3. La notion de moi-peau

Les quatre séries de données ̶ éthologiques, groupales, projectives et dermatologiques ̶ que je viens de passer en revue, m’ont amené à l’hypothèse, publiée dès 1974, dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, d’un Moi-peau. Avant de la reprendre et de la compléter, il m’apparaît souhaitable de repenser la notion de stade oral.

Sein-bouche et sein-peau

Freud ne limitait pas la phase qu’il qualifiait d’orale à l’expérience de la zone bucco-pharyngée et au plaisir de la succion. Il a toujours souligné l’importance du plaisir consécutif de la réplétion. Si la bouche fournit la première expérience, vive et brève, d’un contact différenciateur, d’un lieu de passage et d’une incorporation, la réplétion apporte au nourrisson l’expérience plus diffuse, plus durable, d’une masse centrale, d’un plein, d’un centre de gravité. Rien d’étonnant si la psychopathologie contemporaine a été amenée à attacher de plus en plus d’importance au sentiment, chez certains malades, d’un vide intérieur, ni si une méthode de relaxation comme celle de Schulz suggère de ressentir en premier lieu et simultanément dans son corps la chaleur (= le passage du lait) et la lourdeur (= la réplétion).

À l’occasion de la tétée et des soins, le bébé fait une troisième expérience concomitante des deux précédentes : il est tenu dans les bras, serré contre le corps de la mère dont il sent la chaleur, l’odeur et les mouvements, porté, manipulé, frotté, lavé, caressé, le tout généralement accompagné d’un bain de paroles et de fredonnements. On retrouve là ensemble les caractéristiques de la pulsion d’attachement décrites par Bowlby et Harlow et celles qui, chez Spitz et Balint, évoquent l’idée de cavité primitive. Ces activités conduisent progressivement l’enfant à différencier une surface comportant une face interne et une face externe, c’est-à-dire une interface permettant la distinction du dehors et du dedans, et un volume ambiant dans lequel il se sent baigné, surface et volume qui lui apportent l’expérience d’un contenant.

Le sein est le vocable couramment utilisé par les psychanalystes pour désigner la réalité complète alors vécue par l’enfant où se mêlent quatre caractéristiques qu’à l’instar du bébé le psychanalyste est parfois tenté de confondre : sein d’une part nourricier, d’autre part remplissant, peau chaude et douce au contact, réceptable actif et stimulateur. Le sein maternel global et syncrétique est le premier objet mental, et le double mérite de Mélanie Klein est d’avoir montré qu’il est apte aux premières substitutions métonymiques : sein-bouche, sein-cavité, sein-fèces, sein-urine, sein-pénis, sein-bébés rivaux, et qu’il appelle les investissements antagonistes des deux pulsions fondamentales. La jouissance qu’il apporte aux pulsions de vie ̶ jouissance de participer à sa créativité ̶ appelle la gratitude. Par contre, l’envie destructrice vise ce sein dans sa créativité même, quand il frustre le bébé en donnant à un autre que lui la jouissance. Mais, à mettre ainsi l’accent exclusivement sur le fantasme, Mélanie Klein néglige les qualités propres à l’expérience corporelle (c’est en réaction contre cette négligence que Winnicott (1962 a) a privilégié le holding et le handling de la mère réelle), et à insister sur les rapports entre certaines parties du corps et leurs produits (lait, sperme, excréments) dans une dynamique créatrice-destructrice, elle néglige ce qui relie ces parties entre elles dans un tout unificateur, la peau. La surface du corps est absente de la théorie de Mélanie Klein, absence d’autant plus surprenante qu’un des éléments essentiels de cette théorie, l’opposition de l’introjection (sur le modèle de l’allaitement) et de la projection (sur le modèle de l’excrétion) présuppose la constitution d’une limite différenciant le dedans du dehors. On comprend mieux, à partir de là, certaines réserves suscitées par la technique kleinienne : le bombardement interprétatif risque d’ôter au Moi non seulement ses défenses mais son enveloppe protectrice. Il est vrai qu’en parlant de « monde intérieur » et d’« objets internes », Mélanie Klein présuppose la notion d’un espace interne (cf. D. Houzel, 1985 a).

