La sociothérapie

La réforme du style de traitement des malades mentaux dans les établissements psychiatriques repose sur l’introduction des thérapies occupationnelles (ou ergothérapie) et des activités sociales (représentation théâtrale, fêtes, édition d’un journal, clubs de loisirs). Cette réforme requiert pour être efficace l’adhésion des malades et du personnel soignant. Celle-ci, à son tour, est obtenue par des réunions-discussions non directives en petits groupes, plus rarement en assemblée générale, qui ont une double fonction : a) de psychothérapie des résistances et des émois collectifs de l’institution ; b) de sensibilisation de chacun à une meilleure saisie intuitive de la psychologie d’autrui. Dans ces tentatives de réforme, la personnalité du médecin-directeur et celles de ses collaborateurs immédiats se sont avérées souvent plus importantes que les techniques psychosociologiques utilisées. Les effets sont donc nécessairement divers : détente de l’atmosphère, émulation entre les individus et les groupes, suggestion, libération anarchique des instincts, mystique du chef ou d’autres idoles. La maladie d’un tel corps social dans son ensemble doit être soigneusement distinguée des maladies particulières aux individus qui le composent : certains psychiatres préconisent l’appellation de psychothérapie institutionnelle126 pour bien marquer la nécessité de traiter simultanément la pathologie propre à l’institution et les pathologies propres aux malades. Toutefois l’application systématique et a priori d’un régime de réunions-discussions risque de provoquer seulement une inflammation aiguë de l’épiderme social, à laquelle des observateurs humoristes ont donné le nom de « réunionnite » ou « groupite ». Racamier (1970), Maxwell Jones (1972), Bléandonu (1973) ont tenté d’introduire la rigueur psychanalytique dans ce type d’intervention. La méthode de l’ « analyse transitionnelle », exposée dans la section précédente (cf. p. 330), peut donner ici une orientation utile.

La groupe-analyse

La psychanalyse de groupe, au sens strict du terme, a été préparée dès avant la dernière guerre mondiale par les expériences et les réflexions de S. H. Foulkes127 en Angleterre. Ses deux apports essentiels ont été l’idée d’une « résonance » inconsciente entre les membres du groupe et le conseil de comprendre les phénomènes de groupe dans 1’ « ici et maintenant ». Ce conseil a été érigé en règle par John Rickman à la Tavistock Clinic de Londres. À partir de là, Ezriel (1966) a défini une situation de groupe qui soit intégralement psychanalytique. Huit sujets environ sont réunis deux ou trois fois par semaine autour de l’analyste, pendant une heure. La consigne est celle des associations libres ; ils sont invités à parler entre eux le plus spontanément possible des choses qui se présentent à leur esprit. S’y ajoute une seconde consigne dérivant du fait de groupe : si les participants se rencontrent en dehors des séances, ils doivent rapporter à la séance suivante ce qu’ils ont dit et fait ensemble (règle de restitution). Une fois le traitement commencé, les entretiens individuels ne sont en général plus accordés. L’analyste porte son attention sur le groupe dans son ensemble, c’est à ce dernier seul qu’il donne les interprétations ; ces interprétations portent sur l’attitude actuelle du groupe dans la séance. Ce sont des interprétations « ici et maintenant ».

L’hypothèse psychanalytique, à laquelle s’est arrêté Ezriel pour rendre compte de son travail, montre bien sa volonté de respecter à la fois les faits psychanalytiques et les faits de groupe. C’est non plus l’hypothèse topique du moi et du surmoi, mais celle particulièrement développée dans l’école psychanalytique anglaise, des relations d’objet. Les attitudes, aussi bien que les pensées d’un patient pendant une séance d’analyse individuelle, se manifestent comme le désir d’établir des relations d’objet particulières avec l’analyste dans le hic et nunc du traitement. Le type particulier de ces relations d’objet provient du besoin de trouver une issue à ces conflits inconscients non résolus en liquidant la tension qu’ils créent chez le patient. Le transfert n’est qu’un cas parmi tous les efforts du patient pour établir de tels rapports avec son entourage et avec lui-même ; le transfert se produit chaque fois qu’un individu en rencontre un autre. L’interprétation appropriée est l’interprétation mutative. L’avantage de cette hypothèse est qu’elle étend le point de vue économique à la situation de groupe ; le groupe « multiplié » étant lui-même l’extension du groupe à deux. Quand plusieurs personnes se rencontrent, chacune projette son objet fantasmatique inconscient sur les autres et essaie de les faire agir en accord avec lui. Si cela correspond à son propre fantasme, chaque membre jouera le rôle attendu et une « tension commune au groupe » s’établira. Sinon, il utilisera contre cette dernière des mécanismes de défense inconscients qui apparaissent alors. Ce que l’analyste doit comprendre c’est « ce que l’attitude et les pensées d’un membre du groupe signifient pour les autres et comment chacun réagit de façon spécifique au problème commun du groupe ». Ce qu’il doit pointer dans les interventions, c’est le problème latent révélé par le contenu manifeste des discussions, c’est le « dénominateur commun des fantasmes inconscients du groupe ». Ce qu’il doit dévoiler dans un silence général, dans les récits circonstanciés de vies, dans les discussions oiseuses sur le métier ou la littérature, dans les plaisanteries, dans le refus de parler devant les autres, dans le fait de parler à la place ou pour les autres, ce sont des résistances à l’établissement d’une tension commune au groupe. Enfin, les transferts intragroupe ne sont pas pris en considération : seul a un sens le transfert du groupe sur l’analyste.

