1. Le sentiment de l'enfance

1. Les âges de la vie

Un homme du XVIe ou du XVIIe siècle s’étonnerait des exigences d’état civil auxquelles nous nous soumettons naturellement. Nous apprenons à nos enfants, dès qu’ils commencent à parler, leur nom, celui de leurs parents, et aussi leur âge. On est très fier quand le petit Paul, interrogé sur son âge, répond bien qu’il a deux ans et demi. Nous sentons en effet qu’il est important que petit Paul ne se trompe pas : que deviendrait-il s’il ne savait plus son âge ? Dans la brousse africaine, c’est encore une notion bien obscure, quelque chose qui n’est pas si important qu’on ne puisse l’oublier. Mais, dans nos civilisations techniciennes, comment oublierait-on la date exacte de sa naissance, alors qu’à chaque déplacement nous devons l’écrire sur la fiche de police à l’hôtel ; à chaque candidature, à chaque démarche, à chaque formule à remplir, et Dieu sait s’il y en a et s’il y en aura de plus en plus, il faut toujours la rappeler. Petit Paul donnera son âge à l’école, il deviendra vite Paul N. de la classe x, et quand il prendra son premier emploi, il recevra avec sa carte de Sécurité sociale un numéro d’inscription qui doublera son propre nom. En même temps, et plutôt que Paul N., il sera un numéro, qui commencera par son sexe, son année de naissance, et le mois de l’année. Un jour viendra où tous les citoyens auront leur numéro matricule : c’est le but des services d’identité. Notre personnalité civile s’exprime désormais avec plus de précision par nos coordonnées de naissance que par notre nom patronymique. Celui-ci pourrait très bien, à la limite, non pas disparaître, mais être réservé à la vie privée, tandis qu’un numéro d’identité le remplacerait pour l’usage civil, dont la date de naissance serait l’un des éléments constitutifs. Le prénom avait été, au Moyen Âge, considéré comme une désignation trop imprécise, il avait fallu le compléter par un nom de famille, souvent un nom de lieu. Et voilà qu’il convient maintenant d’ajouter une nouvelle précision, de caractère numérique, l’âge. Mais le prénom et même le nom appartiennent à un monde de fantaisie — le prénom — ou de tradition — le nom. L’âge, quantité mesurable légalement à quelques heures près, ressort d'un autre monde, celui de l’exactitude et du chiffre. À ce jour nos habitudes d’état civil tiennent à la fois de l’un et l'autre monde.

Il existe cependant des actes qui nous engagent gravement, que nous rédigeons nous-mêmes, et dont le libellé n’exige pas l’indication de la date de naissance. De genres bien différents, les uns sont des effets de commerce, traites, ou chèques, les autres sont les testaments, mais ils ont tous été inventés à des époques déjà anciennes, avant que la rigueur de l’identité moderne se soit introduite dans les mœurs. L’inscription de la naissance sur les registres paroissiaux a été imposée aux curés par François Ier, et il fallut que, pour être respectée, cette mesure, qui était déjà prescrite par l’autorité des conciles, fût acceptée par des mœurs longtemps rétives à la rigueur d’une comptabilité abstraite. On admet que c’est seulement au XVIIIe siècle que les curés ont tenu leurs registres avec l'exactitude, ou la conscience d’exactitude, qu’un État moderne exige de ses officiers d’état civil. L’importance personnelle de la notion d’âge a dû s’affirmer dans la vie à mesure que les réformateurs religieux et civils l’imposaient dans les documents, en commençant par les couches les plus instruites de la société, c’est-à-dire au XVIe siècle, celles qui passaient par les collèges. Dans les mémoires des XVIe et XVIIe siècles que j’ai consultés pour reconstituer quelques exemples de scolarité17, il n’est pas rare de relever au début du récit l’âge ou la date et le lieu de naissance du narrateur. Il arrive même que l’âge devienne alors un objet d’attention particulière. On l’inscrit sur les portraits comme un signe supplémentaire d’individualisation, d’exactitude et d’authenticité. Sur de nombreux portraits du XVIe siècle, on relève des inscriptions de ce genre : Ætatis suae 29 : la vingt-neuvième année de son âge, avec la date de la peinture ANDNI 1551° (portrait par Pourbus de Jean Fernaguut, Bruges)18. Sur les portraits de personnages illustres, les portraits de cour, cette référence est en général absente ; elle subsiste, soit sur la toile, soit encore sur le cadre ancien, des portraits de famille, liés à un symbolisme familial. Parmi les plus anciens peut-être, on relève cet admirable portrait de Marguerite Van Eyck : En haut : co(rt)iux m(eus)s Joh(hann)es me c(om) plevit an(n)o 1439°, 17 Junii (quel souci de précision : mon mari m’a peinte le 17 juin 1439) ; et en bas : Ætas mea triginta trium an(n)orum, 33 ans. Très souvent, ces portraits du XVIe siècle sont jumelés : un pour la femme, l’autre pour le mari. L’un et l’autre portent la même date, répétée par conséquent deux fois avec l’âge de chacun des conjoints : ainsi les deux toiles de Pourbus, Jean Fernaguut et sa femme, Adrienne de Bue19 portent la même indication : Anno domini 1551, avec pour l’homme : Ætatis suae 29, pour la femme, 19. Il arrive aussi que les portraits du mari et de la femme soient réunis sur la même toile, comme les Van Gindertaelen attribués à Pourbus, représentés avec leurs deux petits enfants. Le mari a une main sur la hanche et appuie l'autre sur l'épaule de sa femme. Les deux enfants jouent à leurs pieds. La date est de 1559. Du côté du mari, ses armes avec l’inscription aetus an. 27 et du côté de la femme, les armes de sa famille et l’inscription : Ætatis, mec. 2020. Ces données d’état civil prennent parfois l’allure d'une véritable formule épigraphique, comme sur ce tableau de Martin de Voos, daté de 1572, qui représente Antoine Anselme, échevin d’Anvers, sa femme et leurs deux enfants21. Les deux conjoints sont assis de chaque côté d’une table tenant l’un, le garçon, l’autre, la fille. Entre leurs têtes s’étale, en haut et au milieu de la toile, un beau cartouche, soigneusement orné, avec l’inscription suivante : concordi ae antonii anselmi et johannae Hooftmans feliciq : propagini, Martino de Vos pictore, DD natus est ille ann MDXXXVI die IX febr uxor ann MDLV D XVI decembr liberi a Ægidius ann MDLXXV XXI Augusti Johanna ann MDLXVI XXVI septembr. Cette inscription nous suggère le motif qui inspire cette épigraphie : elle paraît en relation avec le sentiment de la famille et son développement à cette époque.

Ces portraits de famille datés sont des documents d’histoire familiale, comme le seront trois à quatre siècles plus tard les albums de photos. Relèvent du même esprit les livres de raison, où sont notés, en sus des comptes, les événements domestiques, les naissances et les morts. Il se forme alors une confluence du souci de précision chronologique et du sentiment familial. Il s’agit moins des coordonnées de l’individu que de celles des membres de la famille. On éprouve le besoin de donner à la vie familiale une histoire en la datant. Ce curieux souci de dater n’apparaît pas seulement dans les portraits, mais aussi dans les objets et dans le mobilier. Au XVIIe siècle, l’habitude se généralise de graver ou de peindre une date sur les lits, coffres, bahuts, armoires, cuillers, verres de cérémonie. La date correspond à un moment émouvant de l’histoire familiale, en général le mariage. Dans certaines régions, en Alsace, en Suisse, en Autriche, en Europe centrale, les meubles du XVIIe au XIXe siècle, les meubles peints en particulier, sont datés, et ils portent aussi le nom de leurs deux propriétaires. Je relève au musée de Thoune, cette inscription parmi d’autres, sur un bahut : Hans Bischof — 1709 — Elizabeth Misler. On se contente parfois des initiales accolées de part et d’autre de la date, la date du mariage. Cette coutume sera très répandue en France, et ne disparaîtra qu’à la fin du XIXe siècle. Ainsi l’inscription relevée sur un meuble par un enquêteur du Musée des Arts populaires22 en Haute-Loire : 1873 LT JV. L’inscription des âges ou d’une date sur un portrait, ou sur un objet, correspond au même sentiment qui tend à donner à la famille plus de consistance historique.

Ce goût de l’inscription chronologique, s’il subsiste jusqu’au milieu du XIXe siècle au moins dans les conditions moyennes, disparut vite dans les milieux de ville et de cour où on dut très tôt le considérer comme naïf et provincial. Dès le milieu du XVIIe siècle les inscriptions tendent à disparaître sur les tableaux (on en retrouve encore, mais chez des peintres de province, ou provincialisant). Le beau mobilier d’époque est signé, ou s’il est daté, c’est discrètement.

Malgré cette importance que l’âge avait prise dans l’épigraphie familiale au XVIe siècle, il subsistait dans les usages de curieuses survivances du temps où il était rare et difficile de se souvenir exactement de son âge. Je rappelais plus haut que notre petit Paul sait son âge dès qu’il commence à parler. Sancho Pança ne connaissait pas exactement l’âge de sa fille que pourtant il aimait beaucoup : « Elle peut avoir quinze ans, ou deux ans de plus ou de moins, toutefois elle est aussi grande qu’une lance et fraîche qu’une matinée d’avril23... » Il s'agit d’un homme du peuple. Au XVIe siècle, et même dans ces catégories scolarisées où des habitudes de précision moderne s’observent plus tôt, les enfants savent sans doute leur âge ; mais un usage très curieux de bienséance les oblige à ne pas l’avouer nettement et à répondre avec certaines réserves. Quand l’humaniste et pédagogue valaisien Thomas Platter raconte sa vie24, il dit bien avec beaucoup de précision quand et où il est né, toutefois, il se croit obligé d’enrober le fait dans une prudente paraphrase : « Et d’abord, il n’y a rien que je puisse moins garantir que l'époque exacte de ma naissance. Lorsque j’eus l'idée de m’enquérir de la date de ma naissance, on me répondit que j’étais venu au monde en l’an 1499, le dimanche de la Quinquagésime, juste au moment où l’on sonnait la messe. » Curieux mélange d’incertitude et de rigueur. En vérité, il ne faut pas prendre cette réserve à la lettre : il s’agit d’une réserve d’usage, souvenir d’un temps où l'on ne savait jamais une date exacte ; il est surprenant qu’elle soit devenue une manière de bienséance : c’est ainsi qu’il convenait de donner son âge à un interlocuteur. Dans les dialogues de Cordier25 on est à l’école, pendant une récréation, et deux garçons s’interrogent : « Quel âge avez-vous ? — Treize ans, comme j'ay entendu de ma mère. » Même lorsque les habitudes de chronologie personnelle entrent dans les mœurs, elles ne parviennent pas à s’imposer comme une connaissance positive, et ne dissipent pas tout de suite l’ancienne obscurité de l’âge, qui subsiste encore quelque temps dans les habitudes de civilité.

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Les « âges de la vie » occupent une grande place dans les traités pseudo-scientifiques du Moyen Âge. Leurs auteurs emploient une terminologie qui nous paraît purement verbale : enfance et puérilité, jeunesse et adolescence, vieillesse et sénilité, chacun de ces mots signifie une période de la vie différente. Nous avons depuis emprunté quelques-uns d’entre eux pour désigner des notions abstraites comme la puérilité ou la sénilité, mais ces sens n’étaient pas contenus dans les premières acceptions. En fait il s’agissait à l’origine d’une terminologie savante qui deviendra par la suite familière. Les « âges », « âges de la vie », « âges de l’homme », correspondaient dans l’esprit de nos ancêtres, à des notions positives, si connues, si répétées, si usuelles, qu’elles sont passées du domaine de la science à celui de l’expérience commune. Nous n’avons plus idée aujourd’hui de l’importance de la notion d’âge dans les représentations anciennes du monde. L’âge de l’homme était une catégorie scientifique du même ordre que le poids ou la vitesse pour nos contemporains : elle appartenait à un système de description et d’explication physique qui remonte aux philosophes ioniens du VIe siècle avant Jésus-Christ, que les compilateurs médiévaux reprirent dans les écrits du Bas-Empire, qui inspire encore les premiers livres imprimés de vulgarisation scientifique au XVIe siècle. Nous ne recherchons pas ici sa formule exacte et sa place dans l’histoire des sciences, il nous importe seulement de saisir dans quelle mesure cette science était devenue familière, ses concepts passaient dans les habitudes mentales, et ce qu’elle représentait dans la vie quotidienne. Nous comprendrons mieux le problème en parcourant l’édition de 155626 du Grand Propriétaire de toutes choses. Il s’agit d’une compilation latine du XIIIe siècle, qui reprenait elle-même toutes les données des écrivains du Bas-Empire. On jugea opportun de la traduire en français et de lui donner par l’imprimerie une plus grande diffusion : cette science antiquo-médiévale était donc encore au milieu du XVIe siècle objet de vulgarisation. Le Grand Propriétaire de toutes choses est une encyclopédie de toutes connaissances profanes et sacrées, un Grand-Larousse, mais dont la conception ne serait pas analytique, et qui traduirait l’unité essentielle de la nature et de Dieu. Une physique, une métaphysique, une histoire naturelle, une physiologie et une anatomie humaines, un traité de médecine et d’hygiène, une astronomie, en même temps qu’une théologie. Vingt livres traitent de Dieu, des anges, des éléments, de l'homme et de son corps, des maladies, du ciel, du temps, de la matière, de l’air, de l’eau, du feu, des oiseaux, etc. Le dernier livre est consacré aux nombres et aux mesures. On pouvait aussi trouver dans ce livre certaines recettes pratiques. Une idée générale s’en dégageait, idée savante devenue ensuite très familière, l’idée de l’unité fondamentale de la nature, de la solidarité qui existe entre tous les phénomènes de la nature, qui ne se séparent pas des manifestations surnaturelles. L’idée qu’il n’y avait pas d’opposition entre le naturel et le surnaturel appartenait à la fois aux croyances populaires héritées du paganisme, et à une science physique aussi bien que théologique. Je croirais assez que cette rigoureuse conception de l’unité de la nature, doit être tenue pour responsable du retard du développement scientifique, bien plus que l’autorité de la Tradition, des Anciens ou de l’Écriture. Nous n’agissons sur un élément de la nature que si nous admettons qu’il est suffisamment isolable. À partir d’un certain degré de solidarité entre les phénomènes, il n’est plus possible d’intervenir sans déclencher des réactions en chaîne, sans renverser l’ordre du monde : aucune des catégories du cosmos ne dispose d’une autonomie suffisante, on ne peut plus rien contre le déterminisme universel. La connaissance de la nature se limite alors à l’étude des relations qui commandent les phénomènes par une même causalité — une connaissance qui prévoit, mais ne modifie pas. Il ne demeure d’autre issue à cette causalité que la magie ou le miracle. Une même loi rigoureuse règle à la fois le mouvement des planètes, le cycle végétatif des saisons, les rapports entre les éléments, le corps de l’homme et ses humeurs, et le destin de l’homme : ainsi l’astrologie permet-elle de connaître les incidences personnelles de ce déterminisme universel : encore au milieu du XVIIe siècle, la pratique de l’astrologie était-elle assez répandue pour que Molière, cet esprit fort, la prît pour cible de ses railleries dans les Amants magnifiques.

La correspondance des nombres apparaissait alors comme l’une des clés de cette solidarité profonde ; le symbolisme des nombres était familier, se retrouvait à la fois dans des spéculations religieuses, dans des descriptions de physique, d’histoire naturelle, dans des pratiques magiques. Par exemple la correspondance entre le nombre des éléments, celui des tempéraments de l’homme, celui des saisons : le nombre 4. Nous avons peine à nous imaginer cette image formidable d’un monde massif dont on apercevrait seulement quelques correspondances. La science permettait de formuler les correspondances et de définir les catégories qu’elles reliaient. Mais ces correspondances avaient au cours des siècles glissé du domaine de la science dans celui du mythe populaire. Ces conceptions nées dans l’Ionie du VIe siècle, avaient été adoptées à la longue par la mentalité commune, et on se représentait ainsi le monde. Les catégories de la science antiquo-médiévale étaient devenues familières : les éléments, les tempéraments, les planètes et leur sens astrologique, le symbolisme des nombres.

Les âges de la vie étaient aussi l’une des manières communes de concevoir la biologie humaine, en rapport avec les correspondances secrètes internaturelles. Cette notion, destinée à devenir si populaire, ne remonte sans doute pas aux belles époques de la science antique. Elle appartient aux spéculations dramatiques du Bas-Empire : au VIe siècle27. Fulgence la retrouvait cachée dans l’Enéide : il découvrait dans le naufrage d’Enée le symbole de la naissance de l’homme au milieu des tempêtes de l’existence. Il interprétait les chants II et III comme l’image de l’enfance avide de récits fabuleux, etc. Une fresque d’Arabie du VIIIe siècle représentait déjà les âges de la vie28.

Les textes du Moyen Âge sont abondants sur ce thème. Le Grand Propriétaire de toutes choses traite des âges, dans son VIe livre. Ici les âges correspondent aux planètes, il y en a 7 : « Le premier âge, c’est enfance qui plante les dents et commence cet âge quand l’enfant est né et dure jusqu’à sept ans, et en cet âge ce qui est né est appelé enfant, qui vaut autant à dire comme non parlant, pour ce qu’en cet âge il ne peut pas bien parler ni parfaitement former ses paroles, car il n’a pas encore ses dents bien ordonnées ni affermies, comme dit Isidore et Constantin. Après enfance, vient le second âge... on l'appelle pueritia et est ainsi appelé pour ce que en cet âge il est encore ainsi comme est la prunelle en l’œil, comme dit Isidore, et dure cet âge jusqu’à quatorze ans.

« Après s’ensuit le tiers âge qu’on appelle adolescence, qui fine selon Constantin en son viatique au vingt et unième an, mais selon Isidore il dure jusques à vingt-huit ans... il s’étend jusques à trente et trente-cinq ans. Cet âge est appelé adolescence pour ce que la personne est grande assez pour engendrer, a dit Isodore. En cet âge les membres sont molz et aptes à croître et recevoir force et vigueur pour la chaleur naturelle. Et pour ce la personne croît en cet âge tant qu’elle a grandeur qui lui est due par la nature. [La croissance est pourtant terminée avant trente ou trente-cinq ans, même avant vingt-huit ans. Sans doute était-elle encore moins tardive à une époque où un travail précoce mobilisait plus tôt les réserves de l’organisme.]

« Après s’ensuit jeunesse qui tient le moyen entre les âges et pourtant la personne y est en sa plus grande force, et dure cet âge jusques à quarante-cinq ans selon Isidore ; ou jusques à cinquante selon les autres. Cet âge est appelé jeunesse, pour la force qui en lui est pour aider soy et autrui, a dit Aristote. Après s’ensuyt senecté, selon Isidore, qui est moyen entre jeunesse et vieillesse, et l’appelle Isidore pesanteur pour ce que la personne en cet âge est pesante en meurs et en manière ; et en cet âge la personne n’est pas vieille, mais elle a passé jeunesse, comme dit Isidore. Après cet âge s’ensuit vieillesse, qui dure selon les uns jusques à septante ans et selon les autres, elle n’a point de terme jusque la mort. Vieillesse, selon Isidore, est ainsi appelée parce que les gens y appetissent, car les vieilles gens n’ont pas si bon sens comme ils ont eu et radotent en leur vieillesse... La dernière partie de la vieillesse est appelée senies en latin, et en français elle n’a pas d’autre nom que vieillesse... Le vieillard est plein de toux et de crachat et d’ordure [Nous sommes encore loin du noble vieillard de Greuze et du romantisme] jusques à tant qu’il retourne en cendres et en poudre dont il a été prins. »

Nous pouvons aujourd’hui trouver ce jargon vide et verbal, il avait un sens pour ses lecteurs, un sens voisin de celui de l’astrologie : il évoquait le lien qui unissait le destin de l’homme à celui des planètes. Une même correspondance sidérale avait inspiré une autre périodisation, en rapport avec les 12 signes du zodiaque, mettant ainsi les âges de la vie en rapport avec l’un des thèmes les plus populaires et les plus émouvants du Moyen Âge, surtout gothique ; les scènes du calendrier. Un poème du XIVe siècle plusieurs fois réimprimé, aux XVe et XVIe siècles, développe ce calendrier des âges29.

Les six premiers ans que vit l’homme au monde

Nous comparons à janvier droitement,

Car en ce moys vertu ne force habonde

 Ne plus que quant six ans ha ung enfant.

Ou, d’après la version du XVe siècle :

Les autres VI ans la font croistre...

Aussi fait février tous les ans

Qu'enfin se trait sur le printemps...

*

Et quand les ans a XVIII

Il se change en tel déduit

Qu’il cuide valoir mille mors

Et aussi se change li mars

En beauté et reprend chalour...

Du mois qui vient après septembre

Qu’on appelle mois d’ottembre,

Qu’il a LX ans et non plus

Lors devient vieillard et chenu

Et a donc lui doit souvenir

Que le temps le mène mourir.

Ou encore ce poème du XIIIe siècle30 :

Veez yci le mois de janvier

À deux visages le premier31.

Pour ce qu’il regarde à deux tems

C’est le passé et le venant.

Ainsy l’enfant, quand à vescu

Six ans ne peut guère valoir

Car il n’a guère de sçavoir.

Mais l’on doit mettre bonne cure

Qu’il prenne bonne nourriture

Car qui n’a bon commencement

*

À tard a bon deffinement...

En octobre après venant

Doit hom semer le bon froment

Duquel doit vivre tout li mons ;

Ainsi doit faire le preudoms

Qui est arrivé à LX ans :

Il doit semer aux jeunes gens

Bonnes paroles par exemple

Et faire aumône, si me semble.

De même nature encore, la correspondance des âges de la vie avec les autres 4 : consensus quatuor elementorum, quatuor humorum (les tempéraments), quatuor anni temporum et quatuor vitae aetatum32. Vers 1265, Philippe de Novare parle des « III temz d’aage d’ome33 », soit quatre périodes de vingt ans. Et ces spéculations ne cessent pas de se répéter dans les textes jusqu'au XVIe siècle34.

Il faut bien se représenter que toute cette terminologie qui nous paraît si creuse aujourd’hui, traduisait des notions alors scientifiques, et aussi correspondait à un sentiment populaire et commun de la vie. Là encore, nous nous heurtons à de grandes difficultés d'interprétation, parce que aujourd’hui nous n’avons plus ce sentiment de la vie : la vie comme un phénomène biologique, comme une situation dans la société, oui, mais pas plus. Nous disons cependant « c’est la vie » pour exprimer à la fois notre résignation et notre conviction qu’il existe, hors du biologique et du sociologique, quelque chose qui n’a pas de nom, mais qui émeut, qu’on cherche dans les faits divers des journaux, ou dont on dit « c’est vivant ». La vie devient alors un drame, qui arrache à l’ennui quotidien. Pour l’homme d’autrefois, c’était au contraire la continuité inévitable, cyclique, parfois humoristique ou mélancolique des âges de la vie ; une continuité inscrite dans l’ordre général et abstrait des choses, plutôt que dans l’expérience réelle, car peu d’hommes avaient le privilège de parcourir tous ces âges, à ces époques de fortes mortalités.

La popularité des « âges de la vie » fit de ce thème l’un des plus fréquents de l’iconographie profane. On les trouve sur des chapiteaux historiés du XIIe siècle, au baptistère de Parme35. L’imagier a voulu à la fois représenter la parabole du maître de la vigne, des ouvriers de la onzième heure, et le symbole des âges de la vie. Sur la première scène, on voit le maître de la vigne qui pose la main sur la tête d’un enfant, et en dessous une légende précise l’allégorie de l’enfant : prima aetas saeculi : primum humane : infancia. Plus loin : hora tertia : puericia seconda aetas, le maître de la vigne met la main sur l’épaule d’un jeune homme qui tient une bête et une serpe. Le dernier des ouvriers se repose à côté de son hoyau : senectus, sexta aetas.

Mais c’est surtout au XIVe siècle que cette iconographie fixe ses traits essentiels qui demeurent presque inchangés jusqu’au XVIIIe siècle ; on les reconnaît aussi bien sur des chapiteaux du palais des Doges36 que sur une fresque des Eremitani de Padoue37. D’abord l’âge des jouets : des enfants jouent au cheval de bois, à la poupée, au moulinet, avec des oiseaux attachés. Puis l’âge de l’école : les garçons apprennent à lire, ou portent le livre et le plumier ; les filles apprennent à filer. Ensuite les âges de l’amour ou des sports courtois et chevaleresques : noces, promenades des garçons et des filles, cour d’amour, les noces ou la chasse le mois de mai des calendriers. Ensuite les âges de la guerre et de la chevalerie : un homme armé. Enfin les âges sédentaires, ceux des hommes de loi, de science ou d’étude ; le vieux savant barbu habillé à la mode d’autrefois, devant son pupitre, au coin du feu. Les âges de la vie ne correspondent pas seulement à des étapes biologiques, mais à des fonctions sociales ; il y avait de très jeunes hommes de loi, nous le savons, mais l’étude est dans l’imagerie un métier de vieillard.

Ces attributs de l’art du XIVe siècle, nous les retrouverons à peu près identiques dans des gravures de nature plus populaire, plus familière, qui durent du XVIe siècle au début du XIXe siècle, avec très peu de changements. On les appelait les Degrés d’âges, parce qu’ils figuraient des personnes représentant les âges juxtaposés de la naissance à la mort, et souvent debout sur des degrés montant à gauche et descendant à droite. Au centre de ce double escalier, comme sous l’arche d’un pont : le squelette de la mort, armé de sa faulx. Ici le thème des âges recoupait celui de la mort, et ce n’est sans doute pas un hasard si ces deux thèmes étaient parmi les plus populaires : les estampes représentant les degrés des âges et les danses macabres répètent jusqu’au début du XIXe siècle une iconographie fixée aux XIVe et XVe siècles. Mais contrairement aux danses macabres où les costumes ne changent pas, et restent ceux des XVe-XVIe siècles, même quand la gravure date du XIXe, les degrés des âges habillent leurs personnages à la mode du temps : sur les dernières gravures du XIXe siècle, on voit apparaître les costumes de première communion. La persistance des attributs n’est que plus remarquable, c’est toujours l’enfant à califourchon sur son cheval de bois, l’écolier, avec le livre et le plumier, le beau couple (il arrive que le jeune homme tienne à la main un arbuste de mai, évocation des fêtes de l’adolescence et du printemps), l’homme d’armes est devenu un officier ceint de l’écharpe de commandement, ou portant une bannière ; sur la pente déclinante, les costumes cessent d’être à la mode, ou restent à la mode d’autrefois ; on retrouve les hommes de loi avec leurs sacs à procédure, les savants avec leurs livres ou leurs astrolabes, les dévots — les plus curieux — avec leurs chapelets38.

La répétition de ces images, piquées sur les murs, à côté des almanachs, parmi les objets familiers, nourrissait l’idée d’une vie coupée de relais bien marqués, correspondant à des modes d’activité, à des types physiques, à des fonctions, à des modes d’habits. La périodisation de la vie avait la même fixité que le cycle de la nature ou l’organisation de la société. Malgré l’évocation répétée du vieillissement et de la mort, les âges de la vie demeurent des croquis pittoresques et bon enfant, des silhouettes de caractère un peu humoristiques.

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De la spéculation antiquo-médiévale, il restait une abondante terminologie des âges. Au XVIe siècle, quand on se proposa de traduire cette terminologie en français, on s’aperçut que notre langue, et par conséquent notre usage, ne disposait pas d’autant de mots que le latin, ou du moins que le latin savant. Le traducteur de 1556 du Grand Propriétaire de toutes choses reconnaît sans ambages la difficulté : « Il y a plus grande difficulté en français qu’en latin, car en latin, il y a sept âges nommés par divers noms [autant que de planètes], desquels il n’y en a que trois en français : c’est à savoir enfance, jeunesse et vieillesse. »

On remarquera que, jeunesse signifiant force de l’âge, « âge moyen », il n’y a pas de place pour l’adolescence. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’adolescence se confondait avec l’enfance. Dans le latin de collège, on employait indifféremment le mot puer et le mot adolescens. On a conservé à la Bibliothèque nationale39 les catalogues du collège des jésuites de Caen, liste des noms des élèves accompagnés d’appréciations. Un garçon de quinze ans y est noté comme bonus puer, tandis que son jeune camarade, à treize ans, est appelé optimus adolescens. Baillet40 dans un livre consacré aux enfants prodiges, reconnaît aussi qu'il n’existe pas en français de termes pour distinguer pueri et adolescentes. On ne connaît guère que le mot : enfant.

À la fin du Moyen Âge, son sens était particulièrement étendu. Il désignait aussi bien le putto (on disait au XIVe siècle « la chambre aux enfants », pour dire la chambre aux putti, la chambre ornée de fresques représentant des enfants nus), et l'adolescent, le grand garçon parfois inquiétant : le mauvais garçon. Le mot enfant, dans les Miracles Notre-Dame41 s'emploie aux XIVe et XVe siècles en synonymie avec d'autres mots comme valets, valeton, garçon, fils, beau-fils : il était valeton se traduirait aujourd'hui exactement par : il était beau gars, mais cela se disait aussi bien d’un jeune homme : « Un moult beau valeton » que d’un enfant : « Il était valeton, si l’aimèrent fort... li valez devint granz ! » Un seul mot a conservé jusqu’à nos jours cette très ancienne ambiguïté, c'est le mot gars, qui a passé directement du vieux français dans la langue populaire moderne où il s'est conservé.

Curieux enfant que ce méchant garçon « si félon et si pervers qu’il ne vault oncques aprendre mestier ne se duire à nulle bonne enfance... volontiers s’accompagnait de gloutons et de gens oiseulx qui souvent faisaient leurs rixes aux tavernes et aux bordeaulx, et jamais ne trouvait femme seule qu’il n’enforceast ». Voici un autre enfant de quinze ans. « Quoique il fut beau fils et gracieux », il se refuse à monter à cheval, à fréquenter les filles. Son père croit que c’est par timidité : « C’est la coustume d’enfans. » En réalité, il était fiancé à la Vierge. Son père le contraint au mariage : « Lors fut l’enfant moult laidengie et par force le boutoyait avant. » Il tente de fuir et se blesse mortellement dans l’escalier. La Vierge alors vient le chercher et lui dit : « Beau frère, veez cy vostre amie » : « Lors getta l’enfant ung souppir. »

D’après un calendrier des âges du XVIe siècle42, à vingt-quatre ans « est li enfes fort, vertueux », « Aussi advient des enfas quand ils sont à dix-huit ans ».

