17. La pellicule du rêve

Le rêve et sa pellicule

Une pellicule est au sens premier du terme une fine membrane qui protège et enveloppe certaines parties des organismes végétaux ou animaux et, par extension, le mot désigne une couche, toujours fine, d’une matière solide à la surface d’un liquide ou sur la face extérieure d’un autre solide. En un second sens, la pellicule utilisée en photographie est un mince feuillet servant de support à la couche sensible destinée à être impressionnée. C’est aux deux sens que le rêve est une pellicule. Le rêve constitue un pare-excitation qui enveloppe le psychisme du dormeur et le protège de l’activité latente des restes diurnes (les désirs insatisfaits de la veille, fusionnés à des désirs insatisfaits de l’enfance) et de l’excitation de ce que Jean Guillaumin (1979) a appelé les « restes nocturnes » (sensations lumineuses, sonores, thermiques, tactiles, cœnesthésiques, besoins organiques, etc., actifs pendant le sommeil). Ce pare-excitation est une membrane fine, qui met sur le même plan les stimuli externes et les poussées pulsionnelles internes en aplatissant leurs différences (ce n’est donc pas une interface apte à séparer, comme fait le Moi-peau, le dedans et le dehors) ; c’est une membrane fragile, prompte à se rompre et à se dissiper (d’où le réveil angoissé), une membrane éphémère (elle ne dure que ce que dure le rêve, encore qu’on puisse supposer que la présence de cette membrane rassure suffisamment le dormeur pour que, l’ayant inconsciemment introjectée, il se replie en elle, régresse à l’état de narcissisme primaire où béatitude, réduction à zéro des tensions et mort sont confondues, et s’enfonce dans un profond sommeil sans rêve) (cf. Green A., 1984).

D’autre part, le rêve est une pellicule impressionnable, qui enregistre des images mentales généralement visuelles, éventuellement sous-titrées ou parlantes, parfois en vues fixes comme dans la photographie, le plus souvent selon un déroulement animé comme dans les films cinématographiques ou, cette comparaison plus moderne est meilleure, comme dans un vidéo-clip. Là, c’est bien une fonction du Moi-peau qui est activée, la fonction de surface sensible et d’enregistrement de traces et d’inscriptions. Sinon le Moi-peau, du moins l’image du corps déréalisée et aplatie fournit-elle l’écran du rêve sur le fond duquel émergent les figurations qui symbolisent ou personnifient les forces et les instances psychiques en conflit. La pellicule peut être mauvaise, la bobine se coincer ou prendre le jour et le rêve est effacé. Si tout se passe bien, on peut au réveil développer le film, le visionner, en refaire le montage, voire le projeter sous forme d’un récit qu’on en fait à autrui.

Le rêve présuppose pour avoir lieu qu’un Moi-peau soit constitué (les bébés, les psychotiques ne rêvent pas, au sens strict du terme ; ils n’ont pas acquis une distinction sûre de la veille et du sommeil, de la perception de la réalité et de l’hallucination). Réciproquement, le rêve a, entre autres fonctions, celle de tenter de réparer le Moi-peau non seulement parce que ce dernier risque de se défaire pendant le sommeil, mais surtout parce qu’il a été plus ou moins criblé de trous produits par les effractions subies pendant la veille. Cette fonction vitale du rêve, de reconstruction quotidienne de l’enveloppe psychique, explique, à mon sens, pourquoi tout le monde ou à peu près rêve toutes les nuits ou à peu près. Nécessairement ignorée par la première théorie freudienne de l’appareil psychique, elle est implicite dans la seconde théorie : je vais essayer de l’expliciter.

Retour sur la théorie freudienne du rêve

Sous la fascination de son amitié passionnelle pour Fliess et dans l’exaltation de sa découverte de la psychanalyse, Freud, entre 1895 et 1899, interprète les rêves nocturnes comme des accomplissements imaginaires de désirs. Il démonte le travail psychique effectué par le rêve aux trois niveaux qui constituent alors pour lui l’appareil psychique. Une activité inconsciente associe à des représentants de chose et à des affects, des motions pulsionnelles qu’elle rend ainsi représentables. Une activité préconsciente articule d’une part à des représentants de mots, d’autre part à des mécanismes de défense ces représentants représentatifs et émotionnels qui se trouvent ainsi élaborés en figurations symboliques et en formations de compromis. Enfin le système perception-conscience, qui déplace son fonctionnement, pendant le sommeil, du pôle progrédient de la décharge motrice au pôle régrédient de la perception, halluciné ces figurations avec une vivacité sensorielle et affective qui les dote de l’illusion de réalité. Le travail du rêve réussit quand il franchit l’obstacle successif des deux censures, entre l’inconscient et le préconscient d’abord, entre le préconscient et la conscience ensuite. Aussi connaît-il deux types de ratés. Si le déguisement sous lequel se présente le désir interdit ne trompe pas la deuxième censure, c’est le réveil dans l’angoisse. Si les représentants inconscients court-circuitent le détour par le préconscient et passent directement dans la conscience, c’est la terreur nocturne, le cauchemar.