Foulkes a organisé en Angleterre d’abord, en Europe ensuite la formation des groupanalystes (laquelle requiert la participation préalable pendant quatre ans à un groupe de groupe-analyse) et les échanges scientifiques entre eux (une revue en langue anglaise, Group Analysis, paraît depuis 1968). Parmi les problèmes débattus, citons les suivants : Une psychanalyse individuelle est-elle ou non indispensable au futur groupanalyste ? Un seul groupanalyste suffit-il ou non pour conduire un groupe ? Est-il ou non souhaitable qu’il soit accompagné d’un cothérapeute ? En France, la pratique de la groupe-analyse a démarré plus lentement que dans les pays voisins ; un article de J.-C. Rouchy (1980) étudie les processus archaïques en groupe-analyse et leur incidence sur le transfert. En Argentine, la groupe-analyse s’est développée sous l’impulsion de E. Pichon-Rivière qui a mis par ailleurs au point la formule du « groupe opératif »128. À côté de la groupe-analyse au sens strict s’est développée, toujours pour des patients adultes, la psychothérapie de groupe verbale hebdomadaire d’inspiration psychanalytique dont la technique est assez voisine. Plusieurs colloques internationaux ont été organisés sur ce thème à Lausanne par P. B. Schneider129.

Les groupes d’enfants par des activités

Slavson (1952) a effectué dans ce domaine un effort de codification. Le rapport de sa commission à la Fédération mondiale pour la Santé mentale distingue les techniques utilisées d’après l’âge du sujet auquel elles sont appropriées.

Avec les enfants d’âge préscolaire, la psychothérapie de groupe consiste en une orientation psychanalytique des jeux au jardin d’enfants, complétée par le traitement des mères en groupes de discussion. Aux enfants dans la période de latence, convient la psychothérapie de groupe par des activités matérielles ; aucune interprétation n’est donnée aux sujets ; ceux-ci laissent peu à peu libre cours à leurs sentiments, notamment à leur agressivité ; en même temps se développent les interrelations entre enfants d’une part, entre les enfants et le psychothérapeute d’autre part ; un groupe se met à exister, substitut du groupe familial, et dont l’influence essentielle va être alors de discipliner ses membres. Les adolescents sont aptes à la verbalisation : c’est la psychothérapie de groupes par des entretiens qui leur convient, ainsi qu’aux adultes.

Slavson (1953) a tenté de décrire les différences fondamentales entre la psychanalyse individuelle et la psychothérapie de groupe. Les sujets relaient le psychothérapeute et se donnent les interprétations entre eux pendant la séance. Le transfert est non plus centré sur le seul psychothérapeute, mais « dilué » sur les autres membres. La coprésence d’autres sujets, ayant eux aussi leurs problèmes, en facilite pour chacun l’expression. L’expression de son problème par un sujet active l’expression de leurs problèmes par les autres. Les membres du groupe ne se préoccupent plus chacun de soi-même, mais décentrent leur attention sur les autres.

Slavson constate même une véritable contagion des inconscients : « La similitude des problèmes qui préoccupent les membres, l’identification et la communion des inconscients qui en résultent font qu’ils perçoivent fréquemment le contenu latent et les tendances de leurs assertions mutuelles de façon plus exacte et plus rapide que ne le fait même le thérapeute le plus exercé… Les enfants possèdent un véritable don de parler directement à l’inconscient de leurs compagnons de groupe et de saisir les motivations et les conflits cachés et méconnus » (1953. P – 59)

Les techniques et les concepts de la psychothérapie de groupe des enfants et des adolescents offrent une gamme très variée. L’improvisation dramatique de scénarios en rapport avec les conflits défensifs du sujet et avec la fantasmatique commune au groupe peut produire des effets cathartiques130 et identiflcatoires : c’est le psychodrame inventé par J.-L. Moreno (1965) pour entraîner les acteurs à la spontanéité, puis pour la psychothérapie des conflits de couple. L’application à l’enfant requiert certains aménagements techniques qui se sont faits en France dans la perspective de la psychanalyse (cf. D. Anzieu, 1956 ; M. Basquin et coll., 1973 j S. Lebovici et coll., 1958).

Dans Œdipe en groupe, Psychanalyse et groupe d’enfants, G. Decherf (1981) préconise une méthode assez libre : les enfants tantôt s’expriment verbalement, tantôt improvisent des scènes, tantôt imaginent des jeux en se servant du matériel mis à leur disposition, par exemple pour faire un dessin collectif ou encore un dessin individuel représentant le groupe. Ils passent ainsi, au gré de leurs fantasmes, d’un type d’expression à un autre. Leurs associations libres, qui sont donc verbales ou non verbales, et leur transfert font l’objet des interprétations du couple de psychanalystes présents dans le groupe. Le but est d’aider les enfants à exprimer leur vie pulsionnelle et à mentaliser leurs conflits. La situation de groupe permet à chaque membre de projeter différentes parties de son Moi sur les autres participants, puis de rejeter ou de réintrojecter les éléments qu’il condamne en lui et de s’approprier les qualités de ceux qu’il prend pour modèle (d’où la reconstitution des identifications et des idéaux). Des types différents de leaders sont décrits selon leur niveau de fonctionnement pulsionnel : le leader mégalomaniaque dont le pouvoir s’appuie sur la fascination et la crainte, le leader œdipien qui joue sur la maîtrise ou sur la séduction. L’évolution des fantasmes dans ces groupes tend à confirmer les hypothèses de D. Anzieu [1981] sur les organisateurs psychiques inconscients du groupe : seraient successivement prévalents une imago maternelle à deux faces (sidération puis illusion groupales), une imago paternelle (recherche d’une loi et d’un leader) et enfin des fantasmes originaires (libérateurs de la fantasmatisation individuelle). L’hypothèse que la psyché primaire est par essence groupale fournit un fondement à cette pratique131.

