2. L’imaginaire dans les groupes

Nous rassemblons dans ce chapitre des documents afférents à deux exposés prononcés respectivement le 21 octobre 1964 à une réunion scientifique du CEFFRAP et le 19 février 1965 à la faculté des lettres et sciences humaines d’Aix-en-Provence. Nos notes en vue de ce premier exposé étaient restées inédites, encore qu’elles aient servi à certaines de nos publications ultérieures.

C. Pichevin, que nous remercions pour la justesse avec laquelle il s’est acquitté de sa tâche, avait établi, du second exposé, un compte rendu que nous avions revu et qui fut publié dans les Cahiers de Psychologie, en 1966 (t. IX, n° 1, pp. 7-10). Ce sont ces notes et ce compte rendu que nous reproduisons à quelques rares modifications de style près. Nous avions intitulé le premier exposé : « La réalité imaginaire des groupes », et le second : « L’imaginaire dans les groupes. » C’était la première fois où la notionbien vague mais stimulanted’imaginaire se trouvait appliquée.au groupe, ouvrant la voie à une orientation de pensée nouvelle, du moins en France, et que nous-mêmes n’avons depuis, et plusieurs autres avec nous, cessé de développer.

A. La réalité imaginaire des groupes

Le groupe, mise en commun de quoi ? Critique de Lewin

Tout groupe est une mise en commun : ceci est une remarque de bon sens, que les groupologues n’ont pas manqué de répéter sous diverses formes et formules ; c’est presque une définition tautologique. Les difficultés commencent avec la question : mise en commun de quoi ?

L’imagerie populaire propose une réponse idéalisée : le groupe, c’est la mise en commun des énergies, des enthousiasmes, des capacités, par le moyen d’une discipline librement consentie. La sociologie naissante, avec Durkheim et son école, conserve l’essentiel de cette réponse en forgeant l’hypothèse d’une conscience collective et en l’articulant aux trois domaines mentaux décrits par la psychologie classique : le groupe, c’est la mise en commun des représentations, des sentiments et des voûtions ; et dans les groupes comme chez les individus, les représentations, c’est-à-dire les perceptions et les idées, doivent contrôler les sentiments et commander aux volitions. Au xixe siècle, en France, d’autres sons de cloche essaient sans grand succès de se faire entendre. Pour Fourier, tout groupe est une mise en commun des passions ; si cette mise en commun est désordonnée, anarchique, tumultueuse, le groupe ne peut se maintenir et travailler que par une contrainte extérieure, coûteuse et pénible ; le phalanstère, c’est la mise en commun harmonieuse des passions, dans leur totale diversité et dans leur complémentarité naturelle. Pour Tarde, le groupe c’est l’imitation, par une sorte de suggestion quasi hypnotique, de ceux qui, en petit nombre, inventent. Freud approfondit par la suite cette idée : le groupe, c’est l’identification des membres au chef et entre eux.

A partir de 1930, se constitue une science des groupes, distincte de la psychologie individuelle et de la sociologie. Pour Moreno, le groupe, c’est la mise en commun des sympathies et des antipathies, et leur distribution selon les schémas de la sociométrie. Pour Mayo, le groupe, c’est une mentalité commune, avec ses normes propres, sa logique propre ; le groupe autonome, caractérisé par un fort sentiment d’appartenance au groupe chez ses membres, libère les possibilités individuelles et en facilite là réalisation,. à l’avantage des intéressés aussi bien que des organisations qui les emploient. Pour Lewin, le groupe, c’est l’interdépendance, non seulement entre des individus, mais aussi entre les variables qui interviennent dans le fonctionnement du groupe ; le groupe démocratique permet une participation plus active des. membres dans la détermination et la poursuite des buts, une meilleure mise en commun des ressources psychologiques de chacun, une résolution continue des tensions. Pour Baies, le groupe, ce sont des séries de communications entre les membres ; le groupe, du moins celui dont les membres se réunissent en face à face pour discuter, ne progresse que par une mise en commun des perceptions que chacun a de lui et des autres.

Toutes ces conceptions reposent sur des faits de groupe observables, chaque conception privilégiant certains faits. Les faits en question sont constatés quand on se place au niveau global, molaire, du groupe. Ces faits sont eux-mêmes des résultantes de processus psychiques qui se déroulent dans les individus membres du groupe et entre eux, c’est-à-dire au niveau moléculaire. La sociométrie de Moreno, la dynamique des groupes de Lewin, l’interactionnisme de Baies reproduisent l’attitude behavioriste que Watson avait au début du siècle assignée à la psychologie individuelle : ici l’organisme vivant était étudié dans son comportement réactionnel à certains stimuli ; ce qui se passe dans l’organisme, entre l’excitation et la réponse n’intéressait pas le behavioriste, qui laissait cette question au physiologiste ; le domaine de la psychologie, c’est le lien entre le stimulus et la réponse.

Semblablement, le psychologue groupai décrit le lien entre les affinités interindividuelles et le moral d’un groupe ; si les antipathies dépassent un certain seuil, et s’adressent notamment aux responsables du groupe, le moral sera bas ; si les sympathies sont nombreuses, largement réparties, si les responsables en ont leur part, le moral sera élevé. Mais pourquoi tel individu éprouve pour tel autre de la sympathie, de l’antipathie, de l’indifférence ? Comment ces impressions affectives se renforcent-elles, se modifient-elles ? La sociométrie est silencieuse là-dessus. Lewin constate qu’une décision de groupe, quand le groupe se sent libre et solidaire, peut être plus forte que les préférences individuelles qui pousseraient les membres à agir en sens inverse ; autrement dit, le stimulus, c’est le sentiment d’appartenance au groupe ; la réponse, c’est la modification des habitudes individuelles : ainsi les ménagères américaines, pendant la dernière guerre mondiale, répugnaient à acheter certains morceaux de viande (rognons, cœurs, ris de veau) ; réunies en petits groupes, elles découvrent les raisons économiques et diététiques de consommer ces morceaux, les recettes qui permettent d’en faire des plats agréables et un bon nombre d’entre elles mettent à exécution la décision collective d’en acheter. Mais pourquoi ce dégoût pour ces morceaux ? Les discussions font apparaître que c’est à cause de leur odeur et de leur consistance. Mais qu’est-ce que cette odeur et cette consistance ont de particulier, qu’est-ce qu’elles évoquent aux ménagères de si redoutable, quel nœud affectif touchent-elles, quel émoi déclenchent-elles pour que ce refus d’achat soit si puissant et si répandu ? Et comment la discussion a-t-elle permis, sans aborder explicitement cette question, de surmonter la répugnance ?

On devine la réponse. L’article de Lewin y fait une allusion pudique et aussitôt perdue de vue : le rognon évoque l’odeur de l’urine ; le ris de veau, la consistance des testicules ; le cœur, enfin, évoque le sang qui bat, qui coule, la crainte des blessures, des opérations, des mutilations ; sa consistance caoutchouteuse éveille des souvenirs inconscients du biberon et du sein. De tous ces bas morceaux se dégage pour la ménagère une impression vague, diffuse que l’analyse psychologique décomposerait en représentations visuelles et tactiles des morceaux de sein et de sexe, empoignés, découpés, sucés et dévorés » sur lesquels flottent le fumet âcre, attirant et défendu des sécrétions urinaires et sexuelles et la menace d’un bain de sang en guise de châtiment. Les nœuds psychologiques touchés par ces bas morceaux, dont le nom même fait penser au « bas » du corps – la zone du plaisir, du mystère et du sale –, sont ceux du sevrage et de la castration et du danger des désirs « bas », liés aux parties érogènes du corps. A mots couverts, c’est tout cela qui a été discuté dans ces petits groupes de ménagères ; ces questions qu’on n’aborde jamais, qu’on garde pour soi seule, elles les ont mises en commun, se découvrant semblables sur ce point. Leur groupe n’a pu être la mise en commun des raisons – patriotiques, budgétaires, caloriques et gastronomiques – de consommer ces morceaux que parce qu’au préalable, il avait été la mise en commun des fantasmes, des angoisses, des émois associés chez chacune à ces morceaux, et ceci pour des raisons qui peuvent être variables dans l’histoire individuelle de chacune mais qui entrent en consonance avec les motifs des autres.

Le sentiment d’appartenance au groupe, dont la force a, selon Lewin, déclenché la détermination d’achat chez les ménagères en rendant cette détermination plus puissante que les « préjugés » liés à leur dégoût, ce sentiment d’appartenance ne provient pas, comme le laisse entendre Lewin, du fait que chaque ménagère a pu participer activement à la réunion habilement dirigée par un psychologue et y découvrir où était son intérêt véritable et qu’elle avait cet intérêt en commun avec d’autres. Ainsi la participation entraînerait une plus grande adhésion aux conclusions et la solidarité entre les intéressées. La situation de groupe aurait permis aux ménagères l’examen objectif d’un problème (l’achat et la préparation de la viande) que chacune séparément était incapable de discuter avec la même objectivité dans son for intérieur, si même il lui était jamais venu à l’esprit d’en discuter. Or c’est là une vue rationalisée des choses. Combien de réunions où la participation de tous est très active, où toutes les raisons sérieuses sont envisagées, où l’intérêt commun est évident, n’arrivent pas à une conclusion ferme, unanime, valorisée et suivie d’effet ?

Les ménagères ont pu parler dans ces réunions de quelque chose qui leur tenait à cœur : elles ont pu en parler car la réunion était non directive et qu’elles n’étaient pas trop nombreuses : ceci est une condition, mais non une cause, car il y a beaucoup de réunions non directives où les gens n’arrivent pas à parler de ce qui leur tient à cœur, surtout s’ils savent que c’est ce que l’on attend d’eux. Il y a des gens qui jettent à la figure des autres ce qui leur tient à cœur : c’est une façon de s’en débarrasser, ou de quémander ou d’accuser ; et si cela est ressenti comme tel, la discussion est tuée. D’autres pour rien au monde ne confieraient ce qui leur tient à cœur, sinon à de rares intimes et à des moments exceptionnels, donc surtout point dans un groupe. S’ils sont trop nombreux ou trop fermés, la discussion sera vide et vaine. Une réunion ne marche que si quelques-uns parlent de choses qui leur tiennent à cœur et que si cela rencontre un écho chez tous ou presque tous les autres. J’entends une réunion qui vise à modifier certaines habitudes, attitudes, ou idées des participants. Dans ces réunions de ménagères, l’écho se produisait, car le thème s’y prêtait, la personnalité de ces femmes, volontaires de la Croix-Rouge, s’y prêtait et la personnalité de l’animateur s’y prêtait.

