7. Le fantasme du groupe machine, ou le groupe séducteur-persécuteur14
Ce que j’appelle le fantasme du groupe-machine dénote un type de moment privilégié, que j’ai explicitement observé dans beaucoup de groupes de formation psychologique, non certes dans tous, et dont j’ai été amené à soupçonner aussi l’existence dans des groupes naturels ou réels où je me trouvais comme consultant ou comme simple membre. En quoi consiste-t-il ?
Les participants ont le sentiment d’être emportés par un processus psychique dont le cours, une fois déclenché, leur apparaît inexorable. Les métaphores par lesquelles ils l’expriment sont variées : les moniteurs sont comparés à l’apprenti-sorcier incapable d’interrompre le phénomène qu’il a mis en branle ; les participants se comparent aux navigateurs pris dans un maelstrom : leur bateau, ou plutôt leur radeau, est entraîné dans un tourbillon marin, décrivant des orbes de plus en plus resserrées et rapides au flanc du creux liquide, aspiré toujours plus près du fond comme dans un entonnoir. Ou encore, disent-ils, les moniteurs ont tout programmé d’avance ; ce qui se déroule est conforme à ce qu’ils ont prévu et le déroulement s’enchaîne sans un temps mort qui permettrait de souffler. A quoi ils rattachent leur impression d’une surcharge de l’emploi du temps, d’une tension extrême de la situation, d’une fatigue intense à la fois psychique et physique. En résumé, les participants ont l’impression d’être la proie d’une force qui les dépasse et sur laquelle ils sont sans prise. Cette impression s’accompagne d’un sentiment mêlé : angoisse devant la perte du contrôle, devant le caractère mystérieux et terrifiant de cette force, devant la destination inconnue vers laquelle ils se sentent emportés ; mais aussi satisfaction de ne pas être venu pour rien, de vivre une expérience exceptionnelle, d’entrer dans un monde, jusque-là ignoré, de dynamismes puissants et obscurs.
De cette impression, notre bagage culturel tient à notre disposition trois interprétations. Une interprétation religieuse : cette force qui nous transcende, c’est Dieu qui à la fois nous entoure et qui agit au plus intime de chacun de nous : « Mes frères, mettons-nous à genoux et prions… » est parfois tenté de dire le moniteur de tels groupes. Une interprétation sociologique de type durkheimien : c’est l’union du groupe qui fait cette force par laquelle nous nous sentons enveloppés et transportés, force collective supérieure en qualité comme en intensité aux volontés, aux pensées, aux émotions individuelles. Une interprétation psychanalytique enfin : ce moment est celui de la découverte du déterminisme psychique inconscient ; la force en question est celle du processus primaire libéré là de la répression défensive et échappant à la surveillance du Moi ; c’est la preuve de l’existence des pulsions et de leur énergie indestructible. Ainsi, dans la cure individuelle, au moment où l’analysant largue les amarres de son Moi et bascule dans le processus psychanalytique, fait-il souvent un rêve de ce genre. Une TSF braille à côté de lui ; il baisse le bouton de la puissance, il éteint le poste, il le débranche : en vain. L’appareil continue toujours de fonctionner, se faisant entendre contre la volonté de son propriétaire, marchant de plus en plus fort, et sa petite lampe rouge, qui reste fixement éclairée, remplit bientôt le rêveur d’épouvante.
Ces trois interprétations sont trop générales pour nous satisfaire. Une règle de toute explication scientifique des faits psychiques est premièrement de rendre compte de ces faits dans leur spécificité et deuxièmement de faire cas de la surdétermination qui leur est inhérente.
Revenons donc à la description des faits pour mieux dégager leurs caractéristiques ; après nous pourrons en chercher une explication.
