupes comparée demanderait à être promue et systématiquement développée. En attendant sa venue, nous nous contenterons de quelques notations fragmentaires.

Les sociétés animales

La tendance à se grouper n’est pas propre à l’espèce humaine. Avant d’être un phénomène psychologique ou sociologique, c’est un phénomène biologique. Les animaux de certaines espèces vivent isolés. D’autres espèces sont sociables. À leur sujet, les zoopsychologues ont élaboré une sociologie animale, dont on trouvera une vue d’ensemble dans les ouvrages de R. Chauvin (1961, 1963, 1969).

Dans les rassemblements grégaires, l’individu est attiré par la présence de son semblable : c’est donc le début de la recherche du socius, recherche qui aboutit à une vie collective, mais non point encore sociale. Des mécanismes perceptifs précis (généralement soit l’odeur soit la vue) déclenchent la reconnaissance du congénère et le rejet de l’intrus étranger. L’hypothèse déjà ancienne d’une prédisposition à l’interattraction (ou attraction réciproque des congénères) est la seule qui fournisse, pour le moment, une explication du grégarisme animal105.

L’interattraction exerce souvent chez les individus du groupe animal des répercussions hormonales qui se traduisent par des changements physiologiques et morphologiques. Ces phénomènes sont dénommés imitation ou identification. Par exemple, les criquets migrateurs (Acridiens) existent sous deux formes. Solitaires, ils sont verdâtres ; grégaires, ils sont noirs et rouges. Il suffit de grouper des larves isolées pour les voir changer de couleur. Cet effet de groupe joue sur la pigmentation des individus, sur leur développement sexuel, sur les proportions du corps, sur le volume de l’activité ou de l’appétit, sur la capacité de vol. Cet effet de groupe s’observe aussi bien chez des Vertébrés (banc de Poissons, hordes de Rongeurs ou de grands Mammifères) que chez des Invertébrés. Il n’obéit à aucune finalité et peut apporter aux animaux grégaires autant d’avantages (stimulation de l’organisme, protection contre les prédateurs) que d’inconvénients (aggravation de la disette ; suicide collectif des lemmings, qui suivent leur leader dans la noyade : phénomène dit du « mouton de Panurge »).

Ce n’est guère que chez les Invertébrés qu’on a observé des sociétés de castes, permettant l’accomplissement de tâches en commun (construction, protection, ravitaillement, élevage, essaimage). Deux mécanismes jouent là : la division du travail, fruit du polymorphisme de l’individu (au fur et à mesure de sa maturation physiologique, l’individu remplit des fonctions sociales différentes) ; et l’existence d’un système élaboré de communications (qui n’est élucidé actuellement que pour les abeilles). Les Insectes sociaux ont beaucoup frappé l’imagination collective, par l’ordre et le rendement au travail qui règnent dans leurs sociétés, par l’exemple d’une organisation matriarcale qui passerait pour primitive. En fait, cet exemple vaut surtout pour les abeilles ; les termites offrent l’exemple intermédiaire d’un couple royal permanent106.

Avec les Vertébrés sociaux apparaissent les rapports de dominance, dont le modèle est fourni par la supériorité physique habituelle du mâle sur la femelle et qui culmine dans l’organisation patriarcale des Mammifères sociaux, spécialement des singes supérieurs. Dans une basse-cour, par exemple, on peut constater l’existence d’un ordre hiérarchique entre les individus : au sommet, l’individu alpha fait céder les autres par la force ou la menace ; il mange et copule avant les autres ; au bas, l’animal oméga, écrasé, privé et rejeté, fonctionne comme victime émissaire. Cette structuration hiérarchique, si elle se paie par des luttes pour la prééminence, pour le pouvoir ou le prestige, rend possible une vaste gamme d’actions concertées : défense du territoire, attaque des proies, déplacements guidés, systèmes internes de communication, entraide collective, ébauche de tradition sociale. Elle s’accompagne généralement de la polygamie. La vie en groupe, sous la direction autoritaire du Vieux Mâle, développe d’une part l’appétit social ou solidarité, d’autre part les aptitudes motrices et intellectuelles des individus107.

Les groupes affrontés à des conditions physiques extrêmes

Dans des conditions écologiques qui rendent la survie aléatoire (désert, montagne, mer, chaleur ou froid excessifs, monotonie de l’environnement, isolement prolongé par rapport à la société), les groupes humains sont pris entre deux tendances contraires, un besoin accru de solidarité (qui émane d’un Surmoi de groupe) et une montée pulsionnelle qui ne peut pas se décharger suffisamment dans des activités extérieures ou dans la rivalité sociale et qui se retourne sous forme d’apathie individuelle ou d’agressivité intra-groupe, l’une et l’autre pouvant mettre en danger l’existence des individus et la cohésion du groupe.