Il en est encore ainsi au XVIIe : une enquête épiscopale de 1667 rapporte que dans une paroisse43 « il y a un jeune enfans, aagé d’environ quatorze ans qui enseigne à lire et escrire aux enfans des deux sexes depuis environ un an qu’il demeure audit lieu, par accord avec des habitants dudit lieu ».

Au cours du XVIIe siècle, une évolution apparaît selon laquelle l’usage ancien se conserva dans les classes sociales les plus dépendantes, tandis qu’un autre usage apparaît dans la bourgeoisie, où le mot d’enfance se restreint à son sens moderne. La longue durée de l’enfance telle qu’elle apparaît dans la langue commune, provient de l’indifférence où on tenait alors les phénomènes proprement biologiques : on n’aurait pas eu l’idée de limiter l’enfance par la puberté. L’idée d’enfance était liée à l’idée de dépendance : les mots fils, valets, garçons, sont aussi des mots du vocabulaire des rapports féodaux ou seigneuriaux de dépendance. On ne sortait de l’enfance qu’en sortant de la dépendance, ou du moins, des plus bas degrés de dépendance. C’est pourquoi les mots d’enfance vont subsister pour désigner familièrement, dans la langue parlée, les hommes de basse condition, dont la soumission à d’autres demeure complète : ainsi les laquais, les compagnons, les soldats. Un « petit garçon » n’est pas nécessairement un enfant, mais un jeune serviteur (de même qu’aujourd’hui, un patron, un contremaître, diront d’un ouvrier de vingt à vingt-cinq ans : « C’est un petit gars bien — ou qui ne vaut rien »).

Ainsi en 1549, le chef d'un collège, d’un établissement d’éducation, Baduel, écrira au père d’un de ses jeunes élèves, à propos du trousseau et de la suite : « Il suffit d’un petit garçon pour tout ce qui touche à son service personnel »

Au début du XVIIIe siècle, le dictionnaire de Furetière précise44 bien l’usage : « Enfant est aussi un terme d’amitié dont on se sert pour saluer ou caresser quelqu’un ou l’amener à faire quelque chose. Aussi quand on dit à quelque personne d’âge : adieu ma bonne mère (salut, grand-mère, dans le parisien moderne), elle répond, adieu mon enfant (adieu mon gars ou adieu petit). Ou elle dira à un laquais : mon enfant, allez me quérir cette chose. Un maître dira à des ouvriers qu’il met en besogne, allons, enfants, travaillez. Un capitaine dira à ses soldats : courage, enfants, tenez ferme. On appelait les soldats du premier rang, les plus exposés : les enfants perdus. »

À la même époque, mais dans les familles de qualité, là où la dépendance n’était qu’une conséquence de l’infirmité physique, le vocabulaire de l’enfance tendait à désigner plutôt le premier âge. Il devint au XVIIe siècle d’un emploi plus fréquent : le mot « petit enfant » commence à prendre le sens que nous lui donnons. L’usage ancien préférait « jeune enfant », il n’est pas complètement abandonné. La Fontaine l’emploie et encore en 1714, dans une traduction d’Erasme, il est question d’une « jeune fille » qui n’a pas cinq ans : « J’ai une jeune fille qui commençait à peine à parler45. » Le mot petit avait pris aussi un sens spécial, à la fin du XVIe siècle : il désignait tous les élèves des « petites écoles », même ceux qui n’étaient plus des enfants. En Angleterre, le mot petty a le même sens qu’en français, et un texte de 1627 parle à propos de l’école des « lyttle petties », les plus petits élèves46.

C’est surtout avec Port-Royal, et avec toute la littérature morale et pédagogique qui s’en inspire (ou qui exprime plus généralement un besoin d’ordre moral, partout répandu et dont Port-Royal est aussi le témoin), que les termes d’enfance deviennent nombreux et surtout modernes : les élèves de Jacqueline Pascal47 sont divisés en « petits », « moyens », « grands ». « Pour les petits enfants, écrit toujours Jacqueline Pascal, il faut encore plus que tous les autres les accoutumer et nourrir s’il se peut comme de petits colombes. » Le règlement des petites écoles de Port-Royal48 prescrit : « Ils ne vont pas à la Messe tous les jours, seulement les petits. » On parle, avec des accents nouveaux, de « petites âmes », de « petits anges49 ». Ce sont des expressions qui annoncent le sentiment du XVIIIe siècle et du romantisme. Dans ses contes, Mlle Lhéritier50 prétend s’adresser aux « jeunes esprits », aux « jeunes personnes » : « Ces images portent vraisemblablement les jeunes personnes à des réflexions qui perfectionnent leur raison. » On s’aperçoit alors que ce siècle qui paraît avoir dédaigné l’enfance a au contraire introduit dans l’usage des expressions, des locutions, qui demeurent encore dans notre langue : au mot enfant de son dictionnaire Furetière cite des proverbes qui nous sont toujours familiers : « C’est un enfant gâté, qu’on a laissé vivre d’une manière libertine sans le corriger. Il n’y a plus d’enfant, pour dire, on commence à avoir de la raison et de la malice de bonne heure. » « Innocent comme l’enfant qui vient de naître. » Ne pensiez-vous pas que ces expressions ne remontaient guère plus haut que le XIXe siècle ?

Toutefois, dans ses efforts pour parler des petits enfants, la langue du XVIIe siècle est gênée par l’absence de mots qui les distingueraient des plus grands. Il en est d’ailleurs de même de l’anglais où le mot baby s’appliquait aussi bien à de grands enfants. La grammaire latine en anglais de Lily51 (qui a été en usage du début du XVIe siècle à 1866), s’adresse à ail lyttell babes, ail lyttell children.

Il existait bien en français des expressions qui paraissent désigner plutôt les tout petits. L’une est le mot poupart : l’un des Miracles Notre-Dame met en scène un « petit fils » qui veut donner à manger à une image de l’enfant Jésus. « Le piteux Jésus, veant l’insistance et la bonne voulenté du petit enfant parla à lui et lui dist : “ Poupart, ne pleure plus, car tu mangeras avec moi dans trois jours. ” » Mais ce poupart n’est pas en réalité un « bébé », comme nous dirions aujourd’hui : il est aussi appelé « clergeon52 », il porte surplis, et sert à l'office : « Céans avait des anfans de petit eaige qui savayent pou de lettres, ains plus volontiers eussent alaittié leur mère que faire le service divin ! » Le mot poupart dans la langue des XVIIe-XVIIIe siècles ne désigne plus un enfant, mais, sous la forme poupon, ce que nous appelons toujours du même mot, mais au féminin : une poupée.

Le Français sera donc amené à emprunter à d’autres langues, à des langues étrangères, ou à des argots d’école ou de métiers, des mots qui désigneront en français ce petit enfant auquel on s'intéresse désormais : c’est le cas de l’italien bambino qui va donner le français bambin, Mme de Sévigné emploie aussi dans le même sens le provençal pitchoun, qu’elle a sans doute appris dans ses séjours chez les Grignan53. Son cousin de Coulanges, qui n’aime pas les enfants, mais en parle beaucoup54, se méfie des « marmousets de trois ans », un vieux mot qui deviendra dans la langue populaire les marmots, « des morveux qui, le menton gras, mettent le doigt dans tous les plats ». On emploie aussi des termes d’argot de collège latin ou d’académie sportive et militaire : « ce petit frater », ce « cadet », et quand ils sont nombreux : ce « populo55 » ou « ce petit peuple ». Enfin l’usage des diminutifs devient fréquent : fan fan se trouve dans les lettres de Mme de Sévigné et dans celles de Fénelon.

Avec le temps ces mots se déplaceront et désigneront l’enfant petit, mais déjà un peu dégourdi. Il demeurera toujours une lacune pour désigner l’enfant pendant ses premiers mois ; cette insuffisance du vocabulaire ne sera pas comblée avant le XIXe siècle, et on empruntera alors à l’anglais le mot baby, qui désignait aux XVIe et XVIIe siècles des enfants d’âge scolaire. C’est la dernière étape de cette histoire : désormais avec le français bébé, le tout petit enfant a trouvé un nom.

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Même si un vocabulaire de la petite enfance apparaît et s’étend, l’ambiguïté demeure entre enfance et adolescence d’une part, et cette catégorie qu’on appelait jeunesse. On n’avait pas l’idée de ce que nous appelons adolescence, et cette idée sera longue à se former. On la devine au XVIIIe siècle, avec deux personnages, l’un littéraire, Chérubin, l’autre social, le conscrit. Avec Chérubin domine l’ambiguïté de la puberté, et l’accent est mis sur le côté efféminé d’un jeune garçon qui sort de l’enfance. Il n’est pas à proprement parler nouveau : comme on entrait très tôt dans la vie sociale, les traits pleins et ronds de la première adolescence, aux environs de la puberté, donnaient aux garçons une apparence féminine. C’est ce qui explique la facilité des déguisements d’hommes en femmes ou inversement qui abondent dans les romans baroques, au début du XVIIe siècle : deux jeunes gens ou deux filles se prennent d’amitié mais l’un est une fille travestie, etc., quelle que soit la crédulité des lecteurs de romans d’aventures, à toutes les époques, le minimum de vraisemblance exige qu’il y ait eu une ressemblance entre le garçon encore imberbe, et la fille (et on ne devait pas pouvoir se raser de très près, j’imagine). Toutefois cette ressemblance n’est pas alors présentée comme un caractère d’adolescence, un caractère d’âge. Ces hommes sans barbe aux traits mous ne sont pas des adolescents, mais ils agissent déjà comme des hommes faits, qui commandent, combattent. Avec Chérubin au contraire, l’aspect féminin est lié au passage de l’enfant à l’adulte : il traduit un état pendant un certain temps, le temps de l’amour naissant.

Chérubin n’aura pas de successeurs. C’est au contraire la force virile qui, chez les garçons, exprimera l’adolescence, et l’adolescent est préfiguré au XVIIIe siècle par le conscrit. Lisons le texte de cette affiche de recrutement qui date de la fin du XVIIIe siècle56. Elle s’adresse à la « brillante jeunesse » : « Les jeunes gens qui voudront partager la réputation que ce beau corps s’est acquise, pourront s’adresser à M. d’Ambrun... Ils récompenseront (les recruteurs) ceux qui leur procureront de beaux hommes. »

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Le premier type d’adolescent moderne, est le Siegfried de Wagner : la musique de Siegfried exprime pour la première fois le mélange de pureté (provisoire), de force physique, de naturisme, de spontanéité, de joie de vivre qui va faire de l’adolescent le héros de notre XXe siècle, siècle de l’adolescence. Ce qui apparaît dans l’Allemagne wagnérienne pénétrera sans doute plus tard en France, autour des années 1900. La « jeunesse » qui est alors l’adolescence va devenir un thème littéraire, et un souci de moraliste ou de politique. On commence à se demander sérieusement ce que pense la jeunesse, à publier des enquêtes sur cette jeunesse, comme celles de Massis ou d’Henriot. La jeunesse paraît comme recelant des valeurs nouvelles susceptibles de vivifier une société vieillie et sclérosée. On avait connu quelque sentiment de ce genre à l’époque romantique, mais sans référence aussi précise à une classe d’âge, et surtout il était limité à la littérature et à ceux qui la lisaient. Au contraire, la conscience de la jeunesse devint un phénomène général et banal à la suite de la guerre de 1914, où les combattants du front s’opposèrent en masse aux vieilles générations de l’arrière. La conscience de la jeunesse a d’abord été un sentiment d’ancien combattant : et ce sentiment se retrouve dans tous les pays belligérants, même dans l’Amérique de Dos Passos. Dès lors l’adolescence s’étendra : elle refoulera l’enfance en amont, la maturité en aval. Désormais le mariage, qui n’est plus un « établissement » ne l’interrompt pas : l’adolescent-marié est l’un des types les plus spécifiques de notre temps : il lui propose ses valeurs, ses appétits, ses coutumes. Ainsi passe-t-on d’une époque sans adolescence, à une époque où l’adolescence est l’âge favori. On désire y accéder tôt et s’y attarder longtemps.

Cette évolution s’accompagne d’une évolution parallèle mais inverse de la vieillesse. Nous savons bien que la vieillesse commençait tôt dans l’ancienne société. Les exemples sont connus, des barbons de Molière encore jeunes à nos yeux. Il arrive d’ailleurs que l’iconographie de la vieillesse ne la représente pas toujours sous les traits d’un infirme décrépit : la vieillesse commence avec la chute des cheveux et le port de la barbe, et le vieillard embelli apparaît parfois simplement comme un chauve. C’est le cas du vieillard dans le concert de Titien, qui est aussi une représentation des âges. En général, avant le XVIIIe siècle, le vieillard est ridicule. Rotrou veut imposer à sa fille un mari quinquagénaire : « Il n’a que cinquante ans et de plus pas une dent ! »

Il n’est dans la nature homme qui ne le juge

Du siècle de Saturne ou du temps du Déluge ;

Des trois pieds dont il marche, il en a deux goutteux,

Qui jusque à chaque pas, trébuchent de vieillesse

Et qu’il faut retenir ou relever sans cesse57.

Quand il aura dix ans de plus, il ressemblera à ce sexagénaire de Quinault :

Courbé sur son bâton, le bon petit vieillard

Tousse, crache, se mouche et fait le goguenard,

Des contes du vieux temps, étourdit Isabelle58.

L’ancienne France ne respecte guère la vieillesse : c’est l’âge de la retraite, des livres, de la dévotion et du radotage. L’image de l’homme complet aux XVIe-XVIIe siècles est celle d’un homme jeune : l’officier à l’écharpe au sommet des degrés des âges. II n’est pas un jeune homme, quoiqu’il en aurait l’âge aujourd’hui. Il correspond à cette deuxième catégorie des âges, entre l’enfance et la vieillesse, qu’on appelait au XVIIe siècle la jeunesse. Furetière, qui prend encore très au sérieux ces problèmes archaïques de périodisation de la vie, pense à une notion intermédiaire de maturité : mais il reconnaît qu’elle n’était pas usuelle, et il avoue : « Les jurisconsultes ne font qu’un âge de la jeunesse et de la maturité. » Le XVIIe siècle se reconnaissait dans cette jeunesse de commandement, comme le XXe siècle se reconnaît dans ses adolescents.

Aujourd'hui, au contraire, la vieillesse a disparu, tout au moins de la langue parlée, où le mot vieux, « un vieux », subsiste avec un sens argotique, méprisant ou protecteur. L’évolution s’est faite en deux étapes ; il y a eu d’abord le vieillard respectable, l’ancêtre aux cheveux d’argent, le nestor aux sages conseils, le patriarche à l’expérience précieuse : le vieillard de Greuze, le Restif de la Bretonne et de tout le XIXe siècle. Il n’est pas encore très alerte, mais il n'est plus aussi décrépit que le vieillard des XVIe et XVIIe siècles. Il demeure encore aujourd’hui quelque chose de ce respect du vieillard dans les idées reçues. Mais ce respect n’a plus, à vrai dire, d'objet car, de notre temps, et c’est la seconde étape, le vieillard a disparu. Il a été remplacé par « l’homme d’un certain âge », et par des « messieurs ou des dames très bien conservés ». Notion bourgeoise encore, mais qui tend à devenir populaire. L’idée technologique de conservation se substitue à l’idée à la fois biologique et morale de vieillesse.

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Tout se passe comme si, à chaque époque, correspondaient un âge privilégié et une périodisation particulière de la vie humaine : la « jeunesse » est l’âge privilégié du XVIIe siècle, l’enfance, du XIXe, l’adolescence du XXe.

Ces variations d’un siècle à l’autre dépendent des rapports démographiques. Elles témoignent de l’interprétation naïve que l’opinion donne, à chaque époque, de sa structure démographique, alors qu’elle ne pouvait pas toujours la connaître objectivement. Ainsi l’absence de l’adolescence et le mépris de la vieillesse, ou au contraire la disparition de la vieillesse, au moins comme dégradation, et l’introduction de l’adolescence, expriment la réaction de la société devant la durée de la vie. L’allongement a retiré du non-être antérieur des espaces de vie que les savants du Bas-Empire et du Moyen Âge avaient nommés, quoiqu’ils n’existassent pas dans les mœurs, et le langage moderne a pourtant emprunté leurs vieux vocables, à l’origine seulement théoriques, pour désigner des réalités nouvelles : dernier avatar du thème si longtemps familier et aujourd’hui oublié, des « âges de la vie ».

Aux époques de vie brève, la notion d’âge privilégié est plus importante encore qu’à nos époques de vie longue. Dans les pages qui vont suivre, nous serons attentifs aux signes de l’enfance. Nous ne devrons jamais oublier combien cette représentation de l’enfance demeure relative, par rapport à la prédilection reconnue à la « jeunesse ». Ce temps ne sera ni d’enfants, ni d’adolescents, ni de vieillards : ce sera un temps d'hommes jeunes.

2. La découverte de l’enfance

L’art médiéval, jusqu’au XIIe siècle environ, ne connaissait pas l’enfance ou ne tentait pas de la représenter ; on a peine à croire que cette absence était due à la gaucherie ou à l’impuissance. On pensera plutôt qu’il n’y avait pas de place pour l’enfance dans ce monde. Une miniature ottonienne du XIe siècle59, nous donne une idée impressionnante de la déformation que l’artiste faisait alors subir aux corps d’enfants dans un sens qui nous paraît s’éloigner de notre sentiment et de notre vision. Le sujet est la scène de l’Évangile où Jésus demande qu’on laisse venir à lui les petits enfants, le texte latin est clair : parvuli. Or le miniaturiste groupe autour de Jésus huit véritables hommes sans aucun des traits de l’enfance : ils sont simplement reproduits à une échelle plus petite. Seule, leur taille les distingue des adultes. Sur une miniature française de la fin du XIe siècle60 les trois enfants que saint Nicolas ressuscite sont aussi ramenés à une échelle plus réduite que les adultes, sans autre différence d’expression ni de traits. Le peintre n’hésitera pas à donner à la nudité de l’enfant, dans les très rares cas où elle est exposée, la musculature de l’adulte : ainsi, dans le psautier de saint Louis de Leyde61, daté de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, Ismaël, peu après sa naissance a les abdominaux et les pectoraux d’un homme. Malgré plus de sentiment dans la mise en scène de l’enfance62, le XIIIe siècle restera fidèle à ce procédé. Dans la Bible moralisée de saint Louis, les représentations d’enfants deviennent plus fréquentes, mais ceux-ci ne sont toujours pas caractérisés autrement que par leur taille. Un épisode de la vie de Jacob : Isaac est assis entouré de ses deux femmes et d’une quinzaine de petits hommes qui arrivent à la taille des grandes personnes, ce sont leurs enfants63. Job est récompensé pour sa foi, il redevient riche et l’enlumineur évoque sa fortune en plaçant Job entre un bétail à gauche, et des enfants à droite, également nombreux : image traditionnelle de la fécondité inséparable de la richesse. Sur une autre illustration du livre de Job, des enfants sont échelonnés, par ordre de taille.

Ailleurs encore, dans l’Évangéliaire de la Sainte-Chapelle du XIIIe siècle64 au moment de la multiplication des pains, le Christ et un apôtre encadrent un petit homme qui leur arrive à la taille : sans doute l’enfant qui portait les poissons. Dans le monde des formules romanes, et jusqu’à la fin du XIIIe siècle, il n’y a pas d'enfants, caractérisés par une expression particulière, mais des hommes de taille plus réduite. Ce refus d’accepter dans l'art la morphologie enfantine se retrouve d’ailleurs dans la plupart des civilisations archaïques. Un beau bronze sarde du IXe siècle avant Jésus-Christ65 représente une sorte de Piéta : une mère tenant dans ses bras le corps assez grand de son fils. Mais il s'agit peut-être d’un enfant, remarque la notice du catalogue : « La petite figure masculine pourrait être aussi bien un enfant qui. selon la formule adoptée à l’époque archaïque par d'autres peuples, serait représentée comme un adulte. » Tout se passe en effet comme si la représentation réaliste de l'enfant, ou l'idéalisation de l’enfance, de sa grâce, de sa rondeur, étaient propres à l'art grec. Les petits Éros prolifèrent avec exubérance à l'époque hellénistique. L'enfance disparaît de l'iconographie avec les autres thèmes hellénistiques, et le roman revint à ce refus des traits spécifiques de l'enfance qui caractérisait déjà les époques archaïques, antérieures à l’hellénisme. Il y a là autre chose qu’une simple coïncidence. Nous partons d’un monde de représentation où l’enfance est inconnue : les historiens de la littérature (Mgr Calvé) ont fait la même remarque à propos de l’épopée, où des enfants prodiges se conduisent avec la bravoure et la force physique des preux. Cela signifie sans aucun doute que les hommes des Xe-XIe siècles ne s’attardaient pas à l’image de l’enfance, que celle-ci n’avait pour eux ni intérêt, ni même réalité. Cela laisse à penser aussi que dans le domaine des mœurs vécues, et non plus seulement dans celui d’une transposition esthétique, l’enfance était un temps de transition, vite passé, et dont on perdait aussi vite le souvenir.

Tel est notre point de départ. Comment de là, arrive-t-on aux marmousets de Versailles, aux photos d’enfants de tous âges de nos albums de famille ?

Vers le XIIIe siècle, plusieurs types d'enfants apparaissent un peu plus proches du sentiment moderne.

II y a l’ange, représenté sous l'apparence d'un très jeune homme, d’un jeune adolescent : un clergeon, comme dit P. du Colombier66. Mais quel est l'âge du clergeon ? Des enfants plus ou moins grands qui étaient élevés pour répondre à l’office, et qui étaient destinés aux ordres, des sortes de séminaristes, à une époque où il n’y avait pas de séminaires, et où l’école latine, la seule, était réservée à la formation des clercs. « Céans, dit un Miracle Notre-Dame67, avait des enfants de petit eaige qui savoyent pou de lettres, ains plus volontiers eussent alaittié leurs mères (mais on sevrait très tard : la Juliette de Shakespeare était encore nourrie au sein à trois ans) que faire le service divin. » L'ange de Reims, par exemple, sera un garçon déjà grand, plutôt qu'un enfant, mais les artistes marqueront avec une affectation certaine les traits ronds et gracieux, à la limite, un peu efféminés, des très jeunes gens. Nous sommes loin déjà des adultes à petite échelle de la miniature ottonienne. Ce type d’anges adolescents deviendra très fréquent au XIVe siècle et durera encore jusqu’à la fin du quattrocento italien : les anges de Fra Angelico, de Botticelli, de Ghirlandajo lui appartiennent.

Le second type d’enfant sera le modèle et l’ancêtre de tous les petits enfants de l’histoire de l’art : l’enfant Jésus, ou l’enfant Notre-Dame, car l’enfance est ici liée au mystère de sa maternité et au culte marial. Au début Jésus reste, comme les autres enfants une réduction d’adulte : un petit prêtre-Dieu en majesté, présenté par la Theotokos. L’évolution vers une représentation plus réaliste et plus sentimentale de l’enfance commencera très tôt dans la peinture : sur une miniature de la seconde moitié du XIIe siècle68, Jésus debout porte une chemise légère, presque transparente, il s’accroche des deux bras au cou de sa mère et se blottit contre elle, joue contre joue. Avec la maternité de la Vierge, la petite enfance pénètre dans le monde des représentations. Au XIIIe siècle, elle inspire d’autres scènes familiales. Dans la Bible moralisée de saint Louis69, on découvre des scènes de famille où les parents sont entourés de leurs enfants, avec le même accent de tendresse qu’au jubé de Chartres ; ainsi la famille de Moïse : le mari et la femme se tiennent par la main, et les enfants (petits hommes) qui les entourent tendent leurs mains vers leur mère. Ces cas restent rares : le sentiment charmant de la petite enfance demeure limité à l’enfant Jésus jusqu’au XIVe siècle, où, on le sait, l’art italien contribuera à le développer et à l’étendre, il est lié à la tendresse de la mère.

Un troisième type d’enfant apparaît à l’époque gothique : l’enfant nu. L’enfant Jésus n’est presque jamais représenté nu. Le plus souvent, il est, comme d’autres enfants de son âge, chastement emmailloté, ou vêtu d’une chemise ou d’une robe. Il ne se dénudera qu’à la fin du Moyen Âge. Les quelques miniatures des Bibles moralisées qui mettent en scène des enfants, les habillent, sauf s’il s’agit des Innocents ou des enfants morts dont Salomon jugera les mères. C’est l’allégorie de la mort et de l’âme qui introduira dans le monde des formes l’image de cette jeune nudité. Déjà dans l’iconographie prébyzantine du Ve siècle où apparaissent bien des traits du futur art roman, on réduisait les dimensions du corps des morts. Les cadavres étaient plus petits que les corps. Dans l’Iliade de l’Ambrosienne70 les morts des scènes de bataille ont la moitié de la taille des vivants. Dans notre art médiéval l’âme est représentée par un petit enfant nu et en général asexué. Les jugements derniers conduisent sous cette forme les âmes des justes dans le sein d'Abraham71. Le moribond l’exhale de sa bouche : image du départ de l’âme. On figure ainsi l’entrée de l’âme dans le monde, que ce soit une conception miraculeuse et sacrée : l’ange de l’Annonciation remet à la Vierge un enfant nu, l'âme de Jésus72, que ce soit une conception très naturelle — un couple repose au lit, en apparence bien sagement, mais il a dû se passer quelque chose, car un petit enfant nu arrive par les airs et pénètre dans la bouche de la femme73 : « la création de l’âme humaine par nature ».

Au cours du XIVe et surtout du XVe siècle, ces types médiévaux évolueront, mais dans le sens déjà indiqué au XIIIe siècle. Nous avons dit que l’ange-clergeon animera encore la peinture religieuse du XVe siècle, sans grand changement. Par contre le thème de la sainte enfance ne cessera, à partir du XIVe siècle, de s’amplifier et de se diversifier : sa fortune et sa fécondité témoignent du progrès, dans la conscience collective, de ce sentiment de l’enfance que, seule, une attention spéciale peut isoler au XIIIe siècle, et qui n’existait pas du tout au XIe siècle. Dans le groupe de Jésus et de sa mère, l’artiste soulignera les aspects gracieux, tendres, naïfs, de la petite enfance : l’enfant cherchant le sein de sa mère, ou s’apprêtant à l’embrasser, à la caresser ; l’enfant jouant aux jeux connus de l’enfance avec un oiseau qu’il tient attaché, avec un fruit ; l’enfant mangeant sa bouillie ; l’enfant qu’on emmaillote. Tous les gestes observables sont désormais évoqués, observables du moins à qui veut bien y faire attention. Ces traits de réalisme sentimental tardent à s’étendre au-delà de l'iconographie religieuse, on ne s'en étonnera pas : on sait qu'il en est ainsi du paysage, de la scène de genre. Il n’en demeure pas moins que le groupe de la Vierge à l’enfant se transforme et devient de plus en plus profane : l’image d'une scène de la vie quotidienne.

Timidement d'abord, de plus en plus souvent ensuite, l’enfance religieuse ne se limite plus à celle de Jésus ; s’y ajoute d’abord l’enfance de la Vierge qui inspire au moins deux thèmes nouveaux et fréquents : le thème de la naissance de la Vierge, on s’affaire dans la chambre de l’accouchée, autour du nouveau-né qu’on baigne et qu’on enveloppe, qu’on présente à sa mère ; le thème de l’éducation de la Vierge, de la leçon de lecture — la Vierge suit sa leçon sur un livre que tient sainte Anne. Puis, les autres saintes enfances : celles de saint Jean, le compagnon de jeu de l’enfant Jésus, de saint Jacques, les enfants de saintes femmes : Marie-Zébédée, Marie Salomé. Une iconographie entièrement nouvelle se forme ainsi, multipliant des scènes d’enfants et s’attachant à réunir en de mêmes ensembles le groupe de ces saints enfants, avec ou sans leurs mères.

Cette iconographie qui remonte en général au XIVe siècle coïncide avec un foisonnement d’histoires d’enfants dans les légendes et contes pieux, comme ceux des Miracles Notre-Dame. Elle s’est maintenue jusqu’au XVIIe siècle, et on la suit dans la peinture, la tapisserie, la sculpture. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir à propos des dévotions de l’enfance.

De cette iconographie religieuse de l’enfance, va enfin se détacher une iconographie laïque, aux XVe et XVIe siècles. Ce n’est pas encore la représentation de l’enfant seul. La scène de genre se développe alors par transformation d’une iconographie allégorique conventionnelle, inspirée de la conception antique-médiévale de la nature : âges de la vie, saisons, sens, éléments. Des scènes de genre, des anecdotes se substituent à des représentations statiques de personnages symboliques. Nous aurons à revenir plus longuement sur cette évolution74. Retenons ici que l’enfant devient l’un des personnages les plus fréquents de ces petites histoires, l’enfant dans la famille, l’enfant et ses compagnons de jeux, qui sont souvent des adultes, enfants dans la foule, mais bien « mis en page », sur les bras de leur mère, ou tenus par la main, ou jouant, ou encore, pissant, l’enfant dans les foules assistant aux miracles, aux martyrs, écoutant les prédications, suivant les rites liturgiques comme les présentations ou les circoncisions ; l’enfant apprenti de l’artisan orfèvre, peintre, etc., l’enfant à l’école, thème fréquent et ancien, qui remonte au XIVe siècle et ne cessera d’inspirer les scènes de genre jusqu’au XIXe siècle.

Encore une fois, ne nous abusons pas : ces scènes de genre ne se consacrent pas en général à la description exclusive de l’enfance, mais elles comptent très souvent des enfants parmi leurs protagonistes, principaux ou secondaires. Ce qui nous suggère les deux idées suivantes : d’abord les enfants étaient dans la vie quotidienne mêlés aux adultes, et tout rassemblement pour le travail ou la flânerie ou le jeu réunissait à la fois des enfants et des adultes ; ensuite, on s’attachait particulièrement à la représentation de l’enfance pour sa grâce ou pour son pittoresque (le goût du pittoresque anecdotique s’est développé aux XVe et XVIe siècles et a coïncidé avec le sentiment de l’enfance mignonne), et on se plaisait à souligner l’enfant dans le groupe et dans la foule. Deux idées dont l’une nous paraît archaïque : nous avons aujourd’hui, et on avait vers la fin du XIXe siècle, tendance à séparer le monde des enfants de celui des adultes — tandis que l’autre annonce le sentiment moderne de l’enfance.