Tout d’abord ce fantasme du groupe comme machine qui se met à fonctionner sur un mode autonome et déréglé est rarement verbalisé pendant les séances. Ceci est conforme à une constatation que nous avons faite et dite depuis assez longtemps : le fantasme, dans les groupes, ce n’est pas ce qui parle, c’est, du moins au début, ce qui est tu. Ce fantasme est communiqué dans les coulisses – plutôt qu’en séance –, à l’occasion de conversations particulières entre membres du groupe ou avec un moniteur que l’un d’entre eux se trouve connaître. Il est communiqué plutôt dans un séminaire résidentiel que dans une session brève (encore que je l’aie observé également dans certains cycles hebdomadaires de psychodrame), sans que je puisse démêler si c’est le caractère résidentiel de l’expérience qui, en favorisant les rencontres interindividuelles hors séances, facilite sa verbalisation, ou si c’est la situation de séminaire qui fait émerger ce fantasme, les stagiaires étant plus profondément pris par un séminaire long et à multiples activités que par une session courte et à activité unique. Enfin, dernière constatation, c’cst vers la fin du premier tiers du séminaire, du cycle ou de la session que cc fantasme du groupe-machine apparaît – quand il apparaît.
Analysons les représentations et les affects qui l’accompagnent. Les représentations se laissent résumer sous deux dénominations : le groupe de diagnostic, de psychodrame, le séminaire est une machinerie dont les engrenages finissent par entraîner la plupart des membres ; c’est aussi une machination montée par les moniteurs contre les participants, pour les faire sortir d’eux-mêmes, pour les mettre à nu, les épier, les démonter, les transformer en cobayes, en objets, en choses, les réduire à une pure mécanique. D’où l’appellation de groupe-machine que nous avons retenue, car elle contient à la fois l’idée de machinerie et celle de machination.
Les affects maintenant. Eux aussi sont bi-polaires. Ils se développent entre un pôle de méfiance (on nous transforme en une mécanique inhumaine) et un pôle de soumission passive (nous avons à faire à quelque chose de plus fort que nous par quoi nous ne pouvons qu’être dominés ; mais, peut-être, en nous laissant posséder par cette puissance, à notre tour participerons-nous d’elle).
Si nous confrontons nos deux analyses, celles des représentations et celles des affects, nous pouvons dégager la question sous-jacente à la production du fantasme du groupe-machine, la double question plutôt. Ce qui se passe, est-ce bon, est-ce mauvais ? – question qui porte aussi bien sur la méthode en général, sur ce groupe en particulier, sur le type de formation que sur le ou les moniteurs. Ce qui se passe, se passe-t-il au-dedans ou dehors – à la fois au-dedans et au-dehors de moi, au-dedans ou au-dehors de nous ? Autrement dit : où sont les limites entre moi et les autres, entre le groupe et le monde extérieur, entre le bon et le mauvais ? Il devient évident que nous avons à faire là à l’angoisse persécutive. Telle est notre hypothèse explicative, hypothèse à laquelle il nous faudra tout à l’heure ajouter un complément, mais dont il convient pour le moment d’administrer la preuve.
C’est le mérite d’Hector Scaglia (1974 a), d’avoir, en s’appuyant sur les travaux de l’école argentine de psychanalyse, défini la période initiale d’un groupe comme expérience d’une situation paranoïde primaire. C’est en effet pendant la période initiale qu’on relève le plus souvent chez les participants des séries de manifestations du sentiment d’être l’objet d’une machination de la part de l’équipe composée du moniteur et de l’observateur s’il s’agit d’un groupe de diagnostic, de l’équipe des moniteurs s’il s’agit d’un séminaire. Première série : « ils » prennent des notes sur nous, « ils » nous jugent, « ils » nous dissèquent et « ils » gardent pour eux leurs observations. Deuxième série : nous sommes obligés de faire ce qu’ils veulent ; par contre, ils refusent de nous apporter ce que nous leur demandons ; nous ne pouvons pas les influencer par nos paroles, mais eux nous influencent par leur silence. Troisième série : de toute façon, quand ils parlent, ça ne sert à rien, on ne comprend pas ce qu’ils disent ; ça pénètre par une oreille et ça sort par l’autre et nous n’arrivons pas à nous en souvenir. Scaglia cherche à juste titre une explication psychanalytique de ces faits en s’appuyant sur les notions kleiniennes de sein-pénis – c’est en effet le pouvoir de la mère phallique qui est attribuée au moniteur et à l’observateur – et de relation d’objet partiel, le sein-pénis étant séparé de la personne totale et se mettant à mener une existence indépendante, dotée d’une vie propre. Dans la première série, les participants, en se plaignant d’être considérés par le moniteur et l’observateur comme des machines dont on démonte les rouages, expriment leur identification projective à une image du ventre maternel fantasmé comme contenant des morceaux indépendants : les organes de la génération et de l’allaitement, le pénis du père introjecté, les enfants-caca en gestation. Dans la seconde série – être influencé sans pouvoir soi-même influencer –, on trouve l’équivalence archaïque : être frustré = être attaqué. Dans la troisième série, le moniteur et l’observateur représentent l’inquiétante étrangeté, le double, mauvais et projeté, qui fait retour. Notons au passage que moniteur et observateur ne sont pas toujours mis dans le même sac, que l’observateur est le plus souvent ressenti comme le plus persécuteur des deux, ce qui a l’avantage de protéger le moniteur d’une paralysie complète de sa fonction interprétante, paralysie inévitable si l’angoisse persécutive collective se concentrait massivement sur lui ; ceci non moins inévitablement conduirait, comme cela arrive quelquefois, soit à son expulsion, soit à l’éclatement du groupe. C’est là une des raisons parmi d’autres qui rendent nécessaire la présence d’un observateur dans les groupes de formation.