La famille

La famille est une réalité universelle108. Elle est au service de la reproduction de l’espèce, de la régulation de la satisfaction sexuelle, de l’élevage des enfants. Elle est aussi une institution qui assure la transmission des idéaux, des croyances, des valeurs d’une société donnée. Rares sont les groupes qui durent aussi longtemps et dont les membres entretiennent entre eux des rapports affectifs aussi intenses. Aussi les sociologues Pont-elle citée comme exemple, sinon comme modèle du « groupe primaire » (cf. pp. 36 et 40), encore que ce soit assez récemment qu’elle ait été étudiée dans la perspective de la dynamique des groupes. L’australienne Herbst (1954) a été un précurseur. Elle a appliqué les principes de K. Lewin à la réalisation d’une enquête, par questionnaire auprès des enfants, sur la structure du champ familial ; elle a défini quatre grands types de prise et d’exécution des décisions par les parents : autonomie, autocratie, leadership (du mari ou de la femme), coopération syncratique des deux. On peut ainsi représenter topologiquement le champ du mari et celui de la femme, mesurer -la répartition de la tension selon les zones du champ, calculer les corrélations entre certaines variables sociales (niveau socioprofessionnel, lieu de résidence, affiliation religieuse) et certaines structures familiales. Touzard (1967) a appliqué avec succès la méthode de Herbst à une population française. Yvonne Castellan [1980] a essayé de dégager des caractéristiques psychologiques spécifiques du groupe familial en s’appuyant notamment sur l’expérience des thérapies familiales (cf. p. 340) : prévalence des sentiments œdipiens réciproques ou complémentaires entre les membres ; expérience d’un psychisme groupai originaire pris entre deux tendances opposées, à la fusion et à l’autonomisation des individus ; organisation du groupe autour d’un fantasme structurant mis en commun ; constitution pour les membres d’une aire transitionnelle avec le monde social et culturel ; recours éventuel à un membre déviant nécessaire à l’équilibre psychique du groupe qui dépose en lui sa haine, sa violence, ses sentiments de culpabilité, etc. L’expérience de groupe vécue par les enfants dans la famille est une des sources inconscientes de leurs représentations groupales ultérieures ; elle leur apporte l’expérience princeps des identifications narcissiques et des projections de parties de soi dans une entité commune. Martine Segalen ([1981]) a effectué une importante étude sociologique de la famille, considérée comme groupe restreint (= « groupe domestique ») et comme groupe large, dans une double perspective historique et ethnologique ; elle dénonce au passage le mythe du « repli sur la famille nucléaire ».

Les groupes d’enfants

Ils ont fait l’objet de nombreux travaux dont il est impossible de rendre compte ici109. La meilleure observation d’un groupe de garçons, de la concurrence entre deux bandes rivales, de l’importance du leader, de l’exclusion du champ social des adultes, du caractère initiatique des activités, de la défense d’un « trésor » symbolique caché dans une cabane au milieu de la forêt, du lien homosexuel sous-jacent entre les membres, de la mise en commun d’un fantasme de castration, reste le roman de Louis Pergaud : La guerre des boutons [1912].

Observation confirmée par les éthologistes sur les singes, le groupe d’enfants de même âge fournit à ceux-ci un substitut sécurisant du lien premier de dépendance protectrice à la mère : d’où l’hypothèse d’une pulsion d’attachement (émise par le psychanalyste Bowlby et par l’éthologiste Harlow), distincte de l’attrait libidinal, et qui est à la fois stimulée et satisfaite par la compréhension correcte des besoins affectifs du partenaire à partir des signaux sensoriels, mimiques et posturaux émis par lui. Le groupe de semblables ou de pairs est, après la mère, le second miroir où chacun peut s’assurer de son identité dans une reconnaissance réciproque. L’extension de la démarche éthologique à l’observation des communications (tactiles, visuelles, olfactives, etc.) à l’intérieur des groupes d’enfants (par exemple à l’école lors des récréations) a été entreprise en France avec succès par Hubert Montagner.

Les groupes scolaires encadrés par des adultes visent des buts différents des groupes spontanés d’enfants. Aussi la pédagogie est-elle prise dans un conflit : tantôt la dynamique naturelle du groupe d’enfants est ressentie comme une résistance, une menace, un obstacle au travail de l’enseignant (le chahut, par exemple, ou l’inertie collective), tantôt l’éducateur cherche à l’utiliser soit pour une meilleure formation du caractère (le scoutisme, par exemple), soit pour faciliter les apprentissages scolaires110. Si l’on veut préparer les maîtres à comprendre la classe comme un groupe et à résoudre les difficultés pédagogiques provenant des représentations imaginaires collectives tant à l’égard du maître que de la matière enseignée ou de la scolarité en général, il apparaît nécessaire d’inclure pendant toute une année, dans la formation des enseignants, une expérience inspirée du groupe de diagnostic. Lily Herbert (1961) a résumé les conditions et les effets d’une telle expérience111.

