9. Le groupe, l’imago paternelle et le Surmoi

A. Perturbations dans un groupe organisé par l’imago paternelle20

Observation n° 2 : le problème d’un comité de direction

Le Président-Directeur général d’une moyenne entreprise, dont la production se situe dans le domaine de la petite métallurgie, nous consulte pour un problème qui se présente à lui sous deux aspects : une difficulté de gestion, à savoir l’impossibilité de faire fonctionner le Comité de direction ; un cas de conscience, provoqué par la nécessité de se séparer d’un collaborateur qu’il s’était engagé à conserver.

Le siège social et l’usine sont dans le Nord de la France. Le Comité de direction comprend quatre personnes :

— Bernard, quarante ans, est le nouveau directeur général depuis un an. Il sort d’une grande école commerciale. Il était directeur commercial, résidant à Paris, en raison de la concentration dans cette ville des principales sociétés clientes. Il a été nommé directeur général par le conseil d’administration, où des membres de sa famille détiennent la majorité : lorsque l’ancien Directeur a dû démissionner pour raisons de santé, Bernard a gardé ses fonctions de directeur commercial, mais est venu résider dans une ville voisine de l’usine (l’usine est installée dans un village).

— Jean-Denis, fils de l’ancien directeur, Jean-Albert, était destiné par celui-ci à prendre sa succession. Les erreurs de Jean-Albert dans la gestion financière, les capacités moyennes de Jean-Denis et le fait que la majorité du conseil d’administration était favorable à Bernard sur lequel elle comptait pour mettre en œuvre une nouvelle politique financière plus efficace, avaient fait échouer ce projet de succession. En contrepartie de son renoncement à voir son fils lui succéder, Jean-Albert, avait obtenu, du Conseil et de Bernard, l’engagement d’honneur que Jean-Denis resterait toujours dans l’entreprise avec rang de directeur. Jean-Denis a trente-deux ans, il est directeur administratif, responsable du personnel ; il est licencié en droit.

— Robert, soixante ans, est le chef d’atelier. Il n’a pas rang de directeur, mais sa présence aux réunions du Comité de direction est devenue habituelle, en raison de sa connaissance des problèmes. Il est sorti du rang. Il est parmi les plus anciens dans l’usine, où il a commencé de travailler, il y a quarante ans environ, après sa fondation par Jean-Albert. Ce dernier l’a remarqué, promu et le considérait comme son bras droit.

— Xavier, quarante-huit ans, est le directeur technique. Il a été recruté par Jean-Albert, il y a une dizaine d’années, en raison de l’expansion de l’entreprise, afin de perfectionner et de renouveler les fabrications. Il sort des Arts et Métiers. Il a rationalisé le travail dans l’entreprise et agit surtout en tant que bureau d’études, laissant à Robert la conduite des fabrications. Il a le souci d’améliorer sa formation et a suivi notamment un stage d’entraînement à la conduite des réunions, raison pour laquelle Bernard lui a au début laissé diriger les réunions du Comité de direction.

Les réunions de ce comité étaient interminables et inefficaces ; elles consistaient en altercations entre Jean-Denis, Robert et Xavier. Bernard était obligé de les clore en prenant seul les décisions qu’il estimait les meilleures et en les communiquant aux autres. Il avait donc espacé, puis supprimé ces réunions, leur préférant des entretiens individuels avec chacun des trois collaborateurs. Il estimait avoir de bonnes relations avec eux et pensait que c’étaient les relations entre eux qui étaient mauvaises.

Robert et Xavier ont le même tempérament, soupe-au-lait et autoritaire. Ils ont des altercations quotidiennes, mais résolvent ainsi leurs problèmes au fur et à mesure et ils s’estiment mutuellement pour leur valeur au travail.

Il n’en est pas de même avec Jean-Denis. Celui-ci a la réputation d’être paresseux, incapable ; il égare les dossiers, oublie de régler à temps les questions de son ressort (recrutement du personnel, augmentations de salaires, aménagement de nouveaux bureaux), ce qui entraîne des conséquences fâcheuses pour les autres services et met hors d’eux leurs responsables. Robert et surtout Xavier ont avec lui des explications violentes, dont le ton n’incite pas Jean-Denis à la coopération et ne fait que renforcer son attitude individualiste. Robert et Xavier se réconcilient volontiers sur le dos de Jean-Denis, ils le court-circuitent chaque fois qu’ils l’estiment nécessaire pour la bonne marche de leurs services. Jean-Denis s’en aperçoit et ne néglige aucune occasion de faire obstruction, d’accumuler les lenteurs, de prendre le contre-pied. C’est un échange continuel de « peaux de banane » destinées à mettre en évidence les erreurs de « l’autre ». Le climat est si mauvais que Xavier et Jean-Denis, qui occupent pourtant deux bureaux voisins, n’ont entre eux des échanges qu’à peu près par écrit. Robert et Xavier ont peu à peu convaincu Bernard que Jean-Denis est inapte à remplir ses fonctions et réclament son renvoi comme nécessaire à la sauvegarde de l’entreprise.

Bernard a essayé en vain d’aider Jean-Denis à organiser son travail et d’agir en médiateur dans ses conflits avec ses collègues. Il s’est heurté aux mêmes difficultés : négligences, oublis, retards de Jean-Denis, à la différence toutefois que leurs relations sont demeurées courtoises. Bernard est dans une situation morale pénible, qui le tracasse et dont il ne voit pas l’issue.