En ce qui concerne la troisième série, il convient d’ajouter une explication supplémentaire que nous empruntons à l’article de Roland Gori (1973 a), sur L’objet-parole dans les groupes de formation : le sein partiel, autonome et destructeur, devenu la voix-pénis du moniteur-mère pénètre les participants, dans leur fantasme, par l’anus : mode de pénétration de la voix qui explique l’angoisse terrifiante du schizophrène devant les paroles qui lui sont adressées ou qu’il entend, et qu’illustre bien la confession de Louis Wolfson dans son livre Le schizo et les langues (1970). Ce fantasme est renforcé dans les réunions plénières où les participants, vu leur nombre, ont plus de mal à se connaître qu’en petit groupe et où ils sont face à une pluralité d’interprétants. Ce point d’analyse groupale confirme une vue de Mélanie Klein, contestant, on le sait, la succession des soi-disant stades oral, anal, urétral et phallique du développement psycho-sexuel chez l’enfant. L’observation des tout-petits montre en effet qu’il y a non pas succession mais simultanéité et enchevêtrement des fantasmatiques correspondant à ces stades. L’observation des groupes apporte ici un élément de confirmation : la voix du moniteur pénètre analement les participants ; la pulsion sadique orale et la pulsion sadique anale sont la même, à savoir une pulsion destructrice qui provient d’un morceau autonome et qui met en morceaux tout lieu du corps dans lequel elle fait irruption. De plus, un lien de réciprocité symbolique existe entre la bouche et l’anus : ce qui entre par la bouche est aussi ce qui sort par l’anus, c’est généralement ce. qui est bon ; ce qui sort de la bouche entre par l’anus, c’est généralement ce qui est mauvais.
Notre analyse n’a porté jusqu’ici que sur ce qui est projeté sur le ou les moniteurs et l’observateur. Qu’en est-il, lors de la période initiale, des relations entre participants ? L’anonymat mutuel, requis par les règles du jeu dans les groupes de formation ou instauré par les circonstances dans certains groupes naturels, entraîne que les autres ne font pas encore l’objet d’une perception différenciée pour moi et surtout que moi, je ne me sens pas reconnu comme personne totale par eux. Les autres sont pour moi, au début, des personnes anonymes, plus ou moins interchangeables, et, réciproquement, je ne suis pas pour eux quelqu’un, mais « machin-chose ». Cette expression courante dans les relations interhumaines indique bien qu’on a à faire à une relation d’objet partiel et non total. Le machin, la chose, c’est le pénis. Au niveau plus évolué, qui est.celui de la relation à l’objet total, je suis ou je peux être, pour moi et pour les autres, quelqu’un qui a (ou qui n’a pas) un machin. Au niveau primitif, qui est celui de la relation à l’objet partiel, c’est-à-dire de la relation du nourrisson au sein-pénis maternel, je n’ai pas un machin, mais je suis un machin et je le suis dans le meilleur des cas pour quelqu’un d’autre, comme le nourrisson l’est pour sa mère. Mais comment, dans un groupe, au milieu de dix autres « membres » (le mot dit bien ce qu’il veut dire), puis-je être sûr que ce sera moi le machin désiré du moniteur ou du groupe et que les autres me permettront de l’être ? Et les participants-enfants-pénis de s’entre-déchirer dans le ventre de leur-mère-le-groupe. Du moins c’est ce qui se fomente dans le contenu latent. Le contenu manifeste a été fort bien exprimé par Sartre (I960) : il y a lutte contre la rareté ; chacun craint d’être pour les autres un excédentaire à supprimer, une « bouche inutile ». De là vient que tant de bouches, au début d’un groupe, se taisent. Parce qu’elles se sentent inutiles et parce que, si elles parlaient, cela attirerait l’attention sur elles des rivaux exterminateurs.