La démarche psychanalytique peut-elle être appliquée à la pédagogie comme Freud l’avait un moment espéré ? Ou est-ce là une illusion ? Dans Une école pour Œdipe, G. Terrier et J.-P. Bigeault font le point de la question112.

Les groupes asociaux

Ils ont été plusieurs fois évoqués au cours de cet ouvrage. La bande de délinquants a été décrite par des sociologues américains comme un exemple typique de « groupe primaire » (cf. p. 36). Le rôle du leader et celui, complémentaire, des émotions de groupe ont été évoqués à propos des travaux de F. Redl (cf. p. 288). Quand un groupe de jeunes délinquants est devenu activement asocial, il ne peut plus être traité avec succès par une simple démarche psychologique. Il faut disperser la bande, recomposer des groupes nouveaux, à buts éducatifs et/ou thérapeutiques, pris en charge par un couple d’éducateurs spécialisés, qui cherchent à transformer en transfert positif sur eux le transfert au départ négatif des délinquants : c’est la méthode d’inspiration psychanalytique inaugurée par le Viennois Auguste Aichhorn (cf. p. 110) et qui a connu depuis de nombreuses variantes113.

La palabre

Les observateurs occidentaux ont été si frappés par l’abondance et l’intensité des conversations de groupe chez les Noirs africains qu’ils ont attribué à ces bavardages, en apparence et parfois en réalité fort superficiels, mais préliminaires indispensables à toute décision importante, les termes péjoratifs de palabre en français, de gossip (« cancans », « commérages ») en anglais. La palabre (d’un mot espagnol qui veut dire tout simplement la « parole ») remplit une fonction essentielle dans la cohésion de la tribu : échange spontané et quotidien des informations, jeu des affinités et des antipathies, entretien d’un climat groupai détendu, résolution continue des tensions interpersonnelles, ébauche d’une ligne d’action commune, ralliement des opposants. Beaucoup de civilisations africaines pratiquent la règle du consensus : une décision intéressant la collectivité doit être prise à l’unanimité et les discussions durent jusqu’à ce que celle-ci soit réalisée. Les réunions ordinaires, informelles, remplissent surtout un but d’entretien du groupe. Les réunions -graves obéissent à des procédures formelles, souvent très ritualisées ; mais elles ne deviennent efficientes que quand une discussion libre s’y est pleinement instaurée114.

La question de l’agressivité intra-groupe et inter-groupes

Les divers types de groupe que nous venons d’examiner ont presque tous un problème de confrontation à la violence interne et externe115.

Les animaux, enseigne l’éthologiste Lorenz, n’attaquent que pour des buts liés à la survie de l’individu ou de l’espèce : nourriture, reproduction, défense du territoire. À quelques exceptions près qui confirment la règle, la bête dite par nous « sauvage » ne tue pas en dehors de ces raisons biologiques fondamentales. L’homme qui se nomme « civilisé » a, aux yeux des éthologistes, le triste privilège d’avoir inventé un acte qui n’existe pas dans la nature, d’être la seule espèce qui tuerait pour tuer. Par ailleurs, des ethnologues ont procédé à la constatation suivante : certaines tribus, des plus primitives, fondées sur la chasse, la pêche, la cueillette, la symbiose avec la nature, présentent de façon surprenante une économie d’abondance et de loisirs, un respect des équilibres écologiques et une attitude si ce n’est pacifique, du moins neutre à l’égard des tribus voisines

— encore qu’on assiste, dans certains cas, à l’inverse, à des vendettas qui détruisent presque toute la population mâle adulte. Les préhistoriens enfin, comparant les sites, les outils, les ossements de nos ancêtres chasseurs à ceux qui ponctuent la découverte de la domestication des plantes et des animaux, et l’instauration des civilisations agricoles et sédentaires, ont cru pouvoir soutenir que les chasseurs ne se servaient de leurs armes que contre leurs proies et non entre eux : leurs squelettes ne montrent point en effet d’entailles de flèche ou de massue. C’est avec la propriété

— du sol cultivé, des troupeaux, des travailleurs — qu’apparaissent les entassements humains et animaux, les blessures données à l’homme, l’attaque et la défense des territoires et des stocks, les différences de richesses, et la haine qui pousse les hommes à s’entretuer. L’agressivité interne aux groupes (entre dominants et dominés) et l’agressivité entre groupes rivalisant pour un territoire, des biens ou de la main-d’œuvre, cette agressivité serait donc une création spécifique de la société sédentaire, son péché originel en quelque sorte.