Les thérapies familiales

Parmi les champs d’application de la psychothérapie psychanalytique de groupe, la famille a été dès le début le plus important et elle le reste, en raison des inévitables conflits dont elle est le théâtre, conflits conjugaux, conflits entre parents et enfants, conflits des enfants entre eux.

Les centres médico-psychopédagogiques ou de guidance infantile ont souvent fait l’expérience que la psychothérapie individuelle ou groupale des enfants inadaptés à la vie familiale et/ou scolaire n’était pas suffisante à les faire évoluer, en raison des résistances opposées par les parents dès que ceux-ci se sentent mis en question par cette évolution, en raison de l’intrication des conflits intrasubjectifs des enfants avec les conflits intrafamiliaux. D’où la constitution de groupes parallèles de parents dont les objectifs varient, selon les indications, les établissements et la formation du personnel traitant, de la simple information sur la psychologie et les problèmes des enfants à la psychothérapie des parents eux-mêmes, en passant par leur sensibilisation aux interactions inconscientes sur le modèle des groupes Balint. En Allemagne, H. E. Richter132 a proposé une formulation psychanalytique de ces groupes de parents. Souvent un seul des deux parents y assiste, ce qui constitue une autre forme de résistance. D’où le dispositif adopté par S. Decobert et M. Soulé133 : un groupe hebdomadaire composé uniquement de couples et mené par un couple de psychanalystes ; le transfert sur l’objet couple devient alors essentiel.

L’application de la théorie des systèmes à la psychologie individuelle et sociale a fait prendre conscience d’une évidence longtemps méconnue : la famille est un tout qui tend à se fermer sur lui-même, un système dont chaque élément est influencé dans ses pensées, ses affects, sa conduite par telle ou telle configuration d’ensemble. Ce qu’on appelle les thérapies familiales ont en commun, à travers une grande diversité théorique et technique, un principe opératoire fondamental : quand un membre est mentalement malade, c’est le groupe familial tout entier qui doit être traité, et il ne peut l’être qu’en relation à un petit groupe de psychothérapeutes. La thérapie familiale comprend deux grandes orientations, systémique et psychanalytique134.

La conception systémique est issue des travaux de l’école américaine de l’Université de Palo-Alto sur les lois de la communication humaine verbale. L’intrication des deux modes de la communication, digital (dont le langage des ordinateurs fournit le modèle épuré) et analogique (dont l’exemple type est la métaphore), ou encore la plus ou moins grande confusion dans tout message, entre l’énoncé (l’information brute communiquée par le message) et l’énonciation (susceptible de fournir à l’allocutaire des indices sur les intentions de l’émetteur du message) font de la communication un système d’échange à double jeu. Le dialogue qui se développe à partir de là peut tenter de réduire ce double jeu, en vue d’une compréhension réciproque, d’un trait d’esprit, voire d’une invention. Il peut aussi, et c’est le cas de tout émetteur désireux d’asseoir son pouvoir sur l’autre, exploiter systématiquement ce double jeu à son avantage. C’est ce que le romancier anglais George Orwell [1949] a décrit dans son roman 1984 sur les techniques de contrôle des consciences par un État totalitaire. C’est ce que l’on observe dans les familles dont un enfant est prépsychotique ou psychotique : les injonctions paradoxales, les disqualifications y abondent ; elles enferment le destinataire dans une double entrave, le vouant à une agressivité stérile ou à une inertie mortifère. La thérapie familiale systémique réunit la famille malade pour un nombre de séances limité, fixé à l’avance. Elle met à jour les paradoxes spécifiques de cette famille et elle recourt à leur égard à la technique du contre-paradoxe. Au lieu de s’opposer aux paradoxes intrafamiliaux, les thérapeutes non seulement les acceptent mais renchérissent sur eux, de façon à amener le groupe familial à un point intenable où il ne peut plus que renoncer à leur usage jusque-là automatique.

La thérapie familiale psychanalytique reconnaît la spécificité et le caractère pathogène de la communication paradoxale. Mais elle reste réservée sur l’utilité et le bien-fondé de la technique, qui lui paraît rapide et artificielle, du contre-paradoxe (il faut que les thérapeutes prennent le temps de démonter la résistance paradoxale, de prendre conscience de leur propre contre-transfert paradoxal et d’analyser minutieusement le transfert paradoxal135 ; une telle cure peut donc se dérouler sur plusieurs années). Elle estime nécessaire d’interpréter au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire de dévoiler quelle est la pulsion agissante et comment elle agit (alors que la thérapie systémique a l’ambition de tout expliquer par la théorie de l’information et de faire l’économie de la notion de pulsion). Le psychanalyste repère les liens inconscients entre les figures logiques paradoxales (l’alternative ou bien… ou bien ; le dilemme avec sa conclusion négative : de toute façon ce sera mal ;, etc.) et la pulsion d’autodestruction ; « les paradoxes logiques sont des figures de la pulsion de mort »136. Enfin la thérapie familiale psychanalytique s’appuie sur le concept non plus de système, trop cognitiviste, trop proche des processus psychiques secondaires, mais d’appareil psychique familial (René Kaës, repris et développé par A. Ruffiot), d’inconscient familial (A. Eiguer137) ou de psychisme primaire groupal (S. Decobert, G. Decherf). André Ruffiot138 a montré quel est le cadre spécifique de la thérapie familiale psychanalytique en précisant comment y transposer les règles de la cure individuelle : 1° des représentants d’au moins deux générations doivent être présents à chaque séance, sinon celle-ci n’a pas lieu (cette règle correspond à la nécessité de reconnaître) la famille comme un système, mais un système d’interfantasmatisation transmis d’une génération à l’autre) ; 2° la règle de libre parole est complétée par l’indication que les thérapeutes sont à l’écoute de la vie psychique profonde, notamment des rêves ; cela amène des récits de rêves nocturnes en principe à chaque séance et permet d’échapper au cercle stérile des paradoxes et des contre-paradoxes ; 3° enfin les règles de neutralité et d’abstinence sont elles aussi explicitement formulées.

