Chapitre II. Historique

Une histoire du groupe à travers les pays et les époques n’a jamais été écrite. Si l’entreprise en était réalisable, elle contribuerait à distinguer et à décrire des variétés de groupes typiques par leur fonctionnement : la secte religieuse, le salon mondain, le club d’abord politique puis sportif, le comité d’experts, le cénacle littéraire, l’académie savante, la patrouille militaire… Une histoire de la conversation serait aussi un apport précieux11.

L’Antiquité grecque a chanté dans des récits légendaires la fraternité des chefs de guerre engagés dans la même expédition ; le plus typique concerne l’expédition des 50 Argonautes, commandée par Jason, à la conquête de la fabuleuse Toison d’or. Par ailleurs, le passage de la discipline autoritaire dans une citadelle guerrière à la vie commune entre hommes libres dans la Cité nouvelle s’est marqué dans le double personnage de la déesse Athéna, fille guerrière par excellence et aussi incarnation de la sagesse. Les mytho-graphes arrêtent alors la composition du conseil des 12 dieux et déesses de l’Olympe, chargé des affaires d’en haut et symbole de la gestion démocratique de la Cité grecque. Ces deux chiffres de 50 et de 12, qui reviennent assez rituellement dans la mythologie grecque, laissent penser que les Grecs anciens connaissaient la distinction du groupe restreint et du groupe large. La cité, grecque, romaine, carthaginoise, est un phénomène typiquement méditerranéen de sociabilité : on y prend plaisir à se réunir, à délibérer, à échanger des opinions, à se contredire et à choisir des représentants. Dans la Provence française, c’est la place du village qui a remplacé le forum ou l’agora.

Les origines du christianisme sont liées à la dynamique des groupes. Le groupe initial, composé de Jésus, des 12 apôtres et des 72 premiers disciples, a été étudié dans cette perspective (Maguire, 1969). La vie de groupe et les tensions de groupe sont intenses dans les premières communautés de croyants. Au VIe siècle, saint Benoît fonde les premiers monastères sur une Règle écrite régissant de nouvelles formes de vie groupale, l’idéal étant des fédérations de 6 unités de 12 moines (où l’on retrouve les chiffres originaires de 12 et de 72).

Le monde féodal voit le règne de seigneurs épris de puissance et brutaux dans leurs mœurs. Comment les femmes obtiennent-elles d’être prises en considération ? À la cour d’Aquitaine, au xiie siècle, apparaît la première des cours d’amour : les nobles dames se réunissent pour discuter d’un problème de casuistique amoureuse proposé par l’une d’elles. Par exemple : une dame peut-elle conserver son amour pour un chevalier qui revient défiguré de la guerre ? La difficulté tient à ce que le héros est alors aimé autant parce qu’il est beau que parce qu’il est vaillant. Le texte d’Andréas Capellanus : De amore libri très nous a conservé les comptes rendus de ces débats qui vont propager dans les mœurs féodales un nouveau type de sensibilité. Le Decaméron de Boccace au xive siècle, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre au xvie siècle en offrent des variantes plus légères.

Au xvie et au xviie siècle, après les progrès dans l’art de la navigation et la découverte des terres nouvelles, le grand commerce maritime s’accroît, et avec lui les entrepôts et les banques. Les historiens y voient la fondation du capitalisme moderne. Le commerce n’allait pas sans réunions des marchands d’une même corporation, qui organisaient leurs approvisionnements, leurs investissements, les modalités de vente, qui négociaient avec les concurrents étrangers, avec les membres des corporations voisines, avec les rois et avec les municipalités, et qui se concertaient entre eux. Une toile célèbre de Rembrandt, Les syndics des drapiers (1661-1662), a fixé ce phénomène nouveau : l’apparition des conseils d’administration. En même temps, cette toile renouvelle l’art du portrait collectif. Jusque-là, les peintres représentaient les membres d’une confrérie immobiles et côte à côte, sur plusieurs rangs, à la manière aussi peu naturelle que possible qui sévit encore pour la photographie d’une noce ou d’une classe scolaire. Rembrandt saisit le groupe en pleine discussion. À gauche l’orateur qui a terminé s’assied, las, comme vaincu d’avance. Son adversaire, au côté droit du tableau, prépare le document sur lequel il fonde sa réplique. Entre eux, le président s’efforce à la neutralité. À l’extrême-droite, le plus jeune, impulsif et inexpérimenté, supporte mal la tension qui monte et ébauche le geste de s’en aller. À l’extrême-gauche, le plus âgé prend un air blasé, comme s’il adressait au benjamin le discours silencieux suivant : « Tu prends bien vite la mouche, mon jeune ami ; cela se passe toujours ainsi dans une réunion ; tôt ou tard, les désaccords s’expriment avec violence ; il y a toujours un moment où les choses tournent mal. » Tout, jusqu’au serviteur debout derrière le conseil, mi-narquois, mi-inquiet, éternise ce bref moment du silence avant l’orage12.

Penseurs français

Fourier et le mythe du Phalanstère. – C’est dans l’œuvre de Charles Fourier (1772-1837), contemporain d’A. Comte, réformateur social et utopiste, que l’on trouve énoncés, semble-t-il pour la première fois, quelques-uns des principes essentiels pour une science des groupes.

Fourier est frappé à la fois par l’harmonie universelle qui règne dans le monde, conformément à la loi d’attraction découverte par Newton, et par les défauts de l’organisation économique et sociale de son temps, notamment par ceux de la distribution commerciale, dont il avait fait professionnellement l’expérience. Celle-ci n’est d’ailleurs qu’une des périodes transitoires successivement franchies par l’humanité. Si l’homme a fait jusqu’ici exception à cette harmonie universelle, c’est à cause d’une éducation morale erronée, qui a réprimé en lui les passions. Or la loi de l’attraction passionnelle, quand on ne s’oppose pas à son fonctionnement, peut assurer à elle seule l’équilibre de l’organisme social. Ceci sera obtenu dans l’ère suivante, celle de la civilisation « sociétaire ».

Dans cette civilisation les hommes suivront librement leurs passions, ce qui les conduira d’une part à s’associer (car la participation à des groupes satisfait certaines tendances fondamentales de l’être humain), d’autre part à travailler d’une façon attrayante pour eux (car chacun accomplira le travail correspondant à ses tendances personnelles). Pascal disait que de toutes les concupiscences réunies naissait un certain ordre. Fourier se situe dans cette même lignée : la variété des passions humaines doit permettre l’accomplissement naturel de toutes les tâches. Par ailleurs l’homme est, par sa nature psychologique, un être social, ou, plus exactement, un être groupal. Le problème, qui est à la fois celui de la réforme morale et celui de la réforme sociale, réside donc dans l’établissement d’une organisation sociale qui réponde pleinement à la psychologie humaine. Ce passage peut et doit s’effectuer sans violence. « Il faut opérer sur les passions et l’industrie à la fois » (Théorie de l’unité universelle, in Œuvres complètes, t. II, p. vii).

Chaque passion cherche à satisfaire une tendance. Les tendances sont au nombre de 12. Cinq se rapportent aux plaisirs des sens (goût, tact, ouïe, vue, odorat) ; elles sont individuelles, voire individualistes ; les sept autres sont sociales. Quatre se rapportent au désir d’établir des liens affectueux, donc « aux groupes et aux séries de groupes » ; là joue la loi de l’attraction ; les deux tendances majeures sont l’amitié (d’où les groupes de camaraderie) et l’ambition (d’où les groupes corporatifs) ; les deux tendances mineures sont l’amour (d’où la ou les vies de couple) et la paternité (d’où le groupe familial) ; ces quatre types de groupe sont respectivement représentés par le cercle, l’hyperbole, l’ellipse, la parabole.