On n’a pas manqué de faire remarquer que Jean-Jacques Rousseau était arrivé par son seul raisonnement — ou par sa seule imagination — à cette même conclusion et l’on a suspecté les anthropologues contemporains d’appuyer leurs démonstrations sur une idéologie sous-jacente, selon laquelle tout serait bon dans l’état de nature et l’homme se trouverait corrompu par la société. Mais, d’un point de vue strictement scientifique, le fait qu’une théorie provienne d’une idéologie ou y aboutisse ne prouve rien pour ou contre sa validité.

En tant que psychologue et plus particulièrement en tant que psychanalyste groupai, ma thèse serait plutôt la suivante : l’agressivité humaine, dans ce qu’elle a d’inhumain, c’est-à-dire de non motivé par la survie de l’individu ou du groupe, résulte de la situation particulière faite par la nature à l’organisme de l’enfant.

Un premier point consiste en ce que le petit de l’homme a une naissance plus prématurée et que son enfance, proportionnellement à la longueur de la vie, dure plus longtemps que pour toute autre espèce. Cette néoténie (selon l’expression de Bolk) offre à l’homme l’avantage d’un développement incomparable et l’inconvénient d’une dépendance prolongée à l’égard de l’entourage. L’enfant réagit vivement à sa dépendance, par suite de l’excès ou du défaut des soins de son entourage, et encore plus s’il y a alternance rapide et répétée d’excès et de défaut. Plus la frustration ainsi éprouvée est forte et précoce, plus elle déclenche en lui des mouvements agressifs qu’il ressent comme terrorisants et contre lesquels il édifie péniblement de plus ou moins fragiles barrages intérieurs. Cette néoténie et ses répercussions empêchent qu’on puisse suivre Lorenz dans ses extrapolations de l’animal à l’homme. En effet, l’homme apparaît là comme une espèce marginale du point de vue biologique.

Un second point découle du langage — cette autre différence essentielle entre l’animal et l’homme — et vient renforcer le premier effet. Le nourrisson vit dans un bain de paroles ; mais, de celles-ci, il ne perçoit que la mélodie, l’intonation, c’est-à-dire des caractéristiques infralinguistiques, et il n’en saisit que ce qui est accompagné d’un geste ou d’une mimique, c’est-à-dire de signes non verbaux. Là encore, l’intervalle est sans aucune mesure commune avec l’animal. Le petit mammifère apprend très vite la gamme limitée des signaux sensoriels en usage dans son espèce. Le petit de l’homme met un an à acquérir un début de compréhension et deux ans un début d’usage d’un système de signifiants conventionnels, régi par un code complexe de règles, et dont l’origine ou la raison restent mystérieuses.

Il voit et entend ses parents jouir entre eux du langage, secret dont il est exclu, outil dont il ne peut se servir ; et le besoin de comprendre, très tôt actif en lui, connaît un destin originairement malheureux. En raison du décalage entre le monde des signifiants où se meut son entourage et le monde des signes dans lequel il évolue, il vit une expérience d’incapacité radicale. D’où une rancœur dont la démesure correspond à la disproportion entre ce qu’il veut et ce qu’il peut, et dont la force paraît effrayante à son psychisme encore peu développé. Aussi cherche-t-il à s’en débarrasser en la déchargeant, dès qu’ils lui sont possibles, dans des actes à sa portée (mais qui appellent souvent, de la part de son entourage, des manifestations de violence en retour) ou, à défaut, en se représentant imaginairement et avec beaucoup d’angoisse l’accomplissement de cette décharge sur l’entourage, quand ce n’est pas en retournant l’attaque sur certains organes de son corps ou sur certaines de ses fonctions mentales.

Ainsi, l’agressivité biologique innée, nécessaire à la préservation de l’organisme et à l’affirmation de l’individualité, reçoit d’une part une surcharge quantitative qui la rend difficile à manier par la conscience individuelle ou par les instances sociales ; d’autre part, elle subit une transformation qualitative qui la double d’une agressivité proprement psychique. L’agressivité spécifiquement humaine a pour cause l’intolérance à la frustration chez un organisme insuffisamment développé et mal préparé à cette épreuve. Son but, distinct du but de l’agressivité biologique, est de détruire physiquement, imaginairement ou symboliquement tout bien — au sens le plus large de ce terme — (autrement dit tout bonheur et toute fécondité) répondant aux deux conditions suivantes. Première condition : que le sujet se sente exclu de ce bien parce que d’autres en jouissent et, deuxième condition, que l’octroi de ce bien soit subordonné à l’établissement et au maintien d’une relation de dépendance à l’égard d’un autre être.