Plusieurs de ses disciples, sensibles à ce manque, ont élaboré, pour le pallier, de nouveaux concepts (dans la lignée desquels le Moi-peau trouve tout naturellement sa place) : introjection par le tout-petit de la relation mère-nourrisson en tant que relation contenant-contenu et constitution consécutive d’un « espace émotionnel » et d’un « espace de j la pensée » (la première pensée, celle de l’absence du sein, rend tolérable la frustration due à cette absence), aboutissant à un appareil à penser les pensées (Bion, 1962) ; représentations respectives d’un Moi ̶ poulpe mou et flasque et d’un Moi-crustacé rigide dans les deux formes, primaire anormale et secondaire à carapace, de l’autisme infantile (Frances Tustin, 1972) ; seconde peau musculaire comme cuirasse défensive-offensive chez les schizophrènes (Esther Bick, 1968) ; constitution de trois frontières psychiques, avec l’espace interne des objets externes, avec l’espace interne des objets internes, avec le monde extérieur, mais qui laissent subsister un « trou noir » (par analogie avec l’astrophysique) où s’engloutit tout élément psychique qui s’en approche (délire, tourbillon autistique) (Meltzer, 1975).

Je me dois également de citer ici sans plus attendre quatre psychanalystes français (d’origine hongroise pour les deux premiers, italienne et égyptienne pour les derniers) dont les intuitions cliniques et les élaborations théoriques, convergentes avec les miennes, m’ont éclairé, stimulé, conforté. Tout conflit psychique inconscient se déploie non seulement par rapport à un axe œdipien mais en même temps par rapport à un axe narcissique (B. Grunberger, 1971). Chaque sous-système de l’appareil psychique et le système psychique dans son ensemble obéissent à une interaction dialectique entre écorce et noyau (N. Abraham, 1978). Il existe un fonctionnement originaire, de nature pictogrammatique, de l’appareil psychique, plus archaïque que les fonctionnements primaire et secondaire (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975). Un espace imaginaire se développe à partir de la relation d’inclusion mutuelle des corps de la mère et de l’enfant, par un double processus de projection sensorielle et fantasmatique (Sami-Ali, 1974).

Toute figure suppose un fond sur lequel elle apparaît comme figure : cette vérité élémentaire est aisément méconnue car l’attention se trouve normalement attirée par la figure qui émerge et non par le fond sur lequel celle-ci se détache. L’expérience vécue par le bébé des orifices permettant le passage dans le sens de l’incorporation ou dans celui de l’expulsion est assurément importante mais il n’y a d’orifice perceptible que par rapport à une sensation, fût-elle vague, de surface et de volume. L’infans acquiert la perception de la peau comme surface à l’occasion des expériences de contact de son corps avec le corps de la mère et dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle. Il parvient ainsi non seulement à la notion d’une limite entre l’extérieur et l’intérieur mais aussi à la confiance nécessaire à la maîtrise progressive des orifices, car il ne peut se sentir en confiance quant à leur fonctionnement que s’il possède, par ailleurs, un sentiment de base qui lui garantisse l’intégrité de son enveloppe corporelle. La clinique confirme là ce que Bion (1962) a théorisé avec sa notion d’un « contenant » psychique (container) : les risques de dépersonnalisation sont liés à l’image d’une enveloppe perforable et à l’angoisse ̶ primaire selon Bion ̶ d’un écoulement de la substance vitale par des trous, angoisse non pas de morcellement mais de vidage, assez bien métaphorisée par certains patients qui se décrivent comme un œuf à la coquille percée se vidant de son blanc, voire de son jaune. La peau est d’ailleurs le siège des sensations proprioceptives, dont Henri Wallon a souligné l’importance dans le développement du caractère et de la pensée : c’est un des organes régulateurs du tonus. Penser en termes économiques (accumulation, déplacement et décharge de la tension) présuppose un Moi-peau.