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Si l'origine des thèmes de l’ange, des saintes enfances, et de leurs développements iconographiques postérieurs remontent bien au XIIIe siècle, il apparaît au XVe siècle deux types nouveaux de représentation de l'enfance : le portrait et le putto. L’enfant, nous l’avons vu, n’est pas absent du Moyen Âge, du moins à partir du XIIIe siècle, mais il n’est jamais un portrait, le portrait d’un enfant réel, tel qu’il était à un moment de sa vie.

Dans les effigies funéraires dont la collection Gaignières75 nous a conservé la description, l’enfant n’apparaît que très tard, au XVIe siècle. Chose curieuse, il apparaît d’abord non pas sur le tombeau de l’enfant ou de ses parents, mais sur celui de ses professeurs. Sur les sépultures des maîtres de Bologne, on a évoqué la leçon du professeur au milieu de ses élèves76. Dès 1378, le cardinal de La Grange, évêque d’Amiens, faisait représenter les deux princes dont il avait été le tuteur, à dix et sept ans, sur un « beau pilier » de sa cathédrale77. On n’avait pas l’idée de conserver l’image d’un enfant que celui-ci ait vécu et soit devenu homme, ou qu’il soit mort en bas âge. Dans le premier cas, l’enfance n’était qu’un passage sans importance, qu’il n’y avait pas lieu de fixer dans le souvenir ; dans le second cas, celui de l’enfant mort, on ne pensait pas que cette petite chose disparue trop tôt fût digne de mémoire : il y en avait trop, dont la survie était si problématique ! Le sentiment était et est resté longtemps très fort qu’on faisait plusieurs enfants pour en conserver seulement quelques-uns. Encore au XVIIe siècle, dans la ruelle des caquets de l’accouchée, une voisine, femme d’un maître des requêtes, calme ainsi l’inquiétude de l’accouchée, mère de cinq « petites canailles » : « Auparavant qu’ils soient en état de te donner beaucoup de peine, tu en auras perdu la moitié, ou peut-être tout. » Étrange consolation78 ! On ne pouvait s’attacher trop à ce qu’on considérait comme un éventuel déchet. Cela explique des mots qui étonnent notre sensibilité contemporaine, tel celui de Montaigne : « J’ai perdu deux ou trois enfants en nourrice, non sans regrets, mais sans fascherie79 », ou celui de Molière, à propos de la Louison du Malade imaginaire : « La petite ne compte pas. » L’opinion commune devait, comme Montaigne, « ne leur reconnaître ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps ».

Mme de Sévigné rapporte sans surpris80 un mot semblable de Mme de Coetquen, quand celle-ci s’évanouit à la nouvelle de la mort de sa petite fille : « Bile est très affligée et dit que jamais elle n’en aura une si jolie. »

On ne pensait pas que cet enfant contenait déjà toute une personne d’homme, comme nous croyons communément aujourd’hui. Il en mourait trop : « Ils me meurent tous en mourrice », disait encore Montaigne. Cette indifférence était une conséquence directe et inévitable de la démographie de l’époque. Elle a persisté jusqu’au XIXe siècle, au fond des campagnes, dans la mesure où elle était compatible avec le christianisme qui respectait chez l’enfant baptisé l’âme immortelle. On rapporte qu’on a très longtemps conservé en pays basque l’habitude d’enterrer dans la maison, sur le seuil, dans le jardin, l’enfant mort sans baptême. Il y a peut-être là survivance de très antiques rites, d’offrandes sacrificielles. Ou plutôt n’enterrait-on pas l’enfant mort trop tôt n’importe où, comme on ensevelit aujourd’hui un animal domestique, un chat ou un chien ? Il était si peu de chose, si mal engagé dans la vie, qu’on ne craignait pas qu’après sa mort il revienne importuner les vivants. Notons que dans la gravure liminaire de la Tabula Cebetis81, Mérian a placé les petits enfants dans une sorte de zone marginale, entre la terre d’où ils sortent et la vie où ils n’ont pas encore pénétré et dont les sépare un portique avec cette inscription : Introitus ad vitam. Ne parlons-nous pas encore aujourd’hui d’entrer dans la vie au sens de sortir de l’enfance ? Ce sentiment d’indifférence à l’égard d’une enfance trop fragile, où le déchet est trop grand n’est pas si loin, au fond, de l’insensibilité des sociétés romaines ou chinoises qui pratiquaient l’exposition des enfants. On comprend dès lors l’abîme qui sépare notre conception de l’enfance de celle antérieure à la révolution démographique ou à ses prodromes. Nous ne devons pas nous étonner de cette insensibilité, elle n’est que trop naturelle dans les conditions démographiques de l’époque. Par contre, nous devons être surpris par la précocité du sentiment de l’enfance, alors que les conditions démographiques lui demeuraient encore aussi peu favorables. Statistiquement, objectivement, ce sentiment aurait dû apparaître beaucoup plus tard. Passe encore pour le goût du pittoresque et de la gentillesse de ce petit être, pour le sentiment de l’enfance mignonne, qui s’amuse des drôleries et des naïvetés du bas âge : « niaiseries puériles » dont nous, adultes, nous amusons « pour notre passe-temps, ainsi que des guenons82 ». Ce sentiment pouvait bien s’accommoder de l’indifférence à l’égard de la personnalité essentielle et définitive de l’enfant : l’âme immortelle. Le goût nouveau du portrait indique que les enfants sortent de l’anonymat où les maintenait leur faible chance de survivre. Il est très remarquable en effet qu’on ait éprouvé à cette époque de gaspillage démographique le désir de fixer pour en conserver le souvenir les traits d’un enfant qui vivra ou d’un enfant mort. Le portrait de l’enfant mort, en particulier, prouve que cet enfant n’est plus considéré aussi généralement comme un déchet inévitable. Cette attitude mentale n’élimine pas le sentiment contraire, celui de Montaigne, des caquets de l’accouchée, de Molière : jusqu’au XVIIIe siècle, ils coexisteront. C’est seulement au XVIIIe siècle, avec la naissance du malthusianisme et l’extension des pratiques contraceptives, que l’idée de gaspillage nécessaire disparaîtra.

L’apparition du portrait de l’enfant mort au XVIe siècle marque donc un moment très important dans l’histoire des sentiments. Ce portrait sera d’abord une effigie funéraire. L’enfant ne sera d’abord pas représenté seul, mais sur la tombe de ses parents. Des relevés de Gaignières83 montrent l’enfant à côté de sa mère et très petit, ou encore aux pieds des gisants. Ces tombes sont toutes du XVIe siècle : 1503, 1530, 1560. Parmi les tombes si curieuses de l’abbaye de Westminster, on remarquera celle de la marquise de Winchester, morte en 158684. La marquise est en gisante de grandeur naturelle. Sur le devant de sa tombe, figurent à petite échelle la statue agenouillée du marquis son époux, et la minuscule tombe d’un enfant mort. Toujours à Westminster, le comte et la comtesse de Shrewsbury sont représentés sur une tombe de 1615-1620, en gisants : leur petite fille est agenouillée à leurs pieds, les mains jointes. Notons que les enfants qui entourent les défunts ne sont pas toujours morts : c’est toute la famille qui se réunit autour de ses chefs, comme si c’était au moment de recueillir leur dernier soupir. Mais à côté des enfants encore vivants alors, on a représenté ceux qui étaient déjà morts ; un signe les distingue, ils sont plus petits et tiennent une croix à la main (tombeau de John Coke à Halkham, 1639), ou bien une tête de mort : sur le tombeau de Cope d’Ayley à Hamble-done (1633), quatre garçons et trois filles entourent les défunts, un garçon et une fille tiennent une tête de mort.

Il existe à Toulouse, au musée des Augustins, un triptyque très curieux qui provient du cabinet de Du Mège85. Les volets sont datés de 1610. De chaque côté d’une descente de croix, les donateurs sont agenouillés, le mari et la femme, avec leur âge. Ils ont l’un et l’autre soixante-trois ans. À côté de l’homme, on voit un enfant, qui porte le costume alors en usage chez les plus petits, avant cinq ans : la robe et le tablier des filles86 et un grand bonnet empanaché de plumes. L’enfant est habillé de couleurs vives et riches, vert broché d’or, qui accentuent la sévérité des costumes noirs des donateurs. Cette femme de soixante-trois ans ne peut avoir un enfant de cinq ans. Il s’agit d’un enfant mort, sans doute un fils unique dont le vieux ménage gardait le souvenir : ils ont voulu qu’il soit à leurs côtés dans ses plus beaux atours.

C’était une habitude pieuse de donner aux églises un tableau — ou un vitrail : au XVIe siècle le donateur se faisait représenter avec toute sa famille. Dans les églises allemandes on peut voir encore, accrochés aux piliers ou aux murs, de nombreux tableaux de ce genre qui sont des portraits de famille. Sur l’un d’eux, de la seconde moitié du XVIe siècle, dans l’église Saint-Sébastien de Nuremberg, on voit le père, avec derrière lui deux fils, déjà grands, et une masse mal différenciée de six garçons entassés, se cachant les uns derrière les autres, si bien que certains sont à peine visibles. Ne sont-ils pas des enfants morts ?

Un tableau semblable, daté de 1560 conservé au musée de Bregenz porte, sur les banderoles, les âges des enfants : trois garçons, un, deux, trois ans, cinq filles, un, deux, trois, quatre, cinq ans. Or, l’aînée de cinq ans a la taille et le costume de la benjamine de un an. On lui a laissé sa place dans la scène familiale, comme si elle avait vécu, mais on la représente à l’âge où elle est morte.

Ces familles ainsi alignées sont des œuvres naïves, gauches, monotones, sans style : leurs auteurs comme leurs modèles demeurent inconnus ou obscurs. Il en est autrement lorsque le donateur s’est adressé à un peintre renommé : les historiens de l’art ont alors fait les recherches nécessaires à l’identification des personnages d’une toile célèbre. C’est le cas de la famille de Meyer qu’Holbein a représentée en 1526 au pied de la Vierge. Nous savons que sur les six personnages de la composition, trois étaient morts en 1526 : la première femme de Jacob Meyer, et ses deux garçons, l’un mort à dix ans, l’autre plus jeune, ce dernier est nu.

Il s’agit bien d’une coutume qui est devenue commune au XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe : le musée de Versailles conserve un tableau de Nocret représentant les familles de Louis XIV et de son frère : la toile est célèbre parce que le roi et les princes sont à demi nus — au moins les hommes — comme les dieux de l’Olympe. Nous retiendrons ici un détail : au pied de Louis XIV sur le devant de la scène, Nocret a dressé un tableau qui enferme dans son cadre deux petits enfants, morts en bas âge. L’enfant apparaît donc d’abord à côté de ses parents, dans des portraits de famille.

Les relevés de Gaignières signalent dès la fin du XVIe siècle des tombeaux à effigies d’enfants isolés : l’un est de 1584, l’autre de 1608. L’enfant est représenté dans le costume particulier à son âge, en robe et en bonnet, comme celui de la descente de croix de Toulouse. Quand Jacques Ier perdit en deux ans, en 1606 et 1607, deux filles l’une à trois jours, l’autre à deux ans, il les fit représenter sur leurs tombeaux de Westminster, dans leurs parures, et il voulut que la plus petite reposât dans un berceau d’albâtre où tous les accessoires seraient fidèlement reproduits pour donner l’illusion du réel : dentelles des lingeries et du bonnet. Une inscription indique bien le sentiment pieux qui donnait à cet enfant de trois jours une personnalité définitive : Rosula Regia prae-propera Fato decerpta, parentibus erepta, ut in Christi Rosario reflorescat.

En dehors des effigies funéraires, les portraits d’enfants isolés de leurs parents, sont rares jusqu’à la fin du XVIe siècle : le dauphin Charles Orlando du Maître de Moulins (autre témoignage de la piété à l’égard des enfants disparus très tôt). Par contre, au début du XVIIe siècle, ils devinrent très nombreux, on sent que l’habitude était prise de conserver par l’art du peintre l’aspect fugace de l’enfance. Dans les portraits l’enfant se sépare de la famille, comme un siècle plus tôt, au début du XVIe siècle, la famille s’était séparée de la partie religieuse du tableau à donateurs. Il est désormais représenté seul et pour lui-même : c’est la grande nouveauté du XVIIe siècle. L’enfant sera l’un de ses modèles favoris. Les exemples abondent ; parmi les peintres renommés Rubens, Van Dyck, Franz Hais, Le Nain, Ph. de Champaigne. Les uns représentent des petits princes, comme les enfants de Charles Ier de Van Dyck, ou ceux de Jacques II de Largillière, d’autres des enfants de grands seigneurs comme ces trois enfants de Van Dyck dont l’aîné porte l’épée, d’autres des bourgeois aisés comme ceux de Le Nain ou de Ph. de Champaigne. Il arrive qu’une inscription donne le nom et l’âge comme c’était l’ancienne coutume pour les grandes personnes. Tantôt l’enfant est seul (Grenoble, Ph. de Champaigne), tantôt le peintre groupe plusieurs enfants d’une même famille. Il s’agit d’un style de portrait banal, répété par beaucoup de peintres anonymes, qu’on rencontre souvent dans les musées de province ou chez les antiquaires. Chaque famille veut désormais posséder les portraits de ses enfants, et dès l’âge où ils sont encore enfants. Cette coutume naît au XVIIe siècle, elle ne cessera jamais, la photographie a relayé la peinture au XIXe siècle : le sentiment n’a pas changé.

Avant d’en finir avec le portrait, il importe de signaler les représentations d’enfants sur ex-voto, qu’on commence à relever ici et là : il en existe au musée de la cathédrale du Puy, et l’exposition du XVIIe siècle de 1958 a fait connaître un étonnant enfant malade, qui doit être aussi un ex-voto.

Ainsi, quoique les conditions démographiques n’aient pas beaucoup changé du XIIIe au XVIIe siècle, que la mortalité des enfants se soit maintenue à un niveau très élevé, une sensibilité nouvelle accorde à ces êtres fragiles et menacés une particularité qu’on négligeait auparavant de leur reconnaître : comme si la conscience commune découvrait alors seulement que l’âme de l’enfant était aussi immortelle. Il est certain que cette importance donnée à la personnalité de l’enfant se rattache à une christianisation des mœurs plus profonde.

Cet intérêt porté à l’enfant précède de plus d’un siècle le changement des conditions démographiques, qu’on peut à peu près dater de la découverte de Jenner : des correspondances comme celle du général de Martange87 montrent que des familles ont alors tenu à faire vacciner leurs enfants ; ce soin contre la variole implique un état d’esprit qui devait en même temps favoriser d’autres pratiques d’hygiène, et permettre un recul de la mortalité, compensé d’ailleurs en partie par un contrôle de plus en plus étendu de la natalité.

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Une autre représentation de l’enfant inconnue du Moyen Âge est le putto, le petit enfant nu. Il apparaît à la fin du XVIe siècle, et, de toute évidence, il faut y reconnaître l’Éros hellénistique retrouvé. Le thème de l’enfant nu a tout de suite été accueilli avec une faveur extraordinaire, même en France où l’italianisme rencontrait certaines résistances indigènes. Le duc de Berry88 possédait d’après ses inventaires, une « chambre aux enfants », c’est-à-dire une pièce décorée de tapisseries qu’animaient des putti. Van Marie se demande « si parfois les scribes des inventaires n’ont pas appelé enfants ces angelots à demi païens : ces “ putti ” qui ornent si souvent le feuillage des tapisseries de la deuxième moitié du XVe siècle ».

Au XVIe siècle, le fait est bien connu, les putti vont envahir la peinture, et devenir un motif décoratif répété à satiété. Titien en particulier en a usé, sinon abusé : qu’on songe au triomphe de Vénus du Prado.

Le XVIIe siècle n’en paraît pas fatigué, que ce soit à Rome, à Naples, ou à Versailles où les putti conservent encore le vieux nom de marmousets. La peinture religieuse ne leur échappera pas, grâce à la transformation en putto de l’ange-clergeon médiéval. Désormais l’ange ne sera plus (sauf l’ange gardien) cet éphèbe qu’on voit encore sur les toiles de Botticelli, il est devenu lui aussi un petit amour nu, même si, pour satisfaire la pudeur post-tridentine, sa nudité est voilée par des nuages, vapeurs, étoffes. La nudité du putto gagne même l’enfant Jésus et les autres enfants sacrés. Quand on répugne à cette nudité complète on se contente de la rendre plus discrète ; on évite de trop habiller Jésus ou de l’emmailloter : on le montre au moment où sa mère défait les bandes du maillot89, où on dévoile ses épaules et ses jambes. P. du Colombier a déjà remarqué à propos des Lucca délia Robbia de l’hôpital des Innocents, qu’il n’est pas possible de représenter l’enfance sans évoquer sa nudité90. Ce goût de la nudité de l’enfant se rattache évidemment au goût général de la nudité à l’antique, qui gagnait même le portrait. Mais il a duré plus longtemps, et il a gagné toute la décoration : qu’on songe à Versailles, ou au plafond de la villa Borghèse à Rome. Le goût du putto correspondait à quelque chose de plus profond que celui de la nudité à l’antique, et qu’il faut rapporter à un large mouvement d’intérêt en faveur de l’enfance.

Comme l’enfant médiéval, enfant sacré ou allégorie de l’âme, ou créature angélique, le putto ne fut ni au XVe siècle ni au XVIe siècle un enfant réel, historique. Cela est d’autant plus remarquable que le thème du putto est né et s’est développé en même temps que le portrait d’enfant. Mais les enfants des portraits du XVe et du XVIe siècle ne sont jamais, ou presque jamais, des enfants nus. Ou bien ils sont emmaillotés même si on les représente à genoux91, ou bien ils portent l’habit de leur âge et de leur condition. On n’imaginait pas l’enfant historique, même très petit, dans la nudité de l’enfant mythologique et décoratif, et cette distinction a persisté longtemps.

Le dernier épisode de l’iconographie enfantine sera l’application de la nudité décorative du putto au portrait d’enfant : c’est aussi au XVIIe siècle qu’il faut le situer. On relève bien au XVIe siècle quelques portraits d’enfants nus. Ils sont plutôt rares : l’un des plus anciens est peut-être l’enfant mort en bas âge de la famille Meyer de Holbein (1521) : on ne peut s’empêcher de penser à l’âme médiévale ; il existe dans une salle du palais d’Innsbruck une fresque où Marie-Thérèse voulut réunir tous ses enfants : à côté des vivants, une princesse morte est représentée dans une nudité très pudiquement drapée.

Dans une toile du Titien de 1571 ou 157592, Philippe II, dans un geste d’offrande, tend à la Victoire son fils, l’infant Ferdinand, complètement nu : il ressemble au putto familier de Titien, il a l’air de trouver la situation très drôle : les putti sont souvent représentés pendant leurs jeux.

En 1560 Véronèse peignait, selon la coutume, devant la Vierge à l’enfant, la famille Cucina-Fiacco, réunie : trois hommes, dont le père, une femme — la mère, six enfants. À l’extrême droite une femme est à demi coupée par le tableau : elle tient dans ses bras un enfant nu, comme la Vierge tient l’enfant, ressemblance accentuée par le fait que la femme ne porte pas le costume réel de son temps. Elle n’est pas la mère pour être ainsi à moitié écartée de la scène. La nourrice du dernier-né93 ? Une peinture du Hollandais P. Ærtsen du milieu du XVIe siècle représente une famille : le père, un garçon de cinq ans environ, une fille de quatre ans ; la mère est assise et tient sur ses genoux un petit garçon nu94.

Il existe certainement d’autres cas qu’une enquête plus approfondie révélerait : ils ne sont pas assez nombreux pour créer un goût commun et banal.

Au XVIIe siècle, les exemples deviennent plus nombreux et plus caractéristiques du sentiment : l’Hélène Fourment de Munich portant dans ses bras son fils tout nu, distingué du putto banal, par la ressemblance sans doute, mais aussi par un bonnet à plume, comme en portaient alors les enfants. Le dernier des enfants de Charles Ier de Van Dyck, de 1637 est à côté de ses frères et sœurs, nu, à demi enveloppé dans le linge sur lequel il est étendu.

« Lorsque Le Brun représente en 1647 le banquier et collectionneur Jabach dans sa maison de la rue Saint-Merri, écrit L. Hautecœur95, il nous montre cet homme puissant, vêtu sans apparat, les bas mal tirés, qui commente à sa femme et à son fils sa dernière acquisition... ses autres enfants sont là : le dernier-né, nu comme un Jésus repose sur un coussin — l’une de ses sœurs joue avec lui. » Le petit Jabach, mieux que les enfants nus d’Holbein, de Véronèse, de Titien, de Van Dyck, même de Rubens, a exactement la pose du bébé moderne devant l’objectif des photographes d’art. Désormais la nudité du petit enfant devient une convention du genre et tous les petits enfants qu’on habillait toujours cérémonieusement au temps de Le Nain et de Ph. de Champaigne, seront figurés nus. On trouve cette convention aussi bien chez Largillière, peintre de grands bourgeois que chez Mignard, peintre de cour : le dernier-né du grand-dauphin de Mignard (Louvre) est nu sur un coussin près de sa mère, tel le petit Jabach.

Ou bien l’enfant est tout à fait nu, comme ce portrait du comte de Toulouse de Mignard96, sa nudité à peine voilée par la bouche d’un ruban, déroulé pour les besoins de la cause, comme cet enfant de Largillière97 qui tient une serpe ; ou bien il est vêtu, non pas d’un costume véritable semblable aux habits en usage, mais d’un déshabillé qui ne couvre pas toute la nudité, et la laisse volontairement apparaître : ainsi ces portraits d’enfants de Belle où les jambes et les pieds sont nus, le duc de Bourgogne de Mignard, simplement vêtu d’une chemise légère. Il n'est plus nécessaire de suivre le thème, devenu conventionnel. On le retrouvera à son terme dans les albums de famille, aux devantures des « photographes d’art » d’hier : bébés montrant leurs petits fesses juste pour la pose, car ils étaient soigneusement recouverts, langés, culottés ; petits garçons, petites filles qu’on habillait pour la circonstance juste d’une jolie chemise transparente. Il n’y avait pas d’enfant dont on ne conservait l’image dans une nudité, directement héritée des putti de la Renaissance : singulière persistance dans le goût collectif, bourgeois autant que populaire, d’un thème qui fut à l’origine décoratif ; l’Éros antique, retrouvé au XVe siècle, sert toujours de modèle aux « portraits d’art » du XIXe et du XXe siècle.

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Le lecteur de ces pages n’aura pas manqué de noter l’importance du XVIIe siècle dans l’évolution des thèmes de la petite enfance. C’est au XVIIe siècle que les portraits d’enfants seuls deviennent nombreux et banals. C’est aussi au XVIIe siècle que les portraits de famille bien plus anciens tendent à s’organiser autour de l’enfant qui devient le centre de la composition. Cette concentration autour de l’enfant est particulièrement frappante dans cette famille de Rubens98 où la mère tient l’enfant par l’épaule, tandis que le père lui prend la main, chez Frans Hais, chez Van Dyck, chez Lebrun où les enfants s’embrassent, s’enlacent, animent le groupe des adultes graves par leurs jeux ou leur tendresse. Le peintre baroque compte sur eux pour donner au portrait de groupe le dynamisme qui lui manquait. Au XVIIe siècle encore, la scène de genre réservera à l’enfance une place privilégiée : innombrables scènes d’enfance à caractère conventionnel, leçon de lecture, où se survit laïcisé, le thème de la leçon de la Vierge de l’iconographie religieuse des XIVe et XVe siècles, leçon de musique, garçons ou filles lisant, dessinant, jouant. On n’en finirait pas d’énumérer tous ces thèmes qui abondent dans la peinture, surtout dans la première moitié du siècle, dans la gravure ensuite. Enfin, nous l’avons vu, c’est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que la nudité devient une convention rigoureuse du portrait d’enfant. La découverte de l’enfance commence sans doute au XIIIe siècle, et on suit ses jalons dans l'histoire de l'art et dans l'iconographie aux XVe et XVIe siècles. Mais les témoignages deviennent particulièrement nombreux et significatifs à partir de la fin du XVIe et au XVIIe siècle.

Opinion que confirme le goût manifesté alors pour les petits enfants, leurs manières, leur « jargon ». Nous avons déjà signalé, au chapitre précédent, qu'on leur donna alors des noms nouveaux : bambins, pitchoun, fanfans. On s’amusa aussi à relever leurs expressions, à employer leur vocabulaire, c’est-à-dire celui qu’employaient les nourrices quand elles leur parlaient. Il est bien rare que la littérature, même familière, conserve des traces du jargon de l'enfant. S'étonnera-t-on de les trouver dans la Divine Comédie99 ? « Quelle gloire auras-tu de plus si tu quittes une chair vieillie, que si tu étais mort avant d’avoir cessé de dire pappo et dindi, avant qu’il ne soit passé mille ans. » Pappo, c’est le pain. Le mot existait dans le français contemporain de Dante : le papin. On le trouve dans l’un des Miracles Notre-Dame ; celui du « petit enfant qui donne à manger à l’image de Jésus que Notre-Dame tenait ». « Si lui a mis le papin sur la bouche en disant : papez, beau doulz enfes, s’il vous plaist. Lors papa il ung petit de ce papin : papez enfes, dist le clergeon, si Dieu t’ayde. Je voys que tu meurs de faim. Papine un peu de mon gastel ou de ma fouace. » Mais ce mot de papin est-il vraiment réservé à l’enfance, ou n’appartient-il pas plutôt à la langue familière de chaque jour ? Quoi qu’il en soit, les Miracles Notre-Dame, comme d’autres textes du XIVe siècle témoignent d’un goût certain pour l’enfance prise sur le vif. Il n’empêche que les allusions au jargon de l’enfance restent exceptionnelles avant le XVIIe siècle. Au XVIIe siècle, elles abondent. Quelques exemples. Les légendes d’un recueil de gravures de Bouzonnet et Stella, daté de 1657100. Ce recueil contient une série de planches gravées représentant les jeux des putti. Les dessins n’ont aucune originalité, mais les légendes en affreux vers de mirliton parlent le jargon de la petite enfance, et aussi l’argot de la jeunesse scolaire, car les limites de la première enfance restent toujours bien imprécises. Des putti jouent avec des chevaux de bois : le titre de la planche : le Dada.

Des putti jouent aux dés, l’un est hors du jeu :

Et l’autre, s’en voyant exclu (du jeu)

Avec son toutou se console.

Le papin des XIVe-XVe siècles a dû sortir de l’usage, au moins du français enfantin bourgeois, peut-être parce qu’il n’était pas spécifique de la petite enfance. D’autres mots bêtifiant sont apparus qui demeurent vivants aujourd’hui : le toutou, le dada.

Outre ce jargon de nourrice, les putti parlent aussi l’argot scolastique, ou celui des académies militaires. Le jeu de traîneau :

Ce populo, comme un César

Se fait traîner dedans son char

Populo : latin d'école. Dans le même sens enfantin, Mme de Sévigné dira en parlant des enfants de Mme de Grignan : « Ce petit peuple. »

Un petit joueur se fait remarquer par son astuce : « Ce cadet paraît hasardeux. » Cadet : terme d’Académie, où les gentilshommes apprenaient au début du XVIIe siècle les armes, l’équitation et les arts de la guerre. Le mot est resté dans l’expression : école des cadets.

Au jeu de paume :

Aynsi nuds, legers et dispos,

Les enfants, dès qu’ils ont campos

Vont s’escrimer de la raquette

Avoir campos ; expression d’académie, terme militaire, qui signifie : avoir une permission. Elle est usuelle dans la langue familière, on la rencontre chez Mme de Sévigné.

Au bain : pendant que les uns nagent :

La plupart boivent sans manger

À la santé des camarades.

Camarades : le terme, lui aussi nouveau, ou de la fin du XVIe siècle, devait être d’origine militaire (venait-elle des Allemands, des mercenaires de langue allemande ?) et passa par les académies. Il demeurera d’ailleurs réservé plutôt à la langue familière bourgeoise. Encore aujourd’hui, la langue populaire ne l’utilise pas ; elle lui préfère le plus vieux mot copain, le compaing médiéval.

Mais revenons au jargon de la petite enfance. Dans le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, Granger appelle son fils son toutou : « Viens m’embrasser, viens mon toutou. » Le mot bonbon, que je suppose appartenir au jargon des nourrices, entre dans l’usage, ainsi que l’expression « beau comme un ange », ou « pas plus grand que cela », qu’emploie Mme de Sévigné.

Jusqu'aux onomatopées de l’enfant qui ne sait pas encore parler, que Mme de Sévigné s’ingénie à noter chez sa petite-fille qu’elle garde auprès d'elle, pour en rendre compte à Mme de Grignan alors en Provence : « Elle parle plaisamment : et titota, tetita, y totata101. »

Déjà au début du siècle, Heroard, le médecin de Louis XIII relève soigneusement dans son journal les naïvetés de son pupille, et son bégaiement, sa manière de dire « vela », « équivez »...

Quand elle décrit sa petite fille, « sa petite mie », « ses petites entrailles », Mme de Sévigné peint des scènes de genre proches de celles de Le Nain, de Bosse, avec en plus la mignardise des graveurs de la fin du siècle et des artistes du XVIIIe. « Notre fille est une petite beauté brune, fort jolie, la voilà, elle me baise fort malproprement, mais elle ne crie jamais. » « On m’embrasse, on me connaît, on me rit, on m’appelle maman tout court » (et non pas bonne maman). « Je l’aime tout à fait. Je lui ai fait couper les cheveux : elle est coiffée hurluberlu, cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge et son petit corps sont admirables. Elle fait cent petites choses, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton : enfin elle est jolie de tout point. Je m’y amuse des heures entières102. » Beaucoup de mères et de nourrices avaient déjà senti ainsi. Aucune n’avait admis que ces sentiments fussent dignes d’une expression aussi ambitieuse. Ces scènes d’enfance littéraires correspondent à celles de la peinture et de la gravure de genre contemporaines : découvertes de la petite enfance, de son corps, de ses manières, de son bredouillage.