Que veut dire « faire écho » ?

Le groupe est une mise en commun des images intérieures et des angoisses des participants.

Le groupe, lieu de fomentation des images

Le groupe est un lieu de fomentation des images. Dès que des êtres humains sont réunis pour travailler, pour se distraire, pour se défendre, pour voler et pour tuer, pour croire, pour changer le monde, pour être instruits ou soignés, des sentiments les traversent, les agitent, des désirs, des peurs, des angoisses les excitent ou les paralysent, une émotion commune parfois s’empare d’eux et leur donne une impression d’unité, parfois plusieurs émotions s’entrebattent et déchirent le groupe, parfois plusieurs membres se ferment et se défendent contre l’émotion commune qu’ils ressentent comme menaçante, alors que les autres s’y abandonnent avec résignation, avec joie, avec frénésie ; parfois aussi tous se replient devant l’émoi envahissant et le groupe est morne, apathique, verbeux.

Une réunion administrative bute sur une question de procédure, s’éternise sur un point secondaire, coupe des cheveux en quatre, grossit des difficultés là où il n’y en a pas, est aveugle là où il y en a, livre la place aux règlements de compte entre les personnes, tourne le dos à son ordre du jour et part à la dérive, se complaît dans les problèmes qui ne sont pas de son ressort, élude ses responsabilités, monte en épingle des bruits, des suppositions, des intentions machiavéliques attribuées aux supérieurs, aux subordonnés, aux services voisins, aux concurrents, néglige des renseignements essentiels qu’elle possède, omet de s’informer là où manquent les renseignements, confie une tâche à celui qui est le moins fait pour réussir, critique et détruit tout ce qui lui est proposé et arrête n’importe quelle conclusion qu’en sortant les membres oublieront aussitôt.

Une équipe dans un atelier, un laboratoire, sur un terrain de sport, se traîne, tire au flanc, triche ; ou elle rivalise avec d’autres, s’exalte, cherche à se dépasser, rêve d’un exploit ; ou encore elle s’isole, sa satisfait d’elle-même, se désintéresse des autres, cultive les différences avec eux ; ou bien elle devient hermétique, inaccessible, poursuit des buts cachés sous des activités de couverture, s’entiche d’idées et de pratiques peu orthodoxes ; ou elle se fragmente en coteries et en individualités, s’épuise en luttes de personne et de clans, accentue les sympathies et les haines ; ou elle se soude autour d’un héros, d’un maître, d’une grande figure, aimant qui attire la limaille des indécis, des sans-caractères, des peu doués, des inquiets, des râleurs, miroir aux alouettes pour ceux qui cherchent une vérité, une foi, un orgueil, une revendication et qui attendent la lune d’un autre ; ou enfin elle use les meilleurs d’entre ses membres, honnit ceux qu’elle a d’abord élus, consomme les idées, les énergies, les dévouements ; ses adeptes sont des prisonniers sur lesquels elle distille son venin, des agrumes qu’elle presse et qu’elle rejette, peaux vides.

Si cette réunion, cette équipe se comportent ainsi, c’est que certains émois déterminent ces comportements et qu’à leur tour ces émois sont déclenchés par le surgissement, dans le groupe, d’images précises, puissantes et inaperçues. Les frères d’un même monastère, les militants de la même cellule, les volontaires d’un hivernage polaire, l’équipage d’un sous-marin ou d’un bombardier atomiques, les internes d’une grande école, les naufragés de quelque Méduse, les pétroliers d’un forage au désert, répondent aux définitions élémentaires du groupe : ils ont le même intérêt, les mêmes besoins, ils affrontent ensemble la même situation, soit qu’ils la subissent, soit qu’ils aient délibérément choisi de s’y mesurer, et ils ne peuvent réussir qu’en restant étroitement solidaires. Tout les incline donc à se montrer coopératifs, bienveillants, disciplinés, unis. La réalité est très éloignée de cette logique ; on prend d’ailleurs là pour une donnée logique la plus banale imagerie d’Epinal qui soit. Les intellectuels aussi bien que les gens les plus simples ne cultivent-ils pas la rêverie nostalgique d’une vie groupale où les gens s’entendraient, se comprendraient, s’aimeraient, se dévoueraient à l’objectif commun, s’articuleraient les uns aux autres en un tout solide et souple ? Ne s’indignent-ils pas à bon compte des tensions, des malentendus, des drames, des ostracismes, des antagonismes dont tout groupe vivant et efficace ne manque pas d’être le lot ? La réalité est si éloignée de cette image idéale que les groupes se ferment à toute investigation objective qui établiraient les faits tels qu’ils sont pour le groupe et qui en chercheraient les causes.

Quel psychologue a pu pénétrer dans un couvent, dans une communauté religieuse de quelque confession que ce soit, dans un parti politique, pour en étudier le fonctionnement réel, pour observer la naissance et l’évolution des conflits, pour essayer de relier ce fonctionnement et cette évolution à des variables morphologiques, structurales ou psychodynamiques des individus ou du groupe ? Craint-on que ce psychologue ne constate que, des croyants, des militants, professant la charité ou la justice et réunis pour s’entraider à leur pratique sont déchirés par des haines inexpiables et injustes ? C’est pourtant là un lieu commun du roman et de la poésie, et ce serait un pas important, pour la science des relations humaines, s’il était démontré que le confinement, c’est-à-dire la privation des échanges avec le reste de la société et l’obligation de vivre en tête à tête avec le même petit nombre de personnes pendant un temps prolongé, exacerbait les pulsions hostiles entre ces personnes, et si l’on pouvait déterminer à partir de quel degré de privation, de quelle durée, de quelles dimensions du groupe, etc., cette réaction se produit ou disparaît. Quand la société refuse à la science les moyens pratiques de travailler et quand les savants n’ont pas le courage de soutenir des hypothèses qui déplaisent – alors même que l’histoire des sciences enseigne que cela s’est toujours passé ainsi –, c’est le littérateur qui, sous le voile de la transposition artistique, prend en charge les vérités méconnues. Ainsi Sartre dramaturge, dans Huis Clos, montre comment trois personnes condamnées à vivre ensemble sans pouvoir éteindre la lumière, ni s’isoler, se détestent : « L’enfer, c’est les autres. » Ainsi J. Cau, dans la Pitié de Dieu, décrit la vie des condamnés en détention perpétuelle partageant la même cellule et finissant par tuer l’un d’eux. De Gide à Mauriac, toute une génération de romanciers a pris pour thème le nœud d’amertume et de ressentiment qu’est souvent la famille moderne, dont les membres, réduits en nombre, vivent dans une étroite proximité affective. Les Scandinaves ont été si surpris et honteux que deux de leurs compatriotes – les premiers explorateurs à avoir réussi la traversée du Groenland à pied – se soient haï au bout de huit jours, couchant dans le même sac, voués à la mort s’ils se séparaient, ne s’adressant plus la parole que dans les dangers les plus graves de la route, refusant de se revoir après leur retour triomphal au pays, qu’ils ont préféré attribuer cette réaction au climat polaire plutôt qu’à la nature humaine.

La violence des émotions, la puissance des images qui déclenchent ou entretiennent ces émotions sont les phénomènes de groupe à la fois les plus patents et les plus masqués : les plus patents pour l’observateur ou même pour le participant naïf, les plus masqués pour les intéressés eux-mêmes, spécialement par leurs dirigeants. De même que la psychanalyse a découvert l’investissement narcissique intense, qui, en cas de maladie, de blessure physique, d’infériorité corporelle ou mentale, de point vulnérable dans l’économie émotionnelle de l’individu, se fixe sur la zone malade et la protège jusqu’à l’idolâtrie, de même il conviendrait d’élaborer la notion de blessure narcissique pour un groupe. Les groupes se sentent narcissiquement menacés lorsqu’on risque de mettre en évidence chez eux les points faibles qu’ils préfèrent se dissimuler à eux-mêmes et de ternir leur propre image idéale qu’ils entretiennent à grand frais. Ces deux mécanismes de groupe, investissement narcissique de certains secteurs de leur fonctionnement et défense contre la blessure narcissique, fondent une des résistances majeures à la recherche scientifique sur les groupes. Ce ne sont d’ailleurs pas les seules et nous aurons l’occasion, au fil de cette étude, d’allonger la liste de ces résistances.

Les exemples de défense contre la blessure narcissique sont innombrables. Elle représente la première difficulté souvent insurmontable pour le psychologue consulté par un groupe malade qui se méconnaît obstinément et qui voudrait recouvrer sa santé sans en payer le prix pénible et cependant le seul efficace qui est de reconnaître sa propre vérité. La gamme de telles situations de départ varie du cocasse à l’irritant et le psychologue a autant de chances de les faire évoluer en en riant ou en s’en fâchant devant le groupe ou ses mandataires qu’en leur en communiquant l’analyse savante et l’explication détaillée.

Prenons l’exemple – pour lequel j’ai été pressenti – des communautés juives fermées en Europe Occidentale. Elles sont en voie de disparition : avant qu’il ne soit trop tard, les juifs aimeraient les étudier pour mieux les connaître et pour mieux en garder la mémoire. Si elles s’adressent à un psychologue non juif, il est d’avance suspect non seulement de ne rien pouvoir comprendre mais même de contribuer, volontairement ou non, à alimenter la propagande antisémite par ce qu’il trouvera et dira. Si elles décident de donner à un juif de la communauté une formation psychosociologique, afin de lui confier l’enquête, on craint que ces études ne lui fassent perdre la foi et ne le déracinent du groupe. Si enfin il existe dans cette communauté un juif, psychologue de métier ou de vocation, et si on le sollicite, les résultats auxquels il aboutit sont rejetés avec indignation : il a été aveuglé – s’écrie-t-on – par son amour-propre, ou par sa méchanceté naturelle, ou par les théories psychologiques à la mode et qui ne tiennent pas debout. 11 a grossi des réalités d’ailleurs bien connues et auxquelles on devrait se garder d’attribuer la moindre importance ; il fait le jeu d’une fraction avide de prendre le pouvoir ou de tout réformer.

