13. L’enveloppe olfactive

La sécrétion de l’agressivité par les pores de la peau

Observation de Gethsémani

Je choisis ce pseudonyme d’après le nom du Jardin des Oliviers (Gethsémani en araméen), où, selon le troisième évangéliste (qui est le seul à rapporter cette précision), Jésus eut des sueurs de sang, la nuit précédant son arrestation. Ses disciples se sont endormis. Il prie en vain Dieu son Père de lui épargner l’épreuve ultime de la mise à mort. Il souffre d’une profonde « tristesse » : « Et se trouvant en agonie, il priait plus instamment, et sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient sur la terre » (Luc, XXII, 44).

Gethsémani est d’origine italienne. Bilingue, il fait sa psychanalyse en français. Il a renoncé à entrer au séminaire pour entreprendre des études d’ingénieur puis de droit. Il a des rapports assez conflictuels avec ses collègues de l’entreprise multinationale où il travaille et il se sent mal dans sa peau.

Si je m’en tiens au contenu manifeste des associations d’idées et des affects apportés en séance, je peux dire que, pendant les trois premières années de sa cure, Gethsémani extériorise uniquement des sentiments agressifs : d’abord contre une femme d’âge mûr, professeur de sciences dans un lycée privé réputé où il avait été admis, étant d’origine modeste, avec une bourse (cette femme le menaçait d’un renvoi qui eut été catastrophique) ; puis contre une vieille dame autoritaire qu’il appelait sa marraine, qui avait vécu jusqu’à sa mort au foyer de ses parents ; enfin, contre un frère cadet qui avait supplanté Gethsémani dans l’amour et les soins de sa mère, ayant notamment été nourri au sein, ce qui n’avait pas été le cas de mon patient, qui en conservait un profond sentiment d’injustice. Gethsémani revenait sur ces trois aspects de son passé avec beaucoup d’émotion. Je suivais sa lente progression dans l’extériorisation de son agressivité et sa régression vers des objets de haine de plus en plus archaïques. J’intervenais par des rapprochements. J’accueillais cet énorme ressentiment comme si j’étais un réceptacle où il avait besoin de le déposer. Sa situation professionnelle s’améliorait. Son ménage avec une Française se consolidait. Ils avaient eu un enfant désiré (mais dont il ne m’avait parlé qu’une fois né). Mais c’était là des effets plus psychothérapiques que psychanalytiques. Autant à l’extérieur il restait vindicatif, autant dans les séances il se montrait soumis, plein de bonne volonté, sollicitant avec déférence mes interprétations et les approuvant aussitôt sans réserve et sans prendre le temps de la réflexion. Voilà donc ce qui m’apparaissait être la réalité ici et maintenant de sa psychanalyse : un transfert positif, idéalisant et dépendant, mais non une véritable névrose de transfert. Il y avait bien une autre manifestation ̶ très présente quant à sa vivacité sensorielle mais dont je ne savais que faire d’un point de vue psychanalytique : Gethsémani, à certains moments, sentait fort et cette odeur était d’autant plus désagréable qu’elle se mêlait au parfum de l’eau de toilette dont il noyait ses cheveux, sans doute ̶ supposé-je ̶ pour contrebalancer les effets d’une forte transpiration. J’attribuai cette particularité de mon patient tantôt à sa constitution biologique, tantôt à son milieu social d’origine. Telle fut ma première résistance contre-transférentielle : considérer que le matériel le plus présent dans les séances ne relevait pas de la psychanalyse car il n’était ni verbalisé ni ayant valeur apparente de communication.

Ma seconde résistance contre-transférentielle fut l’ennui. Gethsémani sentait de plus en plus fort, tout en ressassant les mêmes récits concernant les persécuteurs de son enfance. Mon esprit envahi par son discours et par son odeur se paralysait. Aucune interprétation neuve ne me venait plus. En même temps, j’étais culpabilisé par mon manque d’attention envers lui. J’essayais de me justifier en me disant qu’il induisait transférentiellement la répétition de sa situation d’enfance où il était devenu un fils négligé et mal aimé.