Quand Freud a élaboré sa seconde conception de l’appareil psychique, il n’a pas pris le temps de reprendre toute la théorie du rêve dans sa nouvelle perspective, se contentant de révisions ponctuelles. Celles-ci toutefois mettent sur la voie d’une systématisation plus complète.

Le rêve réalise les désirs du Ça, étant entendu qu’il s’agit de toute la gamme pulsionnelle élargie au même moment par Freud : désirs sexuels, auto-érotiques, agressifs, auto-destructeurs ; le rêve les réalise conformément au principe du plaisir, qui régit le fonctionnement psychique du Ça et qui exige la satisfaction immédiate et inconditionnelle des demandes pulsionnelles ; conformément aussi à la tendance du refoulé à faire retour. Le rêve réalise les exigences du Surmoi : en ce sens, si certains rêves apparaissent plus comme des accomplissements de désir, d’autres rêves sont des accomplissements d’une menace. Le rêve réalise le désir du Moi, qui est de dormir, et il le réalise en serviteur de deux maîtres : en apportant des satisfactions imaginaires à la fois au Ça et au Surmoi. Le rêve réalise également le désir, propre à ce que certains successeurs de Freud ont appelé le Moi idéal, de rétablir la fusion primitive du Moi et de l’objet et de retrouver l’état heureux de symbiose organique intra-utérine du nourrisson avec sa mère. Alors qu’à l’état de veille, l’appareil psychique obéit au principe de réalité, qu’il maintient des limites entre le Soi et le non-Soi, entre le corps et la psyché, qu’il admet la limitation de ses possibilités, qu’il affirme sa prétention à l’autonomie individuelle, dans le rêve par contre, il revendique la toute-puissance, il exprime son aspiration à l’illimité. Dans un de ses contes où il décrit la Cité des immortels, Borges les montre passant leur temps à rêver. Rêver, c’est nier en effet qu’on soit mortel. Sans cette croyance nocturne en l’immortalité d’au moins une partie du Soi, la vie diurne serait-elle tolérable ?

Dans les rêves post-traumatiques étudiés par Freud (1920) en introduction à sa seconde topique psychique, le rêveur revit répétitivement les circonstances qui ont précédé l’accident. Ce sont des rêves d’angoisse, mais qui s’arrêtent toujours juste avant la représentation de l’accident, comme si celui-ci pouvait être après coup suspendu et évité au dernier moment. Ces rêves remplissent par rapport aux précédents, quatre fonctions nouvelles :

  • réparer la blessure narcissique infligée par le fait d’avoir subi un traumatisme ;
  • restaurer l’enveloppe psychique déchirée par l’effraction traumatique ;
  • maîtriser rétroactivement les circonstances déclenchantes du traumatisme ;
  • rétablir le principe de plaisir dans le fonctionnement de l’appareil psychique que le traumatisme a fait régresser à la compulsion de répétition.

Je m’interroge : ce qui se passe ainsi pour les rêves qui accompagnent la névrose traumatique, ne doit-il être considéré que comme un cas particulier ? Ou bien ̶ telle est du moins ma conviction –, le traumatisme fonctionnant comme un verre grossissant, n’avons-nous pas à faire à un phénomène général qui se trouve à la racine de tous les rêves ? La pulsion en tant que poussée (indépendamment de son but et de son objet) fait irruption dans l’enveloppe psychique de façon répétitive pendant la veille comme pendant le sommeil, provoquant des micro-traumatismes dont la diversité qualitative et l’accumulation quantitative constituent, passé un certain seuil, ce que Masud Khan (1974) a appelé un traumatisme cumulatif. Il devient nécessaire à l’appareil psychique de chercher d’une part à évacuer cette surcharge, d’autre part à rétablir l’intégrité de l’enveloppe psychique.