Résumons-nous. Un moniteur et/ou un observateur persécuteur. Des co-participants pour lesquels on est un machin-chose. Pourquoi, dans ces conditions, cette représentation d’un groupe-machine ? Rappelons ce qui différencie les positions dépressive et persécutive. La position dépressive c’est, phénoménologiquement parlant, l’expérience du chaos. Chaos intérieur au sujet, car il existe alors un sujet, un objet total, et une différenciation stable de l’intérieur et de l’extérieur. C’est seulement vers le milieu de la session qu’un groupe de diagnostic ou un séminaire devient chaotique pour tous, moniteurs et participants. La position paranoïde-schizoïde c’est, par opposition, l’expérience du robot. Le vécu de la période initiale peut en effet être dit robotique : les participants respectent mécaniquement les horaires, les consignes. Le moniteur, dont le contre-transfert ne manque pas de trouver quelque avantage à partager la croyance générale dans le groupe-machine, se réjouit que « son » groupe se déroule comme une machine bien huilée et que tout ce qui arrive lui soit effectivement explicable, voire anticipable. Dans les séminaires où plusieurs petits groupes fonctionnent simultanément, les participants tiennent à tout prix, dans les couloirs ou en réunion plénière, à constater la similitude des thèmes de discussion ou de jeu psychodramatique dans ces divers petits groupes, comme si tout y avait été pareillement planifié d’avance. La façon dont l’objet-groupe est vécu pendant la période initiale est digne des récits de la science-Jiction : les moniteurs, disent les stagiaires, nous administrent urte formation-robot ; leur but est de faire de nous des robots à leur image ; eux-même ne seraient-ils pas d’ailleurs au service de robots supérieurs, plus puissants et plus perfectionnés, qui ont nom CEFFRAP, AR1P, ANDSHA et tutti quanti, voire de super robots dont les noms et les localisations terrestres ou extraterrestres restent inconnus ? Un robot, c’est en premier lieu un tyran qui cherche à asservir. C’est, deuxièmement, un être sans âme, qui fonctionne de façon purement machinale, qui ne tient nul compte de nos sentiments et qui cherche à faire de nous des automates sans affectivité, sans humanité, c’est-à-dire des êtres privés d’amour : on reconnaît là au passage le clivage caractéristique de l’amour et de la haine. Troisièmement enfin, un robot, c’est un programme qui nous oblige à faire à heures fixes des activités préétablies, sans tenir – compte de nos désirs, de nos angoisses, de nos rêves, de notre lassitude. C’est une technique pure, vidée de toute fantasmatique. On retrouve là le portrait de la mère du futur schizophrène, qui donne à l’enfant uniquement ce dont son organisme a besoin pour vivre, qui ne répond pas à sa demande d’être reconnu, aimé, unifié, qui ne joue pas avec lui, qui ne lui parle pas pour le simple plaisir de lui parler, qui est rigide sur les emplois du temps, intransigeante sur l’obéissance. Ou encore le portrait de la mère-fil de fer des expériences de Harlow, guenon artificielle qui donne à ses petits singes tous les biberons nécessaires, mais jamais la douceur, la chaleur du contact. Une mère pour qui l’enfant n’est pas conçu aussi comme une réalité psychique mais réduit aux besoins de son corps, pour qui l’enfant est un animal-machine et qui est pour lui une mère-machine. Dans la Forteresse vide de Bruno Bettelheim (1967), le cas de Joey, le petit garçon « mécanique », en est une illustration démonstrative.
Cela nous amène à l’hypothèse complémentaire que nous annoncions au début. Expliquer le fantasme du groupe-machine par la mobilisation, chez les membres d’un groupe commençant, de l’angoisse persécutive, s’avère en effet nécessaire mais non suffisant. Nous sommes arrivés au point où il convient de considérer les particularités du corps propre à ce moment-là, telle que la régression la fait alors expérimenter ou revivre aux participants.