C’est l’intervention d’un tiers qui réveilla ma faculté de penser. Une patiente épisodique qu’il m’arrivait de recevoir juste après Gethsémani simula un jour de refuser de rester dans mon bureau. Elle me fit une sortie contre son prédécesseur qui empoisonnait l’atmosphère de la pièce, me demandant ironiquement si c’était là un effet heureux de la psychanalyse. L’incident me fit faire retour sur moi-même et je m’aperçus que ce patient, j’étais sur le point de ne plus pouvoir le… sentir, dans tous les sens du terme. Ne serait-ce pas la névrose de transfert qui à la fois se cachait et s’exprimait par ces émissions malodorantes, sournoisement agressives à mon égard ? Du coup, je retrouvais intérêt à la conduite de cette cure. Mais comment lui parler de son odeur, sans être moi-même agressif ou vexant ? Ma formation et mes lectures psychanalytiques ne m’avaient rien appris sur les formes olfactives du transfert, à l’exception de la notion de « cavité primitive » bucco-nasale décrite par Spitz (1965) chez le tout-petit.

Je trouvais une interprétation intermédiaire de portée assez générale, qui fut la première à être exclusivement centrée sur le présent et que je répétais pendant quelques séances sous des formes variées : « Vous me parlez davantage de vos sentiments que de vos sensations » ; « Il semble que vous cherchiez à m’envahir non seulement avec vos émois agressifs mais avec certaines impressions sensorielles. » Gethsémani se mit alors à évoquer de lui-même une circonstance du passé dont il n’avait pas été question jusque-là. Sa marraine avait une réputation de malpropreté. D’origine campagnarde, elle se lavait rarement, en dehors du visage et des mains. Elle entassait pendant plusieurs semaines, avant d’entreprendre une lessive, sa lingerie sale dans la salle de bains, où mon patient allait clandestinement respirer l’odeur forte de ses dessous, opération qui lui apportait le sentiment narcissiquement rassurant d’être préservé de tout, même de la mort. Le fantasme sous-jacent se révélait donc être celui d’un contact fusionnel avec la peau malodorante et protectrice de la marraine. En même temps, j’appris que sa mère mettait son point d’honneur à être toujours très propre et à se parfumer abondamment à l’eau de Cologne. Ainsi ̶ mais je gardais pour moi cette remarque ̶ les deux odeurs contradictoires dont il envahissait mon cabinet figuraient la tentative fantasmatique de réunir sur lui la peau de sa marraine et la peau de sa mère. N’avait-il donc pas une peau à lui ? Je l’invitais à revenir sur les circonstances dramatiques de sa naissance, qu’on lui avait souvent racontées et qu’il m’avait rapportées rapidement lors des entretiens préliminaires. Le travail ne se faisait pas. La sage-femme et la marraine, au nom d’un principe chrétien, refusaient d’intervenir, prétextant que la mère doit mettre au monde dans la douleur. Le médecin, appelé tardivement, laissa entendre au père qu’il faudrait choisir entre la vie de la femme ou de l’enfant, puis il tenta avec les fers une manœuvre désespérée qui réussit. Gethsémani naquit avec la peau arrachée et ensanglantée en plusieurs endroits et il resta pendant des jours entre la vie et la mort. La marraine, en le gardant contre elle dans son lit, l’aurait sauvé. Tout cela stimula ma réflexion, et m’encouragea à intervenir plus spécifiquement.