L’apport de Bion

La méthode psychanalytique, appliquée aussi bien aux groupes réels qu’aux groupes psychothérapiques, a permis de mettre en évidence et d’explorer la dimension de l’imaginaire dans les groupes. L’apport de l’école psychanalytique anglaise, essentiellement constituée par des disciples de M. Klein, travaillant au Tavistock Institute et à la Tavistock Clinic de Londres, a été décisif.

L’expérience pilote semble avoir été celle de Bion (1961), psychiatre militaire anglais pendant la deuxième guerre mondiale. Bion avait la charge d’un hôpital de 400 hommes qu’il était impossible de traiter individuellement et chez qui régnaient l’indiscipline et l’anarchie. Il a idée de voir là une situation psychanalytique, où le patient est une communauté, de considérer l’attitude des soldats comme une résistance collective, d’adopter l’attitude de non-intervention de l’analyste dans cette réalité et de se limiter aux seuls rapports verbaux. Son but est de contraindre la collectivité à prendre conscience de ses difficultés, à se constituer proprement en groupe et à devenir capable de s’organiser elle-même. Bion promulgue un règlement devant tous : les hommes se réuniront par groupes ayant chacun pour objet une activité différente ; chaque groupe est libre, à tout moment, de cesser son activité et de regagner la chambrée, à condition d’en faire la déclaration à la surveillante-chef ; la situation d’ensemble sera examinée tous les jours à midi. Après une période d’hésitation, due aux habitudes régnantes, et au doute sur la bonne foi du médecin, des essais réels se multiplient au point qu’un groupe peut se spécialiser dans l’établissement du diagramme des activités en cours dans les autres groupes. Bion dénonce au début, dans leurs propres actes, l’inefficacité dont ils accusaient l’armée ; il refuse d’intervenir dans les affaires de vol et de tire-au-flanc, renvoyant les problèmes à eux-mêmes. Un esprit de corps se développe par étapes : protestations collectives contre les tire-au-flanc, recherches d’activités relevant le sentiment de la dignité personnelle, départ rapide des réadaptés. A son tour, cet esprit s’impose aux nouveaux venus et agit sur leur évolution personnelle.

Après la guerre, Bion s’occupe de la réadaptation des vétérans et des anciens prisonniers de guerre à la vie civile, par une méthode de psychothérapie de groupe très voisine du T-group alors mis au point aux Etats-Unis. Il cherche à comprendre les tensions qui se manifestent au cours des séances et il aboutit à deux énoncés fondamentaux :

— PREMIER ÉNONCÉ : le comportement d’un groupe s’effectue à deux niveaux, celui de la tâche commune et celui des émotions communes. Le premier niveau est rationnel et conscient : tout groupe a une tâche, qu’il reçoit de l’organisation dans laquelle il s’insère ou qu’il se donne à lui-même. La réussite de cette tâche dépend de l’analyse correcte de la réalité extérieure correspondante, de la distribution et de la coordination judicieuses des rôles à l’intérieur du groupe, de la régulation des actions par la recherche des causes des échecs et des succès, de l’articulation des moyens possibles aux buts visés de façon relativement homogène par les divers membres. Il s’agit là uniquement de ce que Freud a appelé les processus psychiques « secondaires » : perception, mémoire, jugement, raisonnement. Ils constituent des conditions nécessaires mais non suffisantes. Il suffit de mettre en groupe des gens qui se comportent habituellement de façon rationnelle lorsqu’ils sont seuls devant un problème pour qu’ils deviennent difficilement capables d’une conduite rationnelle collective. C’est qu’intervient le second niveau, caractérisé par la prédominance des processus psychiques « primaires ». Autrement dit, la coopération consciente des membres du groupe, nécessaire à la réussite de leurs entreprises, requiert entre eux une circulation émotionnelle et fantasmatique inconsciente. Celle-là est tantôt paralysée tantôt stimulée par celle-ci.

—  DEUXIÈME ÉNONCÉ : les individus réunis dans un groupe se combinent de façon instantanée et involontaire pour agir selon des états affectifs que Bion dénomme « présupposés de base3 ». Ces états affectifs sont archaïques, prégénitaux ; ils remontent à la première enfance ; on les retrouve à l’état pur dans les psychoses.

Bion décrit trois présupposés de base auxquelles un groupe se soumet alternativement sans les reconnaître :

— Dépendance. Quand le groupe fonctionne sur ce présupposé, il demande à être protégé par le leader dont il dépend pour sa nourriture intellectuelle ou spirituelle. Le groupe ne peut subsister sans conflit que si le meneur accepte le rôle qu’on lui attribue et les pouvoirs ainsi que les devoirs que cela implique. Le résultat peut alors n’être pas mauvais en apparence, mais le groupe ne progresse pas foncièrement. Il se complaît dans l’euphorie et la rêverie et néglige la dure réalité. Si le meneur refuse, le groupe se sent frustré et abandonné. Un sentiment d’insécurité s’empare des participants. Cette dépendance à l’égard du leader se manifeste souvent dans un groupe de diagnostic par un long silence initial et par la difficulté à trouver un sujet de discussion, le groupe attendant les suggestions du moniteur. La dépendance est une régression à cette situation de la petite enfance, où le nourrisson est à la charge de ses parents et où l’action sur la réalité est leur affaire, non la sienne. La dépendance répond à un rêve éternel des groupes, le rêve d’un chef intelligent, bon et fort qui assume à leur place les responsabilités.

— Combat-fuite (fight-flight). Le refus du présupposé de dépendance par le moniteur constitue un danger pour le groupe qui croit alors ne pas pouvoir survivre. En face de ce danger, les participants, en général, se réunissent soit pour lutter soit pour fuir. En ce sens, l’attitude combat-fuite est un signe de solidarité du groupe. Le danger commun rapproche les membres. Prenons un exemple. Un groupe de discussion libre prend comme sujet de discussion : « les enfants abandonnés ». La séance est ennuyeuse ; l’attitude de fuite domine ; peu de gens participent à la discussion. Puis le groupe évalue son travail. Les critiques pleuvent ; « on n’a rien fait », « c’était “futile” », « on n’y connaît rien ». Le moniteur constate alors qu’il s’agissait d’une fuite : le groupe a voulu prouver qu’il était incapable de se débrouiller seul. Les participants rient. Une discussion suit, animée, où les critiques abondent : à la fuite succède les attaques contre la situation et contre le moniteur. La conduite de combat-fuite peut prendre de nombreuses formes, plus ou moins camouflées.

— Couplage. Parfois, l’attitude combat-fuite aboutit à la formation de sous-groupes ou de couples. L. Herbert a cité l’exemple suivant. Dans un groupe de diagnostic, on discute des « flammes amoureuses » dans les écoles de filles. Les femmes seules discutent. Les hommes se taisent, disant que le phénomène n’existe pas chez les garçons. A la séance suivante, les hommes seuls parlent : il y a donc eu clivage des hommes et des femmes. Enfin, à la réunion d’après, un homme et une femme se taquinent au sujet des discussions antérieures : on assiste à une véritable séance de « flirt agressif » (personne d’autre ne parle). Il s’était ainsi formé un couple. Celui-ci peut essayer de réformer le groupe entier (Bion parle d’une « espérance messianique » suscitée alors chez celui-ci), mais le couple représente un danger pour le groupe, car il tend à former un sous-groupe indépendant.

Les trois présupposés de base n’apparaissent pas en même temps. L’un prédomine et masque les autres qui restent en puissance. Ils constituent le système « protomental ».

Bion ne donne que des interprétations concernant le groupe tout entier et les présupposés de base sous-jacents à l’expérience collective. Une interprétation est la « traduction en termes précis de ce que le moniteur considère comme l’attitude du groupe vis-à-vis du groupe ». Le moniteur d’un groupe de diagnostic, le président d’une réunion, le professeur dans sa classe partagent les émotions communes aux participants. S’ils parviennent à s’analyser eux-mêmes, ils pourront d’après leurs sentiments juger quelle est exactement la situation imaginaire vécue par le groupe. Ils ressentent plus que les membres du groupe les frustrations, car ils sont chargés de faire travailler ce groupe et s’en sentent responsables ; le groupe ne s’aperçoit pas, par exemple, qu’il sabote le travail, mais l’animateur, plus sensible à ces sortes de fuites de la tâche, reconnaît la véritable nature d’un climat qui peut être consciemment amical. Les interprétations doivent tomber au bon moment, à propos. Le moniteur a à lutter contre la tendance naturelle de faire part de ses découvertes dès qu’elles se présentent à lui. Des révélations prématurées, données à tort et à travers, peuvent entraver ou détourner le travail du groupe. Il y a analogie entre les interprétations données par un animateur au groupe et les interprétations que donne le psychanalyste à son malade. Il convient de les sélectionner, non de les communiquer sauvagement. Le malade ou les membres du groupe doivent pouvoir accepter réellement la révélation non pas de façon superficielle et intellectuelle, mais activement et volontairement. Si les interprétations sont, soit acceptées passivement, soit refusées, il faut attendre : ou l’interprétation est fausse, ou bien les sujets ne sont pas encore préparés à la recevoir.

L’animateur. Pour Bion, le véritable animateur de groupe fait partie du groupe et en partage les croyances. Il n’a pas à convaincre le groupe de ses croyances personnelles. « Si le groupe est conduit par un individu tellement pris par les émotions du présupposé de base qu’il s’assimile au leader d’un groupe de travail, il devient facile d’expliquer les désastres du groupe car la qualification de son meneur n’était qu’apparente. » L’animateur a à prendre du recul, à être à la fois dans le groupe et hors du groupe.