La surface de l’ensemble de son corps et de celui de sa mère fait l’objet, chez le bébé, d’expériences aussi importantes, pour leur qualité émotionnelle, pour leur stimulation de la confiance, du plaisir et de la pensée, que les expériences liées à la succion et à l’excrétion (Freud) ou à la présence fantasmatique d’objets internes représentant les produits du fonctionnement des orifices (M. Klein). Les soins de la mère produisent des stimulations involontaires de l’épiderme, à l’occasion des bains, des lavages, des frottements, du portage, des étreintes. De plus, les mères connaissent bien l’existence des plaisirs de peau chez le nourrisson et chez elles et, par leurs caresses, leurs jeux, elles les provoquent volontairement. Le tout-petit reçoit ces gestes maternels d’abord comme une excitation puis comme une communication. Le massage devient un message. L’apprentissage de la parole requiert notamment l’établissement préalable de telles communications préverbales précoces. Le roman et le film Johnny s’en va-t-en guerre l’illustrent bien : un soldat grièvement atteint a perdu la vue, l’ouïe et le mouvement ; une infirmière parvient à établir le contact en dessinant avec sa main des lettres sur la poitrine et l’abdomen du blessé ̶ puis en lui procurant, en réponse à une demande muette, par une masturbation bienveillante, le plaisir de la décharge sexuelle. L’infirme retrouve ainsi le goût de survivre, parce qu’il se sent successivement reconnu et satisfait dans son besoin de communication et dans son désir viril. Qu’il y ait, avec le développement de l’enfant, érotisation de la peau, est un fait indéniable ; les plaisirs de peau sont intégrés sous forme de préliminaires à l’activité sexuelle adulte ; ils conservent un rôle de premier plan dans l’homosexualité féminine. Il n’en reste pas moins que la sexualité génitale, voire auto-érotique, n’est accessible qu’à ceux qui ont acquis le sentiment minimum d’une sécurité de base dans leur propre peau. De plus, comme l’a suggéré Federn (1952), l’érotisation des frontières du corps et du Moi frappe de refoulement et d’amnésie les états psychiques originaires du Soi.

L’idée de Moi-peau

L’instauration du Moi-peau répond au besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la constance d’un bien-être de base. Corrélativement, l’appareil psychique peut s’essayer aux investissements sadiques et libidinaux des objets ; le Moi psychique se fortifie des identifications à ces objets et le Moi corporel peut jouir des plaisirs prégénitaux puis génitaux.

Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de.son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le Moi psychique se différencie du Moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif. Tausk (1919) a particulièrement bien montré que le syndrome de l’appareil à influencer ne se comprenait que par la distinction de ces deux Moi ; le Moi psychique continue d’être reconnu comme sien par le sujet (aussi ce Moi met-il en œuvre des mécanismes de défense contre les pulsions sexuelles dangereuses et interprète-t-il logiquement les données perceptibles qui lui parviennent), tandis que le Moi corporel n’est plus reconnu par le sujet comme lui appartenant et les sensations cutanées et sexuelles qui en émanent sont attribuées à la machinerie d’un appareil à influencer, commandé par les machinations d’un séducteur-persécuteur.

Toute activité psychique s’étaie sur une fonction biologique. Le Moi-peau trouve son étayage sur les diverses fonctions de la peau. En attendant de procéder plus loin à leur étude systématique, j’en signale ici brièvement trois (auxquelles je me limitais dans mon article princeps de 1974). La peau, première fonction, c’est le sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de paroles y ont accumulés. La peau, seconde fonction, c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur, c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin, troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est, de plus, une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci.