Parmi la gamme des moyens possibles, les deux plus immédiats, et qui sont souvent jumelés, sont la constitution d’une enveloppe d’angoisse et celle d’une pellicule de rêve. L’appareil psychique a été surpris, lors du traumatisme, par le surgissement d’excitations externes qui ont fait effraction à travers le pare-excitation, non seulement parce qu’elles étaient trop fortes mais aussi, Freud (1920) y insiste, en raison de l’état d’impréparation de l’appareil psychique, qui ne s’attendait pas à ce surgissement. La douleur est le signe de cette effraction par surprise. Pour qu’il y ait traumatisme, il faut qu’il y ait dénivellation entre l’état de l’énergie interne et celui de l’énergie externe. Assurément, il existe des chocs tels que, quelle que soit l’attitude du sujet à leur égard, le désordre organique et la rupture du Moi-peau sont irrémédiables. Mais généralement, la douleur est moindre si l’effraction n’a pas eu lieu par surprise et s’il se trouve le plus vite possible quelqu’un qui, par ses paroles, par ses soins, fonctionne comme Moi-peau auxiliaire ou substitutif à l’égard du blessé (j’entends par là autant le fait d’être victime d’une blessure narcissique que d’une blessure physique). Freud, dans Au-delà du principe du plaisir (1920), décrit cette défense contre le traumatisme par des contre-investissements énergétiques d’intensité correspondante, ayant pour but d’égaliser l’investissement d’énergie interne à la quantité d’énergie externe apportée par les excitations qui ont surgi. Cette opération entraîne un certain nombre de conséquences ; les trois premières sont économiques, ce sont celles auxquelles Freud s’est surtout attaché ; la quatrième est topique et topographique : Freud l’a seulement pressentie et il convient de la développer.

  1. Ces contre-investissements ont pour contrepartie un appauvrissement du reste de l’activité psychique, particulièrement de la vie amoureuse et/ou intellectuelle.
  2. S’il y a une lésion durable à la suite d’un traumatisme physique, les risques de névrose traumatique sont diminués, car la lésion appelle un surinvestissement narcissique de l’organe atteint, ce qui lie l’excitation en excès.
  3. Plus un système a un investissement élevé et une énergie liée (c’est-à-dire quiescente), plus forte est sa capacité de liaison, et donc de résistance au traumatisme ; d’où la constitution de ce que j’appelle une enveloppe d’angoisse, dernière ligne de défense du pare-excitation : l’angoisse prépare le psychisme, par le surinvestissement des systèmes récepteurs, à anticiper le surgissement possible du traumatisme et à mobiliser une énergie interne égalisable autant que possible à l’excitation externe.
  4. D’un point de vue topographique maintenant, encerclée et colmatée par un contre-investissement permanent, la douleur de l’effraction subsiste sous forme de souffrance psychique inconsciente, localisée et enkystée à la périphérie du Soi (à rapprocher du phénomène de la « crypte » décrit par Nicolas Abraham, 1978, ou encore la notion Winnicottienne d’un « Soi caché »).

L’enveloppe d’angoisse (première défense, et qui est une défense par l’affect) prépare l’apparition de la pellicule du rêve (seconde défense, qui est une défense par la représentation). Les trous du Moi-peau, qu’ils soient produits par un traumatisme important ou par l’accumulation des micro-traumatismes résiduels de la veille ou contemporains du sommeil, sont transposés par le travail de la représentation en lieux scéniques où peuvent alors se dérouler les scénarios du rêve. Les trous sont ainsi colmatés par une pellicule d’images, essentiellement visuelles. Le Moi-peau est à l’origine une enveloppe tactile, doublée d’une enveloppe sonore et d’une enveloppe gustativo-olfactive. Les enveloppes musculaire et visuelle sont plus tardives. La pellicule du rêve est une tentative de remplacer l’enveloppe tactile défaillante par une enveloppe visuelle plus mince, plus frêle mais aussi plus sensible : la fonction de pare-excitation est rétablie a minima ; la fonction d’inscription des traces et de leur transformation en signes est par contre majorée. Pénélope défaisait chaque nuit, pour échapper à l’appétit sexuel des prétendants, la tapisserie à laquelle elle travaillait le jour. Le rêve nocturne opère à l’inverse de Pénélope ; il retisse la nuit ce qui du Moi-peau s’est défait le jour sous l’impact des stimuli exogènes et endogènes.

Ma conception de la pellicule du rêve recoupe l’observation publiée par Sami-Ali (1969) d’un cas d’urticaire : constatant chez une patiente l’alternance de périodes de crises d’urticaire sans rêve et de périodes de rêves sans crises d’urticaire, Sami-Ali fait l’hypothèse que le rêve dissimule une image du corps désagréable. Je transcrirai ainsi son intuition : l’illusoire peau du rêve masque un Moi-peau irrité et à vif.