Auparavant un point décisif de terminologie qui est en même temps un point de théorie demande à être précisé. Le Moi psychique n’est pas le Moi corporel. Psychologues, psychanalystes, dynamiciens de groupe procèdent souvent à une confusion de ces notions. Leur distinction semble due à Victor Tausk, disciple insupportable et mal-aimé de Freud. Avant de disparaître dans un suicide psychotique, Tausk a eu le temps d’écrire un article, De la genèse de « l’appareil à influencer » au cours de la schizophrénie (1919), qui, de nos jours, n’a rien perdu de son originalité et qui traite en quelque sorte du fantasme du corps-machine chez le psychotique. Tausk étudie la croyance délirante de certains schizophrènes en l’existence d’une machine à influencer, intérieure ou extérieure à eux, composée de pièces, rouages, fils électriques, manivelles, correspondant terme à terme à des parties de leur corps, de telle sorte qu’en les manipulant le constructeur de cette machine – un séducteur, un prétendant, un médecin – influence directement la région ou l’organe correspondant de leur corps. La machine à influencer représente un cas particulier des idées d’influence : au lieu qu’il s’agisse d’une influence par suggestion, ressentie habituellement par des malades moins atteints, l’influence est ici attribuée à une machine. Par ailleurs, bien que l’élément persécutif soit évident, le persécuteur n’est pas doté de cette haine menaçante qui caractérise la paranoïa ; le persécuteur vise seulement à avoir, à la place de l’intéressé, la maîtrise du corps du malade et à lui faire éprouver à volonté des sensations. Il s’agit, bien sûr, principalement de sensations sexuelles ; les sensations spécifiquement génitales (érection, pollutions chez l’homme pour affaiblir sa virilité, sensation de caresses excitantes chez la femme pour la tenir à sa merci) sont les plus fréquentes au début de la maladie ; les autres sensations relèvent de cette érogénéisation, sur laquelle la psychanalyse a attiré l’attention, de certaines zones du corps, de la surface de la peau ou d’organes internes. Tausk n’a eu aucune difficulté, à partir de là, pour montrer : 1° que ce qui est projeté – au sens psychanalytique du terme –, dans le délire d’influence, c’est la pulsion sexuelle insupportable au Moi (alors que dans le délire de persécution, c’est la pulsion agressive), et 2° que le corps propre se trouve en même temps projeté au dehors mais cette fois-ci au sens neurologique du terme, c’est-à-dire comme réalité extérieure au sujet ; les impressions sexuelles et sensuelles ressenties dans ce corps peuvent alors être interprétées par le sujet comme le résultat d’une influence étrangère, comme une inquiétante étrangeté, comme une aliénation voulue par un séducteur-persécuteur.
La maladie mentale réalise donc là, de façon quasi-expérimentale, la distinction du Moi psychique, qui continue de fonctionner en étant toujours reconnu par le sujet comme étant sien (le Moi met par exemple en œuvre des mécanismes de défense contre les pulsions dangereuses et interprète rationnellement les données perceptives qui lui parviennent), et du Moi corporel, qui continue également de fonctionner, mais en n’étant plus reconnu par le sujet comme lui étant propre.
Un tel dualisme du Moi ne peut se comprendre, dans la perspective économique, qu’à partir d’un dualisme interne à la libido. Ce dualisme est ici celui de la pulsion sexuelle, investie sur l’image du corps propre, et de la pulsion narcissique, investie sur le Moi psychique.