Enfin, trois tendances – découverte personnelle de Fourier – déclenchent les processus de la recherche de l’accord avec les autres ; ce sont les passions « mécanisantes », moteurs du fonctionnement des groupes : la cabaliste (ou esprit de parti), la papillonne ou alternante (besoin de changement de partenaires et de travail), la composite (ou enthousiasme irraisonné).

Ces douze passions se combinent différemment dans chaque homme selon leurs intensités respectives. Il y a ainsi 810 caractères arithmétiquement possibles. La communauté idéale réunira environ 1 620 personnes, à raison d’un représentant de chaque sexe pour chaque caractère : c’est la phalange. Elle vit dans des bâtiments et travaille sur un territoire, généralement agricole, qui s’appelle phalanstère. Là chacun travaille selon ses goûts ; chacun, en fonction des similitudes et des complémentarités de goûts, en fonction aussi de ses sympathies personnelles, s’enrôle dans des séries de travailleurs. « Les impulsions ne nous entraînent qu’au mal quand on s’y livre individuellement. » Par contre, dans un phalanstère, « les impulsions naturelles, dites attractives, tendent à former des séries de groupes contrastés, dans lesquelles tout entraîne à l’industrie devenue attrayante et à la vertu devenue lucrative » (Le Nouveau Monde industriel et sociétaire). « La série de groupes est le mode généralement adopté par Dieu dans la distribution des règnes et des choses créées. » « Dès qu’un groupe devient nombreux, il se subdivise en sous-groupes formant une série de partis échelonnés en nuances d’opinions et de goûts » (Traité de L’Association domestique agricole).

Laissons de côté les aspects économiques du phalanstère, coopérative de répartition, où le surplus des revenus est réparti pour rémunérer le capital et pour récompenser le travail et le talent. Laissons de côté également les aspects domestiques : les ménages prennent leurs repas non plus isolément mais en réfectoire ; le choix du partenaire sexuel est libre en permanence, mais doit être déclaré au préalable au bureau des « mariages ». Fourier et surtout ses disciples sont aussi précurseurs quant à la méthodologie d’une science des groupes. Au moment où A. Comte fondait la sociologie en excluant la possibilité de lui appliquer la méthode expérimentale, Fourier ouvre une autre voie13. La Phalange, c’est une expérience à faire, une expérience qui met à l’épreuve la psychologie industrielle telle que Fourier la conçoit, et qui infirme ou confirme les hypothèses sur les mécanismes fondamentaux de l’attraction. Nul à cette époque ne conçoit une expérimentation rigoureuse dans ces domaines. Mais Fourier propose quelque chose d’important : une expérience globale, de longue durée, sur une communauté relativement restreinte et créée pour l’occasion. Ici, il anticipe deux des idées essentielles de Kurt Lewin :

a)  La création artificielle de groupes auxquels on assigne des tâches de groupes réels, mais ceci ne peut se faire que pour des groupes de petite dimension ;

b)  L’impossibilité de mettre à l’épreuve les hypothèses de la psychologie groupale autrement que dans une certaine pratique sociale, l’impossibilité de séparer la recherche et l’application ; on reconnaît là l’idée d’action-research, de recherche active. Fourier propose l’exemple des « fermes expérimentales » par lesquelles les agronomes visent à déclencher la transformation de l’agriculture par une démonstration purement technologique, exemple qui pourrait être étendu de la technologie (« l’industrie ») à la psychologie groupale (« les passions »).

Le fouriériste le plus connu, Victor Considérant, propose à la Constituante, en avril 1849, le projet d’un « ministère du Progrès et de l’Expérience » pour « l’examen et l’essai de toutes inventions et innovations dans le domaine de la technique et de l’organisation sociale, à la condition qu’elles se prêtent à des épreuves locales ». Dès 1840, toute une série d’expériences fouriéristes ont lieu aux États-Unis, pays neuf, à la recherche de son organisation sociale et qui se prêtait tout naturellement à de telles expériences (il avait connu, vingt ans auparavant, l’ère des essais owenistes). Le constat d’échec en ce qui concerne les phalanstères américains – le plus long n’a pas dépassé 13 ans – demande à être nuancé. On y avait accepté tous les volontaires, sans se préoccuper de les sélectionner pour obtenir une gamme assez variée de caractères. Les ressources du sol, du financement et des compétences techniques étaient généralement trop faibles. Mais surtout la réussite de l’expérience, quand elle se produisit, était cause de l’échec final : les meilleurs des phalanstériens acquéraient une formation technologique, économique et psychosociologique qui accroissait leur valeur professionnelle et humaine ainsi que leurs ambitions : ils partaient pour gagner davantage ailleurs, ou ils provoquaient la dissolution du phalanstère pour en reprendre la direction à leur profit. De plus, des sociétaires passaient souvent d’un phalanstère à un autre, introduisant ainsi des perturbations dans l’équilibre passionnel et technique des phalanstères, mais c’était dans l’intention de comparer les diverses expériences en cours.

Cet esprit expérimental est défini en France dans l’opuscule de Pellarin : L’expérimentation et l’empirisme en matière sociale (1874). On le trouve à l’œuvre à la même époque dans le « familistère » que J.-B.-A. Godin organise à Guise. Il s’agit d’une entreprise de fabrication d’appareils de chauffage et d’articles de quincaillerie, avec logement et éducation « sociétaires ». Pour soustraire à l’autorité patronale la détermination des capacités, Godin imagine de la mesurer d’après les suffrages des travailleurs à l’égard de leurs coéquipiers. Pendant plusieurs années, il compare les classements obtenus par l’appréciation des supérieurs, par le vote des camarades et d’après des mesures portant sur les produits fabriqués. Godin fait figure là de précurseur de l’enquête sociométrique, de la notation objective et du diagnostic psychosocial de l’entreprise.

Durkheim et la conscience collective. – Sans distinguer entre groupe restreint et société globale, Durkheim (1912), fondateur de l’école sociologique française à la fin du xixe siècle, jette les bases d’une théorie du groupe. Le passage du clan à la société est celui de la solidarité mécanique à la solidarité organique fondée sur la division du travail. Durkheim définit le groupe social comme étant plus que la somme de ses membres, c’est-à-dire comme totalité (définition que Sartre, à la lumière de la dialectique hégélienne, rectifiera : le groupe est non pas une totalité, mais une totalisation en cours). Il forge l’hypothèse d’une conscience collective (un groupe a ses perceptions, ses sentiments, ses volitions propres). Il ébauche l’analyse des fonctions psychologiques du groupe (fonction d’intégration : l’individu anomique, c’est-à-dire out-group, est plus fragile que l’individu intégré à une communauté familiale, professionnelle, religieuse, et se trouve par exemple plus exposé au suicide ; fonction de régulation des relations interindividuelles qui, livrées à elles-mêmes, sombrent dans la méfiance et l’hostilité ; ou encore fonction idolâtrique : un groupe uni et efficient a tendance à adorer, à diviniser la force qu’il sent en lui et qui n’est autre que sa cohésion liée à son code de valeurs).

Bien des résultats de la psychologie sociale expérimentale naissante aux États-Unis vers 1930-1935 n’ont été que des redécouvertes de travaux méconnus de l’école durkheimienne.

Sartre et la perspective dialectique. – Plus près de nous, c’est un autre grand auteur français qui a achevé de donner au groupe ses lettres de noblesse philosophiques. Sartre a publié L’Etre et le Néant en 1943 : il y traitait de l’individu humain dans ses rapports avec lui-même, avec son corps, avec son destin personnel et avec un autre partenaire humain. Le tome I de la Critique de la raison dialectique (i960) aborde des domaines nouveaux : l’homme en face du groupe et de l’histoire collective. La réflexion sur le groupe est sans doute pour Sartre la réponse à la question : comment un phénomène comme le stalinisme a-t-il été possible ? Y a-t-il un moyen d’empêcher la force vive de la Révolution de se pervertir ainsi ?