Ces considérations m’amènent à repenser également les rapports du contenu latent et du contenu manifeste du rêve. Comme l’ont noté chacun à leur façon Nicolas Abraham (1978) et Annie Anzieu (1974), l’appareil psychique a une structure en emboîtements. En effet, pour qu’il y ait des contenus, il faut un contenant, et ce qui est un contenant à un niveau peut devenir un contenu à un autre niveau. Le contenu latent du rêve vise à être un contenant des poussées pulsionnelles en les associant à des représentants inconscients de choses. Le contenu manifeste vise à être un contenant visuel du contenu latent. Le récit du rêve après le réveil vise à être un contenant verbal du contenu manifeste. L’interprétation éventuellement donnée par le psychanalyste au récit du rêve du patient, d’une part démonte en partie les emboîtements (comme on épluche les peaux successives d’un oignon), d’autre part rétablit le Moi dédoublé et conscient dans sa fonction de conteneur des représentants représentatifs et affectifs des poussées pulsionnelles et des effractions traumatiques.

Observation de Zénobie

Je donne à cette patiente, aînée de sa fratrie et marquée par la perte douloureuse de sa position d’enfant unique, le pseudonyme de Zénobie en souvenir de la reine brillante de l’antique Palmyre, détrônée par les Romains.

Une première analyse avec un confrère semble avoir essentiellement porté sur ses sentiments œdipiens, sur leur organisation hystérique, sur les complications consécutives de sa vie amoureuse, sur sa frigidité qui a été atténuée sans toutefois disparaître. Elle vient me consulter à cause d’un état d’angoisse quasi-permanent que, depuis cette première analyse, elle ne peut plus refouler et, secondairement, à cause de cette frigidité persistante qu’elle cherche à la fois à guérir et à nier en se jetant dans des liaisons de plus en plus compliquées.

Les premières semaines de sa seconde psychanalyse sont dominées par un intense transfert amoureux, plus exactement par le transfert dans la cure de ses démarches séductrices habituelles à l’égard d’hommes plus âgés qu’elle. Je reconnais là, sans le lui dire, la ruse hystérique sous-jacente à cette séduction trop manifeste : retenir l’intérêt et l’attention d’un partenaire éventuel en lui proposant des satisfactions sexuelles, mais en fait pour obtenir de lui la satisfaction des besoins du Moi méconnus par l’entourage ancien. Je montre peu à peu à Zénobie que ses mécanismes de défense hystériques la protègent ̶ mal ̶ de failles dans sa sécurité narcissique de base, failles en rapport avec une forte angoisse de perte de l’amour de la mère et avec les multiples frustrations précoces de ses besoins psychiques. Zénobie restait marquée par un contraste quasi-traumatique entre ces frustrations et la générosité et le plaisir avec lesquels sa mère avait satisfait les besoins de son corps jusqu’à la naissance d’un frère rival.

Le transfert séducteur disparaît quand Zénobie acquiert la certitude que le psychanalyste est disposé à s’occuper de ses besoins du Moi sans réclamer en contrepartie une prime de plaisir érotique. Simultanément, la qualité de l’angoisse change : l’angoisse dépressive, liée aux expériences de perte ou de menace de perte de l’amour maternel, laisse la place à une angoisse persécutive, encore plus ancienne et plus redoutable.

Au cours d’un séjour à l’étranger pendant l’été, elle a fait, me rapporte-t-elle au retour, une expérience très agréable, celle de vivre dans un appartement plus grand, mieux situé, mieux éclairé que celui qu’elle occupe à Paris. J’entends tous ces détails, sans le lui préciser, comme reflétant l’évolution de son image du corps et de son Moi-peau : elle se sent mieux à l’aise dans sa peau, elle a un intense besoin de communiquer, mais ce Moi-peau ébauché ne lui fournit ni un pare-excitation suffisant ni un filtre lui permettant de discerner l’origine et la nature des excitations. En effet, cet appartement de rêve le jour devenait la nuit un véritable cauchemar. Non seulement elle ne rêvait pas, mais elle n’arrivait plus à dormir ; elle imaginait que des cambrioleurs pouvaient entrer. Cette angoisse persiste depuis son retour à Paris : elle n’a pas vraiment retrouvé le sommeil.

J’interprète sa crainte de l’effraction comme étant à double face : d’une part une effraction d’origine externe, celle d’un homme inconnu dans les parties intimes de son corps (angoisse de viol), mais aussi celle du psychanalyste dans les parties intimes de son psychisme ; d’autre part, une effraction interne, celle de ses propres pulsions qu’elle ignore être siennes, notamment un violent ressentiment pour les frustrations exercées par son entourage ancien et actuel. Je lui explique que l’intensité de son angoisse provient de l’accumulation et de la confusion de l’effraction d’origine externe et de celle d’origine interne et aussi de la confusion de la pénétration sexuelle et de la pénétration psychique. Cette interprétation vise à consolider son Moi-peau comme interface séparant l’excitation externe et l’excitation interne et comme emboîtement d’enveloppes différenciant le Moi psychique et le Moi corporel au sein d’un même Soi. L’effet est immédiat et assez durable : elle retrouve le sommeil. Mais l’angoisse qu’elle éprouvait jusqu’ici dans sa vie tend à se reporter dans sa psychanalyse.