Le groupe persécuté ou déprimé face au psychosociologue

Le mérite d’Elliott Jaques, un autre représentant de l’école anglaise, est d’avoir étendu à la compréhension des groupes réels les vues kleiniennes Selon lui, les difficultés psychologiques rencontrées dans le fonctionnement des organisations économiques et sociales relèvent d’une des deux catégories fondamentales de l’angoisse, que les psychanalystes d’enfants connaissent bien, l’angoisse persécutive et l’angoisse dépressive. Rappelons que, selon M. Klein, la mutation décisive de la petite enfance s’effectue dès le premier semestre avec l’apparition successive de ces deux formes d’angoisse. Afin d’illustrer la conception de Jaques par des expériences qui nous sont personnelles, nous allons montrer comment celle-ci rend compte avec justesse de deux représentations imaginaires auxquelles se heurte communément le psychosociologue dans son travail, celle du cobaye et celle de l’espion.

Le psychosociologue, pense le groupe qui a émis la demande d’être traité par lui, est un étranger ; il n’est pas des nôtres ; il ne peut pas connaître nos problèmes comme nous qui les vivons tous les jours ; il y a des choses qu’il ne pourra jamais sentir. D’ailleurs, il ne s’intéresse pas à nous pour nous-mêmes, mais parce qu’il est ravi de trouver l’occasion d’appliquer ses méthodes et ses théories. Notre groupe n’est pour lui qu’un champ d’application de ses idées, qu’un terrain d’expérience. Pour lui, les résultats seront fort instructifs, même s’ils sont un échec. Mais pour nous, nous risquons de perdre les avantages, sûrs, connus, de notre fonctionnement actuel, pour nous lancer dans une aventure incertaine, pour gagner en remplacement des difficultés et des déceptions. Il faut toujours se méfier de l’inconnu. Nous ne voulons pas être traités en cobaye par le psychosociologue, par l’économiste, par l’ingénieur en organisation ou, d’une façon générale, par l’expert.

L’image du cobaye émerge quand le groupe est satisfait de lui, qu’il n’est pas en désaccord profond avec les organismes et les organisations auxquels il est rattaché ou apparenté et que sa résistance à l’intrusion est modérée. Le groupe redoute l’intervention extérieure comme risquant de mettre au grand jour ses faiblesses, ses infériorités ; l’émoi qu’il ressent est une anticipation de la honte, de l’humiliation, de la dévalorisation. Le groupe est dans une position dépressive ; mettre en question son propre fonctionnement, c’est être soumis à l’agressivité provenant de l’out-group, c’est risquer de perdre l’objet d’amour qu’il est pour lui-même, d’en être désapproprié et de perdre, avec l’amour, son bonheur et sa confiance victorieuse en lui-même.

Si le groupe est dans une position paranoïde-schizoïde, s’il projette au-dehors sa mauvaise conscience, s’il est en conflit ouvert ou larvé avec le secteur de la société globale dans lequel il s’insère, s’il trouve sa cohésion dans la lutte contre un ennemi, c’est alors l’image de « l’espion » qui domine sa conscience de façon diffuse. L’intrusion de l’out-group est vécue comme destructive ; c’est pour le groupe l’équivalent de cet envahissement du corps par le mauvais objet, fantasme fondamental chez l’enfant selon M. Klein. Cette intrusion est accueillie avec méfiance, avec la crainte de la persécution ; elle immobilise l’agressivité du groupe et la cristallise sur le corps étranger qui s’introduit dans l’organisme, l’enkyste et l’expulse violemment. Dans cette situation, rien de ce que l’étranger peut dire de fondé, d’objectif, ne peut être entendu : le psychosociologue, l’expert est le méchant par excellence ; ses paroles, du poison.

Observation n° 1 :

C’était vers la fin des opérations militaires en Algérie, après l’échec du putsch militaire. Il s’agissait d’un groupe d’officiers français, de grade moyen de la même Arme, et qui venaient d’être affectés comme instructeurs pour deux ans dans une Ecole militaire en métropole. Ces affectations sont normales, l’Armée formant elle-même les cadres dont elle a besoin. Elles avaient été décidées avant le putsch, et, en raison des lenteurs habituelles à toute administration, communiquées aux intéressés seulement après. L’affectation à une école n’est généralement pas accueillie avec enthousiasme par les officiers. La pédagogie n’est pas une activité très valorisée pour eux ; s’ils ont choisi le métier des armes, c’est par goût du danger et du commandement, non de l’enseignement. De plus, ils se savent inexpérimentés et sont envahis par l’angoisse habituelle au professeur débutant affronté à des élèves. Ces réactions sont renforcées en temps de guerre ; être retiré du combat pour se consacrer à des tâches quasi-civiles est vécu comme une diminution de soi, d’autant que l’état-major affecte d’office comme instructeur des officiers d’élite, appelés à être des exemples pour leurs cadets, et non des officiers blessés, fatigués ou médiocres, qui seraient plus facilement volontaires.

Conscient de la double difficulté que représente pour les instructeurs leur nouvelle fonction, motivation négative et inexpérience de l’enseignement, l’état-major avait résolu d’y pourvoir en faisant précéder leur prise de fonction d’un stage préalable assez long d’initiation et d’entraînement. Les officiers mutés ne voulurent pas croire que ce stage était conçu pour les aider. Ils venaient tous des zones d’opérations et s’y étaient distingués. Certains avaient participé au putsch et avaient été amnistiés ; presque tous avaient sympathisé avec lui. Enfin ils se connaissaient bien entre eux, ayant été camarades d’études ou de combat. La mutation avait été ressentie par eux comme une mesure disciplinaire camouflée : on les punissait de rester partisans de l’ancienne politique française en Algérie, alors que le gouvernement venait d’en changer ; on les retirait de l’Algérie pour les avoir à l’œil en métropole.

Ils ne croyaient pas que le stage pût leur être de la moindre utilité ; c’était du temps perdu, ou des grandes vacances. Quand ce fut le tour des psychosociologues d’intervenir pour les sensibiliser à la psychologie des groupes (chacun d’eux devait être responsable d’un groupe d’élèves) et les initier à diverses méthodes de formation, une image se présenta aux stagiaires et devint rapidement l’objet d’une croyance collective : les deux psychosociologues, deux civils d’ailleurs, étaient des « espions » envoyés par les bureaux pour noter leur loyalisme à l’égard des nouvelles directives gouvernementales. Ce soupçon faisait l’objet de toutes les conversations privées, " : ais rien n’en transpira pendant plusieurs jours aux oreilles des animateurs.

De là découla tout un comportement négatif des stagiaires : critique systématique des conférences, refus de travailler pendant les travaux pratiques selon les règles du jeu proposées, sujets dérisoires ou obscènes choisis pour les expériences de discussion libre, menaces envers les psychosociologues pour les obliger à partir, formulées d’abord en secret, puis communiquées aux intéressés par des émissaires complaisants.

Les psychosociologues sentaient bien la tension hostile croissante à leur égard, en même temps qu’ils se désolaient de l’échec du stage. Ils repoussèrent et la tentation de s’en aller et celle de requérir une intervention autoritaire du commandement de l’école : dans les deux cas, c’eût été céder aux désirs des stagiaires, leur donner raison, tomber dans le panneau de leurs constructions imaginaires. Ils décidèrent de résoudre le problème psychosociologique par une méthode psychosociologique et organisèrent, le quatrième jour, un psychodrame devant tous les stagiaires réunis, sur le thème : pour ou contre le stage et pourquoi. Plusieurs stagiaires vinrent jouer – à la perfection – les deux rôles pour et contre, mais ne dirent rien de plus que des arguments déjà échangés plusieurs fois de part et d’autre depuis le début ; aucune émotion collective ne se déclencha, ni aucun changement dans les états d’esprit. C’était à nouveau une mesure pour rien. Le lendemain matin, les psychosociologues jouèrent leur dernière carte. Ils constatèrent publiquement l’échec du psychodrame précédent, le maintien du malaise, le fait qu’invités à parler librement d’un sujet (méthode qu’ils auraient à appliquer eux-mêmes à leurs élèves et à laquelle un des buts du stage était de les entraîner), les stagiaires n’avaient rien de sérieux à dire, le fait aussi que tout ce qui se chuchotait dans les couloirs n’était jamais mis sur la table pendant les séances qui avaient précisément pour objet l’étude par le groupe de ses propres problèmes. Les deux animateurs décidèrent alors, suivant un plan concerté, de jouer tous les deux un dialogue ayant pour thème leur opinion sur les stagiaires, comme ceux-ci avaient représenté la veille leur opinion sur les psychosociologues. Ils communiquèrent exactement ce qu’ils pensaient, et dont ils ne s’étaient jusque-là entretenu que secrètement dans les couloirs ou le soir dans leurs chambres. Ils dirent ce que représentait pour eux un officier (le sentiment de l’honneur, le respect des décisions des chefs, la valeur morale, l’exemple humain, le courage et la droiture pour affronter les situations difficiles) et leur surprise de trouver ici un comportement d’insolence envers les civils, de résistance passive à l’affectation reçue, de désintérêt pour la formation de leurs cadets et pour le perfectionnement de leurs propres capacités. Ce dialogue fut écouté avec la plus grande attention, puis avec indignation, et, quand il fut terminé, un bouleversement émotionnel agitait l’auditoire. Les psychosociologues mettaient en question l’image traditionnelle, idéale de l’officier ; ils montraient des contradictions indiscutables dans le comportement des stagiaires. Ceux-ci, pour la première fois, comprenaient que les psychosociologues parlaient vrai. Jusque-là, ils avaient douté de la véracité de tout ce qui leur était dit et peut-être ceux qui la disaient avaient-ils jusque-là parlé par routine professionnelle, comme s’ils s’adressaient à un groupe impersonnel, et non pas à ce groupe-ci, avec sa vie, ses croyances, son drame propres.

Les stagiaires purent à leur tour parler vrai et, puisque le niveau des images était atteint, formuler celle qui les avait paralysés depuis quatre jours (et que les psychosociologues apprirent seulement à ce moment), la croyance en une activité d’espionnage par les prétendus psychosociologues pour le compte du haut état-major. La naissance, la propagande, le renforcement, la vérification de cette croyance imaginaire furent rapportés dans tous leurs détails et avec toute la gamme des motivations individuelles qui étaient entrées en jeu par tous ceux qui y avaient pris part. Au fur et à mesure que sa genèse était reconstruite, l’image se déchirait, c’est-à-dire que la croyance en elle se dissipait, qu’elle était reconnue comme une simple image, mais au prix d’un déchirement intérieur dramatique pour les membres du groupe qui avait trouvé la source de sa cohésion et de sa conduite dans cette image. Il fut à peine besoin que les psychosociologues ajoutent que leur déontologie – et leur conscience morale – leur interdisaient d’user de leurs techniques au détriment de ceux qui y étaient soumis et qu’ils auraient refusé d’animer ce stage dans une perspective de délation pour laquelle d’ailleurs ils n’avaient jamais été sollicités.