Sa conscience est écartelée entre sa parole d’honneur de garder avec lui le fils de son ancien Président-Directeur général et son devoir de veiller à la bonne marche de l’entreprise et à la cohésion de l’équipe de direction. Il se demande si Jean-Denis a des aptitudes intellectuelles suffisantes et si certaine maladie de la petite enfance n’aurait pas laissé chez lui des séquelles dans le fonctionnement cérébral ; il nous demande de faire à Jean-Denis un examen psychotechnique et psychopathologique qui fournirait une réponse objective à ces questions. Mais il est peu probable que Jean-Denis se soumette de son plein gré à cet examen ; Bernard ne se sent pas le droit de mettre son collaborateur en demeure de le passer. Etant donné la réussite universitaire de Jean-Denis et le caractère passionnel pris par le conflit, cette curieuse demande de consultation pour un tiers nous apparaît comme une façon de dériver vers la psychopathologie individuelle un problème qui est d’abord celui d’un groupe malade. De plus, ceci nous laisse deviner que Jean-Denis pourrait fonctionner comme bouc émissaire sur lequel le groupe malade décharge sa tension.

Nous proposons à Bernard d’avoir d’abord avec chacun des quatre membres du Comité de direction des entretiens individuels approfondis. Les entretiens sont aisément acceptés par les intéressés, qui souffrent de la détérioration du climat et de la cohésion de l’équipe dirigeante et qui se déclarent prêts à en chercher avec moi les causes et les remèdes. La demande de consultation individuelle est ainsi replacée dans son vrai sens ; le groupe malade découvre par ce biais que c’est lui en fait qui demande une consultation. Notre intention est de démêler, par des conversations, la part objective et la part fantasmatique du conflit. Pour en saisir la part fantasmatique, il nous semble indispensable de prendre contact également avec une cinquième personne, autour de laquelle nous pressentons que l’imaginaire groupai s’est cristallisé, l’ancien Président-Directeur général, Jean-Albert. Ce dernier, qui garde un œil attristé sur le fonctionnement d’une entreprise qui lui a été si chère, est flatté de notre venue ; de plus notre visite au personnage dont nous allons découvrir que son image est restée centrale pour les quatre autres, achève de rendre notre intervention acceptable à Robert, Xavier et Jean-Denis.

Jean-Albert habite une grosse maison bourgeoise attenante à l’usine : c’est un logement de fonction, dont on lui a laissé l’usage après sa démission. Au fond du jardin, une petite porte permet de passer directement dans l’usine, en évitant le détour par l’entrée principale. C’est ce passage qu’emprunte, pour aller à son travail, Jean-Denis. Il est venu en effet loger dans cette maison quand son père, songeant à sa succession et déçu par le refus réitéré de son fils aîné, auquel il avait pourtant fait faire des études techniques, s’est tourné vers le cadet, qui commençait une carrière administrative dans un établissement de crédit. Il a vaincu les réticences de Jean-Denis, dont l’avenir était moins brillant dans cet établissement, mais qui n’avait ni goût, ni compétence pour les tâches techniques, en lui promettant à peu près formellement de lui transmettre la direction de l’entreprise dès qu’il serait bien au courant, et en recrutant Xavier pour le décharger des responsabilités techniques.

Jean-Denis habite toujours là, avec sa femme, et ses enfants, auprès de son père. Sur le bureau de Jean-Albert, le téléphone est branché sur le standard de l’usine. Devant moi, le père appelle directement son fils, pour lui demander une précision sur un point de détail abordé au cours de notre conversation. En même temps qu’il accomplit ce geste qui dément son projet, Jean-Albert insiste sur le souci qu’il a eu de ne pas s’immiscer, depuis sa retraite, dans les affaires de l’entreprise. Bien sûr, son fils le tient au courant des difficultés et il en est navré, à la fois pour cette entreprise qu’il a fondée et à laquelle il reste attaché, et pour son fils dont il aurait voulu une meilleure réussite ; il se demande parfois si les collègues de son fils ne traitent pas celui-ci injustement. Quand lui, Jean-Albert a eu le premier accès de sa maladie et qu’il a gardé la chambre pendant plusieurs mois, c’est Jean-Denis qui a gouverné l’usine sous le contrôle paternel, et il s’est, affirme-t-il, fort bien tiré d’affaire.

Le style de Jean-Albert transparaît vite au cours de notre entretien. C’est le self-made-man, bourreau de travail pour lui et pour les autres ; de ses ascendances nordiques, il a gardé un caractère rigide, dur, autoritaire ; il a écrasé son fils ; à l’usine, il passait chaque jour dans les ateliers, connaissait chaque ouvrier, leur adressait la parole en patois, « gueulait » après eux pour la moindre vétille, le moindre relâchement. En même temps qu’ils tiraient avantage de l’expansion de l’entreprise, tous l’admiraient, le respectaient ; il était redouté et aimé. L’entreprise s’était développée, psychologiquement parlant, autour de lui, par l’ascendant qu’il exerçait et par les liens personnels entre chaque ouvrier et lui ; Robert était son second, un doublet de son image.

Cet homme de labeur, cet Idéal du Moi n’avait malheureusement pas évolué avec son temps ; il n’avait pas su renouveler ses conceptions économiques et financières, se figeant dans une production routinière. L’entreprise, après avoir prospéré, connut des difficultés de financement qui alarmèrent le conseil d’administration. Le souci mina Jean-Albert, et contribua à déclencher sa première maladie. Il se rétablit, mais diminué physiquement et moralement, il ne put empêcher la situation économique de l’usine d’empirer. Un nouvel accès plus grave de la maladie en fut la conséquence et l’obligea à voir ce qu’il ne voulait pas voir : à savoir qu’il avait fait son temps, que la continuation de l’œuvre exigeait d’autres conceptions, un autre style, d’autres hommes et qu’il lui fallait renoncer à se survivre dans son fils.