Les séances suivantes sont marquées par un transfert en miroir. Demande répétitive de Zénobie pour que ce soit moi qui parle, qui dise ce que je pense, comment je vis, pour que je fasse écho à ce qu’elle dit, pour que je dise ce que je pense de ce qu’elle a dit. Mon contre-transfert est mis à l’épreuve par cette pression insistante et sans cesse renaissante qui me contraint quasi-physiquement et me prive de ma liberté de penser. Je ne peux ni garder le silence, ressenti par elle comme un rejet agressif et qui risque d’être destructeur pour son Moi-peau en cours de constitution, ni entrer dans son jeu hystérique d’inversion de la situation, moi devenant le patient et elle l’analyste. Par approximations successives, je mets au point une démarche d’interprétation à double versant. D’une part je lui rappelle ou lui précise une interprétation antérieurement donnée, qui est susceptible de répondre en partie à ce qu’elle me demande et qui lui montre à quoi je pense en tant qu’analyste et comment ce qu’elle dit résonne en moi. D’autre part j’essaie d’élucider le sens de sa demande : je lui explique tantôt que de vérifier que ce qu’elle dit fait écho en moi exprime son besoin de recevoir de l’autre une image d’elle pour qu’elle puisse s’en faire une à son tour ; tantôt que de savoir à quoi pensait sa mère, comment elle vivait avec son mari, quelles relations elle entretenait avec un cousin, son amant supposé, et pourquoi elle avait eu d’autres enfants, était resté pour elle une interrogation douloureuse et sans réponse ; tantôt encore qu’en me soumettant à un bombardement de questions, elle reproduisait, en cherchant à la maîtriser, une situation où elle avait dû elle-même toute petite être soumise à un bombardement de stimulations trop intenses ou trop précoces pour arriver à les penser.

Un travail analytique soutenu lui permet un certain dégagement par rapport à la position persécutive. Elle retrouve avec moi la sécurité du lien premier au bon sein maternel, sécurité détruite par les désillusions des naissances successives procréées par ce sein.

Les grandes vacances se passent pour elle sans difficultés et sans passages à l’acte perturbateur. À la reprise, elle s’abandonne à une régression importante. Elle expérimente pendant les trois quarts d’heure de la séance un affect massif de détresse. Elle revit toute sa douleur de l’abandon maternel. Les détails qu’elle est alors capable de repérer et de formuler concernant la qualité de cette souffrance signent une progression de son Moi-peau : elle a acquis l’enveloppe lui permettant de contenir ses états psychiques, et le dédoublement du Moi conscient lui permettant l’auto-observation et la symbolisation des parties malades d’elle-même. Elle apporte trois ordres de détails, que je réunis à chaque fois dans une interprétation. En premier lieu, je lui explique qu’elle a souffert de l’abandon maternel, en étant détrônée de sa situation d’enfant unique : nous le savions déjà intellectuellement, mais il lui fallait retrouver l’affect d’intense souffrance qu’elle avait alors à la fois connu et écarté. En second lieu, je propose une construction que la période précédente de transfert en miroir m’avait préparé à faire : même pendant la phase où elle avait été enfant unique, la communication entre elle et sa mère avait été défaillante ; la mère avait abondamment nourri et choyé Zénobie, mais elle n’avait pas assez pris en considération le ressenti interne du bébé. Zénobie précise en réponse que sa mère criait pour un oui et pour un non (ce que je rapproche de sa crainte de l’effraction par les bruits) ; Zénobie n’avait pas pu différencier de façon sûre, dans ce qu’elle éprouvait, ce qui provenait de sa mère et ce qui provenait d’elle-même ; le bruit exprimait la fureur d’elle ne savait qui. En troisième lieu, je suggère que cette non-prise en considération de ses sensations-affects-fantasmes primaires avait sans doute été redoublée par le père, dont le caractère jaloux et violent peut désormais être évoqué en clair par ma patiente.