Le stage, au sens du travail rationnel, put enfin commencer. Il ne restait plus qu’une demi-journée, mais qui fut employée au maximum. Les futurs officiers instructeurs se mirent à parler librement entre eux, dans les séances de discussions non directives, de leur problème numéro un, jusqu’ici tabou, qui était la division de l’armée. Ils se mirent, je crois tous, d’accord pour formuler comme fil directeur de leur prochaine activité d’instructeurs la préservation et la valorisation de l’unité de l’armée, elle-même symbole de l’unité de la Nation, comme l’unité menacée et tard trouvée du stage entre civils et militaires, entre responsables et exécutants, entre l’action et sa mise en question, en avait été la réalisation symbolique en microminiature.

Le groupe, menace primaire pour l’individu

De telles expériences nous ont amené à préciser l’idée que le groupe est une menace primaire pour l’individu. En effet l’être humain n’existe comme sujet que s’il a le sentiment de son unité, unité de son corps et unité de son psychisme. Psychologues et psychanalystes (Wallon, Gesell, Lacan) ont montré l’importance du stade du miroir dans la constitution de cette unité : l’enfant, devant le miroir, joue avec les images spéculaires ; quand il a reconnu que ce sont des images, et non des personnes réelles, et que, parmi ces images, l’une est l’image de lui, il contemple, fasciné, cette image qui l’assure de son unité corporelle et étaie sur un fondement visible la notion de son Moi. A partir de là, le Moi se constitue comme centre (imaginaire et idéal) de la personne, il est investi d’amcur par le sujet ; dans ses relations avec le monde physique et social, le sujet rapporte tout à son Moi et juge de tout en se plaçant au point de vue de son Moi ; dans ses rapports avec autrui, l’affirmation de ce Moi et la volonté de dom ; nation sur les autres prédominent. La vie psychique et les relations interpersonnelles progressent et se compliquent avec la constitution d’autres instances : l’Idéal du Moi, le Surmoi. Le Moi s’enrichit d’identifications successives et de fonctions nouvelles. Néanmoins, le Moi archaïque subsiste comme garant de l’unité personnelle avec les caractéristiques indiquées plus haut, comme garant imaginaire, et donc fragile.

Dans la vie familiale, dans les relations amoureuses et amicales, dans les groupements où un lien personnel du registre de l’identification et de l’amour existe avec le maître ou la maîtresse ou le chef (la classe, le scoutisme, l’Armée, l’Eglise), le Moi est protégé, voire adulé, et les rapports entre les sujets humains impliqués dans ces relations relèvent de l’ambivalence (interaction de la haine et de l’amour envers l’objet aimé).

La situation de groupe en face à face (réunion-discussion, travail en équipe, vie communautaire) avec des partenaires qu’on ne connaît à peu près pas, en nombre supérieur à celui qui convient ordinairement aux relations sentimentales, sans une figure dominante par l’amour de laquelle chacun se sent protégé et uni aux autres, une telle situation est vécue comme une menace pour l’unité personnelle, comme une mise en question du Moi. Dans un assez vaste groupement, les autres sont ressentis, soit comme étant identiques à moi, soit comme n’ayant pas d’existence individualisée ; dans un groupe très petit (couple, coterie), chacun se sent sujet et cherche à obtenir de l’autre la reconnaissance et la satisfaction de certains de ses désirs. Dans le groupe en face à face, le nombre des partenaires est restreint, j’ai ou je peux avoir de chacun d’eux une perception individualisée et, réciproquement, chacun essaie ou peut essayer de me soumettre à sou désir ; cette convergence sur moi d’une demi-douzaine ou d’une dizaine de désirs différents n’est pas supportable. Chacun veut que je sois pour lui ce qu’il attend et manœuvre pour que j’entre dans son point de vue, pour m’asservir à son Moi, me réduire à n’être plus qu’un objet de réalisation de ses désirs. Contre une ou deux personnes, je peux réagir en affirmant mon Moi, mes désirs. Contre une telle pluralité, je risque de ne plus exister pour moi-même, de perdre tout sens en étant écartelé entre tant de demandes diverses ; mon Moi s’éparpille, ma belle unité imaginaire se fragmente ; le miroir est brisé en plusieurs morceaux qui renvoient des images défigurées et différentes. La présence d’autrui en quantité à la fois multiple et restreinte, si aucune unité n’est donnée d’avance à ce rassemblement de petite taille, soit par Fadhésion très forte de chacun à un objectif commun, soit par l’attachement à une même personne, cette coprésence de plusieurs autres sans unité, éveille chez l’individu une angoisse d’un type particulier, l’angoisse de l’unité perdue, du Moi brisé ; elle fait resurgir les fantasmes les plus anciens, ceux du démembrement. Le groupe ramène l’individu très loin en arrière, là où il n’était pas encore constitué comme sujet, là où il se sent désagrégé. De plus, par son absence d’unité interne, le groupe impose à ses membres une représentation mentale très concrète de la dissémination des diverses parties de soi.

Dans les débuts de réunion, quand chacun est gêné, que les uns se retirent sur leur île et que d’autres foncent dans le tas et tentent d’accaparer le groupe – deux façons opposées de parvenir au même but : préserver son Moi mythique –, l’image sous-jacente à ces comportements et à ces émois anxieux, l’image commune au groupe – qui n’est pas encore groupe – est l’image du corps morcelé. Chacun participe à produire cette image, est effrayé par elle et cherche à la fuir. Le groupe n’a d’existence comme groupe que lorsqu’il a réussi à supprimer cette image en la dépassant. C’est là le premier travail, au sens dialectique, du groupe sur lui-même, l’aufheben constitutif.

La difficulté de ce travail, l’angoisse très forte, très primitive déclenchée par l’image du corps morcelé et renforcée par la facilité de sa contagion entre individus condamnés plus ou moins momentanément à être ensemble et ne pouvant échapper à une assez étroite proximité physique, rendent compte de toute une série de réactions souvent observées. Certains individus, figés et absents pendant la réunion, ressuscitent et ouvrent enfin la bouche dans les couloirs ou au café, à la sortie ou à la pause. Ils fuient en arrière. D’autres fuient en avant, meublent les silences à tout prix, réclament un programme et proposent sans arrêt des buts, que le groupe n’est ni motivé ni mûr à assumer. D’autres cherchent à commander, afin de restaurer l’imité factice du groupe et de leur Moi. D’où les idées qu’on entend ressasser, l’insistance et la hargne avec laquelle on les formule, et qui dénoncent bien l’angoisse sous-jacente, à savoir, par exemple, que les réunions ne servent à rien, qu’elles sont fatigantes, interminables, qu’elles usent les nerfs, qu’on y perd son temps, que seul dans son bureau ou entouré de sa fidèle secrétaire et de ses collaborateurs dévoués, on aurait plus efficacement œuvré, que les hommes travaillent mieux individuellement qu’en groupe ; ou encore qu’il est inutile de discuter quand on n’est pas d’accord (mais alors quand discuter ?) ou que la réunion n’avance pas parce que ce sont toujours les mêmes qui parlent ou qui se taisent et que tout irait mieux si les bavards devenaient silencieux et si les silencieux devenaient bavards (ce qui ne changerait rien à la structure du groupe).

Ceci rend compte également de la métaphore qui a été longtemps prise en considération par la philosophie politique, morale et religieuse au point de devenir une notion fondamentale du savoir pré-scientifique sur les groupes, la métaphore de l’organisme vivant. Cette métaphore a été dénoncée à juste raison par les pionniers de la psychologie des groupes et par Sartre dans sa Critique de la raison dialectique (1960) comme ne correspondant pas à la réalité objective du groupe et comme constituant un obstacle épistémologique à la constitution d’une véritable science des groupes. Mais ces critiques n’expliquent pas la permanence de cette métaphore au cours de l’histoire, la force en quelque sorte naturelle et inéluctable avec laquelle elle s’impose aux participants d’un groupe et à ses responsables.

Quand une pluralité d’individus réunis et angoissés par l’image omniprésente du corps morcelé ont réussi à la surmonter, à se rassurer, à se considérer, au niveau du perçu et du ressenti, comme des êtres humains, à éprouver une émotion commune agréable, un sentiment positif d’où peuvent naître des pensées et des actions concertées, pour décrire la mutation qu’ils viennent de vivre et la tonalité affective qui est maintenant la leur, ils invoquent le sentiment du « nous », la naissance d’une unité supérieure à chaque individu et à laquelle chaque individu participe ; le groupe est né, il est né comme « corps » vivant. Chacun s’en reconnaît « membre » (le langage courant a tiré ce surgeon de la métaphore biologique, au point qu’il n’y a pas de mot meilleur pour désigner les participants, les adeptes d’un groupe). Le groupe enfin soudé se différencie et s’organise ; la métaphore biologique reste toute-puissante : il se donne des « organes » de décision, d’exécution, de contrôle. Apothéose enfin, le groupe est reconnu par l’Etat, il s’institutionnalise, acquiert un statut juridique, touche des subventions : il est devenu un « organisme officiel », une « cellule » ouvrière de ces « corps » au troisième degré que sont par exemple les grands Corps de l’Etat et qui sont eux-mêmes des organes importants du « corps » social dans son ensemble.

Si l’unité retrouvée dans le groupe appelle, parmi tous les exemples possibles d’unité (arithmétique, chimique, sexuelle, architecturale,…), la comparaison du corps vivant, c’est que ce corps remembré est l’image antagoniste, la négation dialectique, du corps démembré primitif. La métaphore peut être dérisoire, fausse sur le plan des faits, elle est vigoureuse, persuasive, efficiente comme le sont les idées-forces, parce qu’elle correspond à la réalité imaginaire du groupe, parce qu’elle exprime, à la manière des mythes, la transformation des images qui commandent le jeu des forces sous-jacentes.