Puisqu’il avait parlé le premier de mauvaise odeur, je me sentais habilité à y revenir. Les jours où il présentait à nouveau une transpiration forte, je lui soulignais l’importance de l’odeur en général pour lui. À ma troisième ou quatrième remarque en ce sens, pour la première fois dans le cours de sa psychanalyse il changea de débit (sa parole jusque-là abondante, continue et forte, m’envahissait et ne me laissait guère de place pour intervenir), et à voix basse et hachée, sur le ton de la confidence et non plus de la revendication, comme s’il faisait un aparté, il se dit très gêné à mon égard quand il transpirait en séance, réaction qui d’ailleurs se produisait chez lui chaque fois qu’il était ému ; il avait honte en partant de me tendre une main moite. Ainsi je représentais pour lui, dans la névrose de transfert, la marraine, non seulement haïe mais protectrice, avec laquelle, jusqu’à son départ d’Italie, il avait entretenu une communication fusionnelle. Je découvrais chez moi quelle autre résistance contre-transférentielle avait joué : mon Moi avait refusé inconsciemment de prendre le rôle non seulement d’une paysanne abusive et symbiotique, mais, de plus, nauséabonde. Si, dans mon for intérieur, je rattachais ainsi son symptôme au passé à la fois pour mieux le comprendre et pour mieux m’en défendre, Gethsémani vivait ce symptôme dans le moment présent mais en clivant, mécanisme que je ne lui formulais que plus tard, les sentiments éprouvés par son Moi psychique et les sensations éprouvées par son Moi corporel. En fragmentant son expérience présente, il me rendait difficile de la saisir dans sa globalité. Le travail psychanalytique que j’avais à faire avec lui était donc d’établir des liens de pensée, non seulement entre passé et présent, mais d’abord entre les fragments de son présent.

Quelques séances plus tard, Gethsémani m’annonce qu’il est sous le coup d’une vive émotion. Je lui rappelle le lien qu’il a précédemment établi entre émotion et transpiration et je lui demande quelle émotion produit chez lui cette réaction de transpiration. Gethsémani fait un effort mental, tout à fait nouveau pour lui, de dédoublement et d’observation de son Moi corporel par son Moi psychique et il répond que, quand il se sentait frustré, il devenait agressif. Je complète aussitôt l’interprétation en mettant l’accent sur le contenant psychique : « Pour ne pas souffrir de cette agressivité, vous la suez à travers votre peau. »

Pendant un an environ, nous avons travaillé à mettre au jour les particularités de son Moi-peau. Il apparaît que celui-ci s’étaie sur le fantasme d’une peau commune au petit garçon et à sa marraine, peau qui lui a sauvé la vie et qui continue de le protéger de la mort. Généralement, le Moi-peau s’appuie sur une enveloppe à l’origine surtout tactile et sonore. Chez Gethsémani, l’enveloppe est principalement olfactive : cette peau commune réunit les odeurs spécifiques des orifices génitaux et anaux à celles des sécrétions de la peau. Un collègue psycho-physiologiste consulté me précisa que la sueur produite par les glandes sudoripares est en elle-même inodore mais qu’elle étale sur la peau les sécrétions laiteuses et odorantes des glandes apocrines, sécrétions provoquées par l’excitation sexuelle ou par des stress émotionnels. Je comprends alors que chez Gethsémani, la fonction de pare-excitation (thermique et hygrométrique) de la sueur se trouve confondue avec la fonction de signalisation émotionnelle des sécrétions odorantes46. Une telle enveloppe olfactive accomplit une totalisation indifférenciée de la peau et des zones érogènes. Elle réunit également des caractéristiques pulsionnelles opposées : le contact avec le corps de sa marraine est d’une part narcissiquement rassurant et libidinalement attirant, d’autre part dominateur, envahissant et irritant. C’est la même ambivalence ̶ mais chez une fille à l’égard du père ̶ que décrit le conte Peau d’âne dont la relecture achève de m’éclairer sur mon patient. Ce Moi-peau principalement olfactif constitue une enveloppe qui n’est ni continue ni ferme. Elle est percée d’une multitude de trous, correspondant aux pores de la peau et qui sont dépourvus de sphincters contrôlables ; ces trous laissent suinter le trop-plein d’agressivité intérieure, par une décharge automatique réflexe qui n’offre pas de place à la pensée pour intervenir ; il s’agit donc d’un Moi-peau passoire. Cette enveloppe d’odeurs est par ailleurs floue, vague, poreuse ; elle ne permet pas les différenciations sensorielles qui sont à la base de l’activité de pensée. Par cette décharge au niveau du Moi corporel et par cette indifférenciation au niveau du Moi psychique, le Moi conscient de Gethsémani demeurait indemne de tout soupçon de complicité avec ses pulsions agressives. L’agressivité était pour Gethsémani une idée consciente dont il pouvait parler interminablement. Mais il restait ignorant de la nature de l’enveloppe à la fois corporelle et psychique qui échouait à contenir la poussée agressive. D’où le paradoxe suivant : il était conscient de ce qui fonctionnait en profondeur (la pulsion) et inconscient de ce qui fonctionnait à la surface (un contenant psychique troué). L’émission de mauvaises odeurs pendant les séances avait un caractère directement agressif, et aussi séducteur, sans aucune transformation symbolique : il me provoquait, me sollicitait, me souillait. Mais comme c’était « involontaire », cela lui épargnait d’une part, un effort de pensée, d’autre part, des sentiments trop vifs de culpabilité.