Réexaminons, à la lumière de cette comparaison avec la psychopathologie individuelle, la situation de groupe de formation et mieux encore de séminaire résidentiel. Premier trait : le monde habituel – familial, professionnel, social –, avec son espace et son temps propres, est suspendu. Traduisons : la réalité extérieure est mise entre parenthèses ; le corps devient pour chacun la seule réalité extérieure à son Moi psychique. Deuxième trait : le participant n’est pas seul aux prises avec l’écoute du fonctionnement de son corps ; il se trouve obligé de vivre avec d’autres qui sont dans la même situation et à qui on donne comme consigne fondamentale de parler de ce qu’ils éprouvent. C’est donc là une situation para-psychotique : le Moi perd ses limites ; les pensées, les émois individuels deviennent transparents aux autres ; quand les autres parlent, ils parlent pour moi, ils parlent de moi ; et quand je parle, je parle non pas de ce que j’éprouve, mais de ce qu’on éprouve, malgré l’insistance véhémente des participants les plus hystériques pour que chacun dise je, insistance défensive facile à comprendre de leur part puisqu’ils sont les plus syncrétiques, les plus fusionnels, les plus prompts à s’identifier aux autres. Dans une note, Tausk signale une intervention de Freud lors de la discussion de son exposé : « Freud souligna en particulier que la croyance de l’enfant telle que je l’expose – à savoir que les autres connaissent ses pensées – prend source en particulier dans l’apprentissage de la parole. Car l’enfant, avec le langage, reçoit les pensées des autres, et sa croyance que les autres connaissent ses pensées apparaît fondée sur les faits, tout comme le sentiment que les autres lui ont « fait » la parole et avec elle les pensées » (ibid., p. 244, n.2).
On répète volontiers que la situation de groupe non directif provoque une régression chez les membres, ce qui exact mais vague tant qu’on ne précise pas vers quoi il y a régression. Si, comme l’école kleinienne l’a montré, il y a régression chronologique à des angoisses et donc à des fantasmes archaïques de nature psychotique, c’est qu’il y a, d’abord, une régression topique à un état d’organisation de l’appareil psychique où ni le Surmoi, ni l’Idéal du Moi ne sont constitués, mais où un Moi s’est déjà différencié du Ça, ce qui permet à la libido, indifférenciée au départ dans le narcissisme primaire, de se diviser entre deux objets et donc entre deux mouvements, libido sexuelle et libido narcissique. La régression ramène donc les participants au stade du narcissisme secondaire et de l’auto-érotisme.
Le fantasme du groupe-machine achève de s’éclairer dans cette perspective. Il constitue, comme dans le syndrome de la machine à influencer, une opération défensive, ou mieux une double défense : une défense contre la mobilisation de la libido sexuelle auto-érotique dans une situation coupée du monde extérieur ; mais il est aussi une défense contre le danger de blessure narcissique infligée par la situation plurielle ou groupale. En même temps, il fournit une « interprétation » du vécu, du pensé et du parlé ressentis comme transindividuel et expliqués comme résultat d’une influence, d’une « manipulation » de la part du ou des moniteurs et de l’observateur. On comprend ainsi que les moniteur et observateur soient, dans un tel fantasme, non pas des persécuteurs-destructeurs mais plutôt des persécuteurs-séducteurs. On comprend mieux du même coup les réactions contre-transférentielles de certains moniteurs qui font évoluer la situation tantôt dans le sens de la persécution, tantôt dans le sens de la séduction. Dans l’état actuel des méthodes de groupe d’ailleurs, le clivage tend bien à se faire selon ce schéma : les méthodes purement verbales sont de plus en plus vécues sous le signe de la persécution et donc redoutées ; les méthodes d’expression et de contacts corporels se placent au contraire sous le signe de la séduction et sont pour cela, on s’en doute, de plus en plus recherchées. Rien n’arrivant jamais de nouveau sous le soleil, nous voici ainsi, en ce qui concerne le groupe, avec l’essor actuel de ces dernières méthodes, en train de revenir à la situation préfreudienne, qui était celle de l’approche hypnotique des hystériques : suggestion, séduction, influence.
On vient à un groupe de formation pour changer. Ainsi les participants s’attendent-ils à être soumis à une influence des moniteurs qui les fasse changer. En même temps ils redoutent de perdre leur contrôle sur les changements survenant en eux et de voir ces changements internes manipulés à leur guise par d’autres : par l’équipe dirigeante, par le reste des participants. Ressentir le groupe comme un appareil à influencer est donc une des formes de la résistance au changement (changer, c’est être soumis à celui par qui on est changé), une forme qu’il est inévitable d’avoir à traverser jusqu’à ce que le Moi psychique des participants soit en état d’intégrer les modifications qui se produisent dans l’appareil psychique et dans le vécu corporel.