3. L’habit des enfants

L'indifférence marquée jusqu’au XIIIe siècle — quand il ne s’agissait pas de l’enfant Notre Dame — aux caractères propres de l’enfance n’apparaît pas seulement dans le monde des images : le costume prouve combien, dans la réalité des mœurs, l’enfance était alors peu particularisée. Dès que l’enfant quittait le maillot, c’est-à-dire la bande de toile qu’on enroulait serrée autour de son corps, il était habillé comme les autres hommes et femmes de sa condition. Nous avons peine à imaginer cette confusion, nous qui avons porté si longtemps les culottes courtes, insigne bientôt honteux d’une enfance retardée. Dans ma génération, on quittait les culottes courtes à la fin de la seconde, à la suite d’ailleurs d’une pression sur des parents récalcitrants : on me prêchait la patience en me citant le cas d’un oncle général qui s’était présenté à Polytechnique en culotte courte ! Aujourd’hui, l’adolescence a gagné aussi bien en amont qu’en aval, et le costume sport, adopté à la fois par les adolescents et les enfants, tend à remplacer les signes vestimentaires qui furent ceux de l’enfance au XIXe et au début du XXe. Quoi qu’il en soit, si l’époque 1900-1920 prolongeait encore très tard chez le jeune adolescent les particularités d’un costume réservé à l’enfance, le Moyen Âge habillait indifféremment toutes les classes d'âge, soucieux seulement de maintenir visibles par le costume les degrés de la hiérarchie sociale. Rien, dans ce costume, ne séparait l’enfant de l’adulte. On ne peut imaginer attitudes plus différentes à l’égard de l’enfance.

Au XVIIe siècle cependant, l’enfant, tout au moins l’enfant de qualité, noble ou bourgeois, n’est plus habillé comme les grandes personnes. Voilà le fait essentiel : il a désormais un costume réservé à son âge, qui le met à part des adultes. Cela apparaît au premier regard jeté sur les nombreuses représentations d’enfants du début du XVIIe siècle.

Considérons la belle toile de Philippe de Champaigne, du musée de Reims, qui groupe les sept enfants de la famille Habert ; le plus âgé a dix ans, le plus jeune a huit mois. Cette peinture est précieuse pour notre propos, parce que le peintre a inscrit l’âge très précis, au mois près, de chacun de ses modèles. L’aîné, à dix ans, est déjà vêtu comme un petit homme, enveloppé dans son manteau : il appartient au monde des adultes en apparence. Sans doute, n’est-ce qu’une apparence, il doit suivre les classes d’un collège : la scolarité du collège prolonge ainsi l’âge d’enfance, mais il n’y restera peut-être plus longtemps et le quittera tôt pour se mêler aux hommes dont il porte déjà le costume et dont il partagera la vie dans les camps, ou dans les études, ou dans le négoce. Mais les deux jumeaux, qui se tiennent affectueusement par la main et par l’épaule, ont quatre ans neuf mois : ils ne sont plus habillés comme des adultes, ils portent une longue robe, différente de celles des femmes, parce qu’elle est ouverte sur le devant et fermée ici par des boutons, ailleurs par des aiguillettes ; elle ressemble à une soutane d’ecclésiastique. Cette même robe se retrouve sur le « tableau de la vie humaine » de Cebes103. Le premier âge, encore mal dégagé du non-être, est nu ; les deux âges suivants sont emmaillotés. Le troisième qui doit avoir environ deux ans, et ne se tient pas encore debout tout seul, est déjà vêtu d’une robe, et nous savons que c’est un garçon. Le quatrième âge à califourchon sur son cheval de bois porte la même robe longue et boutonnée au milieu que les jumeaux Habert de Ph. de Champaigne, ouverte sur le devant comme une soutane. Cette robe fut portée par les petits garçons pendant tout le XVIIe siècle. On la trouve sur Louis XIII enfant, sur d’innombrables portraits d’enfants français, anglais ou hollandais, et encore au début du XVIIIe, par exemple sur le jeune de Bethisy104 peint vers 1710 par Belle. Sur ce dernier tableau, la robe du garçon n'est plus boutonnée sur le devant, mais elle reste différente de celle des filles et ne comporte pas d’accessoires de lingerie.

Cette robe est tantôt très simple comme celle de l’enfant à califourchon du « tableau de la vie humaine ». Elle peut être somptueuse et se terminer par une traîne comme celle du jeune duc d’Anjou, gravé par Arnoult105.

Cette robe en forme de soutane n’était pas le premier habit de l’enfant, après qu’il eut quitté le maillot. Revenons au portrait des enfants Habert, de Ph. de Champaigne. François qui a vingt-trois mois et le benjamin, qui en a huit, sont habillés, l’un et l’autre, exactement comme leur sœur, c’est-à-dire comme des petites femmes : jupe, robe et tablier. Voilà le costume des plus petits garçons : on a pris l’habitude au XVIe siècle de les habiller comme des filles, celles-ci d’ailleurs persistent à porter le costume des femmes adultes. La séparation entre enfants et adultes n’existe toujours pas chez les femmes. Érasme, dans le Mariage chrétien106, nous donne une description de ce costume que son éditeur de 1714 traduit sans difficulté, comme choses qui persistent en son temps : « On ajoute (aux enfants) une camisolle, des bas bien chauds, un gros jupon et l’habit de dessus qui embarrasse les épaules et les hanches, d’une grande quantité d’étoffes et de plis, et on leur fait entendre que tout cet attirail leur donne un merveilleux air. » Erasme dénonçait cette mode qui était alors nouvelle, il préconisait plus de liberté pour les jeunes corps ; son opinion ne prévalut pas contre les mœurs et il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le costume de l’enfant devînt plus souple, plus lâche, et laissât plus d’aisance ! Un dessin de Rubens107 nous montre un costume de petit garçon toujours semblable à celui d’Érasme : la robe ouverte sous laquelle apparaît la jupe. L’enfant commence à marcher et on le tient par des bretelles pendant par-derrière, qu’à l’époque on appelait des lisières. On lit dans le journal d’Heroard, qui nous permet de suivre jour par jour l’enfance de Louis XIII, à la date du 28 juin 1602 (Louis XIII avait neuf mois) : « Il lui108 a été mis des lisières à sa robe pour l’apprendre à marcher. » Le même Louis XIII n’aimait pas que sa sœur portât une robe semblable à la sienne : « Madame arrive qui avait une robe de même que la sienne, il la renvoie de jalousie. » Tant que les garçons portaient ce costume féminin, on disait qu’ils étaient à la bavette. Cela durait jusque vers quatre-cinq ans. Jean Rou (né en 1638)109 raconte dans ses mémoires qu’il eut une enfance précoce et qu’on l’envoya au collège d’Harcourt accompagné d’une servante : « Lorsque j’étais encore à la bavette, c’est-à-dire n’ayant pas encore cette longue robe à collet qui précédait l’habillement à haut de chausses », « j’étais seul accoutré de la manière que je viens de dire [c’est-à-dire habillé en fille] en sorte que c’était comme une espèce de nouveau phénomène en ce lieu-là, et qui n’y avait jamais paru. » Le collet de la robe était un collet d’homme. La coutume impose désormais des règles de costume pour les enfants, selon leur âge : la bavette et la robe des filles, puis « cette longue robe à collet », qu’on appelait aussi la jaquette. Le règlement d’une petite école, ou école paroissiale de 1654110 prévoit que le dimanche on conduira les enfants à l’église, pour assister à la messe après l’instruction religieuse : on ordonnait de ne pas mélanger les petits et les grands, c’est-à-dire les habits courts et les habits longs, on placera « les petits à jaquette avec leurs semblables ».

Le journal de l’enfance de Louis XIII que Heroard tenait chaque jour montre le sérieux avec lequel on traitait désormais du costume de l’enfant : celui-ci rendait visibles les étapes de la croissance qui transformait l’enfant en homme. Ces étapes, jadis inaperçues, étaient devenues des sortes de rites qu’il fallait respecter et que Heroard notait avec soin comme des choses importantes. Le 17 juillet 1602, on met des lisières à la robe du Dauphin. Il va les porter plus de deux ans : à trois ans et deux mois, on lui donne « la première robe sans lisière ». L’enfant est ravi ; il s’adresse au capitaine des gardes. « Taine (notons cette imitation du jargon d’enfance) je n’ai point de lisière, j’irai tout seul ». Quelques mois plus tôt, il abandonna le berceau, et dormit dans un lit : c'est une étape. Pour son anniversaire, à quatre ans, il porte des chausses sous sa robe et un an plus tard on lui ôte le « bonnet d’enfant » pour lui donner le chapeau des hommes. C’est aussi une date : « Maintenant que l'on vous ôte le bonnet, vous ne serez plus un enfant, vous commencez à devenir homme » (7 août 1606). Mais six jours plus tard, la reine lui fait remettre le bonnet.

Le 8 janvier 1607 : « Il demande quand c’est qu’il aura le haut-de-chausses [au lieu de la robe]. Mme de Montglas lui dit que ce sera quand il aura huit ans. »

Le 6 juin 1608, il a sept ans huit mois, Heroard note avec une certaine solennité : « Il est vêtu d’un pourpoint et de chausses, quitte l’habillement d’enfance [c’est-à-dire la robe], prend le manteau et l’épée [comme l’aîné des petits Habert de Ph. de Champaigne], » Il arrive cependant qu’on lui remette la robe, comme on lui avait remis le bonnet, mais il y répugne : quand il a chausses et pourpoint « il est extrêmement content et joyeux, ne veut point mettre sa robe ». Les coutumes d’habit ne sont pas alors seulement frivolité ! Le rapport entre le costume et le sentiment de ce qu’il représente est ici bien marqué.

Dans les collèges, les demi-internes des pédagogies portaient la robe sur les chausses. Les Dialogues de Cordier, à la fin du XVIe siècle, nous décrivent le réveil d’un pensionnaire111 : « Après que j’aye esté éveillé, je me suis levé du lit, j’ay vestu mon pourpoint et mon saye, je me suis mis sur une selle, j'ay pris mon hault de chausses et mon bas, que j’ay tous deux chaussez, j’ai pris mes souliers, j'ay attaché mon hault de chausses à mon pourpoint avec eguillettes, j’ay lié mon bas avec des jarretières au-dessus du genoux, j’ay pris ma ceinture, j’ay peigné ma teste, j’ay pris mon bonnet que j'ay bien agencé, j’ay vestu ma robe », puis « estais sorti de la chambre »...

À Paris au début du XVIIe siècle112 : « Figurez-vous donc de voir entrer Francion en classe, le caleçon sortant de son haut-de-chausses jusques à ses souliers, la robe mise tout de travers et le portefeuille dessous le bras, taschant de donner un pourry à l’un et une nasarde à l’autre. » Au XVIIIe siècle, le règlement de l’internat de La Flèche prévoit, dans le trousseau, « une robe de pensionnaire » qui doit durer deux ans113.

On ne retrouve pas chez les filles cette différenciation du costume. Celles-ci, comme autrefois les garçons, sont tout de suite, dès leur démaillotage, vêtues comme de petites femmes. Toutefois si nous regardons de près les représentations d’enfants du XVIIe siècle, nous remarquerons que le costume féminin des petits garçons comme des petites filles comporte un ornement singulier, qu’on ne retrouve pas chez les femmes : deux larges rubans qui sont attachés à la robe derrière les deux épaules, et qui pendent dans le dos. On voit ces rubans de profil, sur le troisième enfant d’Habert, à partir de la gauche, sur le quatrième âge de la Tabula Cebetis (l'enfant en robe jouant au cheval de bois), sur la petite fille de dix ans de l’échelle des âges du début du XVIIIe siècle « misère humaine ou les passions de l’âme en tous ses âges », pour limiter nos exemples aux images déjà commentées ici ; on les observera fréquemment sur de nombreux portraits d’enfants, jusqu’à Lancret et Boucher. Ils disparaissent à la fin du XVIIIe siècle, époque où le costume de l’enfant se transforme. Peut-être, un des derniers portraits d’enfant ainsi enrubanné dans le dos, est-il celui que Mme Gabrielle Guiard peignit pour Mesdames Adelaïde et Victoire en 1788114. Il représente leur sœur, Madame Infante, qui était morte depuis une trentaine d’années. Madame Infante avait vécu trente-deux ans. Mme Gabrielle Guiard la représenta cependant encore enfant près de sa nourrice, et ce souci de conserver le souvenir d’une « femme de trente ans » en la ramenant au temps de son enfance révèle un sentiment très nouveau ; cet enfant porte, bien visibles, les rubans dans le dos qui étaient encore d’usage vers 1730, et qui avaient passé de mode au moment où le tableau fut composé.

Ainsi ces rubans dans le dos étaient devenus au XVIIe siècle, et au début du XVIIIe siècle les signes de l’enfance dans le costume, tant pour les garçons que pour les filles. Les modernes n’ont pas manqué d’être intrigués par cet appendice vestimentaire réservé à l'enfance. On l’a confondu avec les « lisières » (bretelles de petits enfants dont la démarche était encore mal assurée115). Dans le petit musée de l’abbaye de Westminster. on a exposé quelques effigies mortuaires de cire qui représentaient le mort et qu'on étendait au-dessus du cercueil pendant les cérémonies des funérailles, pratique médiévale qui se maintint en Angleterre jusqu’aux environs de 1740. L’une de ces effigies représente le petit marquis de Normanby, mort à trois ans : il est habillé d’une jupe de soie jaune recouverte d’une robe de velours (l’habit des jeunes), et il porte ces rubans plats de l’enfance que le catalogue décrit comme des lisières. En réalité les lisières étaient des cordelettes qui ne ressemblaient pas à ces rubans : une gravure de Guérard, illustrant « l’âge viril » nous montre un enfant (fille ou garçon), en robe, coiffé à la Fontange et vu de dos ; entre les deux rubans qui pendent des épaules, on voit très bien la cordelette bouclée qui servait à soutenir la marche, la lisière116.

Cette analyse nous a permis de dégager des coutumes vestimentaires propres à l'enfance, adoptées familièrement à la fin du XVIe siècle, et conservées jusqu’au milieu du XVIIIe. Ces coutumes qui distinguent ainsi l'habit des enfants de celui des adultes révèlent le souci nouveau, inconnu du Moyen Âge, de mettre à part les enfants, de les séparer par une manière d’uniforme. Mais quelle est l’origine de cet uniforme d’enfance ?

La robe des enfants n’est autre chose que l’habit long du Moyen Âge, des XIIe, XIIIe siècles, avant la révolution qui lui substitua chez les hommes l’habit court, les chausses apparentes, ancêtres de notre costume masculin actuel. Jusqu’au XIVe siècle, tout le monde portait la robe ou cotte, celle des hommes n’était pas la même que celle des femmes, elle était souvent une tunique plus courte, ou bien s’ouvrait sur le devant ; chez les paysans des calendriers du XIIIe siècle, elle s’arrête au genou. Chez les grands personnages vénérables, elle descend jusqu’aux pieds. Il y eut, en somme, une longue période, où les hommes portèrent le costume ajusté long, qui s'opposait au costume drapé traditionnel des Grecs ou des Romains : il continue les usages des barbares gaulois ou orientaux qui se sont introduits dans les modes romaines pendant les premiers siècles de notre ère. Il fut uniformément adopté à l’Est comme à l’Ouest, et le costume turc en dérive également.

À partir du XIVe siècle, chez l'homme, l'habit court, et même collant, se substitue à la robe, au désespoir des moralistes et des sermonnaires qui dénoncent l'indécence de ces modes, signes de l’immoralité du temps ! En fait les personnes respectables ont continué à porter la robe : respectables par leur âge (les vieillards jusqu’au début du XVIIe siècle, sont représentés en robe), par leur condition : magistrats, hommes d’État, hommes d’Église. Certains n’ont pas cessé de porter l’habit long, et le portent encore aujourd’hui, au moins à l’occasion, les avocats, les magistrats, les professeurs, les ecclésiastiques. Les ecclésiastiques ont failli d'ailleurs l'abandonner, car, quand l'habit court s’est définitivement imposé à l’usage, quand au XVIIe siècle on eut oublié tout à fait le scandale de son origine, la soutane de l’ecclésiastique devint trop liée à la fonction pour être de bon ton. Un prêtre quittait la soutane pour se présenter dans le monde, ou même devant son évêque, comme l'officier quittait le costume militaire, pour paraître à la cour117.

Les enfants aussi ont conservé l’habit long, au moins ceux de bonne condition. Une miniature des Miracles de Notre-Dame du XVe siècle118 représente une famille réunie autour du lit de l’accouchée ; le père est en habit court, chausses et pourpoint, mais les trois enfants sont en robe longue. Dans la même série, l’enfant qui donne à manger à l’enfant Jésus a une robe fendue sur le côté.

En Italie au contraire, la plupart des enfants des artistes du quattrocento ont les chausses collantes des adultes. En France, en Allemagne, il semble bien qu’on répugna à cette mode, et qu’on conserva aux enfants l’habit long. Au début du XVIe siècle l’habitude fut prise et devint une règle générale : les enfants furent toujours en robe. Des tapisseries allemandes de cette époque montrent des enfants de quatre ans avec la robe longue, ouverte sur le devant119. Des gravures françaises de Jean Leclerc120 ont pour sujet des jeux d’enfants : « À la fossette, aux esteufs », « au jeu de croce »... Ils portent pardessus leurs chausses la robe boutonnée sur le devant, qui devint ainsi l’uniforme de leur âge.

Les rubans plats dans le dos qui distinguent également les enfants, garçon ou filles, au XVIIe siècle, ont la même origine que la robe. Les manteaux et robes au XVIe siècle comportaient souvent des manches qu’on pouvait à volonté enfiler ou laisser pendre. Sur la gravure de Leclerc « à la fossette » on peut voir quelques-unes de ces manches attachées seulement par quelques points. Les élégants et surtout les élégantes ont aimé l’effet de ces manches pendantes ; celles-ci qu’on n’enfilait plus sont devenues des ornements sans utilité, aussi se sont-elles atrophiées comme des organes qui ont cessé de fonctionner, elles ont perdu le creux à l’intérieur par où on passait le bras et, aplaties, paraissent semblables à deux larges rubans attachés derrière les épaules : les rubans des enfants du XVIIe et du XVIIIe siècle sont les derniers restes des fausses manches du XVIe siècle. On les retrouve d’ailleurs, ces manches atrophiées, dans d’autres habits, populaires ou au contraire de cérémonie : le manteau paysan que les frères ignorantins ont pris pour costume religieux au début du XVIIIe siècle, les premiers habits proprement militaires, comme ceux des mousquetaires, la livrée des valets, et enfin l’habit de page, c’est-à-dire l’habit de cérémonie des enfants et jeunes garçons de qualité, confiés à des familles où ils rendaient certains services domestiques. Ces pages du temps de Louis XIII portaient des chausses bouffantes du XVIe siècle, et les fausses manches pendantes. Ce costume de page tendait à devenir l’habit de cérémonie qu’on revêtait en signe d’honneur et de respect : sur une gravure de Lepautre121, des garçons en costume archaïsant de page servent la messe. Mais ces costumes de cérémonie sont plutôt rares tandis que le ruban plat se retrouve sur toutes les épaules des enfants, garçons ou filles, dans les familles de qualité, nobles ou bourgeoises.

Ainsi, pour distinguer l’enfant qui s’habillait auparavant comme les adultes, on a conservé à son usage, et à son usage exclusif, des traits des costumes anciens que les grandes personnes avaient abandonnés, parfois depuis longtemps. C’est le cas de la robe, ou habit long, des fausses manches. C’est aussi le cas du béguin des petits enfants au maillot : le béguin était encore au XIIIe siècle la coiffe de tous les hommes, qui retenaient leurs cheveux au travail, comme on peut le voir sur les calendriers de Notre-Dame d’Amiens, etc.

Le premier costume des enfants a été le costume que tout le monde portait environ un siècle auparavant, et qu’ils étaient désormais les seuls à porter. On ne pouvait pas évidemment inventer de toutes pièces un habit pour eux ; on éprouvait cependant le besoin de les séparer par le costume, d’une manière visible. On choisit alors pour eux le costume dont on conservait la tradition dans certaines conditions et qu’on ne portait plus. L’adoption d’un costume particulier à l’enfance qui devint général dans les hautes classes à partir de la fin du XVIe siècle, marque une date très importante dans la formation du sentiment de l’enfance, ce sentiment qui constitue les enfants en une société séparée de celle des adultes (d’une manière très différente des coutumes initiatiques). Il faut penser à l’importance du costume dans l’ancienne France. Il représentait souvent un capital élevé. On dépensait beaucoup pour s'habiller, et on prenait la peine de dresser après décès l’inventaire des garde-robes, comme on le ferait aujourd’hui seulement des manteaux de fourrures ; elles coûtaient très cher, et on s’efforçait de freiner par des lois somptuaires le luxe du vêtement, qui ruinait les uns et permettait à d’autres de tromper sur leur état et leur naissance. Plus que dans nos sociétés contemporaines, où c’est encore le cas cependant pour les femmes, dont la parure est le signe apparent et nécessaire de la prospérité du ménage, de l’importance d’une position sociale, le costume représentait avec rigueur la place de celui qui le portait dans une hiérarchie complexe et indiscutée ; on portait le costume de sa condition : les manuels de civilité insistent beaucoup sur l’indécence qu’il y aurait à s’habiller autrement qu’on le doit selon son âge ou sa naissance. Chaque nuance sociale se traduisait par un signe vestimentaire. À la fin du XVIe siècle, l’usage a voulu que l’enfance, désormais reconnue, ait, elle aussi, son costume particulier.

***

À l’origine du costume de l’enfance, on relève un archaïsme : la survivance de l’habit long. Cette tendance à l’archaïsme a subsisté : à la fin du XVIIIe siècle, à l’époque Louis XVI, les petits garçons sont habillés avec des cols Louis XIII ou Renaissance. Les jeunes chez Lancret, Boucher, sont souvent représentés déguisés à la mode du siècle précédent.

Mais deux autres tendances vont, à partir du XVIIe siècle, orienter l’évolution du costume. La première accentue l’aspect efféminé du jeune garçon. Nous avons vu plus haut que le garçon « à la bavette », avant « la robe à collet », portait la robe et la jupe des filles. Cet efféminement du petit garçon, remarqué dès le milieu du XVIe siècle, fut d’abord chose nouvelle, et à peine indiquée par quelques traits. Par exemple le haut du corps garde chez le garçon les caractères du costume masculin ; mais bientôt on donne au petit garçon le col de dentelles des petites filles, qui est exactement le même que celui des dames. Il devient impossible de distinguer un petit garçon d’une petite fille avant quatre ou cinq ans et cette coutume se fixe d’une manière définitive pour environ deux siècles : les garçons cesseront vers 1770 de porter la robe à collet à partir de quatre-cinq ans. Mais avant cet âge ils seront habillés en petite fille, et il en sera encore ainsi à la fin du XIXe siècle : cette habitude d’efféminement ne cessera qu’après la guerre de 1914, et son abandon doit être rapproché de celui du corset de la femme : révolution du costume qui traduit le changement des mœurs. Il est encore curieux que le souci de distinguer l’enfant se soit surtout limité aux garçons : les petites filles n’ont été distinguées que par les fausses manches, délaissées au XVIIIe siècle, comme si l’enfance séparait moins les filles que les garçons. L’indication du costume confirme bien les autres témoignages des mœurs : les garçons ont été les premiers enfants spécialisés. Ils ont commencé à fréquenter en masse les collèges dès la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle. L’enseignement des filles commence à peine à l’époque de Fénelon, de Mme de Maintenon, et ne se développera que tard et lentement. Sans scolarité propre, les filles étaient très tôt confondues avec les femmes comme jadis les garçons avec les hommes, et on ne pensait pas à rendre visible par le costume, une distinction qui commençait d’exister concrètement pour les garçons, mais qui demeurait encore inutile pour les filles.

Pourquoi, afin de distinguer le garçon des hommes, l’assimilait-on aux filles qu’on ne distinguait pas des femmes ? Pourquoi cette coutume si nouvelle, si surprenante dans une société où on entrait tôt dans la vie, dura-t-elle presque jusqu’à nos jours, tout au moins jusqu’au début de ce siècle, malgré les transformations des mœurs, et l’allongement de la durée de l’enfance ? Nous touchons ici au domaine encore inexploré de la conscience que prend une société de son comportement par âge et par sexe : on ne s’est jusqu’à présent occupé que de sa conscience de classe !

Une autre tendance, née sans doute aussi du goût du déguisement, comme l’archaïsme et l’efféminement, fait adopter par l’enfant de famille bourgeoise des traits du costume populaire ou du costume de travail. Ici l’enfant précédera la mode masculine et portera le pantalon dès le règne de Louis XVI, avant l’ère des sans-culottes. Le costume de l’enfant bien habillé de l’époque Louis XVI est à la fois archaïsant (col Renaissance), populaire (pantalon), et aussi militaire (veste et bouton d'uniforme militaire).

Encore au XVIIe siècle, il n’y avait pas de costume proprement populaire, a fortiori pas de costumes régionaux... Les pauvres portaient les costumes qu’on leur donnait122 ou qu’ils achetaient chez les fripiers. Le vêtement du peuple était un vêtement d’occasion, comme aujourd’hui, la voiture populaire est une voiture d’occasion (la comparaison entre le costume d’hier et l’automobile d’aujourd’hui n’est pas si rhétorique qu’il apparaît. La voiture a hérité du sens social qu’avait le vêtement et qu’il a presque perdu). Aussi l’homme du peuple était-il habillé à la mode de l'homme de qualité quelques dizaines d’années plus tôt : dans les rues du Paris de Louis XIII, il portait le bonnet à plumes du XVIe siècle, et les femmes se coiffaient du chaperon de la même époque. Il arrivait que le décalage variait d'une région à l’autre selon la rapidité avec laquelle les gens de qualité du pays suivaient la mode du jour. Au début du XVIIIe siècle, les femmes portaient encore en certaines régions — bords du Rhin par exemple — des coiffes du XVe siècle. Au cours du XVIIIe siècle, il s’est produit un arrêt et une fixation de cette évolution, l’un et l'autre dus à un éloignement moral plus accentué entre les riches et les pauvres, à une séparation physique, succédant à une promiscuité millénaire : le costume régional est né à la fois d’un goût nouveau pour le régionalisme (c’est l’époque des grandes histoires régionales de Bretagne, de Provence, etc., l’époque d’un retour d’intérêt à l’égard des langues transformées en dialectes par les progrès du français), et des diversités réelles du costume, de l’inégal retard des modes de ville et de cour à atteindre chaque population et chaque pays.

Dans les grands faubourgs populaires, à la fin du XVIIIe siècle, on commence à porter un costume plus particulier : c’est le pantalon, qui apparaît alors comme la blouse de l’ouvrier au XIXe siècle, ou le bleu de travail aujourd’hui ; le signe d’une condition et d’une fonction. Il est assez remarquable que le costume du peuple dans une grande ville cesse au XVIIIe siècle d’être celui des gueuseries du XVIIe : le haillon informe et achronique, ou le costume d’occasion, la défroque du fripier. Il faut voir là l’expression spontanée d’une particularité collective, quelque chose de proche d’une prise de conscience de classe. Il existe donc alors une manière d’habit d’artisan, le pantalon. Le pantalon, les chausses longues jusqu’au pied, était depuis longtemps le costume des gens de mer. S’il se retrouve dans la comédie italienne, il est communément porté par les marins et aussi par les riverains de la mer, flamands, rhénans, danois, Scandinaves. Ces derniers le portaient encore au XVIIe siècle, s’il faut en croire les recueils d’habits de ce temps. Les Anglais l'avaient abandonné, mais le connaissaient au XIIe siècle123. Il est devenu l’uniforme des marines de guerre, quand les États plus organisés ont réglé l’habillement de leurs troupes et de leurs équipages. De là, il est passé, semble-t-il, en même temps, dans le peuple des faubourgs, qui répugnait dès lors à revêtir les défroques des gueux, et chez les jeunes garçons de bonne condition.

L’uniforme, nouvellement créé, a vite été adopté par les enfants bourgeois, d’abord dans des pensionnats privés, devenus plus nombreux après l’expulsion des jésuites, et qui préparaient souvent aux écoles et aux carrières militaires ; on a pris plaisir à la silhouette, et les grandes personnes ont communément habillé leurs garçons d’un costume inspiré de l’uniforme militaire ou naval : ainsi se créa le type du petit marin qui persista de la fin du XVIIIe jusqu’à nos jours.

L'adoption du pantalon pour les enfants fut en partie une conséquence de ce goût nouveau de l’uniforme, qui devait gagner les adultes au XIXe siècle, époque où l’uniforme est devenu un habit de cour ou de cérémonie, ce qu’il n’avait jamais été avant la Révolution. Il fut aussi inspiré, sans doute, par un besoin de dégager l’enfant des contraintes de son costume traditionnel, de lui donner un habit plus débraillé, et ce débraillé, le peuple des faubourgs l’affectait désormais avec une sorte de fierté. On évitait au garçon à la fois la robe démodée ou trop enfantine, et la culotte trop cérémonieuse, grâce au pantalon du peuple et des marins. D’autant qu’on avait toujours trouvé piquant de donner à des enfants de qualité quelques attributs du costume populaire, comme le béret des travailleurs, des paysans, plus tard des forçats, que nous appelons napolitain, et que le goût classique des révolutionnaires à baptisé phrygien : une gravure de Bonnard nous montre un enfant ainsi coiffé124. Nous assistons de nos jours à un transfert de costume qui présente quelques ressemblances avec l’adoption du pantalon pour les garçons du temps de Louis XVI : le bleu du travailleur, le pantalon de toile rude, est devenu le « blue-jean » que les jeunes portent avec fierté comme le signe visible de leur adolescence.

***

Ainsi parvenons-nous, depuis le XIVe siècle où l’enfant était habillé comme les adultes, au costume spécialisé de l’enfance qui nous est familier. Nous avons déjà remarqué que ce changement affecte surtout les garçons. Le sentiment de l’enfance s’est éveillé d’abord au profit des garçons, tandis que les filles persistèrent plus longtemps dans le mode de vie traditionnel qui les confondait avec les adultes : nous serons amenés à observer plus d’une fois ce retard des femmes à adopter les formes visibles de la civilisation moderne, essentiellement masculine.

Si on s’arrête au témoignage du costume, la particularisation de l’enfance se serait longtemps limitée aux garçons. Il est certain qu’elle a été réservée seulement aux familles bourgeoises ou nobles. Les enfants du peuple, paysans, artisans, ceux qui jouent sur le mail des villages, dans les rues des villes, dans les cuisines des maisons... portent toujours le costume des adultes : on ne les représente jamais en robe, en fausses manches. Ils conservent l’ancien genre de vie qui ne séparait les enfants des adultes, ni par le costume, ni par le travail, ni par le jeu.