La dialectique, telle que Sartre l’interprète, est la démarche de la pensée humaine dans son affrontement à la nature et à la société afin de les transformer : c’est la logique de l’action. Elle procède par contradictions, négations constructives et synthèses partielles, jamais achevées, toujours remises en question. Elle se distingue du raisonnement scientifique habituel,, analytique et déterministe, en ce qu’elle saisit de l’intérieur le mouvement même des êtres et des situations. Ainsi, pour Sartre, le groupe n’est pas un donné statique, mais un « tout dynamique, en mouvement, à faire, avec des rapports dialectiques d’intériorité entre les parties ». Sartre s’oppose ainsi à la fois à une conception organiciste qui représente le groupe sur le modèle d’un organisme vivant, et à une conception cybernétique, qui le reconstruit sur le modèle d’une machine à mécanisme asservi.

La dialectique a pour ressort premier, dans le domaine social, la lutte contre la rareté. Les relations humaines se constituent sur ce fond de lutte contre la rareté (rareté de la nourriture, rareté des femmes, puis rareté des ouvriers, des machines ou des consommateurs). L’échange (échange des marchandises, échange des femmes entre les clans, etc.) fournit le prototype essentiel de ces relations. La violence est un autre aspect de cette lutte, où tout individu est à la fois un survivant possible et un excédentaire à supprimer ; la violence, c’est « la rareté intériorisée ». La lutte contre la rareté est donc la source de l’histoire.

Une distinction fondamentale, chez Sartre, est celle du rassemblement et du groupe. Les groupes ne sont pas donnés : ils proviennent d’un rassemblement, et risquent d’y retomber.

Le rassemblement, ou encore le collectif, c’est par exemple, la file qui attend l’autobus, l’ensemble des lecteurs d’un journal, des auditeurs d’une émission radiophonique, des consommateurs qui forment le marché d’un produit, la masse rurale ou le prolétariat industriel exploités. Les gens qui s’alignent à l’arrêt de l’autobus sont déterminés ainsi par la rareté des moyens de transport et des places ; ils prennent un numéro qui fixe l’ordre dans lequel ils monteront, ou attendront, excédentaires, l’autobus suivant. Leur rassemblement se réduit à une série de numéros ; ils demeurent anonymes les uns pour les autres, engagent rarement la conversation, si ce n’est pour des banalités, s’enferment derrière leur journal ; ils constituent une foule passive et résignée qui subit son destin, une juxtaposition de solitudes, une unité sérielle, c’est-à-dire de type arithmétique. Ils ont cependant des besoins, des intérêts, des objectifs en commun, ils se rendent à leur travail, leur maison ou leur plaisir, ce sont des usagers des transports, des habitants de la ville. Mais cet intérêt commun leur reste extérieur, imposé du dehors et comme étranger à eux. L’un d’eux, parfois, se révolte, proteste contre la circulation, la Régie des Transports, renonce à son voyage ou hèle un taxi. Il ne change rien au système, et reste persuadé de n’y pouvoir rien modifier. Il n’accepte pas de vivre ainsi, mais est frappé d’impuissance à changer quoi que ce soit à vivre ainsi. La même analyse s’applique aux voyageurs montés dans le même autobus, ou dans le même compartiment de chemin de fer (sauf si un incident ou un accident change brusquement la situation et soude momentanément ces solitudes en un groupe) ; à la masse des lecteurs, des auditeurs, des consommateurs, des travailleurs. Parfois, les révoltes deviennent collectives : les usagers s’emparent d’un autobus vide qui passe dans l’autre sens et le détournent de sa direction ; les jacqueries de paysans au Moyen Age en fournissent le modèle : éphémères, et qui ne modifient en rien la nature profonde de la situation.

Il faut que trois conditions soient remplies pour rendre possible le passage du rassemblement au groupe.

a) Il convient d’abord que l’intérêt que les membres ont en commun soit assez puissant pour que ceux-ci l’intériorisent et le prennent en charge et que, d’intérêt en commun, il devienne intérêt commun. Cela suppose que les participants découvrent que leur interdépendance est nécessaire à la satisfaction de cet intérêt. Cette découverte a été enregistrée dans l’histoire de l’humanité sous des formules en partie justes et en partie creuses, du genre : « L’union fait la force », « Tous pour un, un pour tous ».

Il ne suffit pas d’une harangue pour que cette découverte ait lieu de façon concrète et effective. Elle s’effectue par tout un processus dialectique. La connaissance de chacun par chacun prolifère dans le groupe, entraîne le dégel des communications, le passage des courants de sympathie (et d’antipathie). La meilleure compréhension réciproque de chacun fait naître une estime, encore inégale et fragile, de chacun pour chacun. C’est à ce moment-là que l’intérêt commun peut être réellement pris en charge par tous et dépasser les accaparements du groupe par des sous-groupes aux objectifs incomplets ou douteux et la résistance passive de quelques individualités qui refusent de s’engager dans une aventure commune. Autrement dit, la première transformation interne d’un groupe, celle qui conditionne les autres, c’est que chacun commence de compter pour chacun. Dans un groupe au moment de naître, chacun fait l’expérience de l’humanité de chacun.

b)  La seconde condition, dit Sartre, est de passer des communications indirectes aux communications directes. Les psychosociologues diraient plutôt : des communications unilatérales aux communications bilatérales, c’est-à-dire avec retour à l’émetteur, avec feed-back.

c)  La dernière condition est l’existence, dans la société globale, de groupes qui défendent activement des intérêts antagonistes et qui appellent implicitement à la lutte contre eux.

La naissance du groupe, selon les psychosociologues, s’inscrit dans un mouvement de tension entre un danger commun et un objectif commun. Sartre juge cette analyse exacte, mais incomplète : les relations entre les membres sont alors qualitativement transformées : de plus, cette naissance s’opère au cours d’une action commune, qui explose librement, d’une praxis qui réunit les membres en un nouveau mode, qui les arrache à l’inertie du collectif, à l’impossibilité d’agir, aux relations d’extériorité entre eux, une praxis par laquelle ils recouvrent l’usage concret de la liberté, qui les met en état d’inventer des solutions nouvelles et de transformer la réalité au lieu de la subir. Cette naissance est une surprise, jusque pour les intéressés eux-mêmes : le groupe naissant est un groupe « en fusion » où la sérialité du vieux rassemblement est liquidée « au profit de l’homogénéité amorphe d’un jeune groupe », où le fait d’être pour chacun un étranger fond à la chaleur de l’expérience commune. Cette naissance peut survenir de plusieurs façons, mais celle qui est la plus chère à Sartre est l’émeute révolutionnaire. L’analyse des journées de Juillet 1789 lui en fournit l’illustration brillante.

Les membres du groupe en fusion vivent, selon Sartre, trois expériences : celle de la solidarité, celle de l’appartenance (ou de l’intégration) à une réalité collective nouvelle, celle d’autrui comme tiers régulateur de mon action dans l’action commune. L’impossibilité de changer la vie est niée et surmontée : l’action du groupe affirme l’impossibilité de cette impossibilité. La devise républicaine transcrit l’expérience du groupe en fusion : praxis commune qui brise l’impossibilité d’agir (liberté) ; chacun est équivalent de chacun, son semblable homogène (égalité) ; chacun a besoin de chacun pour que le groupe existe (fraternité). Le groupe en fusion, dit encore Sartre, c’est la raison constituante.