L’acquisition ultérieure de l’autonomie biologique et psychique, ainsi que du langage parlé et éventuellement écrit, n’efface point la double faiblesse humaine originaire, due à une dépendance et à des impuissances prolongées. Toute situation interindividuelle, groupale ou sociale qui en ravive la frustration déclenche la haine envieuse, l’agressivité destructrice.

Cette théorie permet de rendre compte de certaines données contemporaines dont la constatation est préoccupante, comme le fait statistique qu’on trouve un taux d’actes délictueux supérieur à la moyenne chez les individus appartenant à des groupes sociaux qui sont dans une double situation de grande dépendance économique et de soumission à une langue dominante qui leur est étrangère : par exemple, les travailleurs immigrés, les collectivités de personnes déplacées, les populations appartenant à une catégorie ou à une région qui font d’elles à la fois des minorités sur le plan linguistique et des défavorisés sur le plan économique (je pense aux Bretons, aux Corses, aux Québécois francophones) — tout cela, bien sûr, à condition qu’aucune répression de nature étatique ne vienne faire obstacle à l’expression spontanée de leur violence réactionnelle.

Ceci conduit à avancer une hypothèse plus générale concernant le regain de violence, si sensible depuis quelques années dans les régimes démocratiques et industrialisés, et assez inattendu, s’agissant de pays qui ont accédé pour l’essentiel au bien-être matériel et aux libertés politiques. D’une part, les États qui sont à la pointe du progrès technique exigent une scolarité de plus en plus prolongée des enfants et une formation de plus en plus continue de la population adulte active, dont ils requièrent une qualification contradictoirement polyvalente et spécialisée. L’âge d’entrée dans la vie professionnelle se trouve retardé, et ceci d’autant plus que le chômage sévit ; l’état d’adolescence s’éternise et, quand on le quitte, c’est en sachant que, de toute sa vie, on n’en aura jamais fini d’apprendre. La dépendance matérielle, affective et intellectuelle de l’enfance se trouve ainsi prolongée au-delà de l’accès à la maturité biologique et sociale. Ce déséquilibre provoque une frustration importante. Non seulement jamais l’enfance humaine n’a été si longue mais, bien plus, jamais encore il n’était arrivé que l’enfance soit en passe de devenir, pour l’homme, à l’échelle planétaire, un état qui ne connaisse plus de fin. Cette situation interminable est évidemment intenable pour des catégories croissantes de citoyens, en premier lieu pour la jeunesse qui, sans trop comprendre clairement la cause de son irritation, ne peut que crier, sous forme d’une contestation radicale, et sous les régimes politiques les plus variés, son exaspération.

D’autre part, les moyens de communication de masse soumettent nos contemporains à un bombardement constant d’informations. Simultanément, les livres, les journaux, les revues, les exposés, les colloques, les cours, les encyclopédies se multiplient. Même si tout cela se déroule dans sa langue maternelle, l’adulte civilisé se trouve plongé dans un bruit de textes, dans un brouhaha de discours, dans un tohu-bohu de paroles orales ou écrites, qui ravivent en lui l’insupportable frustration du petit enfant plongé dans un bain de paroles dont il reconnaît l’air sans pouvoir déchiffrer la chanson. La différence tient en ce que le nourrisson souffre d’un trop peu de sens et l’adulte d’un trop plein de sens. Mais, que la frustration le soit par défaut ou par excès, le produit psychique en reste le même : la montée d’une haine non raisonnée, qui vise non pas à modifier la situation frustrante, mais à détruire les autres par la violence et soi-même par la drogue, détournant ainsi de ses buts naturels une agressivité biologique devenue, en raison de ce surcroît psychique, excessive à supporter.

La mère et l’environnement familial précoce jouent un rôle fondamental auprès de l’enfant pour le destin ultérieur de son agressivité. Si la mère et l’environnement primitif exercent une fonction que le psychanalyste anglais Bion a appelé de conteneur, s’ils ne renvoient pas en boomerang à l’enfant ses manifestations agressives, s’ils ne font pas non plus de celui-ci un objet à leur disposition permanente pour décharger en lui leur propre agressivité, s’ils se montrent non pas indifférents mais sensibles aux inévitables émois agressifs de la progéniture, ils se proposent pour être un contenant à la fois physique et psychique, et ces émois peuvent à leur tour devenir pour l’enfant des contenus — des contenus de pensée auxquels peut s’appliquer un travail mental — et non plus un trop-plein intérieur, encombrant et angoissant, dont il lui faut se débarrasser par tous les moyens, y compris, plus tard, par la maladie mentale ou par la délinquance.

Dans ce même groupe familial, l’enfant va ensuite vivre d’autres expériences — jalousie à l’égard des frères et sœurs, domination exercée par tel membre de la famille sur lui ou sur tel autre, plaisir ouvert ou caché de la cruauté, imposition des contraintes de la vie commune, identifications à l’agresseur, à la victime et à l’énonciateur de la loi — expériences qui vont s’amplifier quand, dans la cour de l’immeuble ou de l’école, il se trouvera affronté, au sein de groupes d’enfants, aux rapports de forces inhérents à toute vie sociale.