4. Petite contribution à l'histoire des jeux

Grâce au journal du médecin Heroard, nous pouvons imaginer la vie d’un enfant au début du XVIIe siècle, ses jeux et à quelles étapes de son développement physique et mental correspondait chacun de ses jeux. Quoiqu’il s’agisse d’un dauphin de France, le futur Louis XIII, le cas demeure exemplaire, car, à la cour d’Henri IV, les enfants royaux, légitimes ou bâtards, recevaient le même traitement que tous les autres enfants nobles, et il n’existait pas encore de différence absolue entre les palais royaux et les châteaux des gentilshommes. À la réserve près qu’il n’alla jamais au collège, que fréquentait déjà une partie de la noblesse, le jeune Louis XIII fut élevé comme ses compagnons ; il reçut les leçons d’armes et d’équitation du même professeur qui, dans son Académie, formait la jeunesse noble au métier de la guerre : M. de Pluvinel ; les illustrations du manuel d’équitation de M. de Pluvinel, les belles gravures de C. de Pos montrent les exercices du jeune Louis XIII au manège. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle on ne pourrait en dire autant : le culte monarchique séparait plus tôt et dès l’enfance le petit prince des autres mortels, même de haute naissance.

Louis XIII est né le 27 septembre 1601. Son médecin Heroard nous a laissé un journal minutieux de tous ses faits et gestes125. À un an et cinq mois, Heroard note qu’il « joue du violon et chante ensemble ». Auparavant, il se contentait des hochets habituels aux tout-petits, du cheval de bois, du moulinet, « il s’essaya à fouetter au sabot ». À un an et demi, on lui met déjà un violon entre les mains : le violon n’était pas encore un instrument noble, mais le crin-crin à danser pour les noces et fêtes de village. Nous apercevons ici l’importance du chant et de la musique à cette époque.

Toujours au même âge, il joue au mail ; « le dauphin jouant au palemail blessa d’un faux coup M. de Longueville. » Comme si, à un an et demi, un jeune Anglais commençait à jouer au cricket ou au golf. À un an et dix mois, nous savons qu’il « continue à battre son tambourin de toutes sortes de batteries » : chaque compagnie avait son tambour et sa marche. On commence à lui apprendre à parler : « On lui fait prononcer les syllabes à part, pour après dire les mots. » Le même mois d’août 1603, « la reine va dîner, le fait porter et mettre au bout de sa table » : les gravures et les peintures du XVIe et XVIIe siècle représentent souvent l’enfant à table, juché sur une petite chaise-pupitre, où il est maintenu et d'où il ne peut tomber. C’est d’une de ces chaises de tout-petits qu’il devait assister au repas de sa mère, comme tant d’autres enfants dans tant d’autres familles. Ce petit bout d’homme a juste deux ans, et voici que « mené au cabinet du roi, il danse au son du violon toutes sortes de danses ». On notera la précocité de la musique et de la danse dans l’élevage des petits hommes de ce temps : elle explique la fréquence, dans les familles de professionnels, de ceux que nous appellerions aujourd’hui des jeunes prodiges, comme Mozart enfant ; ces cas deviendront plus rares et paraîtront à la fois plus prodigieux, à mesure que la familiarité avec la musique, même dans ses formes élémentaires ou bâtardes, s'atténuera ou disparaîtra. Le dauphin commence à parler : Heroard note en orthographe phonétique son babillage : « À dire à papa » je le dirai à papa ; « Equivez » pour écrivez. Il est aussi souvent fouetté : « Fâcheux, fouetté fort bien (il refusait de manger) ; apaisé, il crie après le dîner et dîne. » « Est parti, fort criant dans sa chambre et fouetté longuement. » Bien qu’il soit mêlé aux grandes personnes, s’amuse, danse et chante avec elles, il joue toujours à des jeux d'enfants. Il a deux ans et sept mois quand Sully lui fait cadeau d’un « petit carosse plein de poupées ». « Une belle poupée à theu theu ( ?) », dit-il dans son jargon.

Il aime la compagnie des soldats : « Il est toujours aimé des soldats. » « Il se joue avec un petit canon. » « Il fait de petites actions militaires avec ses soldats. M. de Marsan lui met le hausse col, le premier qu’il ait mis, il en est ravi. » « Il s’amuse avec ses petits seigneurs à des actions de guerre. » Nous savons aussi, qu’il fréquente le jeu de paume comme le mail : il couche pourtant encore dans un berceau. Le 19 juillet 1604, il a deux ans et neuf mois, « il voit dresser son lit avec une extrême allégresse, est mis dans son lit pour la première fois ». Il connaît déjà les rudiments de sa religion : à la messe, à l’élévation, on lui montre l’hostie : « C’est le bon Dieu. » Notons en passant cette expression : « le bon Dieu » qui revient sans cesse aujourd’hui dans la langue des prêtres et des dévots, mais qu’on ne trouve jamais dans la littérature religieuse d’Ancien Régime. Elle appartenait, nous le voyons ici, au début du XVIIe siècle, et probablement pas depuis très longtemps, à la langue des enfants ou des parents et nourrices quand ceux-ci s’adressaient aux enfants. Elle a contaminé la langue des adultes au XIXe siècle, et, avec l’efféminement de la religion, le Dieu de Jacob est devenu le « bon Dieu » des petits enfants.

Le dauphin sait maintenant bien parler, il a de ces mots insolents qui amusent les grandes personnes : « Le roi lui demandant (en lui montrant des verges) : “ Mon fils, pour qui est-ce cela ? ” Il répond en colère : “ Pour vous. ” Le roi fut contraint d’en rire. »

À la veillée de Noël 1604, il participe à la fête et aux réjouissances traditionnelles : il a trois ans. « Avant souper, il vit mettre la souche de Noël, où il dansa et chanta à la venue de Noël. » Il reçoit des étrennes : un ballon, et aussi des « petites besognes d’Italie », un pigeon mécanique, jouets destinés à la reine autant qu’à lui. Pendant les soirées d’hiver, où on est enfermé — à une époque de vie au grand air — « il s’amuse à couper du papier avec des ciseaux ». La musique et la danse occupent toujours une grande place dans sa vie. Heroard note avec une pointe d'admiration : « Le dauphin danse toutes les danses » ; il garde le souvenir des ballets qu’il a vus et où il ne tardera pas à jouer un rôle, s’il n’a déjà commencé : « Se ressouvenant d’un ballet fait il y a un an (quand il était âgé de deux ans) et demande : “ Pourquoi est-ce que le petit Bélier était tout nu ? ” Il faisait Cupidon tout nu. » « Il danse la gaillarde, la sarabande, la vieille bourrée. » Il s’amuse à chanter et à jouer sur la mandore de Boileau ; il chante la chanson de Robin : « Robin s’en va à Tours — Acheter du velours — Pour faire un casquin — Ma mère je veux Robin. » « Il se prend à chanter la chanson dont il se faisait endormir : “ Qui veut ouïr la chanson — La fille au roi Louis — Bourbon l’a tant aimée — Qu’à la fin l’engrossit. ” » Charmante chanson pour des petits enfants ! Il aura quatre ans dans quelques jours et il connaît au moins le nom des cordes du luth, et le luth est un instrument noble : « Il se joue du bout des doigts sur ses lèvres disant : vela la basse. » (Heroard transcrit toujours phonétiquement son jargon enfantin, son bégaiement parfois.) Mais sa jeune pratique du luth ne l’empêche pas d’écouter les plus populaires violons qui font danser la noce d’un des cuisiniers du roi — ou un joueur de musette, l’un des maçons qui « raccoustraient son âtre » : « Il l’écoute assez longuement. »

C’est l’époque où on lui apprend à lire. À trois ans et cinq mois « il s’amuse à un livre de figures de la Bible, sa nourrice lui nomme les lettres et les connaît toutes ». On lui apprend ensuite les quatrains de Pibrac, des règles de civilité et de moralité qu’on faisait réciter par cœur aux enfants. À partir de quatre ans on lui donne des leçons d’écriture : son maître est un clerc de la chapelle du château, Dumont. « Il fait porter son écritoirs à la salle à manger pour écrire sous Dumont, dit : Je pose mon exemple, je m’en vais à l’école » (l’exemple est le modèle d’écriture qu’il doit reproduire). « Il écrit son exemple, suivant l’impression faite sur le papier, la suit fort bien, y prend plaisir. » Il commence à apprendre des mots latins. À six ans un « écrivain » de métier remplacera le clerc de la chapelle : « Il fait son exemple. Beaugrand, écrivain du roi, lui montre à écrire. »

Il joue toujours à la poupée : « Il se joue à des petits jouets et à un petit cabinet d’Allemagne » (des objets miniatures en bois que fabriquaient les artisans de Nuremberg). M. de Loménie lui donne un petit gentilhomme fort bien habillé d’un collet parfumé... Il le peigne et dit : « Je le veux marier à la poupée de Madame (sa sœur). » Il s’amuse encore aux découpages de papier. On lui raconte aussi des histoires : « Il se fait conter des contes du compère Renard, du Mauvais Riche et de Lazare par sa nourrice. » « Mis au lit, on lui faisait les contes de Mélusine. Je lui dis que c’était des fables et qu’elles n’étaient pas véritables. » (Souci nouveau d’éducation déjà moderne.) Les enfants n’étaient pas les seuls à écouter les contes : on les récitait à la veillée entre adultes.

En même temps qu’il jouait à la poupée, cet enfant de quatre à cinq ans tirait à l’arc, jouait aux cartes, aux échecs (à six ans), aux jeux des grands, comme « la balle à la raquette », les barres et les innombrables jeux de société. À trois ans, il jouait déjà à « que met-on au corbillon ? », il fallait répondre, dauphillon, damoisillon, un jeu commun aux enfants et aux jeunes gens. Avec les pages de la chambre du roi, qui sont plus vieux que lui, il joue « à la compagnie vous plaît-elle ? puis à bis comme bis ; il fait le maître (le meneur du jeu) aucune fois et quand il ne sait pas dire quelque chose qu’il faut, il le demande ; il joue à ces jeux-ci comme s’il avait quinze ans, joue à faire allumer la chandelle les yeux bouchés ». Quand ce n’est pas avec les pages, c’est avec les soldats : « Il se joue à divers jeux comme votre place me plaît, à turlurette, avec des soldats, à frappe main, à cachette. » À six ans, il joue aux métiers, aux comédies, jeux de société qui consistaient à deviner des métiers, des histoires qu’on mimait. C’étaient aussi jeux d’adolescents et d’adultes.

De plus en plus, le dauphin se mêle aux grandes personnes et assiste à leurs spectacles. Il a cinq ans : « Il est mené au préau derrière le chenil (à Fontainebleau) pour y voir lutter des Bretons de ceux qui travaillaient aux ouvrages du roi. » « Mené au roi en la salle du bal pour y voir combattre les dogues contre les ours et le taureau. » « Il va au jeu de paume couvert pour y voir courir un blaireau. » Et surtout il participe aux ballets. À quatre ans et demi, « il se fait habiller en masque, va chez le roi danser un ballet, ne veut point se démasquer, ne voulant être reconnu ». Il se déguise souvent « en chambrière picarde », en bergère, en fille (il portait encore la cotte des garçons). « Après souper, il voit danser aux chansons d’un nommé Laforest », un soldat chorégraphe, et aussi auteur de farces. À cinq ans : « il s’amuse froidement à voir jouer une farce où Laforest faisait le badin mari, le baron de Montglat faisait la femme garce et Indret, l’amoureux qui la débaucha » ; « il danse un ballet, fort bien habillé en homme, d’un pourpoint et d’une chausse par-dessus sa cotte (il a six ans) ». Il voit danser le ballet des sorciers et diables dansé par des soldats de M. de Marsan, de l’invention de Jean-Baptiste Piémontais (un autre soldat chorégraphe). Il ne danse pas seulement des ballets, ou des danses de cour qu’il apprend avec un maître, en même temps que la lecture et l’écriture. Il pratique ce que nous appellerions aujourd’hui des danses populaires, et celle-ci qui me rappelle une danse tyrolienne, que les garçons en culotte de cuir enlevaient dans les cafés d’Innsbruck : les pages du roi « dansent le branle : ils sont à Saint-Jean des choux, et se donnent du pied au cul ; il le dansait et faisait comme eux (il a cinq ans) ». Il était une autre fois déguisé en fille pour un divertissement : « La farce achevée, il se fait ôter la robe et danse : ils sont à Saint-Jean des choux, frappant du pied sur le cul de ses voisins. Cette danse lui plaisait. »

Enfin il se joignait aux adultes dans les fêtes traditionnelles de Noël, des Rois, de la Saint-Jean : c’est lui qui met le feu au bûcher de la Saint-Jean, dans la basse-cour du château de Saint-Germain. À la veillée des Rois : « Il fut le roi pour la première fois. On criait : le roi boit. On laisse la part de Dieu : celui qui la mange donne une aumône. » « Mené chez la reine, d’où il regarde planter le mai. »

Les choses changent quand il approche de son septième anniversaire : il abandonne l’habit d’enfance et son éducation passe désormais entre les mains des hommes ; il quitte « Mamangas », Mme de Montglas, et tombe sous la coupe de M. de Soubise. On s’efforce alors de lui faire abandonner les jeux de la petite enfance, essentiellement les jeux de poupée :

« Il ne vous faut plus amuser à ces petits jouets (des jouets d’Allemagne), ni à plus faire le charretier, vous êtes grand, vous n’êtes plus enfant. » Il commence à apprendre à monter à cheval, et à tirer les armes, il va à la chasse. Il joue aux jeux de hasard : « Il tire à la blanque, gagne une turquoise. » Il semble bien que cet âge de sept ans marquait une étape d'une certaine importance : c'était l'âge généralement retenu par la littérature moraliste et pédagogique du XVIIe siècle pour l'entrée à l’école, ou dans la vie126. N’en exagérons pas l'importance. S’il ne joue plus, ou ne devrait plus jouer, à la poupée, le jeune dauphin continue la même vie ; il est toujours fouetté, et ses divertissements ne changent guère ; il va de plus en plus souvent à la comédie, bientôt presque tous les jours : importance de la comédie, de la farce, du ballet, dans les fréquents spectacles d'intérieur ou de plein air de nos ancêtres ! « Il va en la grande galerie pour voir le roi courant la bague. » « Il s’amuse à écouter de mauvais contes de La Clavette et autres. » « Joué en son cabinet avec de petits gentilshommes à croix et à pile (nous disons à pile ou face), comme le roi, à trois dés. » « Joué à cachette » avec un lieutenant des chevau-légers. « Il est allé voir jouer au tripot (à la paume) et de là en la grande galerie, voir tirer la bague. » « Se déguise, danse le Pantalon. » Il a plus de neuf ans maintenant : « Après souper, il va chez la reine, joue à colin-maillard, y fait jouer la reine et les princesses et les dames. » « Il joue à je m’assieds », aux habituels jeux de société. « Après souper, la nourrice du roi lui fait des contes, il y prend plaisir. » Il a treize ans passés, et il joue « à la cligne musette », c’est-à-dire à cache-cache.

Un peu plus de poupées et de jeux d’Allemagne, avant sept ans, plus de chasse, de cheval, d’armes, peut-être plus de comédie, après sept ans : le changement se fait insensiblement dans cette longue suite de divertissements que l’enfant emprunte aux adultes, ou partage avec eux. À deux ans, Louis XIII a commencé à jouer au mail, à la paume ; à quatre ans il tirait à l’arc ; ce sont des « jeux d’exercice » que tous pratiquaient : Mme de Sévigné félicitera son gendre de son adresse au mail. Le romancier et historien Sorel sera l’auteur d’un traité des jeux de société qui s’adresse aux grandes personnes. Mais à trois ans, Louis XIII jouait au corbillon, à six ans aux métiers, à la comédie, qui occupent une place importante dans la maison des Jeux de Sorel. À cinq ans, il joue aux cartes. À huit ans, il gagne à la blanque, jeu de hasard où les fortunes changent de main.

Il en est de même pour les spectacles musicaux ou dramatiques : à trois ans, Louis XIII danse la gaillarde, la sarabande, la vieille bourrée, joue son rôle dans les ballets de cour. À cinq ans, il assiste aux farces, à sept ans aux comédies. Il chante, joue du violon, du luth. Il est au premier rang des spectateurs pour voir un combat de lutteurs, une course de bague, une bataille d’ours ou de taureaux, un acrobate sur la corde raide. Enfin il participe à ces grandes réjouissances collectives qu’étaient les fêtes religieuses et saisonnières : la Noël, le mai, la Saint-Jean... Il apparaît donc qu’il n’existait pas alors de séparation aussi rigoureuse qu’aujourd’hui entre les jeux réservés aux enfants et les jeux pratiqués par les adultes. Les mêmes étaient communs aux uns et aux autres.

***

Au début du XVIIe siècle, cette polyvalence ne s’étendait plus aux tout petits enfants. Nous connaissons bien leurs jeux, car depuis le XVe siècle, depuis l’avènement des putti dans l’iconographie, les artistes multiplient les représentations de petits enfants, et les scènes de jeux. On y reconnaît le cheval de bois, le moulin à vent, l’oiseau attaché par un lien... et parfois, quoique moins souvent, des poupées. Il est bien évident que ces simulacres étaient réservés aux tout-petits. On peut cependant se demander s’il en avait toujours été ainsi et si ces jouets n’avaient pas auparavant appartenu au monde des adultes. Certains, parmi eux, sont nés de l’esprit d’émulation des enfants qui les pousse à imiter les procédés des adultes, en les réduisant à leur échelle : cheval de bois, à l’époque où le cheval était le principal moyen de transport et de trait. Moulinet à vent : ces ailettes pivotant au haut d’un bâton ne peuvent qu’être l’imitation par des enfants d’une technique qui, contrairement à celle du cheval, n’était pas très ancienne, la technique des moulins à vent introduite au Moyen Âge. C’est le même réflexe qui anime nos enfants d’aujourd’hui quand ils imitent le camion ou l’auto. Mais les moulins à vent ont depuis longtemps disparu de nos campagnes, alors que les petits moulinets pour enfants se vendent toujours dans les magasins de jouets, dans les kiosques des promenades publique ou des foires. Les enfants constituent les sociétés humaines les plus conservatrices.

D’autres jeux paraissent remonter à une autre origine que l’esprit d’imitation des adultes. Ainsi on représente très souvent l’enfant s’amusant avec un oiseau : Louis XIII avait une pie-grièche à laquelle il tenait beaucoup ; cela rappellera peut-être encore à quelques lecteurs le corbeau mutilé et vaguement apprivoisé de leurs premières années. L’oiseau dans ces scènes de jeux est en général attaché et l’enfant le tient par la main. Il se peut qu’il fût quelquefois un simulacre de bois. En tout cas l’oiseau attaché paraît, d’après l’iconographie, l’un des jouets les plus familiers. Or l’historien de la religion grecque, Nilsson127 nous apprend que dans la Grèce ancienne, comme d’ailleurs dans la Grèce moderne, les premiers jours de mars, la coutume voulait que les garçons façonnassent une hirondelle de bois tournant sur un pivot et ornée de fleurs. Ils la présentaient ensuite de maison en maison, et recevaient des cadeaux : l’oiseau ou son simulacre est ici, non pas un jouet individuel, mais un élément d’une fête collective et saisonnière à laquelle la jeunesse participe avec le rôle de classe d’âge qui lui est assigné, nous retrouverons plus loin cette forme de fête. Ce qui devient plus tard jouet individuel, sans relation à la communauté ni au calendrier ni à quelque contenu social, paraît à l’origine associé à des cérémonies coutumières qui mêlaient les enfants, les jeunes gens — mal distingués d’ailleurs — aux adultes. Le même Nilsson128 montre comment la balançoire, l’escarpolette, si fréquentes dans l’iconographie des jeux encore au XVIIIe siècle, figuraient parmi les rites d’une des fêtes prévues par le calendrier : les Aiora, fête de la jeunesse : les garçons sautaient sur des outres remplies de vin et on balançait les filles sur des escarpolettes ; cette dernière scène se reconnaît sur des vases peints. Nilsson l’interprète comme un sortilège de fécondité. Il existait une relation étroite entre la cérémonie religieuse communautaire et le jeu qui composait son rite essentiel. Par la suite, ce jeu s’est détaché de son symbolisme religieux, il a perdu son caractère communautaire pour devenir à la fois profane et individuel. En devenant ainsi profane et individuel, il sera de plus en plus réservé aux enfants, dont le répertoire de jeux apparaît alors comme le conservatoire de manifestations collectives désormais abandonnées par la société des adultes et désacralisées.

Le problème de la poupée et des jouets miniatures nous amène à des hypothèses semblables. Les historiens des jouets, les collectionneurs de poupées et de jouets-miniatures, ont toujours beaucoup de peine à distinguer la poupée, jouet d'enfant, de toutes les autres images et statuettes que les sites de fouille restituent en quantités quasi industrielles et qui avaient le plus souvent une signification religieuse : culte domestique, culte funéraire, ex-voto des dévots d’un pèlerinage, etc. Combien de fois nous donne-t-on pour jouets les réductions d'objets familiers déposés dans les tombes ? Je n’entends pas conclure que les petits enfants ne jouaient pas alors à la poupée ou aux simulacres des objets des adultes. Mais ils n’étaient pas les seuls à se servir de ces simulacres ; ce qui deviendra aux époques modernes, leur monopole, ils le partageaient pendant l’Antiquité, au moins avec les morts. Et cette ambiguïté de la poupée et du simulacre persistera au Moyen Âge, et plus longtemps encore dans les campagnes : la poupée est aussi le dangereux instrument du sorcier, du jeteur de sort. Ce goût de représenter en réduction les choses et les gens de la vie quotidienne, aujourd’hui réservé aux petits enfants, se retrouve dans un art et un artisanat populaires, destinés autant à la satisfaction des adultes qu’à la distraction des enfants. Les fameuses crèches napolitaines sont l'une des manifestations de cet art d’illusion. Les musées surtout allemands ou suisses possèdent des ensembles compliqués de maisons, d’intérieurs, de mobiliers, qui reproduisent à petite échelle tous les détails des objets familiers. Maisons de poupées, ces petits chefs-d’œuvre d’ingéniosité et de complication ? Il est vrai que cet art populaire d’adultes était aussi apprécié des enfants : on recherchait en France les « jouets d’Allemagne » ou les « petites besognes d’Italie ».

Pendant que les objets en miniature devenaient le monopole des enfants, un même mot désignait cette industrie : la bimbeloterie, qu’elle s’adressât aux enfants ou aux adultes. Le bibelot ancien était aussi un jouet. L’évolution du langage l’a éloigné de son sens puéril et populaire pendant que l’évolution du sentiment au contraire limitait aux enfants l’usage des petits objets, des simulacres. Le bibelot au XIXe siècle est devenu un objet de salon, de vitrine, mais il est resté la réduction d’un objet familier : une petite chaise à porteurs, un petit meuble, une minuscule vaisselle, qui n’avaient jamais été destinés aux jeux des enfants. Dans ce goût pour le bibelot, nous devons reconnaître une survivance bourgeoise de cet art populaire des crèches d’Italie ou des maisons d’Allemagne. La société d’Ancien Régime resta longtemps fidèle à ces amusettes que nous qualifierions aujourd’hui d’enfantillages, sans doute parce qu’elles sont définitivement tombées dans le domaine de l’enfance.

Encore en 1747, Barbier écrit : « On a imaginé à Paris des joujoux qu’on appelle pantins... Ces petites figures représentent Arlequin, Scaramouche (la comédie italienne) ou bien des mitrons (les métiers), des bergers, des bergères (le goût des déguisements rustiques). Ces fadaises ont amusé et occupé tout Paris de manière qu’on ne peut aller dans aucune maison sans en trouver de pendus à toutes les cheminées. On en fait présent à toutes les femmes et les filles, et la fureur en est au point qu’au commencement de cette année, toutes les boutiques en sont remplies pour les étrennes... la duchesse de Chartres en a payé une peinte par Boucher 1 500 livres. » L’excellent bibliophile Jacob qui rapporte cette citation reconnaît que, de son temps, on n’aurait pas eu l’idée de tels enfantillages : « Les gens du monde, beaucoup trop affairés (que dirait-il aujourd’hui !) ne se mettent plus de la partie comme en ce bon temps d’oisiveté ( ?) qui vit fleurir la mode des bilboquets et des pantins ; on laisse les hochets aux enfants. »

Le théâtre de marionnettes paraît une autre manifestation du même art populaire de l’illusion en miniature, qui produisit la bimbeloterie d’Allemagne et les crèches napolitaines. Il suivra d’ailleurs la même évolution : le Guignol lyonnais du début du XIXe siècle était un personnage de théâtre populaire, mais adulte. Le Guignol est devenu aujourd’hui le nom du théâtre de marionnettes réservé aux enfants.

Sans doute cette ambiguïté persistante des jeux enfantins explique-t-elle aussi pourquoi depuis le XVIe siècle et jusqu’au début du XIXe, la poupée habillée a servi aux élégantes de mannequin de mode, et de dessin de collection. La duchesse de Lorraine veut faire un cadeau à une accouchée (en 1571) : « Elle vous prie de lui envoyer des poupées non trop grandes et jusques à quatre et six, des mieux habillées que vous pourrez trouver, pour envoyer à l’enfant de Madame la Duchesse de Bavière, accouchée naguère. » Le cadeau était destiné à la mère, mais au nom de l’enfant ! La plupart des poupées des collections ne sont pas des jouets d’enfants, objets généralement grossiers et mal traités, mais des poupées de mode. Les poupées de mode disparaîtront et seront remplacées par la gravure de mode, grâce en particulier à la lithographie129.

Il existe donc autour des jouets de la petite enfance et de leurs origines une certaine marge d’ambiguïté. Elle se dissipait à l’époque où je me suis placé au début de ce chapitre, vers les années 1600 : leur spécialisation enfantine était déjà acquise, avec quelques différences de détail par rapport à notre usage actuel : ainsi, on l’a remarqué à propos de Louis XIII, la poupée n’était pas réservée aux filles. Les garçons y jouaient aussi. À l’intérieur de la petite enfance la discrimination moderne entre les filles et les garçons était moins nette : les uns et les autres portaient alors le même costume, la même robe. Il est probable qu’il existe un rapport entre la spécialisation enfantine des jouets et l’importance de la petite enfance dans le sentiment que révèlent l’iconographie et le costume depuis la fin du Moyen Âge. L’enfance devient le conservatoire des usages abandonnés par les adultes.

***

Cette spécialisation des jeux ne dépasse pas, vers 1600, la petite enfance ; au-delà de trois ou quatre ans, elle s’atténue et disparaît. L’enfant dès lors joue aux mêmes jeux que les adultes, tantôt entre enfants, tantôt mêlé aux adultes. Nous le savons surtout par le témoignage d’une abondante iconographie, car du Moyen Âge au XVIIIe siècle, on aima représenter des scènes de jeux : indice de la place du divertissement dans la vie sociale de l’Ancien Régime. Nous avons déjà vu que Louis XIII jouait dès ses premières années, en même temps qu’à la poupée, à la paume, au mail, à la crosse, qui nous paraissent plutôt aujourd’hui, jeux d’adolescents et d’adultes. Sur une gravure d’Arnoult130, de la fin du XVIIe siècle, des enfants tirent la boule : des enfants de qualité si nous en croyons les fausses manches de la petite fille. On n’éprouve aucune répugnance à laisser les enfants jouer, dès qu’ils en sont capables, aux jeux de cartes et de hasard, et jouer pour de l’argent. L’une des gravures de Stella consacrée aux jeux de putti131, décrit avec sympathie le malheur de celui qui a tout perdu. Les peintres caravagesques du XVIIe siècle ont souvent mis en scène des bandes de soldats jouant avec passion dans des tavernes mal famées : à côté de vieux soudards, on voit de très jeunes garçons, d’une douzaine d’années peut-être, et qui ne paraissent pas les moins animés. Une toile de S. Bourdon132 représente un groupe de gueux, qui entourent deux enfants, et les regardent jouer aux dés. Le thème des enfants jouant pour de l’argent à des jeux de hasard ne choquait pas encore l’opinion, car le thème se retrouve dans des scènes qui ne sont plus de soudards ou de gueux, chez les personnages sérieux de Le Nain133.

Inversement les adultes jouaient à des jeux que nous réservons aujourd’hui aux enfants. Un ivoire du XIVe siècle134 représente le jeu de la grenouille : un jeune homme est assis par terre, il essaie d’attraper les hommes et les femmes qui le bousculent. Les heures d’Adélaïde de Savoie, de la fin du XVe siècle135 contiennent un calendrier qui est principalement illustré par des scènes de jeux et de jeux non chevaleresques. (Les calendriers représentaient d’abord des scènes de métiers, sauf le mois de mai réservé à une cour d’amour. Les jeux s’y introduisirent et y prirent de plus en plus de place, jeux chevaleresques comme la chasse à courre, mais aussi jeux populaires.) L’un d’eux est le jeu des fagots : un joueur fait la chandelle au milieu d’un cercle de couples où la dame se tient derrière son cavalier et le serre par la taille. À un autre endroit de ce calendrier la population du village lutte avec des boules de neige : hommes et femmes, petits et grands. Sur une tapisserie136 du début du XVIe siècle, des paysans et des gentilshommes, ces derniers plus ou moins déguisés en bergers, jouent à la main chaude. Il n’y a pas d’enfant. Des tableaux hollandais du XVIIe siècle (et de la seconde moitié), représentent aussi des parties de main chaude. Sur l’un d’eux137 il y a quelques enfants, mais ils sont confondus avec les adultes de tout âge : une femme, la tête cachée dans son tablier, tend sa main ouverte derrière le dos. Louis XIII et sa mère s’amusaient à cache-cache : à cligne musette. On jouait à colin-maillard chez la Grande Mademoiselle, à l’hôtel de Rambouillet138. Une gravure de Lepeautre139 montre que les paysans y jouaient aussi toujours entre adultes.

On comprend alors le commentaire qu’inspira à l’historien contemporain Van Marie140, son étude de l’iconographie des jeux : « Quant aux divertissements des grandes personnes, on ne peut vraiment pas dire qu’ils fussent moins enfantins que les amusements des petits. » Parbleu, c’étaient les mêmes !

Les enfants participaient aussi, à leur place parmi les autres classes d’âge, à des fêtes saisonnières qui réunissaient régulièrement la collectivité tout entière. Nous avons de la peine à imaginer l’importance des jeux et des fêtes dans l'ancienne société, aujourd’hui où il n’existe pour l’homme des cités ou des campagnes, qu’une marge très rétrécie entre une activité professionnelle, laborieuse, hypertrophiée, et une vocation familiale impérieuse et exclusive. Toute la littérature politique et sociale, reflet de l’opinion contemporaine, traite des conditions de vie et des conditions de travail ; un syndicalisme qui protège les salaires réels, des assurances qui allègent le risque de la maladie et du chômage, telles sont les principales conquêtes populaires, au moins les plus apparentes dans l'opinion, la littérature, l’argumentation politique. Même les retraites deviennent de moins en moins des possibilités de repos, et plutôt des privilèges permettant des cumuls fructueux. Le divertissement, devenu quasi honteux, n’est plus admis qu’à de rares intervalles, presque clandestins : il ne s’impose comme fait de mœurs qu’une fois par an, dans l’immense exode du mois d’août qui entraîne vers les plages et les montagnes, vers l’eau, l’air et le soleil, une masse toujours plus nombreuse, plus populaire et en même temps plus motorisée.