J.-P. Caillot et G. Decherf139 proposent une théorie psychanalytique de la paradoxalité, en en montrant les origines dans les relations narcissiques des parents entre eux et avec l’enfant avant même l’apprentissage par celui-ci du langage, la parole ne faisant que confirmer et renforcer le piège de la paradoxalité en rendant désormais impossible toute échappatoire autre que la folie, le suicide, la maladie psychosomatique. Cela les amène à reprendre et à développer l’hypothèse, due à Simone Decobert, d’un fonctionnement paradoxal primitif de l’appareil psychique et d’une position narcissique paradoxale initiale, à la fois groupale et individuelle, qui serait antérieure aux deux positions décrites par Melanie Klein, paranoïde-schizoïde et dépressive, lesquelles sont ensuite successivement parcourues par groupe familial au cours de sa cure. Les auteurs décrivent trois organisateurs du groupe familial : univalentiel (les parents sont combinés ; l’enfant s’imagine aimé également et sans conflit des deux parents ; moi et non-moi, appareil psychique individuel et familial sont indifférenciés) ; divalentiel (avec l’apparition du clivage et d’un appareil familial transitionnel) ; enfin ambivalentiel (avec la reconnaissance de la différence des sexes et des générations et le rôle intégrateur des rêves comme groupalité interne). Le paradoxe fondamental du narcissisme familial serait : « Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel. » Son caractère de barrage antiœdipien s’exprimerait par l’alternative : « Disparaître dans la paradoxalité ou mourir dans l’inceste. » La résistance paradoxale est souvent formulée ainsi : « Maman, si je guérissais, tu mourrais. » Seul un travail persévérant de symbolisation de ces paradoxes par les thérapeutes permet de les dépasser. La notion d’Antœdipe s’avère là essentielle (P. Racamier, Antœdipe et ses destins, Ed. Apsygée, 1989). Cf. également les apports de C. Piggot (1990), M. Berger (1990), P. Racamier (1992).

L’analyse transactionnelle

E. Berne140, psychiatre-psychanalyste (1910-1970), a diffusé une « nouvelle méthode de psychothérapie individuelle et sociale » : l’analyse transactionnelle (A.T.).

Dans cette perspective, le patient passe par un premier stade d’initiation individuelle aux principes théoriques sur lesquels repose la thérapie. D’après ces principes, la personnalité est constituée simultanément par trois « réalités phénoménologiques » :

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— l’état de « Parent » : c’est l’enregistrement des événements extérieurs non contestés ou imposés, que l’enfant a perçus au cours de ses cinq premières années ; il s’agit d’une intériorisation des figures parentales, rappelant quelque peu le concept psychanalytique de Surmoi ;

— l’état d’« Enfant » : c’est l’enregistrement (synchrone du précédent) du vécu intérieur de l’enfant, en réponse aux événements extérieurs résultant essentiellement du comportement des parents ; ces traces archaïques peuvent réapparaître à tout moment ultérieur de la vie du sujet ;

— l’état « Adulte », qui commence à se constituer vers la fin de la première année : c’est l’enregistrement des données résultant de l’exploration progressive de l’entourage, ainsi que des expériences acquises par essais et erreurs ; il résulte de la confrontation au principe de réalité. L’Adulte dispose ainsi de trois sources de données qui déterminent son comportement.

Par ailleurs, « l’unité de rapport social » est appelée transaction ; elle correspond à la notion de stimulus déclenchant chez autrui une réponse (schéma S -> R). L’A.T. décrit plusieurs types de transaction selon l’origine du stimulus chez l’Agent (Ag) (P, A, ou E) et selon l’origine de la réponse (P, A, ou E) chez le Réagissant (Rg).

Il existe neuf possibilités distinctes de transactions simples dont nous donnons ci-dessous quelques exemples.

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Les exemples proposés par l’auteur à propos des transactions complémentaires sont :

— le rapport du chirurgien à son aide opératoire, pour le type I ;

— la mère donnant à boire à son enfant qui exprime sa soif, pour le type II.

Pour ce qui concerne les transactions croisées, il donne respectivement le transfert dans le type I et le contre-transfert dans le type II. Dans l’exemple du contre-transfert le patient s’adresse au thérapeute d’une façon objective (transaction Adulte/Adulte) ; le thérapeute réagit (de préférence intérieurement) en jugeant sa conduite comme infantile et déraisonnable : son état Parent vise l’état Enfant du patient.

Lorsque le thérapeute considère le pronostic comme favorable, le patient aborde la thérapie avec d’autres patients à l’intérieur d’un groupe restreint. Il y pratique toute une série de « jeux », impliquant l’action simultanée de plus de deux états de la personnalité ; ce qui permet de mettre au jour des transactions cachées, qui peuvent être de type angulaire ou de type double (ou parallèles).

Ainsi se déroule la cure, censée favoriser des prises de conscience de plus en plus étendues grâce aux actions de feed-back provoquées par les participants.