Les métaphores du groupe

Certaines représentations collectives du groupe sont fortement idéalisées ; elles font du groupe le dépositaire de certaines valeurs ; elles fournissent de lui des schémas tout faits, dont il est difficile de se délivrer jusque dans l’abord scientifique de ce domaine.

1. Le groupe comme organisme vivant

L’interdépendance des organes dans un corps vivant sert d’analogie traditionnelle pour signifier l’interdépendance des individus dans un groupe actif et bien soudé. L’origine de cette métaphore remonterait au consul romain Menenius Agrippa, vers 500 av. J.-C. Celui-ci aurait mis fin à une sécession de la plèbe en lui expliquant que les membres ne peuvent pas vivre sans l’estomac (et réciproquement) et qu’en apportant la nourriture à l’estomac, ils ont l’impression fallacieuse de travailler pour le profit d’autrui, alors que membres et estomac sont indispensables à la vie du tout dont ils reçoivent en retour protection et subsistance. Dans la première Epître aux Corinthiens (XII, 12-30), l’apôtre Paul, dénonçant les animosités et les querelles internes dans des assemblées chrétiennes, reprend pour les surmonter cette comparaison qui va marquer pendant des siècles les notions de groupe et de société. Les membres d’une communauté (et l’ensemble des chrétiens) sont – énonce-t-il – à la fois très diversifiés et solidaires ; aucun ne peut jouer tous les rôles ; les moins apparents sont parfois les plus utiles ; ces différences, loin de susciter des antagonismes, ont à être situées dans la perspective d’une interdépendance : tous les membres doivent se prêter mutuel secours. L’unité de toutes ces différences tient en ce que le même esprit les anime. Nous dirions de nos jours : unité de croyances et d’objectifs. Paul termine sur une vision mystique : « Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part. »

Le groupe est une totalité, dirions-nous aujourd’hui ; un tout différent de la somme de ses parties, énonçait Durkheim, à la fin du XIXe siècle ; et c’est vrai. Mais cela n’implique pas cette finalité interne constatée dans l’organisme vivant et pendant longtemps déifiée, qui fait que les parties concourent à la préservation du tout et à la réalisation de ses buts.

Ainsi christianisée, la métaphore biologique élargit son sens utilitaire premier en un sens spirituel. De même que l’âme exprime et assure l’unité du corps, de même d’un groupe ou plutôt d’un groupement uni se dégage un état d’esprit qui exprime et assure la valeur morale et l’efficience de ce groupement, c’est l’esprit de corps. La part de vérité contenue dans l’apologue romain et dans le texte paulinien (la vie et l’action au groupe requièrent la division des tâches, la complémentarité des rôles, la hiérarchie des fonctions et donc des personnes qui les remplissent, et, si cette organisation interne est acceptée par les membres et efficace dans les résultats pratiques, elle contribue à forger un moral collectif élevé) s’estompe au profit d’une mystique communautaire qui va exiger à tout prix l’instauration et le maintien d’un tel moral, sans se préoccuper de la réalisation des conditions préalables. Les grands groupements sociaux qui naissent au Moyen Age (l’Eglise) ou lors de la Révolution (l’Armée) exaltent cette mystique.

Les progrès de la biologie ne font que renforcer la métaphore. On apprend qu’un organe veille à l’unité d’ensemble du corps et assume la direction sur tous les autres : le cerveau. Les chefs deviennent alors les cerveaux du groupe ; les classes dirigeantes, les cerveaux de la société. On découvre l’équilibre du milieu extérieur : les sociologues, les psychologues sociaux n’hésitent pas à parler d’une fonction homéostatique dans les groupes, à assigner cette fonction à la réunion-discussion et à rêver d’une régulation sociale permanente grâce à des échanges verbaux dignes en tous points des échanges chimiques à l’intérieur de l’organisme.

Cette métaphore organismique est tenace, insidieuse. Les mots les plus courants la véhiculent sans qu’on y pense : membres, corps, corporation, organe, organisme, cellule, noyau, symbiose… Les différences entre le groupe humain et l’organisme vivant sont pourtant essentielles. Dans un organisme vivant s’accomplissent plusieurs fonctions précises : nutrition, respiration, circulation, digestion, excrétion, reproduction, locomotion : aucun parallélisme ne peut être trouvé là avec les fonctions remplies dans le groupe. Par ailleurs, l’homme ne se comporte pas comme organe ou cellule d’un tout : il cherche d’abord son intérêt, son plaisir ; il participe simultanément à plusieurs groupes ou groupements ; il ne dépérit pas forcément s’il se détache de son groupe ; il peut changer de groupe, changer de fonction dans un groupe, créer de nouveaux groupes. L’homme est un organe mobile et changeant ; les groupes qu’il compose sont des organismes dont la structure est changeante. Ces difficultés n’affaiblissent pas la métaphore organismique, ils la conduisent seulement à se renouveler : si la belle unité du corps ne suffit pas, la belle unité des sociétés animales fournira l’exemple moral dont les peuples ont besoin. Car, en la matière, le souci est, non pas de savoir comment les groupes fonctionnent réellement, mais de forger un mythe qui capte les énergies individuelles, qui surmonte l’égoïsme humain naturel, qui instaure la croyance en un ordre social à la façon des archétypes platoniciens et facilite aux hommes de s’y plier.

La référence aux insectes sociaux est devenue un thème banal de la littérature morale et politique. La ruche fournit le modèle du labeur acharné, de la discipline, du travail organisé, de la division des tâches, de la solidarité, de la défense du bien commun. Le bon groupe est un essaim qui butine, bourdonne, construit, amasse des stocks, gère avec économie son capital ; quand il est devenu trop volumineux, une partie émigre et les colons fondent une cité nouvelle, qui reproduit la civilisation de la métropole. Les termites par contre, sans doute parce qu’ils ne produisent pas quelque miel nourrissant et savoureux pour les hommes, passent pour le prototype de mauvais groupe : un magma prolifique et envahissant, une force de destruction sournoise.

Il s’agit là de vues anthropomorphiques. L’homme n’est pas un insecte, mû par l’instinct, au système nerveux indifférencié, changeant plusieurs fois de structure physiologique et donc de fonction sociale au cours de son existence, vivant dans des sociétés de femelles qui reçoivent leur stimulation d’une reine, seule reproductrice. Les problèmes de coordonner des intelligences, d’associer des mâles, de trouver un équilibre efficace entre des possibilités inégales selon les individus et provenant de l’équipement inné, de l’exercice ou de l’héritage social sont tout autres.

2. Le groupe comme machine

Partons de l’exemple de J. et M. Van Bockstaele, qui ont élaboré un mode d’intervention psychosociologique dans les groupes naturels et par contrecoup dans les organisations dirigées par ces groupes, auquel ils ont donné le nom de socianalyse. Ils s’inspirent d’un modèle fourni par la cybernétique et qu’ils ont mis au point avec la collaboration d’un spécialiste des systèmes asservis, G. Senouillet. Le groupe est une boîte noire, c’est-à-dire un système opaque de mécanismes qui échappent à la connaissance. Le rôle de l’équipe des socianalystes est de comprendre comment le groupe-boîte noire fonctionne et de faire acquérir cette connaissance au groupe lui-même. Le groupe naturel socianalysé est conduit à projeter, sur l’équipe des socianalystes (supposées provisoirement boîte noire sur le fonctionnement de laquelle le premier groupe s’interroge), son propre fonctionnement, ce qui permet dans un second temps, à l’équipe des socianalystes, de renvoyer au groupe naturel redevenu boîte noire une première ébauche d’analyse de son fonctionnement, et ainsi de suite. L’intervention des socianalystes introduit dans le système un mécanisme de commande à retour (feedback, control system ou commande de contrôle). Ainsi le signal d’entrée « E » (le but visé) est comparé au signal de sortie « S » (le résultat obtenu par le groupe) par un dispositif « D » (le détecteur d’écarts). Le groupe est donc en fait commandé :

1. par l’écart entre « E » et « S » ;

2. par les perturbations ou bruits (c’est-à-dire par tous les signaux secondaires qui ne passent pas par l’entrée principale « E »).

Selon les auteurs, quatre ensembles d’opérations constitueraient les fonctions principales du système :

1. une fonction motrice impliquant une source d’énergie mise en œuvre pour l’exécution ;

2. une fonction d’intégration des écarts impliquant que les écarts entre l’entrée et la sortie tendent à être annulés ;

3. une fonction de compensation du retard provoqué par le temps de réaction ; la compensation est réalisée en anticipant les sorties ;

4. une fonction d’anticipation sur l’entrée ou prévision des mouvements du but.

Le fonctionnement du groupe serait donc celui d’un système où les performances obtenues sont le résultat de l’interaction entre la puissance qu’on donne au système (fonction motrice n° 1), et le contrôle fourni par l’information (fonctions 2, 3, 4). Le schéma peut être perfectionné en ajoutant la notion plus nouvelle en cybernétique de « critères de référence ».

Le caractère artificiel de ce schéma est évident. Ses auteurs l’ont d’ailleurs pratiquement abandonné. Le principal danger de tels schémas est de masquer, sous les apparences d’une théorie pseudo-scientifique, une pratique parfaitement empirique de la formation et de l’intervention psychosociologiques et d’ouvrir la porte à 1’ « analyse sauvage » des individus et des groupes.

Examinons de plus près ce modèle du groupe comme machine. Il s’agit là d’une analogie récente qui s’inscrit dans la lignée de la théorie cartésienne des animaux-machines et dans celle des procédés du taylorisme pour l’organisation rationnelle du travail industriel. L’organisme humain est considéré comme une machine ; le problème est de mettre au point cette machine, de l’entretenir, de l’accommoder et de la faire fonctionner dans des conditions de rendement maximum ; comme toutes les machines, la machine humaine sert à une exploitation, elle-même intensive et rationalisée, des ressources de la nature extérieure. D’où la mécanisation des gestes et le planning des opérations.

Mais l’organisme humain est une machine médiocre, qui ne perçoit que des signaux grossiers, dont la vigilance est faible, la force limitée et qui se fatigue vite. Grâce au développement des servo-mécanismes, on a pu fabriquer des ensembles automatisés, qui contrôlent eux-mêmes leur travail en fonction du programme qui leur est assigné, l’homme étant réduit aux tâches de surveillance et de réparation.