Les stades ultérieurs de l’évolution du groupe, si les groupes antagonistes n’ont pas eu raison de lui par la violence, relèvent de la raison constituée : c’est le groupe « passion ». À un niveau différent se retrouve le même problème qu’au départ : le groupe est déchiré par la même tension dialectique, entre son pouvoir créateur (invention de liens nouveaux entre ses membres, découverte de réalités nouvelles à créer par son action) qui s’épuise très vite, et la retombée dans le pratico-inerte, le rassemblement. Le groupe n’est jamais sorti une fois pour toutes du rassemblement : le mouvement est toujours à recommencer.

Tout groupe, une fois constitué, est donc obligé de prendre des mesures pour survivre. Deux ordres de mesures, selon Sartre, et qui instaurent des contraintes.

Premièrement, le groupe pourchasse en son sein tout membre suspect de vouloir se retirer de l’action commune. Chacun est considéré comme un traître en puissance. D’où les conflits, les oppositions, les épurations, la « terreur », qui vise à « liquider le sériel en chacun au profit de la communauté », qui institue « l’obligation de la fraternité ». D’où « le serment » par lequel chacun s’engage à maintenir l’appartenance au groupe. « Nous sommes frères en tant qu’après l’acte créateur du serment nous sommes nos propres fils, notre invention commune. » Au stade précédent, la fraternité était une expérience vécue, une invention libre surgie dans le moment. Maintenant, chacun l’impose à chacun dans la durée.

Deuxièmement, le groupe se fixe des règles, se donne une juridiction, dégage ses procédures, de travail et de décision, émet ou admet certaines normes communes.

S’il a assumé ces deux contraintes, sans retomber dans le rassemblement inerte, le groupe continue. Il continue, explique Sartre, en intériorisant les résultats qu’il a produits (les « structures » du groupe apparaissent alors), puis en remaniant ses structures pour assimiler cette intériorisation, enfin en dépassant ce remaniement vers des objectifs nouveaux : « la praxis du groupe est d’effectuer sans cesse sa propre réorganisation », ce qui est là l’essence même de la dialectique. Le groupe ne peut se dépasser qu’en s’organisant, c’est-à-dire en se fixant des tâches précises et limitées, articulées à ses objectifs lointains, et en différenciant en son sein des fonctions attribuées à des membres différents. Le groupe possède alors vraiment sa souveraineté puisque, au lieu de la contempler, il l’exerce. Mais il réintroduit l’altérité, puisqu’il distribue des rôles à ses membres et utilise nécessairement pour cela leurs compétences, c’est-à-dire leurs inégalités. La solution pour tout groupe consiste à inventer une structure qui concilie son élan initial, sa visée et son enthousiasme premiers avec les nécessités pratiques des actions à préparer et à réaliser. Le chef est alors l’organe d’intégration du groupe.

Quand l’organisation est bien rodée, la même menace fondamentale de l’inertie guette le groupe sous une forme nouvelle : l’organisation qui fonctionne trop bien tend à se prendre elle-même pour fin ; c’est la bureaucratie, où les formalités prennent le pas sur les objectifs, où les relations humaines à nouveau se dégradent. À nouveau, les conflits de compétences ou de clans, les initiatives individuelles contraires aux tâches fixées et les épurations restituent son pouvoir au groupe ou précipitent sa mort. Au fur et à mesure de ce travail sur lui-même, le groupe réel, en même temps qu’il se transforme, apprend à se connaître ; il acquiert, selon la belle expression de Sartre, une « connaissance silencieuse de lui-même ».

Le groupe, qui a survécu à la phase d’organisation, s’installe dans un autre genre d’existence. Il n’est plus groupe éphémère, mais groupe d’institution. Ainsi tout au long, le groupe lutte en lui-même contre l’inertie pratique qui l’affecte. Ainsi tout groupe, à la différence de l’organisme vivant et de la machine électronique, est « une totalisation en cours, mais sa totalité est hors de lui dans son objet ».

Sociologues germaniques

Tönnies, Smalenbach et les catégories sociologiques. – Parmi les catégories sociologiques qui ont été élaborées au début du XXe siècle, certaines s’appliquent indifféremment au petit groupe et à la société globale et elles ont été plus ou moins clairement utilisées dans le premier domaine. Tönnies a défini Gemeinschaft et Gesellschaft dans l’ouvrage qui porte ce titre même. Smalenbach y a ajouté Bund14.

Ces trois catégories apparaissent toujours à l’intérieur d’une organisation sociale préexistante, dont elles constituent une. différenciation et par rapport à laquelle elles entretiennent des rapports de type figure-fond, ou d’interaction dialectique. Par ailleurs, ces catégories constituent des abstractions de l’esprit, elles existent rarement à l’état pur dans le concret ; une réalité sociale singulière les combine plus ou moins à des degrés divers.

La Gemeinschaft correspond aux groupements de parenté et de localité (selon l’expression de R. Maunier), c’est-à-dire aux phénomènes de voisinage imposé (selon l’expression de J. Monnerot) ; l’individu naît dans une famille, dans un village donnés à l’avance, non choisis par lui, qui déterminent sa participation à une vie commune et envers lesquels il développe un sentiment très vif d’appartenance. Liens du sang et solidarité du clan semblent à l’origine indistincts, surtout dans les sociétés nomades. Cette indistinction subsiste dans les communautés paysannes. Gemeinschaft, c’est une manière d’être que l’on partage avec la communauté, manière d’être qui va de soi et qui exclut la conscience claire, la critique et la justification. La communauté entière est lésée par la blessure infligée à un de ses membres ; celle-ci appelle sans discussion possible la vengeance du sang. Les déclarations d’amitié, d’attachement sont superflues au sein de ce type de communauté : la fête porte à leur paroxysme et permet d’extérioriser les sentiments sociaux latents.

La Gesellschaft est une association volontaire, fondée sur un contrat, tacite ou explicite, et dont le but est de procéder à des échanges, en premier lieu à des échanges de marchandises et d’argent. La société anonyme par actions en fournit un exemple. Ici, chaque individu est isolé, indépendant ; il recherche son intérêt, son avantage : je ne procure à autrui un avantage désiré par lui que pour y trouver en contrepartie le mien propre. Ceci a été de tout temps l’attitude des producteurs et des commerçants. L’extension du grand commerce et de la banque à la Renaissance, puis la révolution industrielle du xviiie et du xixe siècle l’ont généralisée : la notion d’homo œconomicus en dérive. Gesellschaft, c’est la société contractuelle, conforme à un idéal juridique et capitaliste, où les relations entre les personnes se dépouillent de toute chaleur humaine, de toute affectivité : seuls comptent le calcul froid, l’intérêt égoïste.

Le Bund, c’est la ligue, l’alliance, à laquelle l’individu adolescent ou adulte adhère passionnément pour poursuivre en commun des buts fortement valorisés et idéalisés. La « maison des hommes », la société des guerriers dans certaines tribus primitives, l’amitié partagée, la « communion » des initiés qui ont vécu ensemble la même expérience surnaturelle en sont des variantes. L’adhésion au Bund est une décision libre, qui engage l’individu, au sens le plus fort du terme. Il en résulte que les membres se reconnaissent comme égaux. Entre eux se développent des phénomènes d’affinité, dont l’éventail va de la « fraternité virile », excluant les femmes, au mariage d’amour. Le recrutement se fait par cooptation. Périodiquement, le groupe recrée en lui l’effervescence des sentiments chaleureux, à l’occasion de réunions pleines de mystère et de sacré : la guerre, ou l’expérience mystique, ou le travail, ou la charité sont ses objectifs les plus fréquents.