Nous nous garderons d’insister ici sur cette simplification de la théorie psychanalytique, malgré les dénégations répétées du créateur de l’A.T. En qualité de médecin et thérapeute, il lui incombait d’assumer ses responsabilités dans le cadre d’une déontologie à laquelle il ne semble pas avoir failli. Mais nous serons plus réservés quant aux applications de cette méthode à la formation aux « relations humaines ». Dans les dix années qui ont suivi la disparition d’E. Berne, ce fut une véritable explosion parmi les formateurs, à la recherche de « recettes » faciles à présenter à un public avide de nouveautés psychologiques mais insuffisamment averti. Pour ne parler que de notre propre pays, un ouvrage de synthèse141 cite, outre les propres ouvrages de Berne, une douzaine de livres originaux ou traduits de l’anglais. Le risque de tomber dans les pièges de 1’ « analyse sauvage » n’est pas négligeable, alors que la faiblesse conceptuelle de cette théorie apparaît évidente. Quant à la classification empirique des « jeux » et « scénarios », elle ne repose sur aucune validation connue et permet des étiquetages arbitraires. De plus, elle contribue à diffuser le mythe américain du « gagnant »142, sans tenir compte des facteurs socio-économiques du comportement. Enfin, elle méconnaît l’existence du transfert et du contre-transfert, ce qui fait encourir au thérapeute le risque de conduire ses interventions à l’aveuglette.

Les « nouvelles thérapies »

Ces méthodes se sont développées dans un rapport ambivalent avec la psychanalyse. Elles se présentent comme des techniques du changement individuel, groupal et social issues des découvertes de la psychanalyse sur la vie émotionnelle et sa répression intrapsychique, mais aussi comme laissant chacune de côté une partie importante de la théorie, de la technique, voire de la déontologie psychanalytiques, la partie rejetée n’étant d’ailleurs pas la même d’une méthode à une autre : d’où leur diversité, leur prolifération, leurs fluctuations, leur empirisme, qui leur valent d’être condamnées par la quasi-totalité des psychanalystes mais qui en font une source attractive et facilitatrice pour les personnes – patients et animateurs – rebutées par la longueur et la rigueur de la cure et de la formation psychanalytiques, et par le caractère presque exclusivement verbal de celles-ci. Leur origine lointaine est européenne. La bioénergie développe les conceptions élaborées par le psychanalyste allemand Wilhelm Reich à partir de 1933 et qui font de lui un dissident du mouvement psychanalytique (notions de misère sexuelle des masses, de cuirasse musculaire et psychique de l’individu, etc.). La Gestalt-thérapie a été fondée en Europe vers la même année 1933 par Fritz Péris, élève de Reich, qui remplace le concept central de la psychanalyse (le désir), par celui de forme (Gestalt), afin de faire l’économie de l’hypothèse de l’inconscient sur les plans théorique et pratique : les blocages de la vie psychique proviennent de formes émotionnelles contradictoires qui ont été immobilisées et qu’il faut remettre en mouvement. Mais c’est aux États-Unis et plus particulièrement à Esalen en Californie qu’après la dernière guerre mondiale ces « nouvelles thérapies » se précisent et s’affirment. Plusieurs facteurs contribuent à leur essor : la vitalité de la contre-culture californienne ; le renouveau d’intérêt pour les approches orientales traditionnelles de la connaissance ; la dénonciation par Marcuse de la surrépression culturelle et de la désublimation sociale qui imposent aux individus, dans la société industrielle, une fausse normalité au service de la production et de la satisfaction de certains besoins exacerbés ; le désir croissant d’inventer de nouvelles formes de travail et de jouissance ; la réaction contre la médicalisation de la psychanalyse d’une part, contre le behaviorisme d’autre part ; la volonté de substituer à la psychothérapie des conflits psychiques le « développement du potentiel humain » ; le souci de défendre une « psychologie humaniste », de parer à la montée d’une nouvelle pathologie mentale (les névroses narcissiques, les états limites) où le sujet se sent mal dans sa peau, et vide dans sa pensée, en lui donnant l’occasion de retrouver les plaisirs du fonctionnement sensoriel et musculaire et de faire des « rencontres » stimulantes sur le plan des contacts affectifs et corporels.

La bioénergie, mise au point par Alexandre Lowen, élève de Wilhelm Reich, propose un travail sur les tensions, les zones de blocage, la respiration : « Le corps révèle, dans sa structure et dans les postures, la configuration de la cuirasse musculaire. » La lecture du corps que fait le bio-énergéticien le conduit à proposer à chacun des exercices spécifiques (position de stress, respiration, verbalisation…) permettant d’explorer les situations ayant provoqué et maintenu les blocages, de dissoudre progressivement la « cuirasse » et de découvrir ou redécouvrir les circuits profonds et naturels de son énergie vitale.

Pour la Gestalt-thérapie, nous sommes « morcelés », « divisés » par des conflits intérieurs et nous refusons d’accepter des parties de notre corps (tensions, douleurs) et des parties de notre personnalité. Changer implique d’abord une acceptation de ce que nous sommes réellement, en ce moment même. En s’occupant du comment plutôt que du pourquoi, le travail de l’animateur consiste à faire prendre conscience à l’individu de la manière dont, à chaque moment, ici et maintenant, il s’empêche d’éprouver certaines émotions et sensations, et à lui permettre de s’unifier et de se comporter de façon plus cohérente. La dynamique du groupe n’est pas utilisée : chaque membre du groupe développe à son tour une relation individuelle et essentiellement verbale avec l’animateur, devant les autres qui n’interviennent pas.