A travers tout cela, un fil directeur se dessinait, que nos entretiens avec les quatre membres du Comité de direction permirent de préciser : si la succession de Jean-Albert était réglée sur le papier et si officiellement, depuis un an, Bernard l’avait remplacé, le problème de la succession n’était pas réglé dans les esprits et, pour tous, l’image de Jean-Albert continuait inconsciemment de s’imposer comme celle du vrai chef.

Bernard, satisfait de vivre à Paris, avec des responsabilités modérées et des gains appréciables résultant de la bonne marche des ventes, n’avait pas eu d’ambition immédiate en ce qui concerne la direction générale. Ses alliés du conseil d’administration la lui avaient donnée pour empêcher l’entreprise de péricliter et il l’avait assumée car son intérêt financier était lié au maintien et à la progression de l’entreprise. Il éprouvait des sentiments de culpabilité envers Jean-Denis à qui il avait soufflé la place. En raison de ces sentiments, il lui laissait la plus grande indépendance possible, alors que ce jeune homme, habitué depuis l’enfance à être encadré solidement par son père, ne donnait sa pleine mesure que s’il était commandé et contrôlé. Par rapport à l’ensemble du personnel, Bernard avait une vague mauvaise conscience : il était le parisien qui ne comprend pas grand-chose aux gens du Nord, il ne passait jamais dans les ateliers. Il est vrai qu’il avait d’autres choses à faire, l’assainissement financier accaparant ses pensées. Enfin et surtout, il ne se sentait pas capable de s’imposer à la manière de Jean-Albert dont il n’avait point le style. Il craignait de ne pas faire oublier Jean-Albert, d’être accusé d’usurpation, qu’on ne se coalise contre lui.

Le fantôme de Jean-Albert était tout aussi vivace auprès de Robert et de Xavier, mais ils y réagissaient différemment. Pendant des années, Jean-Albert les avait tyrannisés. Il avait même voulu leur imposer son fils, un petit jeune homme intellectuel et effacé. Alors, sans s’en rendre compte, ils prenaient leur revanche : ils faisaient payer à ce fils ce que le père leur avait fait subir. A eux maintenant de faire souffrir ce chef dans son orgueil de père. Ils lui infligeaient l’humiliation d’avoir engendré un incapable, de l’avoir rendu, par son éducation, médiocre. Jean-Albert payait aussi pour autre chose : l’amertume de Robert d’être, lui le plus ancien contremaître, commandé par un nouveau venu, un parisien, un « commercial », l’amertume de Xavier à l’idée que lui échappait la réalité de la direction qu’il aurait en fait exercée si Jean-Denis était devenu le patron, cette double amertume, qui n’osait s’exprimer en hostilité ouverte envers Bernard, se déchargeait, par déplacement, sur Jean-Denis, le souffre-douleur.

Jean-Denis offrait un bel exemple de l’ambivalence envers l’image paternelle. Son entretien avec moi, beaucoup plus spontané que je n’eusse pensé, lui fut une occasion de dire toutes les représentations imaginaires qu’il gardait renfermées en lui et qui étaient sous-jacentes à sa conduite. Il avait pris au pied de la lettre la promesse paternelle et il n’avait jamais douté que la succession lui échoirait. Le compromis élaboré entre son père et le conseil d’administration lui apparut comme une trahison personnelle et libéra en lui l’hostilité latente envers son père. Dès lors il s’installa dans l’attitude suivante :

1. Ce qui était promis lui était dû ; il ne s’acceptait pas comme directeur administratif mais se considérait au fond de son cœur comme le vrai directeur général ; Bernard n’était qu’un usurpateur ; tous ses collègues d’ailleurs, Robert, Xavier, étaient aussi des usurpateurs en puissance, prêts à s’emparer de la direction générale s’ils le pouvaient et à dépouiller Jean-Denis de son héritage légitime.

2. En conséquence, Jean-Denis attendait son heure, où la vérité éclaterait, où son bon droit serait reconnu, où les usurpateurs, incapables de gérer l’entreprise, s’effondreraient ; seul, Jean-Albert savait et pouvait la gérer, seul quelqu’un de sa lignée saurait et pourrait continuer à le faire ; puisqu’on refusait à Jean-Denis d’agir en directeur général, il refusait d’agir en directeur administratif, se drapait dans sa dignité offensée, négligeait ses fonctions, par bouderie, par protestation, par une sorte de sabotage inconscient ; il voulait montrer que, sans lui à sa tête, l’usine sombrerait et il ne faisait rien pour l’empêcher de péricliter. Mais il ne se rendait pas compte qu’en ne faisait rien, il contribuait activement au naufrage.

Sur le plan de la réalité objective, tous avaient intérêt à s’unir pour que l’usine marchât au mieux et que la situation de chacun fût préservée et même améliorée.

Sur le plan fantasmatique, chacun continuait de considérer Jean-Albert comme le vrai chef, celui qui avait fait ses preuves, celui, malgré sa retraite, qui surveillait tout depuis la villa voisine, qui savait tout, qui jugeait de tout et qui sans doute tirait toutes les ficelles. De cet observatoire tout proche, relié à l’usine par un réseau de lignes téléphoniques, l’oreille du maître les écoutait et ils s’attendaient toujours à entendre les éclats impératifs de sa voix. De ce patron qui n’arrivait pas à mourir ni dans sa réalité physique, ni dans son image de patron, les quatre se sentaient tous également héritiers et ils se disputaient les dépouilles de l’agonisant, chacun estimant avoir droit à la plus grosse part. Officiellement, tous avaient été nommés au Comité de direction (il n’en existait pas auparavant) et Bernard au poste suprême : cette situation réelle n’était reconnue par personne, tant il est vrai que la réalité objective ne peut rien contre une réalité fantasmatique opposée. Bernard n’osait pas exercer le pouvoir ; Xavier, Robert, Jean-Denis, tiraient la couverture chacun de leur côté, chacun à leur façon, pour bien manifester que Bernard ne les commandait pas et, par une ruse plus secrète de l’inconscient, pour faire éclater par le désordre qu’ils introduisaient l’incapacité de l’usurpateur à gouverner.