Le roman de Golding [1964], Sa majesté des mouches (et le film qui en a été tiré), décrit ce qui se passe dans une collectivité d’enfants abandonnés à eux-mêmes sur une île déserte, à la suite d’un accident de voyage. Parallèlement à leur désorganisation sociale, s’exacerbent la rivalité entre les membres du groupe, la tyrannie exercée par quelques-uns sur les autres, les actes cruels. L’agressivité interne au groupe, n’étant plus contenue ni par des grandes personnes ni par des règles partagées et n’étant pas suffisamment détournée sur une nature extérieure qui fournit à profusion la subsistance, cette agressivité aboutit à une décharge catastrophique qui s’avère mortelle pour un des enfants. Ce récit résume pour une part le drame de la jeunesse actuelle : la nature, maîtrisée par l’industrie humaine, n’appelle plus la lutte ; la société répand l’abondance et la tolérance ; les grandes personnes abandonnent les enfants et les adolescents à eux-mêmes, et sont les premières à tourner en dérision la notion même de loi commune. Alors, il reste pour issue à se déchirer entre individus au sein des groupes ou entre groupes.

Nul ne peut contenir son agressivité psychique primaire — la haine envieuse et destructrice —, nul ne peut contrôler la tentation d’abuser de sa force en quelque domaine où il se trouve être le plus fort, nul ne peut opposer, aux violences dont il est le témoin ou la victime, un double effort de fermeté et de réflexion, s’il n’a pas intériorisé des expériences régulatrices effectuées dans un groupe d’abord familial puis social ; si, dans son équilibre psychique, ne fonctionne pas une référence à la loi d’un groupe réel ou symbolique ; si sa vie quotidienne ne s’insère pas dans des cadres groupaux ou sociaux dans lesquels la violence peut être mise en dépôt. L’appartenance de la personne à des groupes est, dans cette perspective, une nécessité.

L’agressivité à 1’intérieur des groupes se déclenche principalement dans trois circonstances : quand celui qui dirige décide sans consulter d’abord, sans expliquer ensuite ; quand les participants ne cherchent pas suffisamment à se faire entendre les uns des autres ; quand le groupe n’arrive pas à entreprendre les actions souhaitées parce que l’analyse de la réalité a été incorrecte ou que les moyens qu’il s’est donnés étaient insuffisants. La vie en groupe est tissée de tensions et de conflits et la crise, avec la libération de violence qu’elle entraîne, est un événement inévitable.

Savoir tolérer les crises, sans ajouter à leur violence, sans non plus les fuir, mais en réfléchissant à leurs causes, en adoptant et en amenant les autres à adopter d’autres attitudes, de nouvelles orientations, telle est une des leçons que l’on peut espérer faire partager par l’analyse en commun des expériences de crises fournies par la vie ou par les méthodes de formation. Toutefois, l’idée généreuse et beaucoup répétée que l’instauration du dialogue est le meilleur moyen de réduire la violence est une idée vaine si on ne précise pas les conditions, les limites et la nature de la discussion. Un dialogue n’a de vertu intégrative que s’il apporte aux intéressés des points de repère communs, un cadre de référence cognitif, des informations en partage, tous éléments dont la perte libère soit de la violence, soit un sentiment déprimant d’ennui profond.

Le groupe peut aussi se présenter comme un havre de grâce, comme un lieu de paix, de recueillement, de culture, en marge de la violence sociale qu’il réprouve ; mais il s’assigne alors à lui-même ses objectifs et ses règles : tels furent les premiers monastères fondés au VIe siècle par saint Benoît, telles se veulent la plupart des sociétés savantes ou sacrées ; et la pensée utopique se plaît à forger la fiction d’une société toute différente, qui serait reconstruite à partir de la multiplication de tels petits groupes. Cependant, une grande loi psychologique est que ce qui est nié fait retour, cette loi ne s’appliquant que trop à la violence : tous les utopistes prévoient des peines sévères et des goulags qui sont d’abord de papier avant d’être de sueur et de sang, où déporter les contrevenants au nouvel ordre utopique.