Nous pouvons conclure. Le fantasme du groupe-machine, quand il ne sidère plus les membres d’un groupe commençant mais qu’il se met à circuler dans leurs propos, connote de leur part un début d’acceptation des processus inconscients mis en jeu par la situation et leur entrée dans la tâche proprement dite, qui est de chercher à comprendre ce qu’ils éprouvent ensemble ici et maintenant. L’illusion groupale leur devient possible, le groupe étant alors non plus un objet partiel persécuteur-séducteur, mais un bon objet libidinalement investi, un corps entier et unitaire dont chacun se sent faire partie. Le corps propre dans sa réalité biologique vécue de l’intérieur, n’est plus pour eux, pour ceux du moins qui ne sont pas psychotiques, une mécanique monstrueuse dont le fonctionnement échappe aux intentions du Moi : sa structure, reconnue comme telle, devient non seulement maniable grâce à l’intuition qu’on acquiert de ses agencements, mais utilisable, grâce à la projection contrôlée qu’on peut alors en faire, pour comprendre par comparaison d’autres structures ou pour fabriquer des machines matérielles ou abstraites susceptibles de fonctionner effectivement et utilement.
Mais le passage d’un mode d’explication où le Moi corporel s’impose au Moi psychique et l’envahit, à un mode d’explication où le Moi psychique se sert du Moi corporel comme référent de base pour comprendre, autrement dit le passage d’une explication par les influences à une explication par les lois, ne s’effectue pas par une simple et brusque mutation. La période initiale passée, vers la fin du troisième jour dans un séminaire d’une semaine, ou vers la septième ou huitième séance d’une session intensive qui en comporte une douzaine, la confusion et le chaos s’installent, c’est-à-dire la position dépressive. Les participants deviennent moins assidus, moins révérencieux, moins écrasés ou écrasants, plus spontanés et aussi plus déprimés. Les moniteurs eux aussi se dépriment ; ils perdent leur belle assurance, ils commencent à ne plus comprendre ce qui se passe. Le groupe sort du machinal pour entrer dans l’imprévu. Parallèlement, les moniteurs deviennent, aux yeux des participants, plus humains. Ceux-ci leur attribuent moins la toute-puissance effrayante du début ; c’est leur méthode et la situation qu’elle instaure, et non plus eux, qui sont perçus comme causes des processus constatés. Les participants peuvent commencer de se juger entre eux sur la façon dont ils s’acquittent de leur tâche, et de juger les moniteurs selon le même critère.
Mais, expliquer, en psychanalyse, n’est pas s’en tenir aux points de vue dynamique, économique et fantasmatique. Juger les autres et soi-même, chercher les lois des choses requiert un remaniement topique et c’est peut-être là ce qui se trame de plus important dans les inconscients individuels à l’occasion de la perlaboration du fantasme du groupe-machine. En se donnant un leader. Freud l’a vu le premier, un groupe se donne un Idéal du moi. En vivant, l’illusion groupale, ai-je moi-même cru bon d’ajouter plus haut, il se donne un Moi idéal. Ici je complète : par le fantasme que je viens d’étudier, il se constitue un Surmoi. Les objets partiels, représentants-représentations de la pulsion de mort, ont été projetés sur l’équipe moniteur-observateur : sein dévorant, bouche cruelle, urine corrosive, fèces explosives, pénis destructeur. De ces mauvais objets projetés, la rétorsion par talion a été attendue et redoutée. Mais l’équipe dirigeante a montré, en continuant de vivre, de faire son travail, de maintenir possibles les conditions, de l’expérience, qu’elle n’avait pas été détruite par l’agressivité des participants et qu’elle ne leur en tenait pas rigueur. Trois processus sont alors devenus possibles pour ces derniers : – projeter sur l’équipe non plus seulement les objets mauvais, mais aussi de bons objets internes, nourriciers et protecteurs, représentants-représentations des pulsions de vie ;
— récupérer le sadisme projeté sur l’équipe et le transférer à un Surmoi impersonnel proprement groupai dont la représentation du groupe-machine constitue une première ébauche ;
— mettre progressivement en place, tout en traversant l’illusion groupale et la crise dépressive, des mécanismes régulateurs – normes, règles, procédures communes – qui rendent possible un accomplissement effectif encore que limité de la tâche assignée par les consignes et une réalisation concrète encore que partielle des objectifs de formation visés par les participants.
14 Texte d’une conférence prononcée le 6 mai 1973 à Strasbourg devant la Société française de Psychologie et publié en allemand sous le titre « Die Phantasie von der Gruppen maschine » dans Gruppendynamik, 1973, 4, n° 4, pp. 227-238.