Dans l’ancienne société le travail n’occupait pas autant de temps dans la journée, ni d’importance dans l’opinion ; il n’avait pas la valeur existentielle que nous lui accordons depuis plus d’un siècle. À peine peut-on dire qu’il avait le même sens. Par contre les jeux, les divertissements s'étendaient bien au-delà des moments furtifs que nous leur abandonnons : ils formaient l’un des principaux moyens dont disposait une société pour resserrer ses liens collectifs, pour se sentir ensemble. Il en était ainsi de presque tous les jeux, mais ce rôle social apparaît mieux dans les grandes fêtes saisonnières et coutumières. Elles avaient lieu à des dates fixes du calendrier, et leurs programmes suivaient dans leurs grandes lignes des règles traditionnelles. Elles n’ont été étudiées que par des spécialistes du folklore ou des traditions populaires, qui les situent dans un milieu trop exclusivement rural. Elles intéressent au contraire la société tout entière dont elles manifestent périodiquement la vitalité. Or, les enfants — les enfants et les jeunes — y participent, au même titre que tous les autres membres de la société, et le plus souvent y jouent un rôle qui leur est réservé par l’usage. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, d’écrire une histoire de ces fêtes — sujet immense et certainement d’un très grand intérêt pour l’histoire sociale — mais quelques exemples permettront de saisir la place qu’y tenaient les enfants. La documentation est d'ailleurs riche, même si on recourt peu aux descriptions de la littérature folklorique, surtout paysanne : une abondante iconographie, de nombreuses peintures bourgeoises et urbaines témoignent, à elles seules, de l’importance de ces fêtes dans la mémoire et la sensibilité collectives ; on s’attardait à les représenter, à en conserver le souvenir plus longtemps que le bref moment de leur durée.

L’une des scènes favorites des artistes, et de leur clientèle était la fête des Rois, probablement la plus grande fête de l’année. En Espagne, elle a conservé cette primauté qu’elle a perdue en France au profit de Noël. Quand Mme de Sévigné, qui était alors dans son château des Rochers, apprit la naissance d’un petit-fils, elle voulut associer ses gens à sa joie, et pour montrer à Mme de Grignan qu’elle avait bien fait les choses elle lui écrivait : « J’ai donné de quoi boire, j’ai donné à souper à mes gens, ni plus ni moins que la veillée des Rois141. On disait « la veillée des Rois ». Une miniature des heures d’Adélaïde de Savoie142 représente le premier épisode de la fête. Cela se passe à la fin du XVe siècle, mais ces rites demeurèrent longtemps inchangés. Des hommes et des femmes, parents et amis, sont réunis autour de la table. L’un des convives tient le gâteau des Rois, il le tient même verticalement ! Un enfant, de cinq à sept ans, se cache sous la table. L’enlumineur lui met dans la main une sorte de phylactère dont l’inscription commence par Ph... On a ainsi fixé le moment où d’après la coutume, c’était un enfant qui tirait le gâteau des Rois. Cela se passait selon un cérémonial déterminé : l’enfant se cachait sous la table. L’un des convives découpait une part de gâteau et appelait l’enfant : « Phæbe, Domine... » (d’où les lettres Ph de la miniature) et l’enfant répondait en désignant par son nom le convive à servir. Et ainsi de suite. L’une des parts était réservée aux pauvres, c’est-à-dire à Dieu, et celui qui la mangeait se rachetait par une aumône. Cette aumône n’est-elle pas devenue, en se laïcisant, l’obligation pour le roi de payer un gage ou un autre gâteau, non plus aux pauvres, mais aux autres convives ? Peu importe ici. Retenons seulement le rôle que la tradition confiait à un petit enfant dans le protocole. La procédure des loteries officielles du XVIIe siècle s’inspira sans doute de cet usage : le frontispice d’un livre143 intitulé Critique sur la loterie montre le tirage par un enfant, tradition qui s’est conservée jusqu’à nos jours. On tire à la loterie, comme on tire les rois. Ce rôle joué par l'enfant implique sa présence au milieu des adultes pendant les longues heures de la veillée.

Le second épisode de la fête, son point culminant d’ailleurs, est la santé portée par tous les convives à l’heureux inventeur de la fève, dûment couronné : le roi boit. Les peintures flamandes et hollandaises ont particulièrement aimé ce thème ; on connaît la fameuse toile du Louvre de Jordaens mais le sujet se retrouve chez de nombreux peintres septentrionaux. Par exemple, ce tableau de Metsu144 d'un réalisme moins burlesque et plus vrai. Il nous donne bien l’image de ce rassemblement autour du roi de la veillée, de tous les âges et sans doute de toutes les conditions, les serviteurs mêlés aux maîtres. On est autour de la table. Le roi, un vieillard, boit. Un enfant le salue d'un geste du chapeau : sans doute est-ce lui qui tout à l’heure a tiré les parts du gâteau, selon la coutume. Un autre enfant trop petit encore pour jouer ce rôle est juché sur l'une de ces hautes chaises fermées, toujours très répandues. Il ne sait pas se tenir sur ses jambes, mais il faut qu’il soit aussi de la fête. L'un des convives est déguisé en bouffon ; on raffolait au XVIIe siècle des déguisements, et les plus grotesques étaient ici de circonstance, mais l’habit de bouffon se retrouve dans d’autres représentations de cette scène si familière, il faisait partie du cérémonial : le fou du roi.

Il pouvait aussi bien arriver que l’un des enfants trouvât la fève. Ainsi Heroard notait à la date du 5 janvier 1607 (la fête se célébrait dans la veillée de l’Epiphanie), que le futur Louis XIII, alors âgé de six ans « fut le roi pour la première fois ». Une toile de Steen de 1668145 célèbre le couronnement du plus jeune fils du peintre. Celui-ci est couronné d’un diadème de papier, on l’a juché sur un banc comme sur un trône, et une vieille femme lui donne tendrement à boire un verre de vin.

La fête ne s’arrêtait pas là. Commençait alors le troisième épisode qui devait durer jusqu’au matin. On remarque que certains convives sont déguisés : ils portent parfois sur leur couvre-chef, un écriteau qui fixe leur rôle dans la comédie. Le « fou » prend la tête d’une petite expédition, composée de quelques masques, d’un musicien, joueur de violon en général, et, cette fois encore d’un enfant. À cet enfant, l’usage impose une fonction bien définie : il porte la chandelle des rois. En Hollande, il semble qu’elle était noire. En France, elle était bariolée : Mme de Sévigné disait d’une femme qu’elle « était bariolée comme la chandelle des rois ». Sous la conduite du bouffon, le groupe des « chanteurs de l’étoile » — ainsi l’appelait-on en France — se répandait dans le voisinage où il quêtait du combustible, des provisions, où il portait le défi aux jeux de dés. Une gravure de Mazot de 1641146 montre le cortège des chanteurs de l’étoile : deux hommes, une femme qui joue de la guitare et un enfant qui porte la chandelle des rois.

Grâce à un éventail gouaché du début du XVIIIe siècle147, nous pouvons suivre ce cortège bouffon au moment de son accueil dans une maison voisine. La salle de cette maison est coupée verticalement à la manière des décors de mystères ou des peintures du XVe siècle, afin de laisser voir à la fois l’intérieur de la salle, et la rue, derrière la porte. Dans la salle, on boit au roi et on couronne la reine. Dans la rue, une troupe masquée arrive et frappe à l'huis : on lui ouvrira. Plus on est de « fous », plus on s’amuse : qui sait si ce n’est pas là l’origine de cette expression ?

On constate donc tout au long de la fête, la participation active des enfants aux cérémonies coutumières. On la retrouve aussi à la veillée de Noël. Heroard nous dit que Louis XIII, à trois ans « vit mettre la souche de Noël, où il dansa et chanta à la venue de Noël. Peut-être est-ce alors lui qui jeta du sel ou du vin sur la bûche de Noël, selon le rite qui nous est décrit pour la fin du XVIe siècle par le Suisse alémanique Thomas Platter quand il faisait ses études de médecine à Montpellier. Cela se passait à Uzès148. On met une grosse bûche sur les chenets. Quand elle a pris, la maison se rassemble. Le plus jeune enfant prend dans la main droite un verre de vin, des miettes de pain, une pincée de sel, et de la gauche, il tient un cierge allumé. On se découvre et l’enfant commence à invoquer le signe de la croix. Au nom du Père... il jette une pincée de sel à un bout du foyer. Au nom du Fils..., à l’autre bout du foyer, etc. On conserve les charbons qui ont une vertu bénéfique. L’enfant joue ici encore l’un des rôles essentiels prévu par la tradition, au milieu de la collectivité rassemblée. Ce rôle d’ailleurs se retrouvait dans des occasions moins exceptionnelles, mais qui avaient alors le même caractère social : dans les repas de famille. La coutume voulait que les grâces fussent dites par l’un des plus jeunes enfants, et que le service à table fût assuré par l’ensemble des enfants présents : ils servaient à boire, changeaient les plats, tranchaient la viande... nous aurons l’occasion de serrer de plus près le sens de ces coutumes, lorsque nous étudierons la structure familiale149. Retenons ici combien était familière, du XIVe siècle au XVIIe siècle, l’habitude de confier aux enfants une fonction spéciale dans le cérémonial qui accompagnait les réunions familiales et sociales, ordinaires ou extraordinaires.

D’autres fêtes, quoiqu’elles intéressassent toujours la collectivité entière, réservaient à la jeunesse le monopole des rôles actifs, et les autres classes d’âge regardaient comme des spectateurs. Ces fêtes apparaissent déjà comme des journées de l’enfance, ou de la jeunesse : nous avons déjà vu que la frontière était incertaine et mal aperçue entre ces deux états, aujourd’hui si tranchés.

Au Moyen Âge150, le jour des Saints-Innocents, les enfants occupaient l’église ; l’un d’eux était élu évêque par ses camarades, présidait la cérémonie qui se terminait par une procession, une quête, et un banquet. La tradition, encore vivante au XVIe siècle, voulait qu’au matin de ce jour-là, les jeunes gens surprissent leurs amis au lit pour leur donner le fouet, on disait : « Pour leur donner les innocents. »

Le mardi gras apparaît comme la fête des écoliers et de la jeunesse. Fitz Stephen le décrit au XIIe siècle à Londres, à propos de la jeunesse de son héros. Thomas Becket151, alors élève à l’école de la cathédrale Saint-Paul : « Tous les enfants de l'école apportaient leurs coqs de bataille à leur maître. » Les combats de coq, encore populaires là où ils subsistent, dans les Flandres ou en Amérique latine, mais destinés aux adultes, avaient au Moyen Âge une relation avec la jeunesse et même avec l’école. Un texte du XVe siècle de Dieppe le laisse encore entendre, qui énumère les redevances dues au passeur d’un bac : « Le maître qui tient l’escole de Dieppe, un coq, quand les jeux sont à l’escole ou ailleurs en ville, et en soient francs audit batel tous les autres écoliers de Dieppe152. » À Londres, d’après Fitz Stephen, la journée du mardi gras commençait par des combats de coq qui duraient toute la matinée. « L’après-midi, toute la jeunesse de la ville sortait aux environs pour le fameux jeu de ballon... Les adultes, les parents, les notables venaient à cheval assister aux jeux de la jeunesse et redevenaient jeunes avec elle. » Le jeu du ballon ; le jeu de la soûle, disait-on en français, réunissait plusieurs communautés en une action collective, opposant tantôt deux paroisses, tantôt deux classes d’âge : « Le jeu de la soûle ou boule de chalendas, qui est un jeu accoustumé de faire le jour de Noël entre les compagnons du lieu de Cairac en Auvergne (et ailleurs, bien entendu) ; et se diversifie et divise icellui jeu de telle manière que les gens mariez soient d’une part et les non mariez d’autre ; et se porte la dite soûle ou boulle d’un lieu à autre et se la ostent l’un à l’autre pour gaingner le pris, et qui mieux la porte a le pris du dit jour153. »

Encore au XVIe siècle, à Avignon, le carnaval était organisé et animé par l’abbé de la basoche, président de la confrérie des clercs de notaires et procureurs154 : ces chefs de la jeunesse étaient un peu partout, au moins dans le Midi, des « chefs des plaisirs », selon l’expression d’un érudit moderne. (Princes d’amour, roi de la basoche, abbé ou capitaine de la jeunesse, abbé des compagnons ou des enfants de la ville.) À Avignon155, les étudiants jouissaient, le jour du carnaval, du privilège de rosser les juifs et les putains, à moins de rachat. L’histoire de l’université d’Avignon nous dit que, le 20 janvier 1660, le vice-légat fixa à un écu par putain le prix de ce rachat.

Les grandes fêtes de la jeunesse étaient celles de mai et de novembre. Nous savons, par Heroard, que Louis XIII enfant allait au balcon de la reine voir planter l’arbre de mai. La fête de mai vient après celle des Rois dans la ferveur des artistes qui aimaient l’évoquer comme une des plus populaires. Elle a inspiré d’innombrables peintures, gravures, tapisseries. M. A. Varagnac156 a reconnu son thème dans le Printemps des Offices, de Botticelli. Ailleurs les cérémonies traditionnelles sont représentées avec une précision plus réaliste. Une tapisserie de 1642157 nous permet d’imaginer l’aspect d’un village ou d’un bourg ce jour du 1er mai. On est dans une rue. Un couple d’âge un peu mûr et un vieillard sont sortis d’une des maisons et attendent sur le pas de leur porte. Il s’apprêtent à accueillir un groupe de jeunes filles qui se dirige vers eux. L’une d’entre elles, la première, porte un panier garni de fruits et de gâteaux. Ce groupe de jeunesse va ainsi de porte en porte et chacun lui donne quelque provision en réponse à ses souhaits : la quête à domicile est un des éléments essentiels de ces fêtes de la jeunesse. Au premier plan, des petits enfants, qui sont encore habillés d’une cotte, comme les filles, se coiffent de couronnes de fleurs et de feuilles que leurs mères ont préparées pour eux. Sur d’autres images, la procession des jeunes quêteurs s’organise autour d’un garçon qui porte l’arbre de mai : il en est ainsi d’une peinture hollandaise de 1700158. La bande d’enfants parcourt le village derrière le porteur de mai : les petits enfants sont couronnés de fleurs. Les grandes personnes sont sorties sur le pas de leur porte, prêtes à accueillir le cortège des enfants. Le mai est quelquefois figuré symboliquement par une gaule couronnée de feuilles et de fleurs159. Mais peu importent les épisodes qui accompagnent l’arbre de mai. Retenons seulement la collecte par le groupe des jeunes auprès des adultes, et l’usage de couronner les enfants de fleurs qu’il faut associer à l’idée de renaissance de la végétation, symbolisée aussi que l’arbre qu’on porte et qu’on plante160. Ces couronnes de fleurs sont devenues, peut-être un jeu familier des enfants, certainement l’attribut de leur âge dans les représentations des artistes. Dans les portraits, individuels ou familiaux, les enfants portent ou tressent, des couronnes de fleurs ou de feuillage. Ainsi les deux petites filles de Nicolas Maes du musée de Toulouse161 : la première revêt une couronne de feuilles, et de l'autre main prend les fleurs dans une corbeille que sa sœur lui tend ; on ne peut s’empêcher de rapprocher les cérémonies du mai et cette convention qui associait l’enfance à la végétation.

Un autre groupe de fêtes de l’enfance et de la jeunesse se situait au début de novembre. « Le 4 et 8 (novembre), écrit l’étudiant Platter, à la fin du XVIe siècle 162 on fit la mascarade des chérubins. Je me masquai aussi et me rendai dans la maison du Dr Sapota où il y avait bal. » Mascarade de jeunes, et non pas seulement d’enfants. Elle a complètement disparu de nos usages, évincée par le voisinage envahissant du jour des Morts. L’opinion n’admit plus le trop proche voisinage d’une fête joyeuse de l’enfance travestie. Elle a cependant survécu dans l’Amérique anglo-saxonne : Halloween. La Saint-Martin était un peu plus tard l’occasion de démonstrations particulières aux jeunes, et plus précisément peut-être, aux écoliers : « Ce sera demain la Saint-Martin, lit-on dans un dialogue scolaire du début du XVIe siècle, évoquant la vie des écoles à Leipzig163. Nous autres écoliers, nous faisons ce jour-là, une très abondante récolte... c’est l’usage que les pauvres (écoliers) aillent de porte en porte recevoir de l’argent. » Nous retrouvons ici les collectes à domicile que nous avons notées à l’occasion de la fête de mai : pratique spécifique des fêtes de la jeunesse, tantôt geste d’accueil et de bienvenue, tantôt mendicité réelle ; on a le sentiment de toucher aux dernières traces d’une très ancienne structure où la société était organisée en classes d’âge. II n’en subsiste d’ailleurs qu’un simple souvenir qui réservait à la jeunesse une fondation essentielle dans certaines grandes célébrations collectives. On remarquera d’ailleurs que le cérémonial distinguait mal les enfants des jeunes gens ; cette survivance d’un temps où ils étaient confondus ne correspondait plus tout à fait à la réalité des mœurs, comme le laisse entendre l’habitude prise au XVIIe siècle de décorer seulement les petits enfants, les garçons encore en cotte, des fleurs et des feuilles qui paraient dans les calendriers du Moyen Âge les adolescents parvenus à l’âge des amours.

Quel que soit le rôle dévolu à l'enfance et à la jeunesse, primordial au mai, occasionnel aux rois, il obéissait toujours à un protocole coutumier et correspondait aux règles d’un jeu collectif qui mobilisait le groupe social et toutes les classes d’âge ensemble.

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D’autres circonstances provoquaient la même participation des âges divers à une réjouissance commune ; du XVe au XVIIIe siècle, et parfois au début du XIXe siècle (en Allemagne), d’innombrables scènes de genre, peintes, gravées, tissées, évoquent la réunion familiale où les enfants et les parents formaient un petit orchestre de chambre, accompagnaient un chanteur. C’était le plus souvent à l’occasion d’un repas. Quelquefois on avait desservi la table. Quelquefois l’intermède musical se plaçait au cours du repas, comme sur cette toile hollandaise peinte vers 1640164 : la compagnie est à table, mais le service est interrompu : le garçon qui l’assure, et qui porte une assiette et un broc de vin, s’est arrêté ; l’un des convives, debout adossé à la cheminée, un verre à la main, chante, une chanson à boire sans doute, un autre convive a pris son luth pour l’accompagner.

Nous n’avons plus idée aujourd’hui, de la place que la musique, la musique et la danse, tenaient dans la vie quotidienne. L’auteur d'une Introduction to practical music, parue en 1597165, raconte comment les circonstances ont fait de lui un musicien. Il dînait en compagnie : « Lorsque le souper fut terminé et que selon la coutume des partitions furent apportées sur la table, la maîtresse de maison me désigna une partie, et me pria très sérieusement de la chanter. Je dus beaucoup m’excuser et avouer que je ne savais pas ; chacun parut alors surpris, et quelques-uns même murmurèrent aux oreilles demandant où j’avais été élevé. » Si la pratique familière et populaire d’un instrument ou du chant était peut-être plus poussée dans l’Angleterre élisabéthaine, elle était aussi répandue en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, selon un vieil usage médiéval qui, à travers les transformations du goût, les perfectionnements techniques, se maintint jusqu’aux XVIIIe-XIXe siècles, plus tôt ou plus tard selon les régions. Il n’existe plus aujourd’hui qu’en Allemagne, en Europe centrale, en Russie. C’était vrai alors des milieux de vie noble ou bourgeoise où des groupes aimaient se faire représenter au moment d’un concert de chambre. C’était aussi vrai des milieux plus populaires, paysans, ou même gueux, où on jouait de la cornemuse ou de la vielle, du crin-crin à danser, qui n’avait pas encore été élevé à la dignité de l’actuel violon. Les enfants pratiquaient très tôt la musique. Louis XIII dès ses premières années chantait des chansons populaires ou satiriques qui ne ressemblaient en rien aux rondes enfantines de nos deux derniers siècles ; il connaissait aussi le nom des cordes du luth, instrument noble. Les enfants tenaient leurs parties dans tous ces concerts de chambre qu’a multipliés l’ancienne iconographie. Ils jouaient aussi entre eux, et c’est une manière habituelle de les peindre que de les représenter un instrument à la main ; tels ces deux garçons de Hranz Hais166 : l’un accompagne sur le luth son frère ou son compagnon qui chante ; tels ces nombreux enfants de Franz Hais et de Le Nain qui jouent de la flûte167. Dans la rue, des gamins du peuple, plus ou moins dépenaillés, écoutent avec avidité la vielle d’un aveugle échappé d’une cour des miracles : thème de gueuserie très répandue au XVIIe siècle168. Une toile hollandaise de Vinckelbaons169 mérite d’être plus particulièrement retenue pour un détail significatif du nouveau sentiment de l’enfance : comme dans d’autres peintures semblables, un vielleux joue pour un auditoire d’enfants, la scène est prise en instantané quand les gamins accourent au son de l’instrument ; l’un d’eux trop petit n’a pu suivre le mouvement. Alors son père le prend dans ses bras et rattrape vite l’auditoire, afin que l’enfant ne perde rien de la fête : l’enfant joyeux tend ses bras vers le vielleux.

On observe la même précocité dans la pratique de la danse : nous avons vu que Louis XIII, à trois ans, dansait la gaillarde, la sarabande, la vieille bourrée. Comparons une toile de Le Nain170 et une gravure de Guérard171 : elles sont distantes d’environ un demi-siècle mais les mœurs n’ont pas tellement changé à cet égard dans l’intervalle, et l’art de la gravure est plutôt conservateur. Chez Le Nain, nous voyons une ronde de petites filles et de petits garçons : l’un de ceux-ci porte encore la cotte à collet. Deux petites filles font un pont de leurs mains levées et réunies, et la ronde passe dessous. La gravure de Guérard représente aussi une ronde, mais ce sont des adultes qui la mènent, et l’une des jeunes femmes saute en l’air, comme une fillette qui saute à la corde. Il n’y a guère de différence entre la danse des enfants et celle des adultes : plus tard la danse des adultes se transformera et se limitera définitivement, avec la valse, au couple seul. Abandonnées par la ville et la cour, la bourgeoisie et la noblesse, les anciennes danses collectives subsisteront encore dans les campagnes où les folkloristes modernes les découvriront, et dans les rondes enfantines du XIXe siècle, les unes et les autres d’ailleurs en voie de disparition aujourd’hui.

On ne peut séparer de la danse les jeux dramatiques : la danse était alors plus collective et se distinguait moins du ballet que nos danses modernes de couples. Nous avons aperçu dans le journal d’Heroard le goût des contemporains de Louis XIII pour la danse ; le ballet et la comédie, genres encore assez rapprochés : on tenait un rôle dans un ballet comme on dansait dans un bal (le rapprochement des deux mots est significatif : le même mot s’est ensuite dédoublé, le bal réservé aux amateurs, le ballet aux professionnels). Il y avait des ballets dans les comédies, même dans le théâtre scolaire des collèges de jésuites. À la cour de Louis XIII, les auteurs et acteurs se recrutaient sur place parmi les gentilshommes, mais aussi parmi les valets et les soldats ; les enfants y jouaient et assistaient aux représentations.

Pratique de cour ? non pas, pratique commune. Un texte de Sorel172 nous prouve qu’on n’avait jamais cessé de jouer dans les villages des jeux dramatiques, assez comparables aux anciens mystères, aux Passions actuelles d’Europe centrale. « Je pense qu’il aurait eu (Ariste que les comédiens professionnels ennuyaient) beaucoup de satisfaction s’il avait vêu comme moy tous les garçons d’un village (pas de filles ?) représenter la tragédie du mauvais riche sur un théâtre plus haut que le toit des maisons, où tous les personnages faisaient 7 ou 8 tours deux à deux pour se montrer avant que de commencer le jeu, comme les personnages d’une horloge. » « ... J’ai été si heureux de voir encore une autre fois jouer l'Histoire de l'enfant prodigue et celle de Nabuchodonosor, et depuis les amours de Médor et d’Angélique, et la descente de Radamont aux enfers, par des comédiens de semblable livrée. » Le porte-parole de Sorel ironise, il n’apprécie guère ces spectacles populaires. Presque partout, les textes et la mise en scène étaient réglés par la tradition orale. Au pays basque, cette tradition a été fixée avant la disparition des jeux dramatiques. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. on a écrit et publié des « pastorales basques » dont les sujets appartiennent à la fois aux romans de chevalerie et aux pastorales de la Renaissance173.

Comme la musique et la danse, les jeux réunissaient toute la collectivité et mélangeaient les âges aussi bien des acteurs que des spectateurs.

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Nous nous demanderons maintenant quelle était l'attitude morale traditionnelle à l’égard de ces jeux, qui tenaient une si grande place dans les anciennes sociétés. Cette attitude nous apparaît sous deux aspects contradictoires. D'une part les jeux étaient tous admis sans réserves ni discrimination par la grande majorité. D'autre part et en même temps, une minorité puissante et éclairée de rigoristes les frappait à peu près tous d'une condamnation également absolue, et dénonçait leur immoralité, sans guère admettre d'exception. L'indifférence morale du plus grand nombre et l'intolérance d'une élite éducatrice coexistèrent longtemps : un compromis s’établit au cours du XVIIe-XVIIIe siècle qui annonce l’attitude moderne à l’égard du jeu, fondamentalement différente de l’ancienne. Il intéresse notre propos parce qu’il témoigne aussi d’un sentiment nouveau de l’enfance : un souci, auparavant inconnu, de préserver sa moralité, et aussi de l’éduquer, en lui interdisant les jeux désormais classés mauvais, en lui recommandant les jeux désormais reconnus bons.

L’estime où on tenait encore au XVIIe siècle les jeux de hasard nous permet d’évaluer l’étendue de cette indifférence morale. Nous considérons aujourd’hui les jeux de hasard comme suspects, dangereux, le gain du jeu comme le moins moral et le moins avouable des revenus. Nous pratiquons toujours ces jeux de hasard, mais avec mauvaise conscience. Il n’en était encore pas ainsi au XVIIe siècle : cette mauvaise conscience moderne résulte de la moralisation en profondeur qui fit de la société du XIXe siècle une société de « bien-pensants ».

La Fortune des gens de qualité et des gentilshommes particuliers174 est un recueil de conseils aux jeunes gentilshommes pour faire carrière. Certes, son auteur, le maréchal de Caillière n’a rien d’un aventurier ; on lui doit une bibliographie édifiante du P. Ange de Joyeuse, le saint moine ligueur, il est pieux, sinon dévot, au demeurant sans aucune originalité ni talent. Ses propos reflètent donc une opinion commune en 1661, date d’édition de son livre, chez les gens de bien. Aussi ne cesse-t-il de mettre en garde les jeunes gens contre la débauche : si celle-ci est l’ennemie de la vertu, elle l’est aussi de la fortune, car on ne peut posséder l’une sans l’autre : « Le jeune débauché voit échapper les occasions de plaire à son maître par les fenêtres du bordel et du cabaret. » Le lecteur du XXe siècle qui parcourt d’un œil un peu las ces lieux communs n’en sera que plus surpris lorsque ce moraliste pointilleux développe ses idées sur l’utilité sociale des jeux de hasard. « Si un Particulier (abréviation de “ gentilhomme particulier ” par opposition aux “ gens de qualité ”, c’est-à-dire petit noble, plus ou moins besogneux) doit jouer aux jeux de hasard et comment ? » C’est le titre d’un chapitre. La chose ne va pas de soi : le maréchal reconnaît que les moralistes professionnels, les gens d’Église, condamnent formellement le jeu. Cela pourrait gêner notre auteur, et en tout cas, le contraint à s’expliquer longuement. Il demeure d'un autre avis, fidèle à l'ancienne opinion des laïcs, qu’il s’efforce de justifier moralement : « Il ne sera pas impossible de prouver qu’il peut estre plus utile que dommageable s’il est suivi des circonstances qui lui sont nécessaires. » « Je dis que le jeu est dangereux à un homme de qualité (c’est-à-dire à un riche gentilhomme), autant qu’il est utile à un Particulier (c’est-à-dire à un gentilhomme besogneux). L’un hasarde beaucoup parce qu’il est fort riche, et l’autre ne hasarde rien parce qu'il ne l’est pas, et cependant un Particulier peut autant espérer de la Fortune du jeu qu’un grand seigneur. » L'un a tout à perdre, l’autre tout à gagner : étrange distinction morale !

Mais le jeu, selon Caillière, présente d'autres avantages que le gain : « J'ai toujours estimé que l’amour du jeu était un bénéfice de la Nature dont j’ai reconnu l’utilité. » « Je pose pour fondement que nous l’aimons naturellement. » « Les jeux d’exercice [que nous serions aujourd’hui plus tentés de recommander] sont beaux à voir, mais mal propres à gagner de l’argent. » Et il précise bien : « J’entends parler des cartes et des dés. » « J’ai ouï dire à un sage joueur qui y avait gagné un bien très considérable, que pour réduire les jeux en art, il n’aurait point trouvé d’autre secret que de se rendre maître de sa passion, et de se proposer cet exercice comme un métier à gagner de l’argent. » Que le joueur soit sans inquiétude : la malchance ne le trouvera pas dépourvu : un joueur trouve toujours à emprunter mieux « que ne ferait un bon marchand ». « De plus cet exercice donne entrée aux Particuliers dans les meilleures compagnies, et un habile homme en peut tirer de notables avantages quand il les sait bien ménager... J’en connais qui n’ont pour revenu qu’un jeu de cartes et trois dez qui subsistent dans le monde avec plus d'éclat que des seigneurs de province avec leurs grandes possessions [mais sans argent liquide], »

Et l’excellent maréchal conclut sur cet avis qui surprend notre morale d’aujourd'hui : « Je conseille à un homme qui sait et qui aime les jeux, d'y risquer son argent, comme il a peu à perdre, il ne risque pas grand-chose et peut beaucoup gagner. » Pour le biographe du P. Ange, le jeu devient non seulement un divertissement, mais un état, un moyen de faire fortune et d'entretenir des relations, moyen parfaitement honorable.