Au cours de l’évolution ultérieure de cette cure, la transpiration malodorante s’atténua. Elle ne réapparut que dans des circonstances éprouvantes de sa vie que je pus alors interpréter comme des répétitions de certains traumatismes anciens dont il put retrouver le souvenir, au prix d’un effort considérable d’attention, de mémoire et de jugement. Il dut en effet apprendre à exercer les processus psychiques secondaires dont l’activité de décharge automatique des pulsions le dispensait jusque-là et que la structuration progressive de son Moi-peau comme conteneur psychique plus souple et plus solide rendait désormais possible. Il dut également supporter d’éprouver des sentiments de culpabilité et de haine mortifère pour sa mère d’abord, pour son père ensuite, au prix d’une angoisse intense qui fit irruption sous forme de douleurs cardiaques. Il surmonta ainsi peu à peu le clivage du Moi psychique et du Moi corporel qui avait paralysé le processus analytique au début de son traitement.

Freud et Bion ont publié quelques observations très sommaires de patients qui attaquaient la continuité de leur propre peau en pressant sur leurs boutons ou en extirpant des comédons : manifestations selon eux d’un complexe de castration archaïque menaçant l’intégrité de la peau en général, et non spécifiquement celle des organes génitaux. L’enveloppe olfactive aux innombrables trous de Gethsémani est différente. Elle représente d’abord un défaut fondamental du contenant. Secondairement, elle sert à renforcer le complexe de castration, comme la suite de la cure aura l’occasion de le mettre en évidence.

Le travail d’élaboration de son Moi-peau olfactif, auquel Gethsémani et moi participons activement, occupe plusieurs semaines. Je suis redevenu très présent aux séances. Gethsémani transpire moins souvent et moins fort. Quand cela est sur le point de lui arriver, ou lui est arrivé, il l’annonce et nous cherchons ensemble quelle émotion a joué.

De mon côté, je réfléchis au contre-transfert qui a été le mien et je crois pouvoir mettre en évidence :

  1. une résistance personnelle, liée à des interventions médicales dans le nez au cours de mon enfance qui ont émoussé et m’ont fait désinvestir ma sensibilité olfactive ;
  2. une résistance épistémologique due à l’absence d’une théorie psychanalytique de l’univers olfactif sur laquelle j’aurais pu m’appuyer ;
  3. une résistance contre une forme de transfert qui visait à m’inclure dans une enveloppe d’odeur commune au patient et à moi comme il avait été lui-même inclus dans une enveloppe olfactive commune à sa marraine et à lui.

Comment ai-je pu me dégager de ce contre-transfert ? D’abord en reconnaissant qu’il s’agissait bien d’un contre-transfert. Puis en construisant le fragment de théorie psychanalytique qui me faisait besoin, à savoir cette conception d’une enveloppe olfactive continue, envahissante, poreuse, sécrétoire, ambivalentielle, comme cas particulier de cette notion de Moi-peau que j’avais déjà inventée en réponse à des problèmes également contre-transférentiels rencontrés avec des cas dits limites.