Les groupes de rencontre qui mêlent la méthode non directive de Rogers à certaines variantes du T-group, mettent au contraire l’accent sur l’importance de la vie émotionnelle dans les relations des individus entre eux et en groupe. La verbalisation réciproque des sentiments éprouvés à l’instant même non seulement par les participants mais aussi par l’animateur vise un triple but : reconnaissance de l’autre comme personne irréductible ; éducation émotionnelle (la confrontation avec les émotions négatives permet, en les libérant et en s’en déchargeant, de les identifier, de les accepter et de les contrôler), entraînement à une communication plus authentique.

Un inventaire de ces « nouvelles thérapies » serait interminable et fluctuant. Tantôt sont privilégiés les contacts physiques (massages californiens mutuels, le massage étant conçu comme un message primaire) ou bien certaines activités motrices dont le pouvoir émotionnel et signifiant est bien connu (le « cri primai » inventé par Janov, 1975). Tantôt la concentration spirituelle est visée (méditation transcendantale, philosophie de l’harmonie). Tantôt on ambitionne une vaste synthèse de l’organisme et de la personne (le Rolfing se veut « processus de désapprentissage, d’entraînement à l’intuition, de retour à l’intelligence essentielle » : comment en savoir plus sur son propre corps, son anatomie, sa relation entre la structure et le mouvement, l’intégration des sensations dans notre façon de percevoir et de comprendre, la possibilité d’accéder à une compréhension complète englobant « le mental, l’émotionnel, l’énergétique, le personnel, le perceptuel »). Tantôt on recourt à la vidéo dans l’espoir de provoquer un choc chez un individu ou un groupe qui se voit et qui est vu en train de faire ce qu’il fait, choc qui, dans le meilleur des cas, est mutatif (l’individu apprend à changer d’attitude, le groupe se prend davantage en charge lui-même), mais au risque de provoquer de brutales décompensations.

Ce risque inhérent à toutes les méthodes de groupe, se trouve accentué par la recherche d’une intensification émotionnelle systématique, par le non-respect des résistances inconscientes des participants, par l’absence d’un travail psychique de perlaboration, par l’insuffisance des bases théoriques susceptibles de garantir la justesse des interventions de l’animateur, par l’excès de stimulations libidinales et parfois leur perversion, par l’idéalisation du corps, de la méthode, de l’animateur. D’une façon générale, à côté de quelques modifications spectaculaires, les « Nouvelles Thérapies » exposent les participants à des rechutes, à la fréquentation répétitive et indéfinie de sessions de groupe les plus diverses, à la tentation aventureuse de s’instaurer à son tour animateur sans une formation solide et sans un lieu de réflexion scientifique sur le travail accompli et d’élaboration du contre-transfert143.

Le renouvellement des méthodes de groupe

Plus généralement, on assiste à un renouvellement considérable des formes, des contenus et des buts des méthodes de groupe. Renouvellement des formes. Les groupes restreints de huit à dix personnes sont complétés, dans les séminaires, par des groupes « larges » (cf. p. 41) de trente à soixante participants, auxquels sont données des consignes analogues à celles du groupe de diagnostic et qui permettent de vivre et d’interpréter les angoisses archaïques de morcellement, de persécution et de dépression. Par ailleurs, ces groupes restreints à l’origine fermés (c’est-à-dire rassemblant les mêmes participants du début à la fin), font place à des groupes peu à peu ouverts (slow open groups), d’une durée non fixée à l’avance, où un nouveau venu est admis chaque fois qu’un départ se produit ; cette formule, après avoir été mise au point en psychothérapie, fait son apparition dans la formation : outre qu’elle facilite la composition des groupes, elle a l’avantage de mieux prémunir contre l’illusion groupale. De même, aux sessions où des participants se réunissent selon des horaires réguliers pour des séances espacées s’opposent désormais des groupes-marathon qui pratiquent une réunion continue sur une durée assez longue, un week-end par exemple ; semblablement, au cycle du psychodrame hebdomadaire apparaît à certains préférable une série intensive de séances psychodramatiques groupées sur une semaine : l’effet cumulatif recherché ainsi a pour but de surmonter plus rapidement les seuils de résistance psychologique des participants et de déclencher plus sûrement des mutations d’attitudes. Enfin, les séminaires de formation, où les stagiaires ont l’occasion de faire différents types d’expérience de groupe, ne sont plus nécessairement fixés à l’avance quant à leur programme ; des animateurs leur donnent des structures variables et une organisation flexible, avec l’idée de permettre ainsi aux sujets de mieux se dégager de leur dépendance aux animateurs et d’exercer leur part de liberté en prenant en main leur propre formation.

Le renouvellement des contenus n’est pas moindre. La discussion verbale libre ou sur un thème ou un cas, l’improvisation psychodramatique sont volontiers remplacées par la relaxation, l’expression corporelle, l’expression artistique spontanée (musicale, rythmique, picturale), les contacts physiques mutuels, les cris, les exercices sensoriels, posturaux, mimiques, etc. Tout cela en groupes de dimensions et de durée variées, dans des positions elles aussi variées – debout, assis, couché – et éventuellement dans des environnements physiques particuliers – par exemple dans l’obscurité, dans l’eau, etc. La philosophie sous-jacente est de permettre aux individus de se réapproprier leur corps, leurs sens, leurs organes, leurs fonctions vitales et par là même leur identité personnelle et leur capacité de communication directe et infra-verbale avec autrui ; toutes choses négligées et brimées par la civilisation industrielle et par une éducation privilégiant excessivement le langage. Ainsi la formation aux « relations humaines » tend-elle à céder la place à un entraînement à l’expression de soi, à la créativité, à la mobilisation des images du corps.