La fantasmatique sous-jacente à cette situation et commune aux quatre protagonistes peut être décrite comme suit, autant qu’il est possible de cerner exactement avec des mots une image, ou mieux, une imago. Le chef idéal reste, dans le for intérieur de chacun Jean-Albert ; ce chef idéal est en même temps détesté pour sa brutalité verbale et il est implicitement entendu pour chacun que désormais il ne saurait plus être question de commander comme Jean-Albert commandait. Bernard est élu roi ; aussitôt les féodaux en prennent à leur aise pour restreindre son pouvoir et, sous prétexte d’obtenir un commandement plus démocratique, instaurent l’anarchie. Jean-Denis reste aux yeux de tous et de lui-même l’héritier légitime. Chacun le sent désireux de reprendre son bien et redoute le règne d’un second Jean-Albert. Une seule solution : qu’il s’en aille. On lui rend alors la vie impossible et, en le tyrannisant, on se venge de la tyrannie passée de son père en même temps que le la tyrannie à venir du fils. Dans tout cela, l’usine, qui était au bord de la faillite économique, s’achemine vers la faillite psychologique. Que le bateau coule avec toute l’équipe à bord, plutôt que de s’en remettre à un sauveur. Plutôt le suicide collectif qu’une résurrection de Jean-Albert.

Contre cette fantasmatique commune, chacun lutte par des démarches rationnelles, avec le sentiment que s’abandonner à elle serait se laisser aller à la catastrophe. Les Directeurs restent à l’usine tard le soir pour travailler. Ils multiplient les plans de réorganisation, d’économie, d’accroissement du rendement. Ils en discutent longuement ensemble, sauf avec Jean-Denis qui est au ban de l’équipe. Mais la communication ne passe pas entre eux, malgré l’intelligence et la pertinence de ces plans. L’imago commune les oppose sur un plan plus profond que le plan rationnel. Elle les empêche de sentir leurs possibilités d’accord sur ce plan rationnel et d’avoir confiance en elles. Chacun se croit rationnel et accuse la part d’imaginaire qui anime les autres, sans voir celle qui, en lui, le leurre également. Le sentiment d’un poids énorme à traîner, d’une usure permanente d’énergie, d’une situation sans espoir, opprime chacun. C’est là une illustration de cet esclavage où les processus psychiques primaires tiennent, selon Freud, les processus psychiques secondaires.

Dans ce climat, l’intervention du psychologue est ressentie par les intéressés comme l’épreuve de vérité, ce qui me permet d’aller vite : deux entretiens avec Xavier, Robert et Jean-Denis, un entretien avec Jean-Albert, trois entretiens avec Bernard, suffisent en quarante-huit heures pour élucider l’imago, dénouer le nœud et laisser l’équipe de direction mettre elle-même au point son propre fonctionnement sur le plan de la réalité objective.

A Bernard, nous faisons prendre conscience qu’il lui revient de présider les réunions du Comité de direction, c’est-à-dire qu’il a à manifester de façon patente son autorité. Nous lui expliquons que le problème posé par Jean-Denis ne réside pas dans ses ressources intellectuelles mais dans ses réactions intérieures ; nous lui laissons entendre qu’il traite Jean-Denis comme le fils du patron et non pas comme un directeur général se conduit envers un chef de service. En un mot, nous mettons Bernard devant la nécessité de se reconnaître et de se faire reconnaître comme le nouveau chef

A Robert et Xavier, nous faisons un petit cours de psychologie concrète : comment Jean-Denis a été élevé, quelles ambitions ont été encouragées chez lui, quelle déception il a eue, quelle façon de réagir négativiste s’en est suivie et comment l’attitude de Robert et Xavier n’a pu qu’accentuer cette façon de réagir. Comment quelqu’un qui sent peser sur lui la méfiance et le mépris de ses collègues peut-il échapper aux pièges qu’ils lui tendent, garder la tête froide, prendre son travail à cœur, éviter les erreurs ? Xavier reste sourd à ce raisonnement et extériorise devant nous d’une façon quasi cathartique une hostilité implacable envers Jean-Denis. Alors nous établissons avec lui l’inventaire des négligences et des erreurs professionnelles de Jean-Denis et nous en soumettons aussitôt la liste à l’intéressé ; sur chaque point, celui-ci a quelque chose à répondre, affaire non urgente, abus de pouvoir de Xavier, divergence de conceptions entre eux deux qui est à trancher par Bernard (chose que ce dernier n’avait pas encore osé faire). Nous revenons auprès de Xavier, à qui nous rapportons les réponses de Jean-Denis. Xavier en admet certaines, e.i réfute d’autres. Nous le quittons définitivement, lui laissant le soin de tirer lui-même les conclusions : à savoir que la matière réelle de ses conflits avec Jean-Denis était mince, par rapport au halo émotionnel qui les grossissait démesurément, que ces conflits pouvaient aisément se résoudre par une discussion courtoise et sur un pied d’égalité, et qu’au cas où la divergence subsisterait, il y avait un directeur général, dont la fonction était d’arbitrer, même s’il ne sortait pas d’une grande école scientifique et même s’il n’avait pas suivi de séminaire d’entraînement à la gestion des entreprises et aux relations humaines.