L’été suivant, Gethsémani part en voiture pour passer les grandes vacances en Italie dans sa famille d’origine. Une angoisse intense l’étreint tout au long du trajet : il est hanté par la crainte de provoquer un accident qui entraînerait la mort soit de lui-même soit de sa femme et de leur fils. Au retour, le même calvaire recommence. Toutefois, l’angoisse diminue après le passage de la frontière et il est finalement content d’avoir pu triompher d’une pareille épreuve. Tel est son récit à notre séance de rentrée.

Un rapprochement s’impose. Quand il avait environ 18 mois, sa mère enceinte a eu un accident dont il m’avait souvent parlé. Elle descendait l’escalier de pierre qui conduisait de l’appartement à la rue ; elle portait Gethsémani dans ses bras et elle a glissé. Elle avait le choix entre laisser tomber l’enfant, au risque qu’il ne se tue en tombant la tête la première sur la pierre, ou bien tomber elle-même sur le dos, pour faire de son corps au bébé un matelas protecteur mais au risque de se faire très mal et de déclencher une fausse-couche. Elle avait en un éclair choisi la seconde solution. Gethsémani avait survécu, mais avec le sentiment, renforcé par la répétition du récit maternel, de n’être qu’un survivant aléatoire. La mère avait effectivement fait une fausse-couche et était restée boiteuse. Ce n’est que quelques années après qu’elle avait mis au monde un garçon, rival détesté de Gethsémani. L’angoisse de Gethsémani sur la route ̶ ou il se tue lui-même ou il tue sa femme et son enfant ̶ reproduisait le dilemme maternel lors de l’accident dans l’escalier : ou elle tue son fils déjà né, ou elle se blesse elle-même et elle tue l’enfant à naître. Gethsémani se sentait coupable d’avoir survécu : il a pris sa vie à l’autre ; l’autre aurait dû vivre à sa place. La naissance ultérieure du petit frère et la jalousie à son égard avait réactivé le dilemme et l’avait surchargé d’une intensité insoutenable. C’est lui alors qui pouvait tuer l’autre et qui fantasmatiquement devait le faire s’il voulait survivre. Situation cruelle à laquelle Gethsémani avait jadis échappé en décidant d’accompagner sa marraine à la campagne pour des séjours prolongés. Un tel dilemme est à la base de ce que Jean Bergeret (1984) a étudié sous le nom de violence fondamentale.

Loin d’apaiser l’angoisse de Gethsémani, ce rapprochement que je lui communique la ravive. Il s’épouvante d’être dans une situation où il ne peut vivre qu’au détriment d’un autre et où l’autre ne peut vivre qu’au détriment de lui. Sa réaction m’embarrasse. Je ne sais plus quoi interpréter. Je me dis qu’il va recommencer à suer et à sentir mauvais. Soudain, avec cette association, la lumière se fait en moi. Je lui demande s’il a transpiré pendant les vacances. Il est surpris. En effet, il n’a pas transpiré de tout l’été. Il ne l’avait pas noté avant ma remarque. C’est d’autant plus étonnant, ajoute-t-il, que le trajet sur l’autoroute s’est effectué sous un soleil torride. Je peux lui apporter l’explication qui me vient alors. Avant l’été, nous avons élucidé sa réaction d’excrétion inconsciente de son agressivité à travers la surface de sa peau. Il ne peut donc plus y recourir pour se débarrasser de ses mouvements agressifs, mais ceux-ci n’ont pas disparu pour autant. Au contraire, ils sont devenus angoissants pour sa conscience, qui doit désormais y faire face par elle-même au lieu de recourir à une soupape d’échappement corporel automatique. Aussi a-t-il peur de ne plus pouvoir les contenir car sa pensée n’a pas été suffisamment exercée à le faire. Mais, ajouté-je, on peut se demander si sa pensée n’en serait pas mieux capable que sa peau, qui les laisse suinter. Au lieu de décharger l’excès quantitatif d’agressivité qui l’encombre, il a désormais à penser qualitativement cette agressivité, à reconnaître la part qui est la sienne et à la départager de ce qui était l’affaire de sa mère, de sa marraine ou de son frère cadet, cette longue intervention de ma part apporte à Gethsémani un soulagement immédiat. Le matériel consécutif montre que c’est en s’appuyant sur l’image paternelle que Gethsémani put s’exercer à l’activité de penser ses pensées : de tous les membres de la famille, son père en effet supportait le mieux les colères et les provocations de Gethsémani.