Cette séance est d’une intensité émotionnelle intense et prolongée. Zénobie sanglote, à la limite de l’effondrement. Je lui annonce à l’avance la fin de sa séance, pour qu’elle puisse se préparer intérieurement à l’interruption. Je lui dis que j’accueille sa souffrance, qu’elle est en train de vivre là peut-être pour la première fois un affect si redoutable qu’elle ne s’était pas permis jusqu’ici de l’éprouver et qu’elle l’avait colmaté, déporté et enkysté à la périphérie d’elle-même. Elle s’arrête de pleurer mais titube en partant. Son Moi trouve dans cette souffrance enfin faite sienne une enveloppe qui affermit ses sentiments d’unité et de continuité du Soi.

La semaine d’après, Zénobie a repris ses mécanismes de défense habituels : elle ne veut plus, dit-elle, refaire dans sa psychanalyse une expérience aussi douloureuse. Puis elle fait allusion au fait qu’elle rêve beaucoup, sans arrêt, toutes les nuits depuis le retour des vacances. Elle ne pensait pas à m’en parler. À la séance suivante, elle m’annonce qu’elle a décidé de me parler de ses rêves, mais comme il y en a trop, elle les a classés en trois catégories : la catégorie « reine de beauté », la catégorie « boule ». J’ai oublié la troisième catégorie, n’ayant pas pu tout noter sur-le-champ et me trouvant débordé par l’abondance du matériel. Elle me rapporte ses rêves en détail et en vrac pendant des séances et des séances. Je suis submergé ou plutôt, renonçant à tout retenir, comprendre et interpréter, je me laisse porter par le flot.

Dans les rêves de la première catégorie, elle est ou elle voit une fille très belle que des hommes vont mettre nue sous prétexte d’examiner sa beauté.

Elle interprète elle-même les rêves de « boules » en rapport avec le sein ou avec les testicules. Elle reprend et complète : la boule c’est un sein-testicule-tête. Elle évoque l’expression courante « perdre la boule », pour « perdre la tête ».

Les rêves de Zénobie lui tissent une peau psychique pour remplacer son pare-excitation défaillant. Elle a commencé de reconstituer son Moi-peau à partir du moment où j’ai interprété sa persécution sonore, en mettant l’accent sur la confusion entre les bruits du dehors et le bruit que fait dans sa tête sa rage intérieure, clivée, fragmentée et projetée. Son récit fait maintenant défiler devant moi ses rêves sans s’attarder sur aucun, sans me donner ni le temps ni les éléments d’une interprétation possible. C’est un survol. Plus exactement j’ai l’impression que ses rêves la survolent et l’environnent d’un berceau d’images. L’enveloppe de souffrance fait place à une pellicule de rêves par laquelle son Moi-peau prend davantage consistance. Son appareil psychique peut même symboliser cette activité renaissante de symbolisation par la métaphore de la boule, qui condense plusieurs représentations : celle d’une enveloppe psychique en voie d’achèvement et d’unification ; celle de la tête, c’est-à-dire, pour reprendre une expression de Bion, d’un appareil à penser ses propres pensées ; celle du sein maternel tout puissant et perdu à l’intérieur duquel elle a jusqu’ici continué de vivre régressivement et fantasmatiquement ; celle des organes masculins de la fécondation du manque desquels elle a souffert quand elle a été délogée, par la naissance d’un frère, de sa place d’objet privilégié de l’amour maternel. Ainsi s’entrecroisent là les deux dimensions, narcissique et objectale, de sa psychopathologie, préfiguration des interprétations croisées que j’aurais à lui donner au cours des semaines suivantes et qui alterneront la prise en considération de sa fantasmatique sexuelle, prégénitale et œdipienne, et celle des failles et des surinvestissements (par exemple sur le mode de la séduction) de son enveloppe narcissique. En effet, l’acquisition par le sujet de son identité sexuelle dépend de deux conditions. Une condition nécessaire, à savoir qu’il ait pour la contenir une peau à lui, à l’intérieur de laquelle il se sente précisément sujet. Une condition suffisante, à savoir qu’il fasse, en relation avec des fantasmes pervers polymorphes et œdipiens, l’expérience sur cette peau, de zones érogènes et des jouissances qui peuvent y être éprouvées.

Quelques séances plus tard vient enfin un rêve sur lequel il nous est possible de travailler : « Elle sort de chez elle, la chaussée est effondrée. On voit les fondations de l’immeuble. Son frère arrive, avec toute sa famille. Elle est couchée sur un matelas. Tout le monde la regarde avec calme. Quant à elle, elle se sent révoltée, elle a envie de hurler. Elle est soumise à une épreuve horrible : elle doit faire l’amour avec son frère devant tous les autres. » Elle se réveille épuisée.