Le renouvellement des buts est également frappant. Non seulement la différence entre groupe de psychothérapie et groupe de formation, déjà atténuée avec la méthode non directive de Rogers et sa croyance au développement individuel spontané, achève de s’estomper, mais la distinction jusque-là classique entre groupes artificiels ou occasionnels et groupes naturels ou réels est à son tour mise en question. De plus en plus le groupe tend à devenir une réalité indifférenciée, fusionnelle, dont on attend la satisfaction de tous les besoins jusque-là non satisfaits. Ainsi il arrive que les groupes dits de formation s’apparentent à des bandes amicales (on y vient pour manger et fumer ensemble, écouter de la musique, danser, etc.), à des réunions mondaines (on y vient pour voir des gens, pour faire des connaissances), à des parties fines (où l’on pratique en commun des jeux équivoques, voire où l’on échange des partenaires sexuels). D’autres fois, c’est la confusion du politique et du psychologique qui se trouve pratiquée : les groupes de sensibilisation aux problèmes psychologiques individuels et interpersonnels deviennent des instruments d’une prise de conscience des problèmes économiques et sociaux, mais cette prise de conscience, qui aurait pu être une conséquence complémentaire utile de la formation, est « orientée » par des animateurs qui sont en fait des militants politiques mais qui préfèrent se présenter comme de « purs » psychologues ; depuis 1968 quelques-uns sont guidés par le rêve de déclencher, à partir de petits groupes « explosifs », sinon des ébranlements profonds dans la société, du moins une destruction des institutions et des structures dans les organismes où ils interviennent en tant que formateurs. Enfin le groupe est parfois identifié à une communauté de vie totale, habitant un espace commun, rassemblant des gens généralement de même âge et s’inspirant généralement d’une philosophie du bonheur par l’amour et la non-violence : on reconnaît là l’influence hippy et celle des « commîmes » californiennes décrites par Edgar Morin (1970). À partir de là, ont trouvé un regain d’intérêt les notions de communautés pédagogiques (cf. le mouvement de réforme s’inspirant de l’action d’Ivan Illich au Centre interculturel du couvent de Cuernavaca au Mexique (1971), et de communautés thérapeutiques (cf. les ouvrages de Maxwell Jones (1972), sur les hôpitaux psychiatriques, et de Durand-Dassier (1971), sur l’expérience de réadaptation collective par eux-mêmes des drogués à Daytop).

Cette prolifération « tous azimuts » des méthodes de formation, de cure et de vie en groupe, particulièrement des méthodes non verbales, appelle trois remarques. 1° À côté de chercheurs qui ressentent la nécessité d’un renouveau théorique et méthodologique des conceptualisations et des applications relatives au groupe, et qui œuvrent activement en ce sens, un courant antiscientifique s’affirme qui pousse au développement anarchique des expériences et des activités de groupe, en refusant toute conceptualisation et toute technicité. Au nom de cette idéologie spontanéiste, à la limite n’importe qui se sent autorisé à faire n’importe quoi. 2° Toute méthode de formation connaît plus ou moins vite une certaine usure ; à sa nouveauté qui contribuait à la rendre opérante, succède une vulgarisation qui facilite le retour des résistances et les défenses par intellectualisation. Ainsi la diffusion de la psychanalyse et du structuralisme linguistique ont fait culminer chez nos contemporains un sentiment de saturation de la parole ; et la règle de libre verbalisation, en s’altérant, ne fournit plus parfois qu’un prétexte à une parole vide indéfiniment répétée et stérile. D’où le besoin de retrouver dans le corps, dans le cri, dans le geste, un vécu profond, élémentaire, organique, à partir duquel on se sente véritablement être. Mais de même qu’inviter les gens à verbaliser sans qu’ils aient ressenti au préalable un mouvement ou un état intérieurs qui puissent faire l’objet d’une communication à autrui constitue une erreur et conduit à des échecs en matière de formation, de même leur donner l’occasion d’éprouver en eux-mêmes, dans leurs corps, des éléments de leur propre réalité intérieure sans les amener à reconnaître et à mettre ces éléments en place par le discours, l’échange verbal et l’interprétation, se révèle être, l’expérience le montre vite, une erreur inverse et une autre source d’échecs. 3° Le groupe constitue une puissante surface projective des pulsions non satisfaites, des angoisses archaïques, des désirs interdits. Nous l’avons énoncé dès 1966 dans notre article où nous exposions l’analogie du groupe et du rêve (Anzieu D., 1966). Le développement auquel nous assistons depuis l’illustre : on attend tout du groupe, on peut tout faire, tout craindre dans un groupe. L’intérêt actuel pour le groupe et le renouveau contemporain de l’utopie vont de pair. La dimension fondamentalement utopique du groupe se trouve ainsi bien mise en évidence. Mais c’est au détriment de l’autre fonction possible du groupe, qui est de permettre à des humains, par le fait qu’ils se réunissent pour percevoir et pour agir, d’exercer une prise effective sur certaines réalités physiques, psychiques et sociales. A. Missenard (1974) a justement souligné que les groupes qui idéalisent le corps comme lieu du plaisir et de l’échange contribuent à la méconnaissance de la souffrance, de l’angoisse de castration et de la mort.

Du groupe a la communauté : le mouvement C.O.R.I.

J. Gibb144, ancien disciple de K. Lewin, est à l’origine de la théorie et du mouvement C.O.R.I.145 (Confiance, Ouverture, Réalisation, interdépendance), qui se sont constitués vers i960 et dont le développement est important aux États-Unis dans les trois domaines de la formation, des relations humaines au sein des entreprises, et des changements dans la vie sociale concrète. On peut en retenir trois caractéristiques.