Robert, par contre, était entré immédiatement dans notre raisonnement. Il avait vu naître et grandir Jean-Denis. Il n’avait aucun mal à le comprendre et à deviner les composantes fantasmatiques de la situation. Sans m’en avoir parlé, il procéda, aussitôt après son entretien avec nous, à deux démarches qui amorcèrent la résolution de la crise. Avant dîner, il alla trouver Jean-Denis, se montra paternel avec lui, comme il est naturel à un vieil ouvrier qui a initié à la vie de l’usine le plus jeune – fils du patron, et régla d’un coup tout le contentieux qui grevait les rapports entre les deux services. Puis il alla trouver, après dîner, Jean-Albert, son vieil ami à qui il n’avait pas osé parler depuis six mois, de peur d’être obligé de lui dire que son fils était un bon à rien, de peur aussi que le vieux ne lui passât un de ses savons dont il avait le secret, en lui reprochant d’entrer dans un complot contre son fils. Robert se présenta donc à Jean-Albert pour une question de fanfare municipale (ils la dirigeaient tous deux). Ravis de retrouver leur amitié, les deux hommes eurent une conversation détendue et générale sur les problèmes de l’usine. Jean-Albert réaffirma sa volonté de ne pas intervenir, pour ne pas gêner son successeur. Robert lui fit comprendre que si son fils persistait dans son attitude nostalgique et boudeuse d’opposition passive, il administrerait la preuve de son incapacité et il serait Inévitablement renvoyé. Ainsi, délivré par Jean-Albert du lien de vassalité, Robert fut enfin sûr que son chef était désormais Bernard ; et Jean-Albert, déjà préparé par son entretien avec moi, comprit qu’au lieu de prêter une oreille complaisante aux récriminations de Jean-Denis sur les injustices dont il était la victime à l’usine, il fallait mettre son fils en face de la réalité, comme lui-même s’y était mis il y a plus d’un an en démissionnant au profit de Bernard.

C’est avec Jean-Denis que nous avons la conversation décisive. Après avoir démonté devant lui son comportement (fixation à un espoir déçu, aigreur et ressentiment envers des collègues dont il aurait dû être le supérieur, désir diffus de saborder l’usine dont il avait été dépossédé), nous lui décrivons comment les autres voient son comportement : comme la preuve de son incapacité à être non seulement directeur général, mais même directeur administratif. En croyant saborder l’usine, il se suicide en fait lui-même sur le point professionnel. Les choses en sont au point où la situation est peut-être définitivement compromise. Jean-Denis se défend pied à pied devant cette vérité qui ne lui a jamais été dite en face et qu’enfermé dans sa position fantasmatique, il ne pouvait entrevoir. Mais, dès le lendemain, il se met à son travail, au sens plein de l’expression et, après l’avoir soumise à Bernard et discutée avec lui, établit une liste des tâches, par ordre d’urgence décroissante.

Dès lors, les réunions du Comité de direction peuvent reprendre ; la présidence de Bernard, la mutation d’attitudes de Robert et de Jean-Denis, isolent Xavier, qui est obligé de se rendre à l’évidence, de cesser de jouer au patron et qui reprend, bon gré, mal gré, sa place. Bernard toujours très inquiet, nous demande d’assister à ces réunions comme observateur, voire comme animateur-régulateur. En fait, il voudrait être épaulé et prendre le pas sur ses subordonnés par notre intermédiaire. Dans une ultime conversation avec lui, nous refusons, tout en nous efforçant de le rassurer. Le nœud imaginaire a été défait ; à lui de jouer maintenant son rôle de Président-Directeur général, et de résoudre les problèmes par des démarches rationnelles, enfin possibles, avec ses collaborateurs qui jouent aussi chacun maintenant le rôle répondant à leur fonction. Le psychologue ne saurait, pour des raisons déontologiques aussi bien que d’efficacité, accepter de prendre, dans cette équipe, la place imaginaire que la mort symbolique de Jean-Albert venait de laisser vacante.

Car c’est bien de cette mort symbolique qu’au fond il s’est agi. Le chef à la retraite conservait aux yeux de tous un pouvoir d’autant plus insidieux qu’il ne l’exerçait plus dans la réalité. Souvent le chef absent, ou mort, est idéalisé et devient encore plus puissant, car la fascination des consciences par une image d’autorité est plus forte quand l’individu qui supporte cette image devient moins concret et moins quotidien. Un pouvoir purement psychique est plus grand que tous les pouvoirs physiques et sociaux. En même temps, puisqu’il était à la retraite, les autres pouvaient enfin haïr librement ce chef qui avait été souvent dur et cruel.

Les anciens subordonnés du chef, les fils du « Vieux », bâtards ou légitimes, n’arrivaient pas à faire leur deuil de cette imago, à l’égard de laquelle ils continuaient ds réagir avec un mélange d’admiration et de ressentiment. L’intervention du psychologue a consisté à faire évoluer cette situation uniquement sur le plan fantasmatique, en faisant vivre, dans leur for intérieur, aux quatre protagonistes, l’aventure mythique que Freud a imaginée dans Totem et Tabou (1912-1913). Les fils rivaux se sont unis pour tuer en esprit le père, renonçant chacun pour sa part à posséder le pouvoir absolu que celui-ci détenait ; alors ils deviennent solidaires, ont des normes et des buts communs, se répartissent les rôles. Cette aventure mythique, vécue simultanément dans la vie fantasmatique de chacun, c’est l’aventure constituante d’un groupe coopératif.