Ses associations l’amènent à revenir sur un rêve récent de bestialité qui l’avait beaucoup perturbée et à évoquer le caractère dégoûtant de la sexualité qu’elle a vécue, dans l’enfance et lors de ses premières relations hétérosexuelles à l’adolescence, comme une épreuve révoltante. « Les ébats de mes parents, c’étaient comme des animaux… (un temps). Je redoute par-dessus tout que la confiance que j’ai en vous ne soit mise en question. »

Moi : « Ce serait la chaussée effondrée, les fondations menacées. Vous attendez de moi que je vous aide à contenir le trop-plein d’excitation sexuelle qu’il y a en vous depuis votre enfance et dont votre psychanalyse vous donne une conscience de plus en plus vive. » Le mot de sexualité se trouve ainsi prononcé pour la première fois dans sa cure, et il l’est par moi-même.

Elle précise qu’elle a vécu pendant toute son enfance et son adolescence dans un état désagréable d’excitation permanente et confuse dont elle n’arrivait pas à se débarrasser.

Moi : « C’était l’excitation sexuelle, mais vous ne pouviez pas l’identifier comme sexuelle, car personne autour de vous ne vous avait donné d’explication à ce sujet. Vous ne saviez pas non plus localiser en quels endroits de votre corps vous ressentiez cette excitation, car vous n’aviez pas une représentation de votre anatomie féminine suffisamment sûre pour le faire. » Elle part rassérénée.

À la séance suivante, elle revient sur ce matériel abondant de rêves dont elle m’inonde : il lui a échappé de toute part et, craint-elle, il va déborder ma capacité de la maîtriser.

Moi : « Vous me mettez dans la même situation d’être débordé par vos rêves que vous l’êtes vous-même par l’excitation sexuelle. »

Zénobie peut formuler sa demande, refrénée depuis le début de la séance : Qu’est-ce que je pense de ses rêves ?

Je me déclare d’accord pour répondre ici et maintenant sur ses rêves, puisque son entourage n’avait pas répondu autrefois aux questions qu’elle se posait sur la sexualité et qu’elle a depuis un besoin incoercible d’interroger les autres sur ce qu’ils ressentent quant à eux et sur ce qu’ils pensent qu’elle-même ressent. Mais je précise que je n’ai aucun jugement à porter, ni sur ses rêves, ni sur ses actes. Je n’ai pas à décider par exemple si l’inceste ou la bestialité c’est bien ou c’est mal. Je lui communique ensuite deux interprétations. La première vise à différencier l’objet d’attachement et l’objet de séduction. Avec le chien, qui s’accole à elle dans le rêve plus ancien, elle fait l’expérience d’un objet avec lequel elle communique à un niveau vital primitif et essentiel, par le contact tactile, la douceur du poil, la chaleur du corps, la caresse du léchage. Ces sensations de bien-être par lesquelles elle se laisse envelopper lui permettent de se sentir suffisamment bien dans sa peau pour éprouver un désir proprement sexuel et féminin, mais inquiétant, d’être pénétrée. Avec son frère, dans le dernier rêve, la sexualité est bestiale en un autre sens, car il est brutal, elle l’a haï à sa naissance, il pourrait se venger en la possédant, ce serait avec lui accomplir un inceste monstrueux, animal. C’est l’amant redoutable de qui, fillette, elle a imaginé qu’elle pourrait tenir son initiation sexuelle.

Deuxièmement, je mets l’accent sur l’interférence, embarrassante pour elle, entre le besoin sexuel corporel dont l’accomplissement reste chez elle encore incomplet, et le besoin psychique d’être comprise. Elle se livre au désir sexuel brutal de l’homme en victime qui pense que c’est nécessaire pour attirer l’attention de celui-ci et pour obtenir, au prix du plaisir physique qu’elle lui donne, la satisfaction de ses besoins du Moi, satisfaction tantôt hypothétique, tantôt insatiable (je fais allusion là aux deux types d’expériences qui se sont succédés dans l’histoire de sa vie sexuelle). D’où la séduction qu’elle met en avant dans ses rapports avec les hommes et dans le jeu de laquelle elle se piège elle-même ; je lui rappelle que les premiers mois de sa psychanalyse avec moi avaient été consacrés à rejouer et à déjouer ce jeu.

Le travail psychanalytique amorcé dans cette série de séances s’est continué pendant des mois. Il a enclenché des modifications notables, par à-coups successifs (selon le type d’évolution par rupture et par brusque réorganisation propre à cette patiente), dans sa vie amoureuse et dans sa vie professionnelle. C’est bien plus tard que le saut direct de l’oralité à la génitalité et le court-circuit de l’analité ont pu être analysés chez Zénobie.