Une fonction inverse du groupe, par rapport à la violence individuelle, peut être sa légitimation par un consensus collectif. Qui se ressemble souvent se rassemble. Des personnalités égocentriques, c’est-à-dire inaptes à se placer du point de vue d’autrui, et impulsives, c’est-à-dire ayant une conscience morale faible, ou excessivement rigide, trouvent, en se constituant en bande, un réconfort dans leur similitude, une possibilité d’identifications mutuelles, l’identité dont elles se sentaient privées, l’occasion d’élaborer des valeurs à la fois communes et facilitatrices de la mise en acte de l’agressivité et une solidarité qui leur garantit l’impunité dans la pratique de la violence. De telles bandes, on le sait, sont instables, en raison des heurts brutaux entre les caractères des membres et avec les bandes rivales ; elles ne subsistent que régies par des leaders à l’autorité intransigeante et qui doivent être détrônés quand, inévitablement, ils utilisent leur autorité à leur seul profit personnel. À moins qu’un chef, à la fois habile et redoutable par ses méthodes, ne réussisse à stabiliser et à fédérer plusieurs bandes et à instaurer un pouvoir criminel durable, en prenant appui sur une hiérarchie des responsabilités, sur une division des tâches, sur un recrutement et un entraînement des membres, qui constituent le reflet ou l’envers, à la fois caricatural et tragique, d’une organisation étatique.

Les bandes de délinquants, les associations locales et internationales de criminels ont existé, existent et existeront toujours. Aucune société organisée, dès qu’elle grandit et perdure, aucun État constitué, quel qu’en soit le régime, ne peut échapper à la nécessité d’avoir à leur faire face, c’est-à-dire de les identifier, de tenter de garder un contact humain avec les individus qui y sont attirés, de contrôler leur accroissement numérique et leur escalade dans la violence, de se protéger activement des dangers qu’ils font encourir, de leur résister, quand c’est nécessaire, par la force — mais une force qui soit placée sous la dépendance constante du droit. Les deux extrêmes auxquels cette confrontation expose sont le déchaînement, sous couvert de répression, d’une violence à son tour aussi abusive que celle contre laquelle on veut lutter, et la mauvaise conscience, qui refuse de répondre à la violence par la violence, qui nie que l’agressivité soit une donnée irréductible de la condition humaine et qui laisse les individus et les groupes démunis contre elle. L’équilibre d’une société requiert que deux pôles antagonistes y fonctionnent : un pôle policier et justicier, qui protège de l’agressivité des autres ; un pôle éthique de non-violence, de spiritualité, qui nous rappelle en permanence d’avoir à nous méfier de notre propre agressivité.

Revenons à la loi psychologique générale : la frustration entraîne l’agression, que cette frustration le soit par excès ou par défaut. Considérons la taille d’une collectivité. Plus le nombre des membres augmente, sans qu’augmente la surface dont dispose la collectivité, plus s’y accroît la violence : tel est le cas des banlieues où sont agglutinées des habitations à loyer modéré, des tours où les habitants sont physiquement entassés, des encombrements de la circulation, des universités françaises en mai 1968, débordées par l’explosion démographique et l’accès massif des jeunes à l’enseignement supérieur. Inversement, la privation de stimulations sociales variées dans des situations de groupe contraint à vivre sur lui-même pour une longue durée, produit la même montée agressive.,L’agressivité intragroupe est, pour les membres des expéditions polaires, un problème plus difficile à résoudre que leur adaptation à un climat pourtant extrême. On sait qu’au cas où la survie est en question, les membres d’un groupe perdu en mer ou en montagne peuvent aller jusqu’à s’entre-dévorer. « L’enfer, c’est les autres », comme l’a fait justement dire Jean-Paul Sartre à l’un des personnages de Huis clos.

Une parade contre cette agressivité est de la détourner dans des tâches matérielles nombreuses, diverses, et qui exigent énergie et concentration. L’équipage d’un navire doit toujours être occupé, quand il ne dort pas. Et si les cosmonautes sont sans cesse affairés dans leur cabine, c’est moins pour les besoins de la recherche scientifique que par précaution contre-agressive.

Une autre parade est de faire la part du feu, de localiser l’agressivité sur une personne, un sous-groupe qui la reçoive en dépôt sans y contre-réagir agressivement. Certaines familles entretiennent à cette fin un enfant martyr ou psychotique en leur sein ; de la même façon, des tribus que nous qualifions de « primitives » pourchassent et découvrent nécessairement en elles un individu possédé. Plus généralement, il peut s’agir d’un phénomène de victime émissaire. Il intervient ainsi un clivage de l’idéalisation et de la persécution. La marine britannique aime à vanter sa sagesse d’avoir prévu, sur ses bateaux, un capitaine pour être aimé des hommes et un second pour encaisser leur hargne.

Il est bon de mettre à jour la loi générale sous-jacente parce qu’elle est souvent utilisée, habilement et dangereusement : quand un groupe, une société persécute certains de ses membres, c’est qu’elle en idéalise d’autres ou qu’elle s’idéalise elle-même. Réciproquement, s’il y a quelque part culte de la personnalité, on peut être assuré de trouver, à côté, des individus ou des minorités persécutés. Il s’ensuit que les esprits généreux qui réclament qu’on s’arrête de persécuter sont voués à l’inefficience tant qu’ils n’œuvreront pas en même temps pour qu’on s’arrête d’idéaliser. J’ai moi-même décrit, sous le nom d’ « illusion groupale » (D. Anzieu, 1971), l’état d’un groupe qui est si parfaitement satisfait de lui qu’il va jusqu’à dénier, contre les faits eux-mêmes, sa propre agressivité.