Sous l’influence de la cybernétique, ce schéma a été étendu au groupe humain. Le groupe est alors conçu comme une structure en équilibre, comme un système de fonctions interdépendantes, l’interdépendance des fonctions étant jugée plus importante que celle des individus. L’énergie qui fait marcher cette machine est la motivation des membres ; le programme est établi après confrontation des perceptions que chacun se fait du but ; l’entretien de la machine est assuré, sans jeu de mots, par les entretiens de groupe, c’est-à-dire par les discussions en commun ; le mécanisme régulateur est constitué par le bilan de satisfactions et des insatisfactions des membres par rapport aux objectifs poursuivis et par le réajustement consécutif et permanent de la conduite du groupe. Comme dans un système automatisé, le feed-back, c’est-à-dire l’information en retour que le système collecte sur son propre fonctionnement et ses propres résultats, rend possible l’autorégulation. Entraîner les coéquipiers à émettre et à recevoir le feedback et à œuvrer de façon programmée devient dans cette perspective la préparation par excellence au travail en équipe. Des psychologues de groupe et des animateurs de formation ont institué des sessions d’entraînement au travail et au diagnostic de groupe selon ce schéma. Inviter un groupe naturel à projeter l’image de son propre fonctionnement sur des psychosociologues qui lui renvoient en retour cette image s’impose alors comme modèle de l’intervention psychosociologique dans les organisations et du changement social contrôlé. Le groupe naturel (comité de direction, conseil d’administration, etc.) comparerait les buts visés par lui aux résultats, en fait obtenus mais jusque-là méconnus, et apprendrait à se servir d’une « commande de contrôle », qui transformerait la marche arbitraire ou aveugle du groupe en celle d’un système asservi.

Mais l’expérience montre que les groupes, qu’il s’agisse de groupes naturels ou de groupes occasionnels à visée de formation, se comportent autrement et que le modèle ainsi proposé est aussi idéal et artificiel que le mythe communautaire biologique. Au lieu de dégager les lois et les processus du fonctionnement réel des groupes, on échafaudé une théorie des groupes sur la manière dont ils devraient fonctionner. Cet obstacle que la psychologie individuelle a mis très longtemps à surmonter grève actuellement la psychologie des groupes. L’auto-analyse du groupe entraînerait son autorégulation, laquelle entraînerait à son tour l’autoprogrammation : on retrouve là un schéma pré-scientifique qui sévissait jadis pour expliquer la volonté individuelle et la conduite morale, l’examen de conscience étant censé aboutir à des résolutions qui allaient à leur tour s’organiser en un programme de vie.

Dans les réunions de groupe, il arrive que le feed-back des sentiments éprouvés par certains des membres envers d’autres améliore la compréhension interpersonnelle et résolve les tensions intragroupe. Mais cela se produit dans un climat fortement émotif, voire dramatique, et s’accompagne de remous, de transformations psychologiques internes et de prises de conscience chez plusieurs. Un tel feed-back est d’une autre nature que le simple ajustement de l’information échangée dans les communications réciproques entre un émetteur et un récepteur. Par ailleurs, souvent le feed-back à l’intérieur des groupes est inefficace, interminable, inopportun et intempestif ; il arrive que dans certaines circonstances le feed-back dérègle le fonctionnement du groupe ou désagrège celui-ci ; le feed-back peut aussi être une manœuvre d’une coterie pour imposer ses vues, pour satisfaire ses désirs, ou une manœuvre d’une minorité pour contrarier l’action constructive de la majorité.

La notion de programme ou de programmation prête à de semblables confusions. Qui a jamais vu un groupe tenir le programme qu’il s’était fixé, à l’exception d’activités matérielles précises et épisodiques ? Le programme d’une machine est un enchaînement automatique d’opérations fixées à l’avance, minutées, quantifiées. Le programme d’un groupe est un guide pour l’action, une orientation générale, une articulation entre des buts immédiats et limités et des objectifs lointains. Enfin, même en admettant qu’il soit préférable qu’un groupe, afin de mieux le prendre en charge, établisse lui-même son propre programme au lieu de le recevoir tout prêt d’une autorité supérieure, il n’en reste pas moins qu’un groupe ne peut pas tirer de lui-même son propre programme. Le programme requiert des informations sur le secteur de la réalité où le groupe déploie son action et sur les autres groupes complémentaires, concurrents et antagonistes, qui œuvrent dans le même secteur. Cette réalité peut être changeante, l’action des autres groupes peut la modifier ; ces groupes peuvent évoluer : le programme est à réajuster. Il existe des données, imposées par la réalité, ou dont la connaissance est détenue par d’autres groupes, données dans l’ignorance desquelles un programme sera une erreur et un échec. La négociation avec d’autres groupes, la subordination à certains, le recours à des intermédiaires, membres de groupes différents et qui véhiculent l’information de l’un à l’autre, sont des phénomènes constants.

L’idée d’une autoprogrammation et d’une autorégulation des groupes est un mythe ; comme tout mythe, cette idée exprime un espoir, un « programme », en même temps que ses auteurs prennent leurs désirs pour la réalité. Des éléments d’autorégulation existent dans tout groupe ; ils fonctionnent plus ou moins bien et sans que le groupe soit nécessairement conscient d’eux. On peut chercher à les améliorer. Mais privilégier l’autorégulation, l’ériger en absolu, en faire l’instrument de résolution de tous les problèmes du groupe est contraire à la nature groupale. L’interrégulation par contre est un fait, avec ses difficultés, ses ratés, son utilité. Un groupe, pour survivre, pour réussir, remanie son programme en fonction des conseils, des critiques, des exigences, des manœuvres d’autres groupes, formulés valablement ou exprimés indirectement par des actes. Un groupe qui se soustrait à la régulation exercée par les autres groupes, qui se retranche sur lui-même, qui se prive de la nourriture apportée par le tissu social est un groupe schizophrène. De même l’individu qui soumet sa conduite à son seul autocontrôlé et tente de se tenir à distance des influences d’autrui comme l’obsessionnel, ou d’échapper au contrôle social comme le délinquant, est un cas pathologique. On pourrait esquisser une typologie et une psychopathologie des groupes, en étudiant la façon dont ceux-ci trouvent un équilibre entre les deux nécessités de l’autorégulation et de l’interrégulation. Le groupe suggestible sacrifierait l’autocontrôle à l’interrégulation ; le groupe pervers ne connaîtrait que l’autocontrôle. Le groupe hystérique se rapprocherait du premier ; le groupe paranoïaque du second. Le groupe normal se reconnaîtrait à sa capacité de réaliser des compromis entre les deux nécessités.

B. Résumé : pour introduire à l’imaginaire dans les groupes4

L’observation, l’animation et l’analyse des groupes humains réels ou artificiels suggèrent un certain nombre d’hypothèses et de perspectives de recherche. Quelles sont les idées admises en psychosociologie des petits groupes ? On sait que Lewin, interprétant les phénomènes de groupe en termes de jeu de forces physiques, a tenté une première représentation scientifique de ces phénomènes. Ainsi la conduite d’un groupe se ramènerait à la résultante des forces internes et externes auxquelles il est soumis.

La validité de ce schéma fait problème car peu de groupes se comportent réellement selon ces rapports de forces. L’observation montre au contraire que les difficultés du groupe commencent quand ce qu’il veut faire est en décalage avec la réalité externe et avec sa propre réalité interne. En général, c’est cette « dramatique » du groupe qui justifie qu’un psychosociologue intervienne pour en améliorer le fonctionnement.

On peut alors formuler une autre hypothèse : entre le groupe et la réalité, entre le groupe et lui-même, il y a autre chose que des rapports entre des forces réelles ; il y a primitivement une relation imaginaire. Les images qui s’interposent entre le groupe et lui-même, entre le groupe et l’entourage expliquent des phénomènes et des processus qui ont été jusqu’ici ou négligés ou attribués à d’autres causes.

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A cet égard l’expérience menée en 1942 par Lewin et ses collaborateurs sur le changement d’attitudes alimentaires des ménagères américaines mérite d’être discutée.

Le point de départ, c’est l’observation d’une résistance à l’achat de « bas morceaux » tels que rognon, ris de veau ou cœur dont le prix est alors inférieur à celui de la viande « noble ». L’hypothèse est que cette résistance repose sur des préjugés. L’objectif du groupe de discussion (non-directif) est d’amener les participantes à une prise de conscience de ces préjugés et du même coup à une modification de l’habitude alimentaire. Si l’interprétation lewinienne porte sur les bases dynamiques de la décision, elle n’explique pas le contenu psychologique du préjugé. Or ce préjugé touche, dans l’imaginaire, une zone qui, au cours de l’histoire individuelle, est la zone du sale, du malpropre, du défendu. Les « abats » appartiennent à la catégorie des « mauvais objets » (M. Klein), or on ne mange pas sans danger les mauvais objets. Lors de la discussion, il a suffi aux animateurs de quelques considérations sur la richesse des abats en calories ou sur la manière de les cuire pour objectiver les associations sous-jacentes au préjugé (par exemple odeur des rognons et urine) et pour transformer le mauvais objet en bon objet. Le changement s’est opéré sur le plan de l’imaginaire.

Certaines observations plus récentes montrent que la situation d’un groupe est vécue d’abord et essentiellement au niveau des représentations imaginaires les plus archaïques. Pour déterminer ces représentations, un premier fait nous met sur la voie : le mot même de « groupe » est un des mots les plus tardifs des langues occidentales. Terme du lexique des beaux-arts, il est importé d’Italie en France à la fin du xviie siècle et désigne un ensemble de sujets peint ou sculpté. C’est dans le poème de Molière sur le Val de Grâce qu’il fait sa première apparition littéraire. Au milieu du xviie siècle, le mot de groupe signifie toute réunion de personnes vivantes et, à partir du XIXe siècle, il subit une expansion prodigieuse (groupe électrogène, groupe scolaire, théorie mathématique des groupes, étude psychologique des groupes restreints). Alors que ce mot aurait pu désigner la réalité très précise dans laquelle nous vivons continuellement (groupe familial, groupe d’amis, cellule, syndicat, groupe de travail, équipe), on constate qu’il n’y a pas de terme distinctif pour désigner cette réalité. A peine existe-t-il qu’il prend des sens lexicographiques destinés à occulter la réalité psychologique qu’il aurait pu désigner. De plus, on ne trouve pas d’équivalent lexical de « groupe restreint » en latin ou en grec ; c’est dire que le concept de groupe n’existe pas. Il n’y a que d’une part l’individu, d’autre part la société et cette opposition est devenue un des plus beaux thèmes imaginaires de la sociologie. Car l’individu « seul » relève de la pathologie mentale et on ne voit pas de société globale sans groupes destinés à faire passer les normes, les structures, les institutions et les idéaux dans la réalité concrète des activités et des personnalités humaines. Le seul « observable » c’est le groupe. S’il y a une résistance à la notion de groupe, cette résistance doit s’articuler à des phénomènes psychologiques précis.