Le Comité de direction put fonctionner véritablement pendant dix-huit mois en permettant à l’entreprise d’amorcer une importante évolution économique qui lui était devenue nécessaire. Mais le lecteur aura compris – ce que j’avais moi-même deviné à l’époque – que la personnalité de Bernard, le nouveau Président-Directeur général, ne le prédisposait pas à exercer avec assurance une responsabilité aussi élevée. Une fois de plus s’est trouvée vérifiée la loi générale qui fait que les phénomènes de groupe résultent de la collusion d’une fantasmatique collective avec la psychologie particulière d’un des membres. L’autorité du Vieux avait continué de s’exercer aussi fort dans l’esprit de ses anciens subordonnés parce qu’elle était forte et parce qu’inconsciemment le Vieux désirait continuer de l’exercer, mais aussi parce que Bernard, le nouveau venu, n’avait pas pu, pour des raisons tenant à sa caractéropathie personnelle, assumer de lui-même le pouvoir qui lui avait été dévolu et imposer son autorité. A son tour, la permanence fantasmatique de l’autorité ancienne avait accentué l’incertitude et la timidité de Bernard, qui ne put se tirer d’affaire – provisoirement – que par mon intervention. Provisoirement, car le problème groupal étant résolu, Bernard fut, de plus en plus, affronté à son problème personnel. Il en tira la conséquence en donnant, après ces dix-huit mois, sa démission.

Je reviendrai plus loin sur cette observation, lorsque je discuterai du complexe d’Œdipe comme organisateur groupai (cf. p. 191).

B. Un cas de caractère obsessionnel dans un groupe : Observation n° 10

Dans une publication antérieure j’ai donné un exemple d’interprétation « active », par le biais d’un psychodrame, à l’égard d’un caractère hystérique (observation d’Irma, in Anzieu D., 1972). Je vais présenter ici un cas de caractère obsessionnel, observé au cours d’un groupe de diagnostic de trois jours dont j’étais le moniteur. Le groupe était composé de onze personnes, cinq hommes et six femmes, de vingt-deux à cinquante ans. H y avait en outre un observateur, dont je ne révélerai pas le nom pour mieux éviter le risque de localiser le groupe et d’identifier les participants et avec lequel j’ai eu tout au long de la session des échanges répétés, approfondis et précieux.

Alex a environ quarante ans, il est agrégé de lettres, détaché dans un centre pédagogique pour suivre une formation aux méthodes actives. Dans ce cadre, il a déjà participé à un groupe de diagnostic. Au cours des présentations, il fait état de la multiplicité de ses titres et de la richesse de son expérience et, bien que le groupe comprenne des médecins, des psychologues, des économistes, des responsables d’organismes éducatifs, soignants ou religieux, pour la plupart eux aussi engagés dans un cycle de formation, il s’impose très vite auprès d’eux comme une personne qui passe pour avoir achevé sa formation alors qu’eux ne feraient que la commencer.

Voici le tableau des attitudes d’Alex dans ce groupe.

Un premier trait est l’impersonnalité. Quand il parle, et il parle souvent, c’est toujours pour dire « on ». Au bout de quelques séances, cette attitude lui est vivement reprochée par une participante, Désirée, dont la caractérologie hystérique est nette : elle dit ostensiblement « je » et l’invite avec une certaine véhémence à en faire autant, ce à quoi d’ailleurs il arrive mal.

Alex refuse ce qu’il appelle le « sentimentalisme ». Il dénonce l’expression des émotions dans le groupe comme un contre-sens par rapport aux buts de la session. Le groupe vise l’échange des idées, affirme-t-il avec une telle force que pendant un certain temps s’instaure une norme collective implicite qui prohibe les manifestations affectives. L’intellectualisation, l’isolation de l’affect et de la représentation sont fortes chez lui.

Je viens de dire qu’il parle souvent : une fois sur deux ou trois environ. A peine quelqu’un a-t-il parlé qu’il commente, approuve, contredit ou condamne ce qui vient d’être dit. Il ne laisse pas se développer d’associations libres collectives. Il ramène tout à lui et se fait le centre de la conversation. J’ai écrit dans mes notes à un certain moment : il est sur le pot au milieu du cercle de famille et fait admirer ses fèces.

Il ne supporte pas le silence, sans doute par crainte d’un surgissement possible de l’agressivité, et il l’interrompt. Lassés par son intellectualisme et par son narcissisme, les autres participants ont d’ailleurs tendance à multiplier les silences, ce qu’Alex ne manque pas de leur reprocher comme une démission, comme un manquement aux règles du jeu.

Une autre norme qu’il s’efforce – en vain – d’imposer est l’interdiction de rapporter des souvenirs d’enfance. Par ses reproches, il fait pleurer une participante qui venait de communiquer avec beaucoup d’émotion un épisode important de sa jeunesse, qui se trouvait être très éclairant sur son attitude dans le groupe.

Pour Alex, le groupe, les relations de groupe n’existent pas. Il a à faire à une collection, à une série d’individus et il entre tour à tour en relation avec l’un d’eux. Dans ces relations à deux, il intervient soit pour provoquer l’autre si celui-ci se tait, soit pour le contrecarrer s’il vient de s’exprimer : il n’est satisfait que quand il a instauré une relation de type dominateur et sado-masochiste avec son interlocuteur.

Naturellement, puisqu’il en sait plus que les autres, étant censé avoir achevé sa formation, c’est lui qui donne les interprétations. Il se pose comme le vrai moniteur du groupe. Ce sont toujours des interprétations individuelles et malveillantes qu’il énonce.