Le Bund présente certains aspects de société secrète ; la discipline y est stricte ; le faible, le traître, celui qui divulgue au-dehors les croyances ou les décisions fondamentales sont punis de mort. Le Bund fait de ses membres des héros, des martyrs, des militants : église naissante, secte, armée à moral élevé et ayant foi en sa mission, mouvement de jeunesse, grand parti de masse, ordre de prêcheurs ou d’assassins. Mais le Bund est précaire, comme tous les états d’enthousiasme, d’exaltation ; il survit en se transformant en une communauté de vie (Gemeinschaft) ou d’intérêts (Gesellschaft), plus qu’un état, c’est un moment, celui de la rénovation sociale.

Chercheurs américains

Les Quakers. – Ils apparaissent au XVIIe siècle en Angleterre. Ce sont les héritiers des « chercheurs » qui, face à la multiplication des sectes, pratiquaient un culte entièrement libre, se réunissant en petits groupes où chacun prie et parle sur un pied d’égalité, sans aucune organisation hiérarchique. Fox, le fondateur des quakers, prêche la résurrection du christianisme primitif : former des groupes de croyants unis organiquement par des liens vivants ; par la participation à ces groupes, obtenir que la conduite de chacun dans la vie soit effectivement changée. Ils s’intitulent : Société des Amis. Leurs réunions reposent sur la liberté de l’inspiration et de la prière (pas de clergé, pas de sacrements, pas de credo prêts à l’avance), sur l’égalité des participants, femmes y compris (pas de supérieur ni de président, tous sont « prêtres »), sur la recherche directe par chacun de la vérité divine, sous le contrôle de l’inspiration collective. Leurs réunions commencent par le silence, qui dure jusqu’à ce qu’un fidèle se sente en état de parler avec une sincérité absolue. Chaque participant est coresponsable du maintien de la discipline et de l’exercice des diverses fonctions nécessaires. Les discussions d’ordre pratique sont ouvertes à tous, à condition d’y parler dans un esprit de vérité et non pour chercher à s’imposer. Les groupes quakers entretiennent les uns avec les autres des liens nombreux. L’assemblée des délégués assure la direction collégiale du mouvement.

Nombreux en Angleterre et dans les colonies américaines naissantes, ces groupes contribuent à répandre, au xviiie siècle, les idées de tolérance religieuse, de justice sociale, d’anti-esclavagisme, de pacifisme, d’humanisation du système pénitentiaire, d’instruction des filles, etc. Leur réalisation la plus spectaculaire a été la fondation par William Penn, en bonne entente avec les Indiens, de Philadelphie (Cité de l’amour fraternel) au centre de la Pennsylvanie, en Amérique du Nord. Un autre quaker, le psychiatre Tuke, a eu au xixe siècle l’idée de soigner les aliénés en ouvrant à la campagne une maison de retraite mêlant gens sains et malades. Héritiers de l’esprit des quakers, mais sans en revendiquer la filiation, les groupes d’Oxford se constituent à partir de 1921 sous l’impulsion de Franck Buchman. Le « Réarmement moral » est né de là.

La conception quaker du groupe démocratique, ferment des valeurs morales et spirituelles, agent du changement individuel et de l’évolution sociale, est à l’origine de l’idéologie qui accompagne aux États-Unis la naissance de la dynamique des groupes.

Alexis de Tocqueville : « De la démocratie en Amérique ».

— Influencée par les pratiques quakers des premiers colons anglais et par la volonté de s’émanciper de la tutelle du Vieux Monde, c’est-à-dire de l’imago paternelle, la mentalité américaine ne pouvait qu’être très ouverte à la vie des groupes. L’importance de la vie de groupe aux États-Unis a été notée par le voyageur français Alexis de Tocqueville, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, paru de 1835 à 1840 : « Je ne veux point parler de ces associations politiques à l’aide desquelles les hommes cherchent à se défendre contre l’action despotique d’une majorité ou contre les empiétements du pouvoir royal. (…) Il ne s’agit ici que des associations qui se forment dans la vie civile, et dont l’objet n’a rien de politique. Les associations politiques qui existent aux États-Unis ne forment qu’un détail au milieu de l’immense tableau que l’ensemble des associations y présente. (…) Les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s’unissent sans cesse. Non seulement ils ont des associations commerciales et industrielles auxquelles tous prennent part, mais ils en ont encore de mille autres espèces : de religieuses, de morales, de graves, de futiles, de fort générales et de très particulières, d’immenses et de fort petites ; les Américains s’associent pour donner des fêtes, fonder des séminaires, bâtir des auberges, élever des églises, répandre des livres, envoyer des missionnaires aux antipodes ; ils créent de cette manière des hôpitaux, des prisons, des écoles. S’agit-il enfin de mettre en lumière une vérité, ou de développer un sentiment par l’appui d’un grand exemple : ils s’associent. Partout où, à la tête d’une entreprise nouvelle, vous voyez en France le gouvernement, et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux États-Unis une association. J’ai rencontré en Amérique des sortes d’associations dont je confesse que je n’avais pas même l’idée, et j’ai souvent admiré l’art infini avec lequel les habitants des États-Unis parvenaient à fixer un but commun aux efforts d’un grand nombre d’hommes, et à les faire marcher librement »15.

La philosophie sociale : Mead, Cooley. – C’est entre 1925 et 1935 qu’une psychologie scientifique des groupes prend son essor aux États-Unis. Elle est parallèle à une réflexion philosophique qui privilégie la relation à autrui dans la formation de la personnalité humaine (George H. Mead), et le rôle du groupe primaire dans la socialisation des instincts individuels (Charles H. Cooley). Selon G. Mead16, la personnalité de l’enfant se développe en relation avec des « autres significatifs », membres de la famille et camarades de jeux ; l’enfant n’apprend pas seulement les règles du jeu ; il intériorise les attitudes des autres par suite d’une disposition naturelle à prendre le rôle d’autrui et peut ainsi prendre conscience de lui comme distinct des autres. Avec Cooley17, on peut dire que l’homme se trouve défini comme animal groupal : « Il ne faut pas croire que l’unité du groupe primaire soit faite seulement d’harmonie et d’amour. Cette

 

DYNAMIQUE  3 unité implique toujours des différenciations et généralement des rivalités ; elle comporte l’affirmation de soi et les diverses passions individuelles ; mais ces passions sont socialisées par la sympathie et se plient, ou tendent à se plier, à la discipline d’un esprit commun. La volonté d’un individu peut être ambitieuse, mais l’objet principal de cette ambition sera quelque objet désirable dans la pensée des autres, et il éprouvera un sentiment de fidélité envers les normes communes qui recommandent le service des autres et le franc jeu. »

Les premières enquêtes scientifiques, qui sont menées simultanément, portent sur la délinquance juvénile et sur les relations humaines dans l’industrie.

La délinquance juvénile : Trasher, Whyte. – La criminologie avait une raison majeure de s’intéresser à cette forme de groupe qu’est le gang : les individus antisociaux sont généralement plus dangereux en groupe qu’individuellement. Pendant qu’Aichhorn, en Autriche, montrait comment un bon usage du groupe pouvait servir à réadapter les délinquants (cf. plus loin p. no), les auteurs américains s’efforçaient d’analyser l’usage dangereux que, livrés à eux-mêmes, ceux-ci en faisaient. Frédéric Trasher (1927) recueille des observations sur 1 100 bandes de jeunes délinquants à Chicago, en s’appuyant sur des rapports de police et sur des entretiens avec d’anciens membres. « Le gang est un groupe primaire… (Il) déploie tous les types de comportement en corps, jusqu’à la délibération et l’établissement de plans avec le plus grand sang-froid. Bien plus, il peut développer une tradition élaborée, presque une culture particulière, et en ce sens il est… comme une société en miniature. » Trasher note que le gang a moins de 20 membres, qu’il est soumis à deux tendances contraires : se subdiviser en sous-groupes ou cliques, qui sont des embryons de nouveaux gangs ; se fédérer autour d’un gang dominant. La nature des entreprises du gang, en conflit permanent avec la police, la société et d’autres gangs, l’oblige à une unité de commandement et à une division des tâches très strictes ; au cours de ces entreprises, les membres du gang acquièrent des statuts qui leur fixent certains rôles (le cerveau, le bouffon, le chou-chou, le matamore, le bouc émissaire) ; le chef est celui qui rassure le groupe par sa présence et lui permet de surmonter sa peur devant certaines actions ; c’est une personnalité forte au physique et au moral ; il partage plus ou moins honneur et responsabilités avec les autres personnalités fortes du groupe ; le fondement de son pouvoir est néanmoins « démocratique » : il ne reste chef que dans la mesure où il s’accommode aux désirs du groupe ; d’où les fréquents changements de chef dans les gangs ; plus que les châtiments physiques, c’est la contrainte exercée par l’opinion collective du groupe qui maintient la cohésion de celui-ci et la fidélité de ses membres.