De cette origine épidermique et proprioceptive, le Moi hérite la double possibilité d’établir des barrières (qui deviennent des mécanismes de défense psychiques) et de filtrer les échanges (avec le Ça, le Surmoi et le monde extérieur). C’est, selon moi, la pulsion d’attachement, si elle est tôt et suffisamment satisfaite, qui apporte au nourrisson la base sur laquelle peut se manifester ce que Luquet (1962) a appelé l’élan intégratif du Moi. Conséquence ultérieure : le Moi-peau fonde la possibilité même de la pensée.

Le fantasme d’une peau commune et ses variantes narcissiques et masochistes

La notion, discutée, de masochisme primaire, trouverait ici des arguments pour l’appuyer et la préciser. La souffrance masochiste, avant d’être secondairement érotisée et de conduire au masochisme sexuel ou moral, s’explique d’abord par des alternances brusques, répétées et quasi traumatiques, avant la marche, le stade du miroir et la parole, de surstimulations et de privations du contact physique avec la mère ou ses substituts, et donc de satisfactions et de frustrations du besoin d’attachement.

La constitution du Moi-peau est une des conditions du double passage du narcissisme primaire au narcissisme secondaire et du masochisme primaire au masochisme secondaire.

Dans les cures psychanalytiques de patient présentant soit des comportements sexuels masochiques, soit une fixation partielle à une position masochique perverse, j’ai en effet souvent rencontré l’élément suivant : ils ont présenté, dans leur petite enfance, un épisode d’atteinte physique réelle de leur peau, épisode qui a fourni un matériel décisif à leur organisation fantasmatique. Ce peut être une intervention chirurgicale superficielle : j’entends par là qu’elle s’est principalement jouée à la surface du corps. Ce peut être une dermatose, une pelade. Ce peut être un choc ou une chute accidentels où une partie importante de la peau a été arrachée. Ce peuvent être enfin des symptômes précoces de conversion hystérique.

Le fantasme inconscient que ces diverses observations m’ont permis de mettre à jour n’est pas celui du corps « démembré », comme certains psychanalystes en ont émis l’hypothèse : ce dernier fantasme m’apparaît plutôt typique des organisations psychotiques. Selon moi, c’est le fantasme du corps « écorché » qui sous-tend la conduite du masochiste pervers.

Freud évoque, à propos de l’homme aux rats, « l’horreur d’une jouissance ignorée ». La jouissance du masochiste atteint le degré maximum d’horreur quand le châtiment corporel appliqué à la surface de la peau (fessée, flagellation, piqûres) est poussé au point où des morceaux de peau sont déchirés, troués, arrachés. La volupté masochique, on le sait, requiert la possibilité pour le sujet de se représenter que les coups ont laissé une trace à la surface de son corps. Parmi les plaisirs prégénitaux qui accompagnent normalement la jouissance sexuelle génitale, se trouve assez souvent celui de laisser sur la peau du partenaire des traces par morsure ou par griffure : c’est là l’indice d’un élément fantasmatique annexe qui, chez le masochiste, passe au premier plan.

Comme nous allons le voir au chapitre suivant, consacré au mythe grec de Marsyas, le fantasme originaire du masochisme est constitué par la représentation : 1°) qu’une même peau appartient à l’enfant et à sa mère, peau figurative de leur union symbiotique, et 2°) que le processus de défusion et d’accès de l’enfant à l’autonomie entraîne une rupture et une déchirure de cette peau commune. Ce fantasme d’être dépiauté est renforcé par les observations faites sur des animaux domestiques tués et préparés pour la consommation ou sur soi-même à l’occasion de fessées ou de soins apportés à des plaies ou à des croûtes.