L’enveloppe d’excitation, fond hystérique de toute névrose

Cette séquence illustre la nécessité de l’acquisition d’un Moi-peau et des sentiments corrélatifs d’unité et de continuité de Soi, non seulement pour accéder à l’identité sexuelle et pour aborder la problématique œdipienne, mais d’abord pour localiser correctement l’excitation érogène, pour lui donner des limites en même temps que des voies de décharge satisfaisantes, pour libérer le désir sexuel de son rôle de contre-investissement des frustrations précoces subies par les besoins du Moi psychique et par la pulsion d’attachement.

Ce cas illustre également la séquence : enveloppe de souffrance, pellicule de rêves, peau de mots, nécessaire à la construction d’un Moi-peau suffisamment contenant, filtrant et symbolisant, chez des patients ayant souffert de carences anciennes dans la satisfaction des besoins du Moi, et présentant pour cette raison d’importantes failles narcissiques. L’agressivité inconsciente de Zénobie envers les hommes a pu être rattachée aux frustrations successives exercées par la mère puis par le père enfin par la fratrie. Avec l’évolution de son Moi-peau en une interface continue, souple et ferme, la pulsion (sexuelle et agressive) devient pour elle une force utilisable à partir de zones corporelles spécifiques vers des objets plus adéquatement choisis et pour des buts porteurs de plaisirs à la fois physiques et psychiques.

Pour pouvoir être reconnue, c’est-à-dire représentée, la pulsion doit être contenue dans un espace psychique tridimensionnel, localisée en certains points de la surface du corps et émerger comme figure sur cette toile de fond que constitue le Moi-peau. C’est parce que la pulsion est délimitée et circonscrite que sa poussée prend sa pleine force, une force susceptible de se trouver un objet et un but et d’aboutir à une franche et vivante satisfaction.

Zénobie présente plusieurs traits de la personnalité hystérique. Sa cure met en évidence « l’enveloppe d’excitation », expression que je dois à Annie Anzieu. Au lieu d’avoir pu trouver son enveloppe psychique à partir des signes sensoriels que lui renvoyait sa mère (il y avait notamment une discordance grave entre les manifestations tactiles chaleureuses et les émissions sonores brutales de cette mère), Zénobie a cherché un Moi-peau substitutif dans une enveloppe d’excitation permanente, investie de façon diffuse et globale aussi bien par les pulsions agressives que sexuelles. Cette enveloppe résulte d’un processus d’introjection d’une mère aimante et excitante à l’occasion de la tétée et des soins corporels. Elle entoure le Soi de Zénobie d’une ceinture d’excitations qui pérennise dans son fonctionnement psychique la double présence d’une mère attentive à ses besoins corporels et d’une stimulation pulsionnelle continue permettant à Zénobie de se sentir exister en permanence. Mais cette mère excitante quant au corps est deux fois décevante, car elle répond mal aux besoins psychiques de l’enfant et car elle met fin brusquement à l’excitation physique qu’elle a provoquée, quand elle la ressent trop durable ou trop agréable, ou trop équivoque ou trop coûteuse : la mère s’irrite paradoxalement de ce qu’elle induit ; elle en punit son enfant qui se sent pleine de honte. La séquence excitation-déception se joue simultanément sur le plan de la pulsion, qui est suractivée sans pouvoir aboutir à une décharge pleinement satisfaisante.

Annie Anzieu considère qu’une telle enveloppe psychique d’excitation physique caractérise non seulement le Moi-peau de l’hystérie mais constitue le fond hystérique commun à toute névrose. Au lieu d’échanger aussi ces signes que constituent les communications sensorielles originaires et qui fondent la possibilité d’une compréhension réciproque, la mère et l’enfant n’échangent que des stimulations, selon un processus en escalade qui finit toujours mal. La mère est déçue que l’enfant ne lui apporte pas tout le plaisir qu’elle attendait. L’enfant est doublement déçu, d’être décevant pour la mère et de garder en lui la surcharge d’une excitation insatisfaite.

J’ajoute que cette enveloppe hystérique pervertit en l’inversant la troisième fonction du Moi-peau : au lieu de s’abriter narcissiquement dans une enveloppe pare-excitation, l’hystérique se complaît à vivre dans une enveloppe d’excitation, érogène et agressive, au point d’en souffrir soi-même, d’en accuser les autres, de leur en tenir rancune, et de chercher à les entraîner dans la répétition de ce jeu circulaire où l’excitation engendre la déception qui ravive le besoin d’excitation. Dans son article « La Rancune de l’hystérique », Masud Khan (1974 b), a bien démonté cette dialectique.