William F. Whyte (1943), parmi la colonie italienne de Boston, oriente sa recherche sur un petit nombre de bandes qu’il étudie intensivement en y étant observateur-participant. Il s’agit de bandes qui se forment au coin des rues, dans des quartiers pauvres, et qui ne sont pas nécessairement délinquantes. La bande des Nortons est caractérisée par une hiérarchie stable, qui se reflète dans toutes ses activités : les résultats au bowling eux-mêmes dépendent non pas de l’habileté personnelle, mais du rang dans le groupe : quand un bon joueur de rang bas joue contre un joueur médiocre mais de rang élevé, les autres membres du groupe exercent, par leurs lazzis, voire par d’autres moyens, une pression sociale qui fait perdre ses moyens au bon joueur. Les communications circulent selon le canal hiérarchique, exactement comme dans un organisme bureaucratique : l’information monte au sommet pour la préparation des décisions ; la décision descend en cascade jusqu’en bas ; plus exactement, chaque niveau hiérarchique est en interaction constante avec les deux niveaux voisins. « Le chef est le foyer central d’organisation du groupe. S’il est absent, les membres du gang sont éparpillés en plusieurs petites fractions. Il n’y a ni activité commune, ni conversation générale. Quand le chef apparaît… (il) devient le centre de la discussion. Un subordonné commence à parler, il s’arrête s’il remarque que le chef n’écoute pas et reprend dès qu’il a obtenu l’attention du chef… Le chef est celui qui agit quand les circonstances l’exigent. Il a plus de ressources que les subordonnés. Le passé a montré que ses idées sont justes… Quand il donne sa parole à un de ses garçons, il la respecte. Les subordonnés quêtent ses avis et ses encouragements et il reçoit plus de leurs confidences que personne d’autre. Aussi en sait-il plus que personne sur ce qui se passe dans le groupe… Le chef est respecté pour sa droiture… Il a ses amis (ceux qui le suivent immédiatement dans l’ordre hiérarchique) et il est indifférent envers plusieurs membres ; mais pour conserver sa réputation d’impartialité, il ne doit pas permettre à une animosité personnelle d’obvier son jugement… Il y a changement dans la direction, non pas par la montée au pouvoir d’un garçon de bas rang, mais par des interversions de rang au sommet. Quand un gang se scinde en deux, la cause est un conflit entre le chef et un de ses précédents lieutenants » {op. cit., pp. 258-261). Le statut dans la bande et celui dans la société sont liés : le chef de la bande est celui qui est le plus connu au-dehors ; inversement, les subordonnés les plus bas sont handicapés par leur mobilité sociale, par leur dépendance étroite à la bande, à ses normes, aux attachements, actions et attitudes qu’elle induit. Whyte note également un point que la multitude des confirmations a rendu banal : les membres de telles bandes, dont la rue est le domaine, n’ont que très peu d’intérêts et d’activités dans leur famille ou leur métier ; ce sont des « désoccupés » qui essaient de tuer le temps ensemble, des gens sans but qui s’ennuient, pour qui le groupe, par les plaisirs qu’il leur fait partager, est un but en soi.

Les relations humaines dans l’industrie : Mayo – Elton Mayo (1880-1950), professeur de philosophie australien, s’intéresse à la psychologie du travail au point d’occuper divers postes dans l’industrie. Il poursuit sa carrière aux États-Unis, où il dirige, de 1926 à 1947, le Département de la Recherche industrielle de l’Université Harvard.

La première enquête de Mayo en Amérique (sept. 1923-août 1925) porte sur l’instabilité du personnel (taux de rotation : 25 % par an) dans les ateliers de filature d’une usine de Philadelphie (taux de rotation moyen de 5 à 6 % dans le reste de l’usine). Après bien des vicissitudes, dues notamment à l’opposition farouche des contremaîtres, Mayo met au point et fait imposer par la direction un système de pauses intercalaires de dix minutes, deux le matin, deux l’après-midi, au cours desquelles les ouvriers peuvent s’allonger sur des couchettes ; ces pauses, d’abord fixes, sont finalement laissées à l’initiative des ouvriers, par groupes de trois. Le taux de rotation se stabilise à 5-6 % par an ; l’absentéisme diminue ; le moral s’améliore ; le rendement dépasse la norme permettant l’obtention de primes, norme que cet atelier n’avait jamais atteinte. À cette époque, Mayo donne une interprétation psychophysiologique des résultats : la surveillance prolongée des métiers à tisser provoque la fatigue sur le plan physique, et, sur le plan mental, l’ennui, la dispersion de l’attention et des rêveries mélancoliques ; les pauses ont été efficaces en apportant aux ouvriers la détente physique et psychique. Revenant sur cette expérience, dans son ouvrage de 1945 : The social problems of an industrial civilization (Andower Press), Mayo en donne alors une interprétation psychosociologique : l’intérêt manifesté par la direction pour les ouvriers en instituant des pauses malgré l’avis des contremaîtres, puis la décision de confier aux ouvriers eux-mêmes l’organisation des pauses, ont modifié la psychologie de l’ouvrier en face de son travail et à l’égard de ses camarades : le sentiment de sa responsabilité dans le premier cas ; celui de sa solidarité dans le second cas se sont trouvés éveillés. Cette action, dit Mayo, a transformé « une horde de solitaires en un groupe social ».

L’expérience cruciale est menée par Mayo aux ateliers Hawthorne de la Western Electric Company, près de Chicago. Ces établissements fabriquent du matériel téléphonique ; ils occupent 40 000 personnes, dont 29 000 ouvriers ; l’entreprise est très avancée au point de vue des réalisations sociales et le climat social y est favorable. Une expérience antérieure sur l’amélioration de l’éclairage (nov. 1924-avril 1927) a donné des résultats surprenants : parallèlement à cette amélioration, le rendement a augmenté dans le groupe expérimental, ce qui est normal, et aussi dans le groupe de contrôle, où l’éclairage n’a pas varié ; de plus, le rendement a continué de progresser, même quand on a ensuite diminué notablement l’éclairage. Les dirigeants de l’entreprise décident alors de procéder à une enquête sur le rendement, plus générale, mieux contrôlée, confiée à Mayo (avril 1927-juin 1929). L’expérimentation a heu non plus dans les conditions incommodes de l’atelier, mais dans une pièce spéciale, dotée de tous les appareils d’enregistrement et de mesure qui doivent permettre d’établir l’incidence des facteurs physiques (humidité, température) sur le rendement, et où un observateur de l’équipe de Mayo est présent en permanence : le test-room. La recherche, prévue pour un an, a à répondre à quelques questions simples concernant la fatigue et l’ennui chez les ouvriers et leurs attitudes envers le travail : l’émergence progressive d’hypothèses psychosociologiques va allonger la durée et modifier le contenu de l’enquête.