La fixation sadique-anale est si prononcée chez lui à travers son besoin de tout contrôler et d’en faire baver aux autres qu’elle suscite, chez la participante la plus jeune, la plus « naïve » (elle est à peu près la seule à n’avoir fait antérieurement ni psychologie, ni groupe) et la plus réservée (elle appartient à un ordre laïque charitable), la réaction spontanée suivante : « Alex, tu sèmes ! ». Devant la surprise et la curiosité générales, elle finit par expliquer que, dans la région où elle est née, on avait l’habitude de dire « semer », tout court, par abréviation de « semer la merde » !

Alex reproche au groupe de ne pas vivre, d’être « comateux », projetant sur lui sa propre non-vie intérieure d’obsessionnel affronté à la pulsion de mort.

A l’inverse de la plupart des autres participants, il se refuse, je l’ai dit, à communiquer aucun souvenir personnel. Toutefois, après qu’un certain travail psychanalytique ait eu lieu (j’en parlerai dans un moment), le groupe s’était dégagé du problème, au début massif, que ces diverses attitudes d’Alex lui posait et un certain assouplissement se manifestait chez ce dernier. Alex décide de faire un geste de gratitude à l’égard du groupe qui a dépassé son irritation pour lui témoigner une certaine confiance : il va communiquer quelque chose de très personnel. Ce sera non pas un souvenir ancien, donc inadéquat, mais une fantaisie qui lui est venue, ici et maintenant, au cours d’une séance. Le point de départ était un fait réel, rapporté par deux participants : le concierge du bâtiment où se tenait la session et qui n’avait pas été prévenu de celle-ci s’était étonné auprès d’eux, le second jour, de façon mal gracieuse, que des gens viennent travailler là le samedi. Alex avait imaginé après coup qu’il aurait pu lui répondre : « Il nous faut travailler tout le week-end car nous préparons un hold-up à la Banque de France et nous n’avons pas trop de temps pour mettre au point tous les détails. » Et, ajoutait-il amusé, une demi-heure après la police débarquait dans notre salle ! Cette fantaisie possédait un caractère tellement dissonant par rapport aux confidences personnelles faites antérieurement par les autres participants qu’elle tomba à plat, personne n’y apportant de commentaire, ce dont Alex fut amer, se jugeant payé d’ingratitude pour les efforts qu’il déployait dans ce groupe.

Moi-même j’eus le tort à ce moment-là de partager la réaction générale, de rester indifférent à cette fantaisie, de manquer ainsi en entendre suffisamment vite le sens et à en tirer profit pour la poursuite du travail psychanalytique. L’argent, symbole de cette puissance anale (dévaliser la Banque de France) qu’Alex ne cesse d’attaquer pour tenter de se l’approprier, la menace permanente du Surmoi (la descente de police) étaient pourtant là en quelque sorte servis sur un plateau. Mais ce n’était pas la problématique des autres participants, laquelle tournait tantôt autour de la perte d’un être cher, tantôt autour de la revendication phallique, et mon contre-transfert m’a sans doute fait inconsciemment craindre de remettre Alex en position de centre d’intérêt du groupe si moi, moniteur, je tenais compte de cette fantaisie que les autres n’avaient pas relevée. C’est la discussion avec l’observateur qui me fit prendre conscience de tout cela, un peu tard pour intervenir en pointant par exemple le conflit au sein du groupe entre une représentation anale et une représentation phallique de la puissance. Le groupe avait en effet évolué vers d’autres problématiques. Mais Alex, arrêté dans l’évolution qu’il amorçait par l’absence de tout écho à son fantasme personnel se replia en partie sur ses positions habituelles et recommença, mais à un moindre degré, de gêner le groupe par son comportement provoquant et par ses exigences surmoïques.

Le travail d’interprétation « indirecte »

Avant l’épisode de cette fantaisie, un certain travail d’interprétation avait eu lieu en deux temps. Le premier jour, j’avais fourni une interprétation inefficace, expliquant que le pouvoir était apparu vacant dans le groupe puisque je m’étais déclaré non directif, qu’Alex l’avait pris, se conduisant d’ailleurs plus en animateur qui sollicite et critique qu’en moniteur qui interprète, et que le reste du groupe s’était senti mal à l’aise devant ce qu’il avait sans doute ressenti comme une usurpation. Interprétation inefficace car plus psychosociologique que psychanalytique, et mal reçue de la plupart, car c’est, dirent-ils, une manie des moniteurs de vouloir ramener à eux et au transfert tout ce qui se passe dans le groupe, alors que ni mon rôle ni ma personne ne leur avaient fait jusque-là problème et qu’ils ne se sentaient ni en dépendance, ni en rivalité à mon égard.

Le second jour, m’appuyant sur la vive algarade qui venait d’opposer Désirée (celle qui voulait qu’on dise « je ») à Alex (qui disait « on »), je décidai d’être plus précis, de parler non plus d’un hypothétique phénomène de groupe mais des personnes actuellement en conflit, de parler d’elles toutefois en termes de rôles pour ne pas les blesser par ce qui sans cela eût été une interprétation sauvage et aussi pour ne traiter des individus que sous couvert de phénomène se déroulant, comme on dit, au niveau du groupe. Il s’agit là de ce que je propose d’appeler une interprétation individuelle « indirecte » (ce qui est contraire à la lettre mais conforme à l’esprit de la règle d’Ezriel). Je décrivis d’abord le « rôle » que jouait Alex dans le groupe. En fait, j’énumérai, en me gardant bien de tout vocabulaire et de toute allusion psychanalytiques, les traits de son comportement que j’ai rapportés au début de cette observation. Mais j’ajoutai que, bien que ces traits aient probablement quelque chose à voir avec ses problèmes personnels, ce n’était pas notre affaire dans ce groupe de nous occuper de ceux-ci. Par contre ce qui nous intéressait c’était de savoir quels « rôles », et pourquoi, le « rôle » d’Alex suscitait chez les autres participants. Et je décrivis l’agressivité des uns, l’étouffement des autres et finalement la volonté inconsciente chez chacun de vouloir que les autres fonctionnent comme lui-même.