Caillère n’est pas seul de cet avis. Le chevalier de Méré, qu’on présente comme le type de l’homme du monde, de l’honnête l’homme, selon le goût du temps, ne s’exprime pas autrement dans Suite du commerce du monde175. « Je remarque de plus que le jeu produit de bons effets quand on s’y conduit en habile homme et de bonne grâce : c’est par là qu’on peut avoir de l’accès partout où l'on joue et les princes s’ennuieraient souvent à moins que de s’y divertir. » Il cite d’augustes exemples : Louis XIII (qui gagnait enfant une turquoise à la banque), Richelieu « qui se délassait à la Prime », Mazarin, Louis XIV et « la reine mère (qui) ne faisait plus que jouer ou prier Dieu ». « Quelque mérite qu’on puisse avoir, il serait bien difficile d'avoir une haute réputation sans voir le grand monde et le jeu en ouvre aisément les entrées. C’est même un moyen fort assuré d’être souvent de bonne compagnie sans rien dire, et surtout quand on s'y prend en galant homme », c'est-à-dire en évitant « la bizarrerie », « le caprice » et la superstition. « Il faut jouer en honnête homme et se résoudre à perdre comme à gagner, sans que l’un ni l’autre se connaisse au visage ni à la façon de procéder. » Mais attention à ne pas ruiner ses amis : on a beau se raisonner, « il nous reste toujours je ne sais quoi sur le cœur contre ceux qui nous ont ruinés ».

Si les jeux de hasard ne soulevaient aucune réprobation morale, il n’y avait aucune raison de les interdire aux enfants : d’où ces innombrables scènes, que l'art a fixées jusqu'à nous, d’enfants jouant aux cartes, aux dés, au trictrac, etc. Les dialogues scolaires qui servaient aux écoliers à la fois de manuels de civilité et de vocabulaire latin admettent parfois les jeux de hasard, sinon toujours d'enthousiasme, du moins comme une pratique trop répandue. L’Espagnol Vivès176 se contente de donner quelques règles pour éviter les excès, il dit quand il faut jouer, avec qui (éviter les mauvaises têtes), à quel jeu, à quelle mise : « La mise ne doit pas être de rien, qui est chose sotte, et dont on est incontinent saoul, aussi ne doit-elle être si grande que devant le jeu elle trouble l’esprit » ; « en quelle sorte », c’est-à-dire en bon joueur, et combien de temps.

Même dans les collèges, lieu de la moralisation la plus efficace, les jeux d’argent persistèrent longtemps, malgré la répugnance des éducateurs. Au début du XVIIIe siècle les règlements du collège des oratoriens de Troyes, précisent : « On ne jouera point d’argent, à moins que ce soit très peu et avec permission. » L'universitaire moderne qui commente ce texte en 1880, ajoute, un peu décontenancé par des habitudes si éloignées des principes d'éducation de son temps : « C’était pratiquement autoriser le jeu d’argent. » Tout au moins, s’y résigner177.

Encore vers 1830, on jouait ouvertement aux loteries, on pariait gros, dans les public schools anglaises. L'auteur du Tom Brown’s school days évoque la fièvre de pari et de jeu que provoquait alors le Derby parmi les élèves de rugby : la réforme du Dr Arnold éliminera plus tard de l’école anglaise des pratiques vieilles de plusieurs siècles, jadis admises avec indifférence, désormais réputées immorales et vicieuses178.

Du XVIIe siècle à nos jours, l’attitude morale à l’égard des jeux de hasard évoluera de manière assez complexe : si le sentiment se répand que le jeu de hasard est une passion dangereuse, un vice grave, la pratique tend à transformer certains d’entre eux en réduisant la part du hasard, qui demeure toujours, aux dépens du calcul et de l’effort intellectuel du joueur, si bien que certains jeux de cartes ou d’échecs tombent de moins en moins sous la condamnation sans appel qui frappe le principe du jeu de hasard. Un autre divertissement a suivi une évolution différente : la danse. Nous avons vu que la danse commune aux enfants et aux adultes tenait une grande place dans la vie quotidienne. Notre sens moral d'aujourd’hui devrait en être moins choqué que de la pratique générale des jeux de hasard. Nous savons que les religieux eux-mêmes dansaient à l’occasion, sans que l’opinion s’en scandalisât, au moins avant le mouvement de Réforme des communautés du XVIIe siècle. Nous connaissons la vie de l’abbaye de Maubuisson, quand la mère Angélique Arnauld y arriva, au début du XVIIe siècle, pour la réformer. Elle était peu édifiante mais pas nécessairement scandaleuse : surtout trop mondaine. « Les jours d été, nous dit M. Cognet, citant la mère Angélique de Saint-Jean, biographe de sa sœur179, quand il faisait beau, après qu'on avait expédié les vêpres, la prieure menait la communauté loin de l'abbaye, se promener sur les étangs qui sont sur le chemin de Paris, où souvent les moines de Saint-Martin de Pontoise, qui en sont tout proches, venaient danser avec ces religieuses, et cela avec la même liberté qu’on ferait la chose au mondé où l'on trouverait le moins à redire. » Ces rondes de moines et de moniales indignaient la mère Angélique de Saint-Jean, et on consentira volontiers qu’elles ne correspondaient pas à l'esprit de la vie conventuelle, mais elles n’avaient pas alors sur l’opinion l’effet choquant que produiraient aujourd’hui des couples de religieux et religieuses dansant enlacés, comme l’exigent les figures modernes. On peut admettre que ces religieux n'avaient pas si mauvaise conscience. Des coutumes traditionnelles prévoyaient des danses de clercs à certaines occasions. Ainsi à Auxerre180. chaque nouveau chanoine faisait don aux paroissiens, en signe de joyeux avènement, d'un ballon qui servait alors à un grand jeu collectif. Le ballon — ou soûle — était toujours un jeu collectif en deux camps, célibataires contre mariés, ou paroisse contre paroisse. La fête commençait à Auxerre par le chant de Victimae laudes Paschali, et se terminait par une ronde que dansaient tous les chanoines. Les historiens nous apprennent que cet usage, qui remonterait au XIVe siècle, était encore attesté au XVIIIe. Il est probable que les partisans de la réforme tridentine voyaient cette ronde d’un aussi mauvais œil que la mère Angélique de Saint-Jean, les danses des filles de Maubuisson et des pères de Pontoise : un autre temps, un autre sens du profane. Les danses familières n’avaient pas au XVIIe siècle le caractère sexuel qu’elles accuseront beaucoup plus tard aux XIXe et XXe siècles. Il existait même des danses professionnelles, des danses de métier : on connaît en Biscaye des danses de nourrices, où celles-ci portaient leurs nourrissons dans les bras181.

L’exercice étendu de la danse n’a pas la même valeur que la pratique des jeux de hasard, pour illustrer l’indifférence de l’ancienne société à l’égard de la moralité des divertissements. Par contre elle permet de mieux évaluer la rigueur de l’intolérance des élites réformatrices.

Dans la société d’Ancien Régime, le jeu sous toutes ses formes : physique, de société, de hasard, occupait une place énorme qu’il a perdue dans nos sociétés techniciennes, mais qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les sociétés primitives ou archaïques182. Or, à cette passion qui agitait tous les âges, toutes les conditions, l’Église opposa une réprobation absolue, et avec l’Église, des laïcs épris de rigueur et d’ordre qui s’efforcèrent aussi de dompter une masse encore sauvage, de civiliser des mœurs encore primitives.

L’Église médiévale condamnait aussi le jeu sous toutes ses formes, sans exception ni réserve, en particulier dans les communautés de clercs boursiers qui donnèrent naissance aux collèges et universités d’Ancien Régime. Leurs statuts nous donnent une idée de cette intransigeance. En les lisant, l’historien anglais des universités médiévales, J. Rashdall183, a été frappé par la proscription générale des loisirs, par le refus d’admettre qu’il existât les loisirs innocents, dans des écoles qui se recrutaient pourtant essentiellement parmi des garçons entre dix et quinze ans. On réprouvait l’immoralité des jeux de hasard, l’indécence des jeux de société, de la comédie ou de la danse, la brutalité des jeux physiques, qui en effet devaient souvent dégénérer en rixes. Les statuts des collèges furent rédigés pour limiter les prétextes de divertissement autant que les risques de délit. À fortiori, la défense était-elle catégorique et rigoureuse pour les religieux auxquels le décret du concile de Sens de 1485 interdit de jouer à la paume, surtout en chemise et en public : il est vrai qu’au XVe siècle, sans pourpoint ou sans robe, et chausses dégrafées, on avait à peu près tout dehors ! On a le sentiment qu’incapable encore de dresser les laïcs, adonnés aux jeux tumultueux, l’Église préservait ses clercs en leur interdisant complètement la pratique du jeu : formidable contraste des genres de vie... si l’interdit avait été vraiment respecté. Voici, par exemple, comment le règlement intérieur du collège de Narbonne184 envisage les jeux de ses boursiers, dans sa rédaction de 1379 : « Que personne ne joue dans la maison à la paume ou à la crosse (une manière de hockey) ou à d’autres jeux dangereux (insultuosos), sous peine de six deniers d’amende, ni aux dés ni à n’importe quels jeux d’argent, ni à des parties de table (comessationes : des gueuletons), sous peine de dix sous. » Le jeu et la ripaille sont mis sur le même plan. Alors jamais de détente ? « On pourra seulement se livrer quelquefois et rarement (quelle précaution, mais comme elle devait être vite emportée ! c'est au fond la porte entrouverte à tous les excès condamnés !) à des jeux honnêtes ou récréatifs (mais on voit mal lesquels, puisque même la paume est interdite ; peut-être des jeux de société ?) en jouant une pinte ou un quart de vin, ou encore des fruits, et pourvu que ce soit sans bruit et de manière inhabituelle (sine mora). »

Au collège de Seez en 1477185 : « Nous ordonnons que personne ne s’adonne au jeu de dés, ni à d’autres jeux malhonnêtes ou défendus, ni même aux jeux admis comme la paume, surtout dans les lieux communs (c’est-à-dire le cloître, la salle commune servant de réfectoire) et si on les pratique ailleurs, ce sera peu fréquemment (non nimis continue). » Dans la bulle du cardinal d’Amboise fondant le collège de Montaigu en 1501, un chapitre est intitulé : de exercitio corporali186. Qu'entend-on par là ? Le texte commence par une appréciation générale plutôt ambiguë : « L’exercice corporel paraît de peu d'utilité quand il est mêlé aux études spirituelles et aux exercices religieux ; au contraire, il apporte un grand développement de la santé quand il est conduit alternativement avec les études théoriques et scientifiques. » Mais en réalité, le rédacteur entend par exercices corporels, non pas tant les jeux, que tous les travaux manuels, par opposition aux travaux intellectuels, et il donne la première place aux corvées domestiques, auxquelles on reconnaît ainsi une fonction de détente : corvées de cuisine, de propreté, service à table. « Dans tous les exercices ci-dessus (c’est-à-dire dans ces corvées domestiques), on n’oubliera jamais d’être aussi rapide et vigoureux que possible. » Les jeux ne viennent qu’après les corvées et sous quelles réserves ! « Quand le père (le chef de la communauté) estimera que les esprits fatigués par le travail et l’étude, doivent être détendus par des récréations, il les tolérera (indulgebit). » Certains jeux sont permis dans les lieux communs, les jeux honnêtes, ni fatigants ni dangereux. À Montaigu, il y avait deux groupes d'étudiants, les boursiers qu'on appelait, comme dans d’autres fondations, les pauperes, et des internes qui payaient une pension. Ces deux groupes vivaient séparément. Il est prévu que les boursiers doivent jouer moins longtemps et moins souvent que leurs camarades : sans doute parce qu’ils avaient l'obligation d’être meilleurs et par conséquent moins distraits. La réforme de l’Université de Paris en 1452187, qu'anime un souci de discipline déjà moderne, persiste dans la rigueur traditionnelle : « Les maîtres (des collèges) ne permettront pas à leurs écoliers, aux fêtes des métiers ou ailleurs, de danser des danses immorales et malhonnêtes, de porter des habits indécents et laïques [habits courts, sans robe]. Ils leur permettront plutôt de jouer honnêtement et plaisamment, pour le soulagement du travail et un juste repos. » « Ils ne leur permettront pas, pendant ces fêtes, de boire en ville, ni d'aller de maison en maison. » Le réformateur vise ainsi les salutations de porte en porte, accompagnées de collectes, que la tradition permettait à la jeunesse lors des fêtes saisonnières. Dans l’un de ses dialogues scolaires, Vivès résume ainsi la situation à Paris au XVIe siècle188 : « Entre les écoliers, nul autre jeu que la paume n’est exercé du congé des maîtres, mais quelquefois secrètement l’on joue aux chartes et aux échecs, les petits enfants aux garignons et les plus mechans aux dez. » En fait les écoliers comme les autres garçons ne se gênaient pas pour fréquenter tavernes, tripots, jouer aux dés, ou danser. La rigueur des interdits ne fut jamais déconcertée par leur inefficacité : ténacité étonnante à nos yeux d’hommes modernes, plus soucieux d’efficacité que de principe !

Les officiers de justice et de police, juristes épris d’ordre et de bonne administration, de discipline et d’autorité, soutenaient l’action des maîtres d’école et des gens d’Église. Pendant des siècles les ordonnances se succédèrent sans interruption qui fermaient aux écoliers l’accès des salles de jeux. On en cite toujours au XVIIIe siècle, comme cette ordonnance du lieutenant général de police de Moulins du 27 mars 1752, dont on conserve au musée des Arts et Traditions populaires le placard destiné à l’affichage public : « Défense aux maîtres des jeux de paume et de billard de donner à jouer pendant les heures de classe, et à ceux qui tiennent des jeux de boules, de quilles et autres jeux de donner à jouer dans aucun tems aux écoliers ni domestiques. » On remarquera cette assimilation des domestiques aux écoliers, ils avaient souvent le même âge et on craignait également leur turbulence et leur manque de contrôle de soi. Les boules et les quilles, aujourd’hui paisibles divertissements, provoquaient de telles rixes que des magistrats de police les interdirent parfois complètement aux XVIe et XVIIe siècles, essayant d’étendre à toute la société les restrictions que les hommes d’Église voulaient imposer aux clercs et aux écoliers. Ainsi ces champions d’ordre moral rangeaient pratiquement les jeux parmi les activités quasi délictueuses, comme l’ivresse, la prostitution, qu’on pouvait à la limite tolérer, mais qu’il convenait d’interdire au moindre excès.

Cette attitude absolue de réprobation se modifia cependant au cours du XVIIe, et principalement sous l'influence des jésuites. Les humanistes de la Renaissance avaient déjà aperçu dans leur réaction antiscolastique les possibilités éducatives des jeux. Mais ce furent les collèges de jésuites qui imposèrent peu à peu aux gens de bien et d’ordre une opinion moins radicale à l’égard des jeux. Les pères comprirent dès le début qu’il n’était ni possible ni même souhaitable de les supprimer ou encore de les réduire à quelques tolérances, précaires et honteuses. Ils se proposèrent au contraire de les assimiler, de les introduire officiellement dans leurs programmes et règlements, sous réserve de les choisir, de les régler, de les contrôler. Ainsi disciplinés, les divertissements reconnus bons furent admis et recommandés, et considérés désormais comme des moyens d'éducation aussi estimables que les études. Non seulement on cessa de dénoncer l’immoralité de la danse, mais on apprit à danser dans les collèges, parce que la danse, en harmonisant les mouvements du corps, évitait la gaucherie, donnait de l’adresse, de la tenue, du « bel air ». De même la comédie que les moralistes du XVIIe poursuivaient de leur foudre, s’introduisit dans les collèges. On commença chez les jésuites par des dialogues en latin, sur des sujets sacrés, puis on passa à du théâtre français sur des sujets profanes. On toléra même les ballets malgré l’opposition des autorités de la Compagnie : « Le goût de la danse, écrit le P. de Dainville189, si vif chez les contemporains du roi Soleil, qui devait fonder en 1669 l’Académie de la danse, l'emporta sur les ukases des pères généraux. Après 1650, il n’y eut guère de tragédie qui ne fut entrecoupée par les entrées d'un ballet. »

Un album gravé de Crispin de Pos. daté de 1602, représente des scènes de la vie écolière dans un collège « chez les Bataves ». On reconnaît les salles de cours, la bibliothèque, mais aussi la leçon de danse, les parties de paume et de ballon190. Un sentiment nouveau est donc apparu : l'éducation a adopté des jeux qu’elle avait jusqu’alors proscrits ou tolérés comme un moindre mal. Les jésuites éditèrent en latin des traités de gymnastique où on donnait les règles des jeux recommandés. On admit de plus en plus la nécessité des exercices physiques ; Fénelon écrit : « Ceux (les jeux) qu’ils aiment le mieux (les enfants) sont ceux où le corps est en mouvement ; ils sont contents pourvu qu’ils changent de place. » Les médecins du XVIIIe siècle191 conçurent à partir des vieux « jeux d’exercice », de la gymnastique latine des jésuites, une technique nouvelle d’hygiène du corps : la culture physique. On lit dans le Traité de l'éducation des enfants de 1722, par de Crousez, professeur en philosophie et mathématiques à Lausanne : « Il est nécessaire que le corps humain pendant qu’il prend de l’accroissement, s’agite beaucoup... J’estime qu’il faut préférer les jeux d’exercice à tous les autres. » La Gymnastique médicale et chirurgicale de Tissot recommande les jeux physiques, ce sont les meilleurs exercices : « On exerce à la fois toutes les parties du corps... sans compter que l’action des poumons doit être sans cesse augmentée par les appels et les cris des joueurs. » À la fin du XVIIIe siècle, les jeux d’exercices reçurent une autre justification, patriotique : ils préparaient à la guerre. On comprit alors les services que l’éducation physique pouvait rendre à l’instruction militaire. C’était l’époque où le dressage du soldat devenait une technique presque savante, l’époque aussi où germaient les nationalismes modernes. Une parenté s’établit entre les jeux éducatifs des jésuites, la gymnastique des médecins, l’école du soldat et les nécessités du patriotisme. Sous le Consulat, paraît la Gymnastique de la jeunesse, ou Traité élémentaire des jeux d’exercices considérés sous le rapport de leur utilité physique et morale. Les auteurs, Duvivier et Jauffret, écrivent sans fard : l’exercice militaire est « celui de tous les exercices qui en a fait la base (la base de la gymnastique) dans tous les temps et qui lui appartiennent spécialement à l’époque (an XI) et dans le pays où nous écrivons ». « Voués d’avance à la défense commune par la nature et l’esprit de notre constitution, nos enfants sont soldats avant que de naître. » « Tout ce qui est militaire respire je ne sais quoi de grand et de noble qui élève l’homme au-dessus de lui-même. »

Ainsi, sous les influences successives des pédagogues humanistes, des médecins des Lumières, des premiers nationalistes, passe-t-on des jeux violents et suspects de l’ancienne coutume, à la gymnastique et à la préparation militaire, des empoignades populaires aux sociétés de gymnastique.

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Cette évolution a été commandée par le souci de la morale, de la santé et du bien commun. Une autre évolution parallèle à celle-ci a spécialisé, selon l’âge ou la condition, des jeux à l’origine communs à toute la société.

Daniel Mornet parlait ainsi des jeux des sociétés, dans sa littérature classique192. « Quand les jeunes gens de la bourgeoisie de ma génération (D. M. est né en 1878) jouaient aux “ petits jeux ”, dans les matinées dansantes de leurs familles, ils ne se doutaient généralement pas que ces jeux, plus nombreux et plus savants, avaient été deux cent cinquante ans plus tôt, le régal de la haute société. » Beaucoup plus que deux cent cinquante ans ! Dans les heures de la duchesse de Bourgogne193, nous assistons, dès le XVe siècle, à une partie de « petits papiers » : une dame, assise, tient sur ses genoux une corbeille où des jeunes gens déposent des petits papiers. À la fin du Moyen Âge, les jeux-partis, les jeux à vendre, étaient très à la mode. « Une dame lançait à un gentilhomme, ou un gentilhomme lançait à une dame le nom d’une fleur, d’un objet quelconque, et la personne interpellée devait à l’instant même et sans hésitation répondre par un compliment ou une épigramme rimée. » C’est l’éditeur moderne de Christine de Pisan qui nous décrit ainsi la règle du jeu, parce que Christine de Pisan composa 70 jeux à vendre194. Par exemple :

Je vous vens la passerose

Belle, dire ne vous ose.

Comment Amour vers vous me tire

Si l’apercevez tant sans dire.

Ces procédés appartenaient sans doute à la manière courtoise. Ils passèrent ensuite dans la chanson populaire, et dans les jeux d’enfants : le jeu du corbillon qui, nous le savons, amusait Louis XIII à trois ans. Mais ils n’étaient pas abandonnés par les adultes ou les hommes jeunes depuis longtemps sortis d’enfance. Une planche d’images d’Épinal du XIXe siècle représente toujours les mêmes jeux, mais elle est intitulée « jeux d’autrefois », ce qui indique que la mode les abandonnait, qu’ils devenaient provinciaux, sinon, enfantins ou populaires : la main chaude, le jeu de sifflet, le couteau dans le pot à eau, la cachette (cache-cache), pigeon vole, chevalier gentil, colin-maillard, le petit bonhomme sans rire, le pot d’amour, le boudeur, la sellette, le baiser au-dessus du chandelier, le berceau d’amour. Les uns deviendront des jeux d’enfants, d’autres garderont le caractère ambigu et peu innocent qui les faisait condamner autrefois par les moralistes, même pas trop rigoureux comme Érasme195.

La Maison des jeux de Sorel nous permet de saisir cette évolution à un moment intéressant, dans la première moitié du XVIIe siècle196. Sorel distingue les jeux de société, des « jeux d’exercice » et des « jeux de hasard ». Ceux-ci sont « communs à toute sorte de personne, n’estant pas moins pratiqués par les valets que par les maîtres... aussi faciles aux ignorants et grossiers qu’aux savants et aux subtils ». Les jeux de société sont au contraire « des jeux d’esprit et de conversation ». En principe « ils ne peuvent plaire qu’à des personnes de bonne condition, nourries de la civilité et de la galanterie, ingénieuses à former quantité de discours et de reparties, pleines de jugement et de savoir, et ne sauraient être accomplis par d’autres ». C’est du moins l’opinion de Sorel, ce qu’il voudrait faire des jeux de société. En fait, ceux-ci étaient aussi à cette époque communs aux enfants et au peuple, aux « ignorants et grossiers ». Sorel doit le reconnaître. « Nous pouvons nommer les jeux des enfans pour les premiers jeux. » « Il y en a qui sont d’exercices » (crosse, sabot, toupie, échelles, balle, volants, « tâcher de se prendre l’un l’autre soit qu’ils aient les yeux ouverts ou bandés »). Mais « il y en a d’autres qui dépendent un peu davantage de l’esprit », et il donne l’exemple des « dialogues rimés », les jeux à vendre de Christine de Pisan, qui amusaient toujours petits et grands. Sorel devine l’origine ancienne de ces jeux : « Ces jeux d’enfans où il y a quelques paroles rimées (le corbillon, par exemple) sont d’ordinaire d’un langage fort vieil et fort simple, et cela est pris de quelque histoire ou roman du vieux siècle, ce qui montre comment l’on se divertissait autrefois par une naïve représentation de ce qui était arrivé à des chevaliers ou à des dames de haute qualité. »

Sorel observe enfin que ces jeux d’enfants sont aussi ceux des adultes dans les classes populaires, et la remarque a pour nous une grande importance : « Comme ce sont là jeux d’enfans, ils servent aussi aux personnes rustiques dont l’esprit n’est pas plus relevé en cette matière-là. » Toutefois, au début du XVIIe siècle, Sorel doit convenir que « quelquefois des personnes d’assez haut étage s’y pouvaient occuper pour récréation », et l’opinion commune ne s’y oppose pas : ces jeux « mêlés », c’est-à-dire communs à tous les âges et toutes les conditions, « se rendent recommandables pour le bon emploi qu’ils ont toujours eu »... « Il y a certaines manières de jeux auquels l’esprit ne travaille pas beaucoup, tellement qu’une jeunesse assez basse s’y peut exercer, quoiqu’en effet des personnes âgées et fort sérieuses s’en servent aussi par occasion. » Cet ancien état de choses n’est plus admis par tous. Dans la Maison des jeux, Ariste estime ces divertissements d’enfants et de vilains indignes d’un honnête homme. Le porte-parole de Sorel répugne à les proscrire aussi complètement : « Ceux même qui semblent être bas peuvent être relevés en leur donnant une autre application que leur première, laquelle je n’ai rapportée que pour servir de modèle. » Et il essaie de relever le niveau intellectuel des « jeux d’entretien » qui se font en chambre. À vrai dire, le lecteur moderne reste perplexe et voit mal comment le jeu de la mourre où le maître du jeu montre un, deux, trois doigts de la main, et où la compagnie doit aussitôt répéter exactement son geste, comment ce jeu est plus relevé et plus spirituel que celui du corbillon, abandonné sans appel aux enfants : il est de l’avis d’Ariste dont le point de vue est déjà moderne. Mais il s’étonnera plus encore qu’un romancier et historien comme Sorel consacre un gros ouvrage à ces divertissements et à leur révision : nouvelle preuve de la place qu’occupaient les jeux dans les préoccupations de l’ancienne société.

On distinguait donc au XVIIe siècle les jeux d’adultes et de gentilshommes, des jeux d’enfants et de manants. La distinction est ancienne et remonte au Moyen Âge. Mais alors, à partir du XIIe siècle, elle concernait seulement certains jeux, peu nombreux et très particuliers, les jeux chevaleresques. Auparavant, avant la constitution définitive de l’idée de noblesse, les jeux étaient communs à tous, quelle que fût leur condition. Certains ont longtemps conservé ce caractère, François Ier et Henri II ne dédaignaient pas la lutte, Henri II jouait au ballon : cela ne sera plus admis au siècle suivant. Richelieu fait du saut dans sa galerie comme Tristan à la cour du roi Marc, Louis XIV joue à la paume. Mais à leur tour ces jeux traditionnels seront abandonnés au XVIIIe siècle par les gens de qualité.

Depuis le XIIe siècle, certains jeux étaient déjà réservés aux chevaliers197 et précisément aux adultes. À côté de la lutte, jeu commun, le tournoi et la bague étaient chevaleresques. L’accès des tournois était interdit aux vilains, et les enfants même nobles n’avaient pas le droit d’y prendre part : pour la première fois peut-être, une coutume défendait aux enfants, et en même temps aux vilains, de participer à des jeux collectifs. Aussi les enfants s’amusèrent-ils à imiter les tournois interdits : le calendrier du bréviaire Grimani nous montre des tournois grotesques d’enfants, parmi lesquels on a cru reconnaître le futur Charles Quint : les enfants chevauchent des tonneaux comme des dextriers.

La tendance apparaît alors que les nobles doivent éviter de frayer avec les vilains, et se distraire entre eux : tendance qui ne réussit pas à s’imposer généralement, du moins jusqu’à ce que la noblesse disparaisse en tant que fonction sociale, et soit relayée par la bourgeoisie, à partir du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, au début du XVIIe siècle, de nombreux documents iconographiques témoignent du mélange des conditions lors des fêtes saisonnières. Dans l’un des dialogues du courtisan de Balthazar Castiglione, ce classique du XVIe siècle traduit dans toutes les langues, on discute ce sujet, et on n’est pas d’accord198 : « En notre pays de Lombardie, dit à l’heure le seigneur Pallacivino, on n’a point ce regard (que le courtisan ne doit jouer qu’avec d’autres gentilshommes), ains se trouvent plusieurs gentilshommes, lesquels aux festes dansent tout le jour au soleil avec les païsans, jouent avec eux à jetter la barre, à lutter, courir et sauter et si je pense que ce n’est pas mal fait. » Quelques-uns protestent, parmi la compagnie ; on concède qu’à la rigueur le gentilhomme peut jouer avec des paysans, pourvu qu’il « emporte le dessus » sans effort apparent : il doit « quasi être sûr de vaincre ». « II est une chose trop laide et indigne, voir un gentilhomme vaincu par un païsan et principalement à la lutte. » L’esprit sportif n’existait pas alors, sinon dans les jeux chevaleresques, et sous une autre forme, inspirée de l’honneur féodal.

À la fin du XVIe siècle, la pratique des tournois était abandonnée. D’autres jeux d’exercice les remplacèrent dans les assemblées de jeunes nobles, à la cour, dans les classes de préparation militaire des Académies, où, pendant la première moitié du XVIIe siècle, les gentilshommes apprenaient les armes, l’équitation. La quintaine : on visait à cheval un but de bois, qui remplaçait la cible vivante des anciens tournois, une tête de Turc. La bague : on décrochait une bague pendant la course. Dans le livre de Pluvinel, le directeur d’une de ces Académies, une gravure de Crispin de Pos199 représente Louis XIII enfant, jouant à la quintaine. L’auteur écrit de la quintaine qu’elle tenait le milieu entre « la furie de rompre en lice les uns contre les autres (le tournoi) et la gentillesse de la course de bague ». À Montpellier, dans les années 1550, rapporte l’étudiant en médecine Félix Platter200, « le 7 juin, la noblesse donna un jeu de bague, les chevaux étaient richement caparaçonnés, couverts de tapis et ornés de panaches de toutes couleurs ». Heroard dans son journal de l’enfance de Louis XIII signale souvent des courses de bague au Louvre, à Saint-Germain. « La pratique de courir la bague se pratique tous les jours » (en pourpoint, et non en armes), remarque Pluvinel, ce spécialiste. La Quintaine et la bague succédaient aux tournois, aux jeux chevaleresques du Moyen Âge, ils étaient réservés à la noblesse. Or qu’arriva-t-il ? Ils n’ont pas aujourd’hui complètement disparu comme on pourrait le croire ; mais on ne les retrouvera pas près des courts de tennis ou des terrains de golf des quartiers riches, mais dans les fêtes foraines, où on tire toujours les têtes de Turcs et où les enfants, sur les chevaux de bois des manèges, peuvent encore courir la bague. C’est ce qui nous reste des tournois chevaleresques du Moyen Âge : jeux d’enfants et jeux du peuple.