Dans le test-room travaillent six jeunes ouvrières expérimentées ; cinq procèdent à l’assemblage, tâche monotone, de relais de téléphone ; la sixième, en contact avec l’extérieur, assure l’approvisionnement. Le contremaître est le même que celui du grand atelier voisin, où les jeunes filles travaillaient précédemment ; mais elles sont plus libres : elles peuvent parler entre elles ; on discute avec elles du rendement obtenu ; on se préoccupe de maintenir une ambiance amicale ; on surveille leur sommeil et leur santé. On les invite à travailler normalement, sans faire la course. On a d’abord choisi deux volontaires, liées d’amitié, et qui ont coopté leurs compagnes.

La première expérience (15 semaines) consiste à comparer le rendement de ces ouvrières dans l’atelier, soumis à une rémunération collective, et dans le test-room, où elles reçoivent un salaire d’équipe aux pièces, toutes les autres conditions restant égales : le rendement s’accroît ; il atteint 2 500 relais par semaine. Pendant la deuxième expérience (24 semaines), on essaie divers systèmes de pauses intercalaires et on maintient celui qui favorise le meilleur rendement : une pause d’un quart d’heure le matin, avec collation servie par l’entreprise, et une de dix minutes l’après-midi. Deux ouvrières, dont l’esprit de coopération est jugé insuffisant, sont alors remplacées ; une des nouvelles, une Italienne, va prendre le leadership du groupe.

La troisième expérience (32 semaines) porte sur la réduction de la journée, puis de la semaine de travail. Là encore, la formule la mieux adaptée (augmentation du rendement sans augmentation de fatigue) est retenue : journée de travail normale, mais suppression du travail le samedi matin. Le rendement s’accroît notablement (2 800).

Les enquêteurs sont satisfaits, mais un des dirigeants de la Compagnie, qui a suivi de près les expériences préliminaires sur l’éclairage, propose d’administrer la même contre-épreuve : supprimer les améliorations matérielles qui sont censées avoir provoqué l’augmentation du rendement et voir si le rendement va revenir à son point de départ, ou se maintenir à son niveau actuel. C’est la période du « grand éclaircissement » (43 semaines ; fin 1928-début 1929) :

a) On supprime les pauses, la collation ; on rétablit la semaine de 48 heures réparties sur six jours ; mais on maintient le salaire d’équipe aux pièces : loin de s’effondrer, le rendement dépasse 2 900 ;

b) On rétablit les pauses, avec une boisson chaude seulement le matin : le rendement atteint 3 000.

Les ouvrières sont aussi surprises que les enquêteurs de ce résultat ; elles l’attribuent à la disparition de contraintes anonymes diffuses qui, dans le grand atelier, induisent un freinage de la production ; elles se sentent « libérées », et psychologiquement plus à l’aise pour travailler.

L’amélioration des conditions matérielles du travail n’a donc joué qu’un rôle secondaire. Le changement dans les attitudes et dans les interactions psychosociales se révèle avoir été essentiel. Au lieu d’être des individus isolés travaillant chacun pour son propre intérêt, et subissant passivement les conditions matérielles et psychologiques du grand atelier, les ouvrières du test-room en sont venues à se considérer comme membres d’un groupe. Elles se sont cooptées ; elles reçoivent un salaire d’équipe ; on les a consultées sur les changements expérimentaux projetés ; elles discutent entre elles de leur travail, de leur rendement, de ces changements ; la liberté de conversation leur a permis de mieux faire connaissance les unes des autres ; la sympathie s’est développée et renforcée entre elles, entraînant des rencontres et des loisirs communs en dehors du travail ; des personnalités influentes émergent, qui entraînent les autres : ainsi le rôle de la jeune Italienne a été décisif dans la période du grand éclaircissement ; le sentiment d’appartenir à ce groupe est valorisant pour les jeunes filles : les enquêteurs demandent leur coopération, les entourent d’attention, de bienveillance ; elles en retirent un statut social plus élevé et chaque modification expérimentale, au lieu d’induire des résistances au changement, a été vécue comme la confirmation de leur promotion sociale ; le groupe adhère fortement à ses objectifs, qui est d’aider l’entreprise à résoudre certains problèmes d’organisation ; ce but est clairement perçu par chaque membre ; la vie dans ce groupe a modifié la méfiance antérieure de chaque individu envers la hiérarchie ; enfin, le moral élevé de l’équipe en faisait pour le grand atelier une source de dynamisme exemplaire : au fur et à mesure que les améliorations pratiques sont étendues du test-room au grand atelier, le rendement y présente une progression analogue. Le résultat majeur de l’enquête, pour la psychologie sociale, est la démonstration que l’individu réagit aux conditions pratiques du milieu non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’il les ressent et que la manière dont il les ressent dépend en grande partie des normes et du climat du groupe dans lequel il travaille ou vit, et de son degré d’appartenance à ce groupe.

L’expérience du test-room se poursuit après juin 1929, mais elle perd sa pureté expérimentale en raison de la crise économique qui se répand aux États-Unis ; de nouvelles modifications dans la durée du travail sont essayées, parce que la réduction d’activité de l’entreprise les impose.

Finalement, les cinq ouvrières de l’assemblage sont licenciées avec tout le personnel jeune pendant l’été 1932 : les conditions exceptionnelles dans lesquelles elles ont œuvré pendant cinq ans les ont tellement marquées qu’elles connaîtront de grandes difficultés à se réadapter à un travail de condition courante. Le test-room est fermé en février 1933.

Les conclusions de l’expérience de 1927-1929 ne sont toutefois pas complètement probantes pour Mayo :

1)  Les personnalités qui composaient l’équipe ne sont-elles pas responsables du comportement de celle-ci au cours de l’expérience ? Avec d’autres personnalités, n’aurait-on pas des résultats différents ?

2)  L’introduction, dès le départ, du salaire d’équipe aux pièces, n’aurait-il pas été le stimulant décisif ? La motivation du gain ne serait-elle pas la plus importante ? Les phénomènes de groupe n’auraient-ils pas été la simple conséquence du mode de rémunération ?

Ces objections sont réfutées par deux nouvelles expériences. Dans le Second Relay Assembly Group (sept. 1928-mars 1929), cinq ouvrières continuent de travailler dans le grand atelier, mais en bénéficiant pendant neuf semaines du mode de rémunération du test-room ; leur rendement augmente pendant cette période, pour diminuer après, mais là aussi le stimulant financier n’est pleinement efficace que parce qu’il est ressenti par les ouvrières dans le contexte d’une « situation sociale » favorable : elles forment une équipe spéciale assistée d’un observateur, elles cherchent à rivaliser avec celles du test-room. Parallèlement, on institue un deuxième test-room (Mica splitting test-room, août 1928-sept. 1930), où cinq ouvrières, occupées à un travail différent (clivage et calibrage de lames de mica), passent par les mêmes phases qu’au premier test-room, mais en conservant le type de salaire de l’atelier : les phénomènes de groupe s’y reproduisent à peu près les mêmes qu’à ce premier test-room.

Une autre action est menée simultanément (sept. 1928-début 1931), cette fois-ci dans l’ensemble de l’entreprise, auprès de tout le personnel, par la méthode de l’entretien individuel (d’abord dirigé, puis non directif). Le but est toujours analogue : connaître les opinions, et attitudes des salariés à l’égard de l’entreprise, de leurs supérieurs, des conditions de travail. Quand la crise économique interrompt ce programme, 21 126 personnes ont été interviewées. De cette enquête, on tire des suggestions concrètes pour améliorer certains postes de travail, et une documentation destinée à la formation des cadres aux relations humaines ; de tout cela découle rapidement une amélioration du moral collectif.