Ce transfert du maniement de l’agressivité de la peau au Moi m’a permis de préciser le processus de genèse du Moi-peau qui s’effectue à la fois par étayage et par transformation. Face aux pulsions agressives, le Moi de Gethsémani restait si étroitement fusionné à sa peau qu’il fonctionnait comme pur Moi-corps, sans intervention du système perception-conscience. C’est en défusionnant son Moi de sa peau que le travail psychanalytique a permis à Gethsémani d’étayer sur la peau la fonction de conteneur psychique, elle-même condition de fonctionnement du système perception-conscience. Mais ce dégagement du Moi dans sa capacité de prendre conscience, de retenir, de différer, de comprendre (et en même temps de tolérer l’angoisse afférente à la présence de représentations agressives) ne pouvait s’accomplir qu’au prix d’un changement de principe de fonctionnement, d’un renoncement au principe de décharge automatique de la tension pulsionnelle au profit d’un principe de liaison de la poussée pulsionnelle à des représentants psychiques et de liaison entre les affects et les représentations.

Gethsémani s’aperçut, avec l’appui de mes interprétations, du clivage entre son Moi psychique et son Moi corporel : ce qui se passait au niveau de sa peau et plus généralement dans son corps, lui échappait et il lui fallait faire un effort soutenu d’attention pour le percevoir, effort qu’il était décidé à entreprendre mais qui exigeait de lui un apprentissage (à rapprocher de l’énoncé freudien selon lequel les processus psychiques secondaires, c’est-à-dire la pensée, commencent avec l’attention). C’était le préalable pour qu’il puisse commencer à se représenter son agressivité, et à réfléchir sur elle au lieu de s’en débarrasser en la suant.

S’ensuit une période au cours de laquelle Gethsémani s’interroge sur son transfert. Il découvre peu à peu son transfert négatif sur l’analyse et non seulement sur l’analyste : il n’attend, dit-il, rien de bon de sa psychanalyse ; ce qu’il met au jour des sentiments envers ses parents est dangereux ; d’ailleurs il pressent depuis le début que l’analyse lui fera du mal. Je lui donne l’interprétation suivante : il a la pensée inconsciente que l’analyse va le faire mourir. Cette interprétation déclenche chez lui une agitation émotionnelle considérable, mais qui n’a plus besoin de s’écouler ni par des sueurs ni par des larmes ni par des symptômes cardiaques. Le malaise est désormais tout entier dans sa pensée. Pendant plusieurs semaines, Gethsémani vit cette crainte d’une analyse qui pourrait être mortelle pour lui. Puis, il admet, à la suite de mes remarques, que c’est un fantasme. Il peut alors en retrouver l’origine. Ses parents étaient très hostiles aux considérations psychologiques. « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire », répétaient-ils. Et ils avaient mal pris la décision de Gethsémani de commencer une psychanalyse : « Ça ne t’apportera rien de bon. » Dès lors la psychanalyse de Gethsémani s’était inconsciemment inscrite sous le signe de l’accomplissement imaginaire de cette menace : il allait découvrir des vérités qui lui feraient du mal, qui le tueraient.