L’éclectisme théorique et technique. – Gibb intègre la spontanéité selon Moreno, le non directivisme selon Rogers, le petit groupe comme laboratoire de choc du changement social selon Lewin, le primat du contact physique cher aux thérapies corporelles et l’influence des métaphysiques orientales de recherche d’une fusion dans le grand Tout. Toutes ces méthodes, dans sa perspective, sont bonnes à utiliser le moment venu, quand le groupe en sent le besoin ou désire en faire l’expérience ; mais le groupe seul en décide, non un animateur, ni un programme préétabli. L’idée directrice, très américaine, autour de laquelle s’ordonnent la progression du groupe et le recours à ces expériences, est celle de la confiance : confiance réciproque en soi et dans les autres. Un groupe C.O.R.I. a pour but la découverte et l’affermissement de cette confiance, grâce au dépassement des peurs qui l’entravent. Des questionnaires permettent respectivement à l’individu et à un groupe d’évaluer leur degré de confiance et d’identifier la nature de ces peurs. À chaque peur correspond un type d’organisation défensive du groupe et de l’institution : plus l’individu et le groupe expérimentent la confiance et sa réciprocité, moins ils ont recours à une quelconque organisation. La théorie de Gibb propose une échelle en dix points des niveaux de confiance et de libération de l’énergie, des formes de peurs et des types correspondants de l’environnement, c’est-à-dire de l’organisation collective qui en résulte (environnement primitif, autocratique, bienveillant, consultatif, participant, émergent, organique, holistique, transcendant, cosmique). Le processus C.O.R.I. passe par quatre étapes : la confiance rend possible la découverte de sa propre identité, l’acceptation de celle des autres et l’expérience d’aimer et d’être aimé ; s’ensuit l’ouverture, qui permet de se dévoiler aux autres dans la spontanéité et d’établir avec eux des échanges intimes ; s’instaure alors la réalisation réciproque des projets et des désirs, dans un épanouissement personnel ; l’interdépendance enfin, ou relation profonde avec les autres, amène à vivre et travailler avec eux dans l’interaction, le partage, la synergie et la liberté mutuelle.

La disparition du leadership et de l’organisation. – Un groupe C.O.R.I. se passe rapidement de toute forme préétablie de leader, d’animateur, d’organisateur, de programme, d’horaire, etc. Les membres se réunissent d’eux-mêmes pour la durée qu’ils veulent – une fin de semaine en général pour commencer – afin de faire entre eux l’expérience du processus C.O.R.I. et de créer un environnement groupal permettant à chacun de vivre les expériences interindividuelles et collectives, physiques et psychiques, répondant à ses désirs, à ses projets et au niveau de confiance auquel il est parvenu. Seul est prévu un lieu assez vaste pour qu’une cinquantaine ou une centaine de personnes s’y tiennent assises au centre, ou marchent à la périphérie, ou dorment dans leur sac de couchage, ou s’alimentent avec les ressources mises à leur disposition, et développent toutes ensemble ou isolément ou par couple ou en petit comité les activités qui leur conviennent. Un praticien C.O.R.I., c’est-à-dire quelqu’un ayant eu l’expérience de plusieurs groupes C.O.R I., est présent, mais il n’a nul pouvoir et n’exerce aucune prérogative. C’est « une personne-ressource » à la disposition du groupe et qui s’efforce d’agir comme un autre membre de ce groupe. Gibb a établi une grille de progression en 31 points des attitudes du praticien envers le groupe. Les praticiens C.O.R.I. sont réunis au sein d’une association C.O.R.I. sans but lucratif, avec une infrastructure administrative légère peu coûteuse et dont le fonctionnement est transparent à tous les membres ; ceux-ci sont environ 10 000. Chacun d’eux est libre d’instaurer – sans passer par l’association – une action C.O.R.I. auprès d’un « client » demandeur : famille, école, église, entreprise, groupe de formation ou de thérapie, mouvement d’intérêt social (écologique, féministe, antiraciste, homosexuel, animation de quartier, etc.).

Le passage du groupe informel et éphémère à la communauté durable de travail et de vie. – L’expérience au sein d’un groupe C.O.R.I. du processus de confiance, d’ouverture, de réalisation et d’interdépendance est une démarche dont Gibb a expérimenté l’utilité pour fonder une communauté en permettant aux intéressés de trouver des partenaires adéquats et d’établir avec eux des liens solides, ou pour la vivifier et l’aider à progresser si elle existe déjà. Les groupes C.O.R.I. sont en effet ouverts à tous, sans distinction de sexe, d’âge, de race, de profession, etc. Des familles y participent avec leurs enfants et la psychothérapie familiale y trouve place tout naturellement. Ou plutôt, selon Gibb, l’expérience vécue dans ces groupes et dans les communautés consécutives se substitue avantageusement à toute forme de psychothérapie. En plus des buts propres à la communauté (éducatifs, productifs, culturels, sexuels, etc.), celle-ci poursuit le développement en son sein du processus C.O.R.I., ce qui tend à accroître son dynamisme interne ainsi que l’attachement des membres à la collectivité qu’ils forment et qui leur apporte développement personnel et meilleure compréhension mutuelle. C’est là une des rares méthodes de groupe qui vise à instaurer des groupes sociaux réels et non seulement occasionnels et à faire ainsi le joint théorique et pratique entre les petits groupes expérimentaux ou cliniques et la vie communautaire.

La force de cette méthode semble s’appuyer sur le goût naturel chez les Américains pour la vie associative, dans l’héritage des quakers, et sur le phénomène, mis en évidence par la psychanalyse, de l’illusion groupale. Une de ses limites réside dans la minimisation un peu naïve des pulsions agressives inhérentes à l’être humain et à la scotomisation corrélative du rôle du Surmoi, dans l’appareil psychique autant individuel que groupal.