Les hypothèses dégagées des expériences des test-rooms sont confirmées et précisées : la signification que prend pour l’homme son travail dépend de son histoire personnelle, de ses expériences passées et présentes au sein de groupes internes et externes à l’entreprise. « Les individus qui constituent un atelier au travail ne sont pas purement et simplement des individus ; ils forment un groupe au sein duquel ils ont développé des habitudes de relations entre eux, avec leurs supérieurs, avec leur travail, avec les règlements de l’entreprise »18.

Dans cette ligne, une découverte est effectuée : les travailleurs constituent spontanément entre eux des groupes informels, ayant leur vie et leur organisation propres, et dont le code implicite détermine l’attitude des membres envers leur travail. Certains de ces groupes sont suivis systématiquement par les enquêteurs. L’un d’entre eux, par exemple, a été affecté à un travail jugé difficile ; les entretiens révèlent que la tâche est, en fait, relativement aisée, mais que le groupe a édifié tout un système destiné à protéger sa situation privilégiée de toute intrusion intempestive et de tout contrôle : deux leaders assument respectivement le rôle de ministre des Affaires étrangères (toutes les relations du groupe avec l’extérieur passent par lui) et celui de ministre de l’intérieur (il veille au maintien d’un comportement collectif de freinage en face de la tâche).

Ce phénomène du freinage fait alors l’objet d’une démonstration scientifique : c’est le Bank Wiring Observation Room (nov. 1931-mai 1932), atelier d’assemblage occupant quatorze ouvriers. Un observateur note sur place le comportement des ouvriers et partage amicalement leur vie de travail ; un autre enquêteur extérieur au groupe recueille individuellement les confidences des ouvriers. L’enquête montre que, malgré un système de salaire d’équipe au rendement qui aurait dû stimuler celui-ci, les ouvriers restreignent volontairement leur rendement : le groupe assigne à ses membres une norme de production qui correspond au rendement jugé normal par le groupe, et qui est inférieure au rendement jugé normal ou souhaitable par la direction ; l’ouvrier qui dépasse cette norme est considéré comme un « jaune », un traître, et subit des brimades et une dépréciation parfois sournoise.

Dans son rapport d’ensemble sur les recherches menées à la Western Electric, Roethlisberger19 décrit, à partir de là, le conflit entre la « logique du sentiment » propre à l’ouvrier, et la « logique de l’efficience » propre à la direction. G. Friedmann (1949) a fait connaître ces travaux et ces idées en France.

Débuts de l’expérimentation en laboratoire : Sherif. – Si le test-room est un laboratoire d’étude d’un groupe sur son terrain naturel, l’expérience de Muzafer Sherif, en 1935, sur l’illusion autocinétique, est célèbre comme une des premières expérimentations de laboratoire sur un groupe artificiel20. Dans l’obscurité totale, nos perceptions visuelles perdent leur cadre de référence habituel et deviennent incertaines ; ainsi, un point lumineux fixe est perçu non seulement en mouvement, mais en mouvement désordonné : tel est l’effet autocinétique. Le but de l’expérience était de comparer l’estimation de l’amplitude du mouvement en situation individuelle et en situation de groupe. Les sujets commençaient tantôt par l’une, tantôt par l’autre situation. Le sujet individuel avait cent mesures successives à effectuer ; les mesures prouvent que chaque sujet se constitue un point de référence (ou norme) et un écart de variation qui lui sont propres et qu’il tend à reproduire les jours suivants si on répète l’expérience avec lui. Les groupes comprenaient deux ou trois sujets, chacun annonçant son résultat à haute voix ; la situation de groupe produit une convergence rapide des points de référence et des écarts de variation propres à chaque individu ; les normes individuelles sont remplacées par une norme unique commune ; au cours des séances, l’individu modifie, en général inconsciemment, sa perception du déplacement (illusoire) du point lumineux de façon à se rapprocher de la norme du groupe ; si, ensuite, l’individu continue à travailler seul, il conserve l’écart de variation et la norme de son groupe. Cette norme est donc un « produit social » qui influence désormais ce genre de perception chez l’individu. On peut supposer que l’établissement de stéréotypes, modes, conventions, coutumes, valeurs, obéit au même processus : formation de cadres de référence communs au cours de l’interaction des individus mis en situation de groupe ; intériorisation par chacun de ces cadres de référence.

Une enquête par introspection dirigée a permis de préciser certains aspects du processus : dans la situation autocinétique, non structurée, indéfinie, incertaine (analogue à celle d’un test projectif), le sujet est mal à l’aise ; l’établissement d’une norme a pour fonction de réduire le malaise ; mais dans la situation individuelle, le sujet conserve des doutes sur l’exactitude de ses évaluations, tandis qu’en groupe, la norme du groupe apporte une plus grande sécurité ; c’est quand il se sent déviant par rapport à la norme du groupe que le sujet redevient mal à l’aise ; l’angoisse est ainsi déplacée du problème de la conformité à la réalité au problème de la conformité au groupe.


11 Gaston Boissier, dans La fin du paganisme (Hachette, 1891), a étudié les fraternités et sororités religieuses (sodalitates) dans la Rome ancienne. Des historiens contemporains ont commencé de travailler dans cette perspective : cf. Emile Coornaert, Les compagnonnages (Ed. ouvrières, 1966) ; M. Agulhon, La sociabilité méridionale (confréries et associations en Provence orientale à la fin du xviiie siècle) (Aix, La pensée universitaire, 1966, ronéoté). L’école de Max Weber s’est penchée sur le phénomène de la secte. Sur les salons, cf. R. Bray, La préciosité (A. Michel, 1948) ; Les salons au XVIIIe siècle, par M. Glotz et H. Maire (Hachette, 1945) ; les ouvrages de Séché sur les Cénacles romantiques ; le Journal des Goncourt ; l’œuvre de Proust. Enfin est-il besoin de rappeler la tentative surréaliste d’une création littéraire en groupe à partir des associations libres collectives ?

12 Une histoire, voire une préhistoire de la dynamique des groupes, reste à écrire. Les textes accessibles en français sont : E. A. Shils, L’étude du groupe élémentaire, in Lasswell et Lerner [1951] ; J. Stoetzel, La psychologie sociale (Flammarion, 1963, chap. 14) ; Olmsted, Sociologie des petits groupes (S.P.E.S., 1959) ; B. Mailhot, Dynamique et genèse des groupes (Epi, 1968). – Une revue bibliographique des publications françaises sur la psychologie des groupes a été réunie et publiée par R. Kaës et E. Pons [1982], Une revue bibliographique de langue anglaise est fournie par A. P. Hare, E. Borgatta, R. F. Bales [1962].

13 Tout le passage qui suit se réfère à un article de Robert Pagês, Quelques sources, notamment fouriéristes, de la sociologie expérimentale, Arch. internat. Social. Coopération, 1958, 4, 127-154. – Les conceptions de Fourier relatives à la vie amoureuse et sexuelle sont étudiées d’après des inédits, in S. Debout, La Terre permise de Charles Fourier, Temps mod., 1966, 22, n° 242, 1-55.

14 F. Tônnies, Communauté et société (trad. fr., Presses Universitaires de France, 1944) ; H. Smalenbach, Die soziologisch Kategorie des Bundes, Munich, 1922.

15 Vol. III, IIe partie, chap. 2, p. 175 de l’éd. de 1864.

16 Mind, Self and Society, Chicago, 1934 (trad. franç. : Le moi, le soi et la société, Presses Universitaires de France, 1964).

17 Social Organisation, 1909. Cf. supra, p. 26.

18 Mayo, The human problems of an industrial citnlization, New York, 1933-

19 F. J. Roethlisberger, W. J. Dickson, Management and the worker, Harvard U. Press, 1939.

20 L’article de M. Sherif, Influence du groupe sur la formation des normes et des attitudes, est traduit in A. Lévy [1965]. Du même auteur, cf. son ouvrage américain [1936].