Cette interprétation fut résolutive. Alex avait d’autant plus mal reçu les réactions affectives des autres à son égard qu’elles se situaient dans les registres, auxquels il était hypersensible, de l’agressivité et de la passivité. Il accepta la description que je donnais de lui-même parce qu’elle était objective d’intention et de ton et parce qu’il pouvait – chose qu’il était venu chercher – apprendre là quelque chose sur lui-même. Pour le reste du groupe ce fut un grand soulagement : je situais leur problème là où il était réellement, à savoir que l’attitude d’Alex les empêchait d’être libres et spontanés – ce pourquoi ils étaient venus à cette session — ; leur impatience, leur irritation, leur déplaisir, leur paralysie se trouvaient ainsi déculpabilisés – car quoi que ce soit qu’ils fissent, ou ne fissent pas, l’attitude surmoïque d’Alex les avaient jusque-là culpabilisés. Ils purent mettre chaque fois que c’était nécessaire les choses au point avec Alex non plus dans la hargne et l’inhibition mais dans la fermeté ou dans un mouvement agressif plein d’humour. Chaque participant, à une ou deux exceptions près, put affirmer ce qu’il attendait de cette expérience de groupe. C’est à partir de ce moment que des souvenirs d’enfance, des épisodes douloureux de deuils, des moments d’émotion purent être revécus et l’expérience singulière de chacun confrontée à celle des autres. Le rôle central dans le groupe ne fut plus occupé par Alex, ni par le duo ou le duel Alex-Désirée, mais par Thibaut, un jeune ingénieur, apparemment étranger à la psychologie – mais qui me fit savoir après la session qu’il était en psychanalyse – et dont l’esprit, la gaîté et les talents de négociateur surent arrondir les angles, fût-ce parfois de façon factice, chaque fois que s’élevait un conflit interpersonnel ou que resurgissait la tension générale à l’égard d’Alex. Alex avait fait fonctionner le groupe en position de Surmoi ; Thibaut le fit fonctionner jusqu’à la fin dans la position du Moi.

Le groupe, projection du Surmoi

Qu’une personnalité à caractérologie obsessionnelle projette son Surmoi sur le groupe n’étonnera personne, encore qu’à notre connaissance, aucune observation concrète du fonctionnement surmoïque dans un groupe n’ait été publiée avant celle que je viens de rapporter. Le groupe, pourtant, est un support protéiforme pour toutes les instances de la topique subjective : support de l’Idéal du Moi aux yeux de Freud (1921), support du Moi pour l’école lewinienne, support de l’objet perdu du désir comme Pontalis (1966) puis moi-même l’avons développé. Cette curieuse occultation du Surmoi groupai chez les praticiens et les théoriciens des groupes de formation et de psychothérapie s’explique peut-être par leur désir de créer dans ces groupes une situation, un climat, où les désirs individuels puissent se libérer et où le Surmoi soit mis entre parenthèses dans une sorte de suspension épistémologique. Ils admettent que le Surmoi soit projeté à l’extérieur, car on en est – momentanément – débarrassé, ou sur le moniteur – ce qui est interprétable –, mais non sur le groupe. Cette résistance contre-transférentielle nous a sans doute privés jusqu’ici d’une analyse du fonctionnement surmoïque dans les groupes réels alors que dans ceux-ci la projection du Surmoi sur le groupe constitue l’éventualité la plus répandue. N’est-ce pas une contradiction interne aux méthodes dites de groupe que de vouloir créer des situations groupales inverses de celle des groupes sociaux ou professionnels habituels et de prétendre en même temps comprendre ceux-ci à la lumière de celles-là ?

Jusqu’à ma seconde interprétation, la groupe d’Alex a été un groupe surmoïque. Alors que j’avais été attentif à alléger les consignes initiales et sans doute en partie à cause de cela, Alex a imposé un réseau serré et pesant de règles au groupe : ne pas rapporter de souvenirs car c’est hors de l’ici et du maintenant ; ne pas parler de soi, car ce n’est plus du groupe ; ne pas exprimer de sentiments car c’est ce qu’on fait dans les groupes ordinaires et ici ce qui compte ce sont les idées ; soumettre chaque intervention d’un participant à un examen critique car on a à se mettre en question ; aiguillonner ceux qui se taisent car c’est un devoir de s’impliquer et de faire participer ; interpréter tout ce qui se dit car on vient pour s’exercer à comprendre, etc. Mais pourquoi le groupe s’est-il laissé imposé, pendant une moitié environ de la session, ce système de normes non seulement écrasantes mais contraires à l’esprit même de tout ce qui peut se réclamer de Freud, de Lewin, de Rogers ou de Moreno ? Parce que le Surmoi existe chez tout le monde et que celui d’Alex est entré en résonance, en connivence, avec les Surmoi des membres du groupe. Par ces normes dont personne n’avait l’idée ou le courage de contester le bien-fondé, le groupe, à l’incitation d’Alex, apportait une satisfaction aux exigences surmoïques de chacun. Ainsi le groupe trouva sa cohésion dans les sentiments de culpabilité. Combien de groupes naturels ne fonctionnent-ils pas ainsi ?


20 Ce texte a paru primitivement, moins le dernier paragraphe de la page 160, sous le titre < Observation clinique d’un groupe malade » dans le Bulletin de Psychologie, 1968, 21, n » 270, pp. 976-986. Un résumé de cette observation n° 2 se trouve plus haut, p. 50 sqq.