La plupart des patients chez qui j’ai trouvé une fixation masochiste notable présentaient des fantasmes plus ou moins conscients de fusion cutanée avec la mère. Le rapprochement du fantasme inconscient de corps écorché et du fantasme préconscient de fusion me paraît éclairant. L’union symbiotique avec la mère est figurée dans le langage de la pensée archaïque par une image tactile (et vraisemblablement olfactive) où les deux corps de l’enfant et de la mère ont une surface commune. La séparation de la mère est figurée par l’arrachement de cette peau commune. Des éléments de réalité donnent crédit à cette représentation fantasmatique. Lorsque, à l’occasion d’une maladie, d’une opération ou d’un accident qui a provoqué une plaie, le pansement colle à la chair, la mère ou son substitut arrache ou est imaginée pouvoir arracher des morceaux d’épiderme avec le pansement : celle qui donne les soins est aussi celle qui écorche. Mais celle qui a déchiré l’enveloppe commune est aussi celle qui peut la réparer.

Dans le fantasme masochiste, la fourrure (cf. La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch) apporte la représentation figurée du retour à un contact de peau à peau, velouté, voluptueux, et odorant (rien n’est si fort que l’odeur d’une fourrure neuve), à cet accolement des corps qui constitue un des plaisirs annexes de la jouissance génitale. Que la Vénus flagellante de Sacher-Masoch dans sa vie comme dans son roman soit nue sous une fourrure confirme la valeur primaire de la peau-fourrure comme objet d’attachement avant qu’elle n’acquière une valeur dénotative de l’objet sexuel. Faut-il rappeler qu’une fourrure est dans la réalité une peau d’animal et que sa présence renvoie à un animal écorché et dépiauté ? L’enfant Séverin, fasciné par Vénus ou Wanda habillée de fourrures, voit en imagination sa mère couverte d’une peau qui signifie en même temps la fusion et l’arrachement. Cette fourrure représente la douceur physique, la tendresse sensuelle vécue au contact d’une mère dispensant amoureusement ses soins à l’enfant. Mais la Vénus à la fourrure figure aussi la mère que l’enfant a cherché à voir nue ou qu’il a tenté de séduire en lui exhibant réellement ou imaginairement son pénis, la mère qui l’a puni dans la réalité en le battant, dans l’imaginaire en l’écorchant vif jusqu’à le dépiauter, et qui se drape maintenant, triomphale, dans la peau du vaincu, comme les héros chasseurs de la mythologie ancienne où des sociétés dites primitives se vêtent de la peau des animaux sauvages ou des ennemis qu’ils ont tués.

Il est temps d’introduire une distinction fondamentale entre les deux types de contacts exercés par la mère et l’entourage maternant sur le corps et la peau du bébé. Certains contacts communiquent une excitation (par exemple une excitation fortement libidinalisée de la mère pendant les soins corporels qu’elle donne à l’enfant peut transmettre à celui-ci une stimulation érogène si prématurée et si excessive par rapport à son degré de développement psychique qu’il la vit comme une séduction traumatique). D’autres contacts communiquent une information (en rapport par exemple avec les besoins vitaux du nourrisson, avec les affects éprouvés par les deux partenaires, avec les dangers provenant du monde extérieur, avec la manipulation des objets, manipulation différente selon qu’ils sont animés ou inanimés…). Ces deux types de contacts sont d’abord indifférenciés pour le bébé et ils tendent à le rester d’autant plus longtemps que la mère et l’entourage maternant les intervertissent, les mélangent, les brouillent. Chez l’hystérique, leur confusion tend à subsister en permanence : il (ou elle) émet à l’intention du partenaire, sous couvert d’excitations, des informations tellement voilées que le partenaire a toutes les chances de chercher à répondre à l’excitation, non à l’information, provoquant ainsi la déception, la rancune, les plaintes de l’hystérique. Dans certaines formes de dépression, il s’agit de la dynamique inverse : le bébé a reçu des soins corporels nécessaires et suffisants, avec leur cortège d’excitations pulsionnelles ; mais la mère, accaparée par le deuil d’un proche parent, par le désarroi d’une rupture conjugale, par une dépression post partum, ne s’est pas suffisamment intéressée à saisir le sens des signaux émis par le bébé ni à lui en renvoyer à son tour. Devenu adulte, la personne se déprime chaque fois qu’elle a reçu une nourriture matérielle ou spirituelle non accompagnée d’échanges signifiants et dont l’absorption lui fait ressentir d’autant plus intensément son vide intérieur.