On voit comment s’est opérée l’articulation de l’origine externe et de l’origine interne de sa névrose de transfert. L’origine interne réside dans le retournement sur lui de son souhait de mort envers sa mère et les enfants dont elle peut être grosse. L’origine externe, à savoir le discours anti-psychologique des parents, a fourni le texte manifeste (l’équivalent de ce que sont les restes diurnes pour le rêve nocturne) permettant à la pensée latente de trouver une issue. Tant que cette articulation spécifique à l’histoire individuelle du patient n’est pas saisie et démontée, la névrose de transfert reste silencieusement agissante et l’analyse ne progresse pas de façon décisive. Ainsi la cure analytique de Gethsémani était-elle globalement prise dans une réaction thérapeutique négative.

Je compris mieux alors une des particularités de mon contre-transfert. L’idée que la psychanalyse en général puisse être nocive et qu’en particulier elle puisse tuer Gethsémani me heurtait si profondément dans mon identité et mon idéal d’analyste que je l’ai repoussée pendant des semaines avant d’admettre que c’était là un des fantasmes directeurs de mon patient.

Quelques mois plus tard, l’analyse de Gethsémani se concentre au prix d’une grande angoisse et de forts sentiments de culpabilité, alternant avec d’épisodiques poussées de sueurs malodorantes, sur les fantasmes sexuels développés à la puberté. Dans ces fantasmes, il ne cherchait plus à se représenter, comme quand il était plus jeune, ce qui se passait au lit entre sa mère et son père. Il laissait désormais à celui-ci la possession de sa femme. Par contre, il imaginait être initié par sa marraine, dans une sorte de pacte implicite avec le père : je t’abandonne ma mère, mais en échange, tu me laisses l’usage de ma marraine (cette femme était à l’origine la marraine du père mais toute la famille l’appelait « marraine »). Ce fantasme avait connu des ébauches de mise en acte. Quand un mauvais rêve l’avait réveillé et qu’il n’arrivait pas à se rendormir, Gethsémani rejoignait le lit de sa marraine, finissant la nuit auprès d’elle et entreprenant quelques prudents attouchements. Mais il était retenu d’aller plus loin par un autre fantasme, qu’un rêve récent rapporté en analyse venait de révéler : le sexe féminin lui apparaissait dangereux comme une bouche avide et dévoreuse. Ce fut de lui-même qu’adolescent il s’énonça un jour l’interdit de l’inceste et qu’il cessa de fréquenter la couche de sa marraine, en regrettant que son père n’ait point assumé plus fermement cette initiative.

Ainsi, en m’envahissant de son odeur, non seulement Gethsémani me signalait : attention, danger de stress en rapport avec l’agressivité, mais aussi il m’enveloppait du même fumet de séduction sexuelle que celui qu’il attribuait aux linges de sa marraine et qu’il émettait en la rejoignant dans son lit. Je compris qu’on n’en a jamais fini avec le contre-transfert et qu’en me fermant le nez et l’intelligence à ce signal sensoriel trop concret, je résistais à laisser pénétrer dans ma conscience la représentation ̶ qui me répugnait ̶ d’un adolescent cherchant à s’accoler à moi dans un bain d’odeurs douteuses et à me faire prendre le rôle d’une vieille fille lubrique, jusqu’à ce que je comprenne que c’était là l’érotisation secondaire du contact avec l’objet-support primordial, garant originaire de l’assurance de pouvoir vivre.

Je dois à Gethsémani, outre de m’avoir fait découvrir les particularités du Moi-peau olfactif, cette leçon sur le caractère protéiforme du contre-transfert et sur ses ruses infinies.


46 Les psychophysiologistes ont répertorié quatre types de signaux olfactifs : le désir amoureux, la peur, la colère, l’odeur de mort des personnes qui se savent condamnées. Je n’ai pas réussi à différencier ces quatre signaux chez Gethsémani, soit parce que le monde olfactif est fortement réprimé chez moi, soit que la communication fusionnelle globale entre Gethsémani et sa marraine ne permettait pas à mon patient de les différencier. Il se peut que l’intuition et l’empathie du psychanalyste reposent notamment sur une base olfactive, difficile à étudier.