Les recherches utilisant la méthode expérimentale, les analyses du contenu des discussions sur le groupe, ont montré que la seule forme de groupe admise, c’est le groupe de « copains ». Le groupe de travail ou le groupe institutionnellement imposé sont perçus comme une atteinte et une menace à la liberté individuelle.

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Le groupe de diagnostic représente une technique plus pure, dans la mesure où les ponts sont coupés avec l’extérieur. Les rôles professionnels et sociaux restent dans l’ombre, on ne se connaît pas, on s’appelle par son prénom. L’expérience de ces groupes ou de tout groupe qui recrée la même situation (tel que : expédition polaire, équipage d’un sous-marin, patrouille isolée) permet de faire une hypothèse : le groupe est ressenti par chacun comme un miroir à multiples facettes lui renvoyant une image de lui-même déformée et répétée à l’infini. La situation de groupe éveille cette image du morcellement indéfini de sa personne et avant tout de son corps. De même les psychanalyses d’enfants, l’étude de la schizophrénie précoce, de l’hospitalisme ont montré que le démembrement de l’image du corps propre constitue le noyau de la maladie mentale. Une des angoisses les plus profondes est celle de perdre l’unité de son corps et de son psychisme. La situation de groupe dans laquelle je ne sais pas qui « ils » sont et ils ne savent pas qui « je » suis, est, comme telle, source d’angoisse. C’est pourquoi les premières rencontres sont consacrées à lutter contre cette image et contre cette angoisse. Citons pour exemple l’extraordinaire effort d’organisation pour mettre une structure là où toute structure est suspendue (élire un président, se donner un ordre du jour), ou encore le recours aux présentations de chacun, dont le résultat est singulièrement pauvre : chaque participant a d’autant moins à dire sur ce qu’il est qu’il se sent mis en question.

Qui suis-je ? Voilà la mise en question que la situation de groupe exerce sur chaque membre. Et cette question est pour l’homme la plus difficile à poser et à assumer. Il convient de former l’hypothèse que cette image du corps menacée explique la résistance à vivre en groupe, à travailler en groupe et au concept même de groupe. Quelques exemples peuvent être évoqués à titre de preuves de cette hypothèse.

Lorsqu’un groupe a réussi à dépasser cette angoisse primaire de morcellement, c’est qu’il a enfin éprouvé une émotion commune qui le lie, à l’occasion d’activités telles que rire, manger ensemble, c’est-à-dire restaurer le corps propre. L’image de soi du groupe est à ce moment : nous constituons un « corps ».

Mais il y a lieu de distinguer différentes catégories d’images, spécifiques des différents types de groupes. Le phénomène de la foule constitua, depuis Le Bon, un problème pour la sociologie. Tarde souligne son caractère contradictoire : d’une part la foule est passive, d’autre part elle présente des conduites paroxystiques. La foule est un lieu de contagion des émotions (la peur devient panique, la colère tourne au lynchage) et des croyances. Le Bon infère de ce comportement contradictoire que la foule est femme, pour Hugo cette femme est saoûle, pour Zola elle est une prostituée. L’autre métaphore c’est l’image océanique : la foule est associée au risque d’être englouti, noyé, à l’angoisse d’être piétiné, perdu. Cette comparaison réactualise la relation primitive de l’enfant à sa mère, relation qui s’effectue sur le plan de deux images antagonistes et complémentaires : chaleur, nourriture, sécurité d’une part, première représentation du danger interne d’autre part (la mère dévoratrice). C’est dire que les hommes en foule sont mus par la relation à une image qu’ils ont en commun, l’« imago » maternelle.

La bande met en œuvre un autre type de relation imaginaire. Dans la bande je viens chercher la présence d’autres qui n’exercent sur moi ni contrainte, ni critique, d’autres qui me sont semblables. L’image impliquée est ici ma propre image, mais décuplée, renforcée, justifiée par ce que les autres sont ; c’est une image narcissique rassurante.

Observation n° 2 :

Le dernier exemple est un témoignage personnel qui illustre la tâche du psychologue face à ces difficultés « imaginaires » à l’intérieur d’un groupe réel. Il s’agit d’une entreprise provinciale dont le comité de direction fonctionne si mal qu’il ne se réunit plus. Il est composé de quatre personnes : un président-directeur général, un directeur du personnel, un directeur technique et un responsable de l’atelier. Quelques entretiens individuels vont suggérer que le problème du comité est un problème d’ « imaginaire ».

L’ancien directeur et fondateur de l’entreprise a pris sa retraite pour raisons de santé et désire voir son propre fils lui succéder. Mais le conseil d’administration manifeste son désaccord : il désigne l’ancien directeur commercial pour remplacer le malade et nomme le fils directeur du personnel, par scrupule moral envers le père. Depuis lors les membres du comité sont unanimes à dénoncer l’incurie du fils à qui toutes les fautes sont imputées. De plus, le nouveau directeur n’est pas un familier de l’entreprise car il résidait précédemment à Paris où il devait négocier les commandes : il hésite donc à s’imposer au comité et à prendre les mesures relevant de sa responsabilité. Quant à l’actuel directeur technique il s’estimait seul capable de faire marcher l’entreprise et pensait devenir directeur général.

Le psychologue consulté découvre alors que le « Vieux » occupe toujours un logement de fonction en compagnie de son fils. De sa retraite, il reste très au courant de la vie de l’entreprise ; il est en liaison téléphonique directe avec le bureau du fils à l’usine. L’enquête révèle que le Père a toujours mené son affaire de manière autoritaire. Le fils, qui souhaitait faire une carrière dans la banque, a dû se soumettre à la décision du père, sous promesse du poste de directeur général. Et devant le refus du conseil d’administration, le père a notifié au fils d’accepter quand même le poste de directeur du personnel.

Quelle est, dans ces conditions, la représentation imaginaire qui lie toutes ces personnes entre elles ? C’est le remords et la culpabilité à l’égard du vieux chef détrôné : le nouveau chef estime avoir usurpé la place du fils ; le fils a le sentiment d’avoir été trahi par son père et par ses collègues si bien qu’il fait du sabotage inconscient afin de prouver que le nouveau directeur est un incapable. Quant au directeur technique, il éprouve le même sentiment d’avoir été trahi. Le vrai leader c’est l’absent, le disparu dont l’image continue à régenter tout le comité.

L’intervention a consisté à faire prendre conscience à chacun de son attitude à l’égard de ce nœud conflictuel. Le nouveau directeur a compris qu’il était le chef et qu’il devait commander. Le fils a compris pourquoi les autres lui tombaient tous dessus : il était en train de se saborder en sabordant son secteur de travail, et de prouver que l’on avait bien eu raison de ne pas le nommer directeur général ; c’est comme directeur du personnel qu’il devait se montrer à la hauteur. Le père enfin décida de partir en vacances.

Autrement dit c’est le mythe de Totem et tabou, qui s’est déroulé là : un meurtre symbolique du père par les frères a permis aux frères de se constituer en corps solidaire. Tant que le père restait présent en image, seule la rivalité pouvait être l’attitude des successeurs, pour prendre sa place. Avec la prise de conscience de cette image, les problèmes de l’entreprise pouvaient désormais être situés dans l’ordre de la réalité économique et sociale. (Voir chapitre 9 l’étude détaillée de cette intervention.)

Au total, on peut d’abord admettre que, dans toute situation de groupe (grand ou petit, de travail ou de loisir, de culture ou de vie économique), il y a une représentation imaginaire sous-jacente, commune à bien des membres du groupe. Mieux : c’est dans la mesure où il y a une telle représentation imaginaire qu’il y a une unité, quelque chose de commun dans le groupe.

Ces représentations peuvent être un obstacle au fonctionnement du groupe, par rapport aux buts qui lui sont assignés par la société, par ses statuts ou par les motivations de ses membres et peuvent être la cause des paralysies dans le fonctionnement interne du groupe ou des erreurs dans son attitude à l’égard de la réalité.

Mais quand un groupe fonctionne efficacement, c’est aussi une représentation imaginaire qui lui permet de trouver la solidarité et l’efficacité.

Il n’y a pas de groupe sans imaginaire. On peut chasser un imaginaire, il est remplacé par un autre.

La tâche du psychologue est d’être perméable à ces représentations imaginaires de façon à pouvoir, avec les groupes dans lesquels il vit et par lesquels il est consulté, les élucider et amener le groupe lui-même à les élucider, dans la mesure où ces représentations font obstacle à son fonctionnement.

Mais la prise de conscience des fantasmes inconscients, pour un individu, un groupe ou une culture, est toujours l’opération la plus difficile et la plus dramatique. Aussi bien, des mots comme « levée » ou « élucidation » sont des termes positivistes impropres. Car cette opération ne se fait qu’au cours d’une crise, par un processus vécu par les intéressés comme dramatique et qui est au fond ce que le philosophe Hegel a tenté de conceptualiser comme étant aufheben, c’est-à-dire à la fois nier, dépasser et conserver. Et ces images conservées et dépassées constituent finalement la réalité interne essentielle des groupes humains.


3 Cette traduction de basic assumptions nous semble plus correcte que celle, couramment employée, d’ « hypothèses de base ».

4 Ce Résumé correspond au compte rendu de notre conférence prononcée à Aix-en-Provence en février 1965. Il reprend sous forme condensée la plupart des thèmes abordés dans la première partie du présent chapitre.