Un troisième dérivatif à l’agressivité consiste en son expression symbolique. Certaines sociétés ont prévu à cet effet des bouffons, des saturnales, des carnavals. À défaut, la nôtre préserve la liberté de critique pour la presse, la liberté de manifester pour les citoyens, et la tolérance à des formes variées de fêtes, de psychodrames collectifs, dont les événements de mai 1968 ont fourni un exemple, et qui peuvent déclencher certains changements en matière de mœurs ou de conceptions de la vie quotidienne.


105  C’est E. Rabaud qui a inventé ce terme en 1927 et qui l’a développé en 1929 dans son livre « Phénomène social et sociétés animales » (Alcan)

106  bis. À ce propos, s’impose une mise en garde contre les extrapolations hasardeuses de « sociobiologistes », qui tendent à réduire les sociétés humaines à un modèle entomologique et évoquent (gratuitement) l’existence de gènes altruistes ou égoïstes.

107  Une exception : dans les troupeaux d’éléphants d’Afrique, les mâles vivent isolément (ce qui évite les conflits) en dehors de la période des amours, et le groupe est généralement conduit par la plus âgée des femelles.

108  bis. A. Bruguiere et coll., Histoire de la famille, A. Colin, 1986.

109    Citons M. S. Olmsted, Sociologie des petits groupes, S.P.E.S., 1969 ; M. Capul, Leaders et cohésion dans un centre d’observation, Sauvegarde de l’enfance, i960, 15, nos 4-5, 299-325 ; A. Lévy, Portraits de meneurs et psychologie du groupe, Enfance, 1949, 2, n° I, 7-41, réédité in Bull, psychol., 1953, 7, n° i, 34-51 ; H. Wallon, Les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant, Cah. internat. Sociol., 1964, n° 16, 2-14 ; R. M. de Casabianca, Sociabilité et loisirs chez l'enfant, Delachaux & Niestlé, 1970 ; R. Cousinet, La vie sociale des enfants, Ed. Scarabée, 1950 ; R. Fau, Les groupes d’enfants et d’adolescents, P.U.F., 1959 ; Schlag-Rey, Groupes spontanés formés à l’école et milieu familial, Liège, Vaillant-Carmanne, 1956.

110   Cf. la méthode de travail libre en groupe de R. Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes, Ed. Cerf, 1949, reprise par W. Lusten-berger, Le travail scolaire par groupes, Delachaux & Niestlé, 1953 ; la méthode de l’imprimerie à l’école de C. Freinet ; le mouvement plus récent de la pédagogie institutionnelle : A. Vasquez et F. Oury, Vers une pédagogie institutionnelle, Maspero, 1968.

111   Cf. également A.R.I.P., Pédagogie et psychologie des groupes, Ed. de l’Epi, 1964, nouv. éd. 1966 ; M. A. Bany, L. V. Johnson, Dynamique des groupes et éducation : le groupe-classe, Dunod, 1969 ; B. Kaye,I. Rogers, Pédagogie de groupe, Dunod, 1971 ; G. Ferry, La pratique du travail en groupe, Dunod, 1971.

112   Une école pour Œdipe. Psychanalyse et pratique pédagogique, Privât, 1975

113   On peut consulter en français, pour plus de détails, sur le rôle du meneur psychopathe : Marianne Hossenlopp, Essai psychologique sur les bandes de jeunes voleurs, Belles-Lettres, 1943 ; sur la psychologie criminelle en général : Daniel Lagache, Rapport de psychogenèse au Congrès de Criminologie, Bulletin de psychologie, 21 nov. 1950, 4e année, nos 1-2 ; sur le jeune meneur : M. Lemay, Les groupes de jeunes inadaptés, P.U.F., 1968 ; sur les associations de vagabonds : A. Vexliard, Le clochard, Desclée de Brouwer, 1957.

114  La référence anglaise principale est Shapera, The Bantu-speaking tribes of South Africa, Londres, 1937, pp. 173-186. — Cf. également J. Lizot, Le cercle des feux, Seuil, 1976.

115   Ce sous-chapitre est composé d’extraits d’une conférence que l’un de nous (D. Anzieu) a prononcée devant l’Académie des Sciences morales et politiques le 20 février 1978. Le texte complet figure dans la Revue des Travaux de l’Académie..., 131, 1978, Ier semestre, pp. 175-202.