Les destins de ces deux types de contacts excitants et signifiants concernent respectivement le masochisme et le narcissisme.

Le paradoxe des contacts excitants consiste en ce que la mère, qui sert au bébé de pare-excitation originaire contre les agressions du milieu extérieur, provoque chez lui, par la qualité et l’intensité libidinales de ses soins corporels, une surexcitation pulsionnelle d’origine interne dont l’excès s’avère plus ou moins rapidement désagréable. La construction du Moi-peau se trouve alors handicapée par l’instauration durable d’une enveloppe psychique, à la fois enveloppe d’excitation et enveloppe de souffrance (au lieu d’un Moi-peau à la fois pare-excitation et enveloppe de bien-être). C’est là la base économique et topographique du masochisme, avec la compulsion à répéter les expériences qui réactivent à la fois l’enveloppe d’excitation et celle de souffrance.

Le paradoxe des contacts signifiants tient en ce que la mère attentive aux besoins non seulement corporels, mais aussi psychiques du bébé, ne fait pas que satisfaire ces besoins, elle montre, par les échos sensoriels qu’elle renvoie autant que par les actions concrètes qu’elle accomplit, qu’elle a correctement interprété ces besoins. Le bébé est satisfait dans ses besoins, et il est surtout rassuré quant à son besoin qu’on comprenne ses besoins. D’où la construction d’une enveloppe de bien-être, narcissiquement investie, support de l’illusion, nécessaire à fonder le Moi-peau, qu’un être accolé de l’autre côté de cette enveloppe, réagit immédiatement en symétrie complémentaire à ses signaux : illusion sécurisante d’un double narcissique omniscient à sa disposition permanente.

Sous-jacent aux deux cas, du narcissisme secondaire comme du masochisme secondaire, se trouve le fantasme d’une surface de peau commune à la mère et à l’enfant : surface où domine, ici l’échange direct des excitations, là l’échange direct des significations.

Quand le Moi-peau se développe surtout sur le versant narcissique, le fantasme originaire d’une peau commune se transforme en fantasme secondaire d’une peau renforcée et invulnérable (caractérisée par sa double paroi accolée, cf. p. 1, infra). Quand le Moi-peau se développe davantage sur le plan masochique, la peau commune est fantasmée comme peau arrachée et blessée. Les divers fantasmes de la peau, tels que la mythologie permet d’en dresser un inventaire (cf. D. Anzieu, 1984), jalonnent ces deux versants : peau bouclier (l’égide de Zeus), peau oripeau (les robes célestes et le survêtement animal de Peau d’Ane) pour le premier versant ; peau meurtrie, peau écorchée, peau meurtrière pour le second versant.

S. Consoli4 a exposé le cas d’un patient (masochiste) qui se complaît à s’imaginer victime des humiliations imposées par une femme dans les conditions suivantes : elle se tient debout, revêtue d’une peau de mouton, ou de vache, et lui-même, à quatre pattes aux pieds de la femme, s’identifie au mouton ou à la vache. Il y a donc représentation d’une peau commune à l’homme (transformé en animal) et à la femme qui le dompte, porteuse de la peau du même animal, dans une complémentarité des rôles qui accentue l’illusion d’une continuité narcissique. Dans leur corps à corps, chacun est, plutôt que le « prolongement » de l’autre (comme le pense S. Consoli), une des deux faces respectives de cette interface cutanée commune que je viens de mettre en évidence. Il convient d’ajouter que dans de nombreux scénarios pervers ou dans de simples fantaisies érotiques, la fourrure joue un rôle fétiche, par similitude aux poils qui masquent la perception des organes génitaux et donc la reconnaissance de la différence des sexes.


4 Exposé à la journée Peau et Psychisme (Hôpital Tarnier, 19 février 1983).