Les autres exemples ne manquent pas, de cette évolution qui fait glisser les jeux anciens dans le conservatoire des jeux enfantins et populaires. Le cerceau : le cerceau, à la fin du Moyen Âge, n’appartenait pas aux enfants, ou seulement aux jeunes enfants. Sur une tapisserie du XVIe siècle201, des adolescents jouent au cerceau ; l’un d’eux va le lancer avec une baguette. Sur un bois de Jean Leclerc, de la fin du XVIe siècle, des enfants déjà grands ne se contentent pas de faire rouler le cerceau, en entretenant son mouvement au bâton, mais ils sautent dans le cerceau, comme à la corde : « Qui mieux, dit la légende, sautent dans le cerceau202. » Le cerceau permettait des acrobaties, des figures parfois difficiles. Il était assez familier chez les jeunes gens, assez ancien aussi, pour servir à des danses traditionnelles, comme celle que nous décrit, en 1596 et à Avignon l’étudiant suisse Félix Platter : le jour du mardi gras des troupes de jeunes gens se réunissent masqués et « costumés différemment en pèlerins, en paysans, en mariniers, en italien, en espagnol, en alsacien », en femmes, escortés de musiciens. « Le soir ils exécutent dans la rue la danse des cerceaux à laquelle prirent part beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles de la noblesse, vêtus de blanc et couverts de bijoux. Chacun dansait, tenant en l’air un cerceau blanc et or. Ils entrèrent dans l'auberge où je fus les regarder de près. C’était admirable de les voir passer et repasser sous ces cercles, s'enroulant, se déroulant et s’entrecroisant en cadence, au son des instruments. » Des danses de ce genre appartiennent encore au répertoire villageois des pays basques.

Dès la fin du XVIe siècle, dans les villes, il semble bien que le cerceau était déjà laissé aux enfants : une gravure de Merian203 nous montre un petit enfant poussant son cerceau, comme cela se fit pendant tout le XIXe siècle et une partie du XXe. Jouet de tous, accessoire d’acrobatie et de danse, le cerceau n’est plus désormais utilisé que par des enfants de plus en plus petits, jusqu’à son abandon définitif, tant il est vrai, peut-être, qu’un jouet pour garder l’attention des enfants, doit éveiller un rapprochement avec l’univers des adultes.

Nous avons appris, au début de ce chapitre, qu’on disait des contes à Louis XIII enfant, les contes de Mélusine, des contes de fées. Mais ces récits s’adressaient aussi, à cette époque, aux grandes personnes. « Mme de Sévigné, remarque M. E. Storer, historien de “ la mode des contes de fées ” à la fin du XVIIe204 siècle !, était nourrie de féeries. » Elle ne répond pas aux plaisanteries qui l’amusent de M. de Coulanges sur une certaine Cuverdon « de peur qu’un crapaud ne lui vînt sauter au visage pour la punir de son ingratitude ». Elle fait allusion là à une fable du troubadour Gauthier de Coincy qu'elle connaissait par la tradition.

Mme de Sévigné écrit le 6 août 1677 : « Mme de Coulanges... voulut bien nous faire part des contes avec quoi, l’on amuse les dames de Versailles : cela s'appelle les mitonner. Elle nous mitonne donc et nous parla d'une île verte où on élevait une princesse plus belle que le jour. C’étaient les fées qui soufflaient sur elles à tout moment, etc. » « Ce conte dura une bonne heure. »

Nous savons aussi205 que Colbert « à ses heures perdues avait des gens tout exprès (nous soulignons) pour l’entretenir des contes qui ressemblaient à ceux de Peau d’Âne ».

Toutefois, dans la seconde moitié du siècle, on commence à trouver ces contes trop simples, et en même temps on s’y intéresse, mais d’une manière nouvelle, qui tend à transformer en un genre littéraire à la mode, des récitations orales traditionnelles et naïves. Ce goût se manifeste à la fois par des éditions réservées aux enfants, du moins en principe, comme les contes de Perrault, où le goût pour les vieux contes demeure encore honteux — et par des publications plus sérieuses, à l’usage des grandes personnes, et dont les enfants et le peuple sont exclus. L’évolution rappelle celle des jeux de société décrite plus haut. Mme de Murât s’adresse aux fées modernes : « Les anciennes fées, vos devancières, ne passent plus que pour des badines auprès de vous. Leurs occupations étaient basses et puériles, ne s’amusant qu’aux servantes et aux nourrices. Tout leur soin consistait à bien balayer la maison, mettre le pot-au-feu, faire la lessive, remuer [bercer] et dormir les enfants, traire les vaches, battre le beurre et mille autres pauvretés de cette nature... C’est pourquoi tout ce qui nous reste aujourd’hui de leurs faits et gestes ne sont que des contes de ma mère l'oye. » « Elles n’étaient que des gueuses. » « Mais vous, mesdames [les fées modernes], vous avez bien pris une autre route. Vous ne vous occupez que de grandes choses, dont les moindres sont de donner de l’esprit à ceux qui n’en ont point, de la beauté aux laides, de l’éloquence aux ignorans, de la richesse aux pauvres. »

D’autres auteurs au contraire demeurent sensibles à la saveur des vieux contes, qu’ils ont autrefois écoutés, et cherchent plutôt à la préserver. Mlle Lhéritier présente ainsi ces contes :

Cent fois ma nourrice ou ma mie

M’ont fait ce beau récit, le soir près des tisons ;

Je n’y fais qu’ajouter un peu de broderie.

« Vous vous étonnerez sans doute... que ces contes, tout incroyables qu’ils soient, soient venus d’âge en âge jusqu’à nous, sans qu’on se soit donné le soin de les écrire. »

Ils ne sont pas aisés à croire,

Mais tant que dans le monde on verra des enfans,

Des mères et des mères grands

On en gardera la mémoire.

On commence à fixer cette tradition demeurée si longtemps orale : certains contes « qu’on m’avait racontez quand j’étais enfant... ont été mis depuis peu d’années sur le papier par des plumes ingénieuses ». Mlle Lhéritier pense que l’origine doit remonter au Moyen Âge : « Elle (la tradition) m’assure que les troubadours ou conteurs de Provence ont inventé Finette bien longtemps devant qu’Abelard ou le célèbre comte Thibaud de Champagne eussent produit des romans. » Ainsi le conte devient un genre littéraire frisant le conte philosophique, ou bien archaïsant, comme celui de Mlle Lhéritier : « Vous m’avouerez que les meilleurs contes que nous ayons sont ceux qui imitent le plus le style et la simplicité des nourrices. »

Tandis que le conte devient à la fin du XVIIe siècle un genre nouveau de la littérature écrite et sérieuse (philosophique ou archaïsant, il n’importe), la récitation orale des contes est abandonnée par ceux-là même auxquels s’adresse la mode des contes écrits. Colbert et Mme de Sévigné écoutaient les contes qu’on leur disait : personne alors n’avait l’idée de souligner le fait comme une singularité, distraction banale, comme aujourd’hui la lecture d’un roman policier. En 1771, il n’en est plus ainsi, et, dans la bonne société, parmi les adultes, il arrive que les vieux contes de la tradition orale, à peu près oubliés, soient à l’occasion l’objet d’une curiosité de caractère archéologique ou ethnologique, qui annonce le goût moderne du folklore ou de l'argot. La duchesse de Choiseul écrit à Mme du Deffand que Choiseul « se fait lire des contes de fées toute la journée. C’est une lecture à laquelle nous nous sommes tous mis. Nous la trouvons aussi vraisemblable que l’histoire moderne ». Comme si l’un de nos hommes d’État, après un échec politique, lisait Bécassine ou Tintin dans sa retraite : pas plus sot que la réalité ! La duchesse était tentée, elle écrira deux contes, où on retrouvera le ton du conte philosophique, si on en juge par le début du Prince enchanté : « Ma mie Margot, toi qui dans mon bureau rappelais le sommeil ou rouvrais ma paupière avec les contes si jolys de ma mère l’oye, de Bellier mon ami, raconte-moi quelque sublime histoire dont je puisse réjouir la compagnie. Non, dit Margot, baissons le ton, il ne faut aux hommes que des contes d'enfants. »

D’après une autre anecdote de cette époque, une dame éprouva un jour d’ennui la même curiosité que les Choiseul. Elle sonna sa servante et lui réclama l’Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, qu’aujourd’hui nous aurions tout à fait oubliée sans les admirables lieder de Brahms. « La soubrette étonnée se fit répéter jusqu’à trois fois et reçut avec dédain cet ordre bizarre ; il fallut pourtant obéir ; elle descendit à la cuisine et rapporta la brochure en rougissant. »

En effet au XVIIIe siècle, des éditeurs spécialisés, principalement à Troyes, publiaient des éditions imprimées de contes pour le public des campagnes où la lecture s’était répandue et qu’ils atteignaient par les colporteurs. Mais ces éditions, qu’on appelait Bibliothèque bleue (les contes bleus), parce qu’elles étaient imprimées sur papier bleu, ne devaient rien à la mode littéraire de la fin du XVIIe siècle ; elles transcrivaient aussi fidèlement que le permettait l’inévitable évolution du goût, les vieux récits de la tradition orale. Une édition de 1784 de la Bibliothèque bleue comporte à côté de Pierre de Provence et la belle Maguelonne, Robert le Diable, les quatre fils Aymon, les contes de Perrault, ceux de Mlle de la Force et de Mme d’Aulnay.

À côté des livres de la Bibliothèque bleue, il y avait toujours les conteurs occasionnels des longues veillées, et aussi des conteurs professionnels, héritiers des vieux diseurs, chanteurs, jongleurs : la peinture et la gravure des XVIIe et XVIIIe siècles, la lithographie pittoresque du début du XIXe siècle, ont aimé le thème du conteur d’histoire, du charlatan206. Le charlatan est juché sur une estrade ; il raconte son histoire, en montrant avec une gaule le texte écrit sur un grand placard, qu’un compagnon tient parfois à bout de bras et que les auditeurs peuvent suivre en même temps qu'ils écoutent. Dans quelques villes de province la petite bourgeoisie avait encore parfois conservé cette manière de passer le temps. Un mémorialiste nous raconte qu’à Troyes à la fin du XVIIIe siècle, les hommes se réunissaient à l’heure de goûter, l’hiver dans les cabarets, l’été « dans les jardins où, après avoir quitté la perruque, on arborait le petit bonnet207 ». On appelait cela « une cotterie ». « Chaque cotterie avait au moins un conteur sur lequel chacun modelait son talent. » Le mémorialiste se souvient d’un de ces conteurs : un vieux boucher. « Deux jours que je vécus avec luy (étant enfant) se passèrent en récits, en histoires et en contes dont l’agrément, l’effet et la naïveté seraient à peine, je ne dis pas rendus, mais sentis par la race actuelle » (la génération actuelle).

Ainsi les vieux contes que tous écoutaient à l’époque de Colbert et de Mme de Sévigné, ont été peu à peu abandonnés par les gens de qualité, puis par la bourgeoisie, aux enfants et au peuple des campagnes. Celui-ci les délaissa à son tour quand le Petit Journal remplaça la Bibliothèque bleue ; les enfants devinrent alors leur dernier public, pour peu de temps d’ailleurs, car la littérature enfantine subit aujourd’hui le même renouvellement que les jeux et les mœurs.

La paume fut un des jeux les plus répandus ; de tous les jeux d’exercice, il était celui que les moralistes de la fin du Moyen Âge toléraient à la rigueur avec le moins de répugnance : le plus populaire, commun à toutes les conditions, aux rois et aux vilains, pendant plusieurs siècles... Cette unanimité cessa vers la fin du XVIIe siècle, désormais on constate une désaffection à l’égard de la paume des gens de qualité ; à Paris en 1657 on comptait 114 tripots, en 1700, malgré l’accroissement de la population leur nombre était tombé à 10, au XIXe siècle, il n’y en avait plus que 2, l’un rue Mazarine, l’autre sur la terrasse des Tuileries où il existait encore en 1900208. Déjà, nous dit Jusserand, l’historien des jeux, Louis XIV jouait à la paume sans enthousiasme. Si les adultes bien élevés délaissèrent ce jeu, les paysans et les enfants (même bien élevés) lui demeurèrent fidèles sous diverses formes de balle ou de volant ou de pelote ; en pays basque, il subsista jusqu’à sa renaissance sous les formes perfectionnées de la grande ou petite chistera.

Une gravure de Merian209 de la fin du XVIIe siècle, nous montre une partie de ballon réunissant petits et grands : on gonfle le ballon. Mais le jeu de ballon ou de soûle était déjà à cette époque suspect aux spécialistes de la civilité et des bonnes manières. Thomas Elyot et Shakespeare le déconseillaient aux nobles. Jacques Ier d’Angleterre l’interdisait à son fils. Pour du Cange, il n’est plus pratiqué que par les paysans : « Le chole, espèce de ballon que chacun pousse du pied avec violence et qui est encore en usage parmi les paysans de nos provinces. » Usage qui survécut jusqu’au XIXe siècle par exemple en Bretagne : « Le seigneur ou notable du village, lisons-nous dans un texte de l’an VIII, jetait au milieu de la foule un ballon plein de son que les hommes de différents cantons essayaient de s’arracher... J’ai vu dans mon enfance (l’auteur est né en 1749) un homme se casser la jambe en sautant par un soupirail dans une cave pour la saisir (la balle). Ces jeux entretenaient les forces et le courage, mais je le répète, ils étaient dangereux. » C’est le même sentiment qui inspira le dicton : jeu de mains, jeu de vilains. Nous savons que l’usage du ballon s’est conservé chez les enfants, comme chez les paysans.

Bien d’autres jeux d’exercice passeront ainsi dans le domaine des enfants et du peuple. Ainsi le mail dont Mme de Sévigné parlait dans une lettre à son gendre de 1685210 : « J’ai fait deux tours de mail avec les joueurs (aux Rochers). Ah ! mon cher comte, je songe toujours à vous, et quelle grâce vous aviez à pousser cette boule. Je voudrais que vous eussiez à Grignan une aussi belle allée. » Tous ces jeux de boule, de quilles, de croquet, abandonnés par la noblesse et la bourgeoisie, sont passés au XIXe siècle dans les campagnes pour les adultes, dans les nurseries pour les enfants.

Cette survivance populaire et enfantine de jeux autrefois communs à la collectivité tout entière, a préservé encore l’une des formes les plus générales de divertissement de l’ancienne société : le déguisement. Les romans du XVIe au XVIIIe siècle sont pleins d’histoires de travestis : garçons déguisés en filles, princesses en bergères, etc. Cette littérature traduit un goût qui s’exprimait à chaque occasion au cours des fêtes saisonnières ou occasionnelles : fêtes des Rois, mardi gras, fêtes de novembre... Longtemps on porta normalement le masque pour sortir, surtout les femmes. On aimait se faire peindre sous son apparence favorite. Cela était vrai des gentilshommes. Depuis le XVIIIe siècle, les fêtes travesties se firent plus rares et plus discrètes dans la bonne société ; alors le carnaval devint populaire et même traversa l’océan, s’imposa au noirs esclaves d’Amérique, et le déguisement fut réservé aux enfants. Il n’y a plus qu’eux qui se masquent au carnaval et se déguisent pour s’amuser.

***

Dans chaque cas la même évolution se répète avec monotonie. Elle invite à une importante conclusion.

Nous sommes partis d’un état social où les mêmes jeux étaient communs à tous les âges et à toutes les conditions. Le phénomène qu’il faut souligner est l’abandon de ces jeux par les adultes des classes sociales supérieures, et au contraire, leur survivance à la fois dans le peuple et chez les enfants de ces classes supérieures. En Angleterre, il est vrai, les gentlemen n’ont pas délaissé comme en France les vieux jeux, mais ils les ont transformés et c’est sous des formes modernes et méconnaissables qu’ils ont colonisé au XIXe siècle les bourgeoisies et le « sport »...

Il est très remarquable que l’ancienne communauté des jeux se soit rompue au même moment entre les enfants et les adultes, entre le peuple et la bourgeoisie. Cette coïncidence nous permet d'entrevoir dès maintenant un rapport entre le sentiment de l’enfance et le sentiment de classe.

5. De l'impudeur à l’innocence

L’une des lois non écrites de notre morale contemporaine, la plus impérieuse et la mieux respectée, exige que les adultes s’abstiennent devant les enfants de toute allusion, surtout plaisante, aux choses sexuelles. Ce sentiment était bien étranger à l’ancienne société. Le lecteur moderne du journal où le médecin du roi, Heroard, consigne de petits faits de la vie du jeune Louis XIII211 est confondu de la liberté avec laquelle on traitait les enfants, de la grossièreté des plaisanteries,. de l’indécence de gestes dont la publicité ne choquait personne et qui paraissaient naturels. Rien ne nous donnera une meilleure idée de l’absence complète du sentiment moderne de l’enfance dans les dernières années du XVIe et le début du XVIIe siècle.

Louis XIII n’a pas encore un an : « Il rit à plein poumon quand la remueuse lui branle du bout des doigts sa guillery. » Charmante plaisanterie que l’enfant ne tarde pas à prendre à son compte, il interpelle un page : « d’un Hé ! et se retrousse, lui montrant sa guillery ».

II a un an : « Fort gay, note Heroard, émerillonné ; il fait baiser à chacun sa guillery. » Il est sûr que chacun s’en amuse. De même s’amuse-t-on beaucoup de son jeu devant deux visiteurs, le sieur de Bonnières et sa fille : « Il lui a fort ri, se retrousse, lui montre sa guillery, mais surtout à sa fille, car alors, la tenant et riant son petit rire, il s’ébranlait tout le corps. » On trouvait cela si drôle que l’enfant ne se privait pas de répéter un geste qui lui valait un si beau succès ; devant « une petite damoiselle », « il a retroussé sa cotte, lui a montré sa guillery avec une telle ardeur qu’il en était hors de soi. Il se couchait à la renverse pour la lui montrer ».

Il a un an passé qu'il est déjà fiancé à l’infante d’Espagne ; son entourage lui fait comprendre ce que cela veut dire et il n’a pas si mal compris. On lui dit : « Où est le mignon de l’infante ? Il met la main sa guillery. »

Pendant ses trois premières années, personne ne répugne ou ne voit de mal à toucher, par plaisanterie, les parties sexuelles de cet enfant : « La marquise (de Verneuil) lui mettait souvent la main sous sa cotte ; il se fait mettre sur le lit de sa nourrice où elle se joue à lui, mettant sa main sous sa cotte. » « Mme de Veineuil se veut jouer à lui, et lui prend ses tétons ; il la repousse et dit : otez, otez, laissez cela, allez-vous-en. II ne veut jamais permettre que la marquise lui touche les tétons, sa nourrice l’avait instruit, disant : Monsieur, ne laissez point toucher vos tétons à personne, ne votre guillery, on vous la couperait. Il s’en ressouvenait. »

« Levé, il ne veut point prendre sa chemise et dit : point ma chemise (Heroard aime reproduire le jargon et même l'accent de l’enfance balbutiante), je veux donner premièrement du lait de ma guillery ; l’on tend la main, il fait comme s’il en tirait et de sa bouche fait pss pss, mais en donne à tous, puis se laisse donner sa chemise. »

C’est une plaisanterie classique, qu’on répète souvent, de lui dire : « Monsieur, vous n’avez pas de guillery » ; « il répond : Hé la véla ti pas, gaiement, la soulevant du doigt ». Ces plaisanteries n'étaient pas réservées à la domesticité, ou à des jeunesses sans cervelle, ou à des femmes de mœurs légères, comme la maîtresse du roi. La reine, sa mère : « La reine, mettant la main à sa guillery, dit : “ Mon fils, j’ai pris votre bec. ” » Plus extraordinaire encore ce passage : « Dépouillé et Madame aussi (sa sœur), ils sont mis nus dans le lit avec le roi, où ils se baisent, gazouillent et donnent beaucoup de plaisir au roi. Le roi lui demande : “ Mon fils, où est le paquet de l’infante ? ” Il le montre, disant : “ Il n’y a point d’os, papa. ” Puis, comme il fut un peu tendu : Il y en a ast heure, il y en a quelquefois. »

On s’amuse, en effet, à observer ses premières érections : « Éveille à 8 heures, il appelle Mlle Bethouzay et lui dit :

Zezai, ma guillery fait le pont-levis ; le vela levé, le vela baissé. C’est qu’il la levait et la baissait. »

À quatre ans, son éducation sexuelle est bien faite : « Mené chez la reine, Mme de Guise lui montre le lit de la reine, et lui dit : “ Monsieur, voilà où vous avez été fait. ” Il répond : “ Avec maman ? ” » « Il demande au mari de sa nourrice : “ Qu’est cela ? — C’est, dit-il, mon bas de soie. — Et cela ? (sur le mode des jeux de société). -— Ce sont mes chausses. — De quoi sont-elles ? — De velours. — Et cela ? — C’est une brayette. — Qué qu’il y a dedans ? — Je ne sais Monsieur. — Eh, c’est une guillery. Pour qui est-elle ? — Je ne sais Monsieur. — Eh c’est, pour Mme Doundoun (sa nourrice). ” »

« Il se met entre les jambes de Mme de Monglat (sa gouvernante, une femme très digne, très respectable, qui ne paraît pas pourtant s’émouvoir — pas plus qu’Heroard — de toutes ces plaisanteries que nous jugeons aujourd’hui insupportables). Le roi lui dit : “ Voilà le fils de Mme de Monglat, la voilà qui accouche. ” Il part soudain et se va mettre entre les jambes de la reine. »

À partir de cinq-six ans, on cesse de s’amuser de ses parties sexuelles : c’est lui qui commence à s’amuser de celles des autres. Mlle Mercier, l’une de ses femmes de chambre qui avait veillé, était encore au lit contre le sien (ses domestiques, parfois mariés, couchaient dans la même chambre que lui et sa présence ne devait pas beaucoup les gêner). « Il se joue à elle », lui fait remuer les doigts de pied, les jambes en haut, « dit à sa nourrice qu’elle aille quérir des verges pour la fesser, le fait exécuter... Sa nourrice lui demande : “ Monsieur qu’avez-vous vu à Mercier ? ” Il répond : “ J’ai vu son eu ”, froidement. “ Qu’avez-vous vu encore ? ” Il répond froidement et sans rire qu’il a vu son conin. » Une autre fois « se joue avec Mlle Mercier, m’appelle (Heroard) me disant que c’est Mercier qui a conin gros comme cela (montrant ses deux poings) et qu’il y a de l’eau dedans ».

À partir de 1608, ce genre de plaisanterie disparaît : il devient un petit homme — l’âge fatidique de sept ans — et c’est alors qu’il faut lui apprendre la décence des manières et du langage. Quand on lui demande par où sortent les enfants, il répondra alors, comme l’Agnès de Molière, par l’oreille. Mme de Monglat le reprend quand il « montre sa guillery à la petite Ventelet ». Et si on continue encore à le mettre, le matin à son réveil, au lit de Mme de Monglat, sa gouvernante, entre elle et son mari, Heroard s’indigne et note en marge : insignis impudentia. On imposait au garçon de dix ans une retenue qu’on n’avait pas l’idée d’exiger de l’enfant de cinq ans. L’éducation ne commençait guère qu’après sept ans. Encore est-il que ce scrupule tardif de décence doit être attribué à un début de réforme des mœurs, signe de la rénovation religieuse et morale du XVIIe siècle. Comme si la valeur de l'éducation commençait seulement à l’approche de l’âge d'homme. Vers l’âge de quatorze ans, Louis XIII n’avait pourtant rien à apprendre, car c’est à quatorze ans et deux mois qu’on le mit presque de force dans le lit de sa femme. Après la cérémonie il « se couche et soupe au lit à 6 heures trois quarts. M. de Gramont et quelques jeunes, seigneurs lui faisaient des contes gras pour l’assurer. Il demande ses pantoufles et prend sa robe et va à la chambre de la reine à 8 heures où il fut mis au lit auprès de la reine sa femme, en présence de la reine sa mère ; à 10 heures un quart, il revient après avoir dormi environ une heure et fait deux fois, à ce qu’il nous dit ; il y paraissait, le g... rouge ».

Le mariage d’un garçon de quatorze ans commençait peut-être à devenir plus rare. Le mariage d’une fille de treize ans était encore monnaie courante.

Il n’y a pas lieu de penser que le climat moral devait être différent dans d’autres familles de gentilshommes ou de roturiers : cette manière familière d'associer les enfants aux plaisanteries sexuelles d’adultes appartenait aux mœurs communes et ne choquait pas l’opinion. Dans la famille de Pascal, Jacqueline Pascal écrivait à douze ans des vers sur la grossesse de la reine.

Thomas Platter rapporte, dans ses mémoires d’étudiant en médecine à Montpellier, à la fin du XVIe siècle : « J’ai connu un bambin qui fit cet affront (de nouer l’aiguillette au moment du mariage, pour frapper le mari d’impuissance) à la servante de ses parents. Celle-ci le supplia de lui lever le charme en dénouant l’aiguillette. Il y consentit et aussitôt le marié, retrouvant ses forces, fut complètement guéri. » Le P. de Dainville, historien des jésuites et de la pédagogie humaniste, constate aussi : « Le respect dû aux enfants était, pour lors (XVIe siècle) choses tout à fait ignorées. Devant eux on se permettait tout : paroles crues, actions et situations scabreuses ; ils avaient tout entendu, tout vu212. »

Cette absence de réserve vis-à-vis des enfants, cette façon de les associer à des plaisanteries qui brodent autour de thèmes sexuels, nous surprend : liberté du langage, plus encore, audace des gestes, attouchements dont on imagine aisément ce qu’en dirait un psychanalyste moderne ! Ce psychanalyste aurait tort. L’attitude devant la sexualité, et sans doute la sexualité elle-même, varie avec le milieu, et par conséquent selon les époques et les mentalités. Aujourd’hui les attouchements décrits par Heroard nous paraîtraient à la limite de l’anomalie sexuelle et personne ne les oseraient publiquement. Il n’en était pas encore ainsi au début du XVIIe siècle. Une gravure de Baldung Grien, de 1511, représente une sainte famille. Le geste de sainte Anne nous paraît singulier : elle ouvre les cuisses de l’enfant, comme si elle voulait dégager le sexe et le chatouiller. On aurait tort de voir là une allusion gaillarde213.

Ces manières de jouer avec le sexe des enfants appartenaient à une tradition très répandue, qu’on retrouve de nos jours dans les sociétés musulmanes. Celles-ci sont demeurées à l’écart en même temps que des techniques scientifiques, de la grande réforme morale, chrétienne au début, laïque ensuite, qui a discipliné la société embourgeoisée du XVIIIe et surtout du XIXe en Angleterre ou en France. Aussi retrouve-t-on, dans ces sociétés musulmanes, des traits dont l’étrangeté nous frappe, mais qui n’auraient pas autant surpris l’excellent Heroard. Qu’on en juge par cette page extraite d'un roman, la Statue de sel. L’auteur est un juif tunisien, Albert Memmi, et son livre est un curieux témoignage sur la société tunisienne traditionnelle et la mentalité des jeunes à demi occidentalisés. Le héros du roman raconte une scène dans le tramway qui conduit au lycée, à Tunis. « Devant moi un musulman et son fils, un petit garçon minuscule, chéchia miniature et henné sur les mains ; à ma gauche un épicier djerbien allant aux provisions, couffin entre les jambes et crayon sur l’oreille. Le Djerbien, gagné par la chaude quiétude du wagon, s’agita. Il sourit à l’enfant qui sourit des yeux et regarda son père. Le père, reconnaissant, flatté, le rassura et sourit au Djerbien. « Quel âge as-tu ? demanda l’épicier à l’enfant. — Deux ans et demi, répondit le père (l’âge du jeune Louis XIII). — Est-ce que le chat te l’a mangée ? demanda l’épicier à l’enfant. — Non, répondit le père, il n’est pas encore circoncis, mais bientôt. — Ah ! ah ! dit l’autre. Il avait trouvé un thème de conversation avec l’enfant. — Tu me la vends, ta petite bête ? — Non ! dit l’enfant avec violence. Visiblement il connaissait la scène, déjà on lui avait fait la même proposition. Moi aussi [l’enfant juif], je la connaissais. Je l’avais jouée dans le temps, assailli par d’autres provocateurs, avec les mêmes sentiments de honte et de concupiscence, de révolte et de curiosité complice. Les yeux de l’enfant brillaient du plaisir d’une virilité naissante [sentiment moderne, attribué par l’évolué Memmi qui connaît les récentes observations sur la précocité de l’éveil sexuel chez les enfants : les hommes d’autrefois croyaient au contraire que l’enfant impubère demeurait étranger à la sexualité] et de la révolte contre cette inqualifiable agression. Il regarda son père. Son père souriait, c’était un jeu admis [c’est moi qui souligne]. Nos voisins s’intéressaient à la scène traditionnelle avec complaisance, approbateurs. — Je t’en offre dix francs, proposa le Djerbien. — Non, dit l’enfant... — Allons, vends-moi ta petite q..., reprit le Djerbien. — Non, non ! — Je t’en offre cinquante francs. — Non ! — ... Je vais faire effort : mille francs ! — Non ! Les yeux du Djerbien voulurent exprimer la gourmandise. — Et j’y ajoute un sac de bonbons ! — Non ! Non ! — C’est non ? C’est ton dernier mot ? cria le Djerbien simulant la colère, répète une dernière fois : c’est non ? — Non ! Alors brusquement l’adulte saute sur l’enfant, la figure terrible, la main brutale, fourrageant dans la petite braguette. L’enfant se défendit à coups de poing. Le père riait aux éclats, le Djerbien se tordait nerveusement, nos voisins souriaient largement. »

Cette scène du XXe siècle ne nous permet-elle pas de mieux comprendre le XVIIe siècle, avant la réforme morale ? évitons des anachronismes, comme l’explication par l’inceste des excès baroques de l’amour maternel de Mme de Sévigné, selon son dernier éditeur. Il s’agissait d’un jeu dont nous ne devons pas exagérer le caractère scabreux : celui-ci n’y étaient pas plus qu’aujourd’hui dans les anecdotes salées des conversations entre hommes.

Cette demi-innocence, qui nous semble vicieuse ou naïve, explique la popularité du thème de l’enfant pissant depuis le XVe siècle. Celui-ci a sa place dans les images des livres d’heures et dans des tableaux d’église. Dans les calendriers des heures de Hennessy214 et du bréviaire Grimani215 du début du XVIe siècle, un mois d’hiver est figuré par le village sous la neige ; la porte est ouverte, on aperçoit la femme qui file, l’homme qui se chauffe au feu ; l’enfant pisse devant la porte, sur la neige, bien en vue.

Un Ecce homo, flamand, de P. Pietersz216, destiné à une église sans doute, rassemble dans la foule des spectateurs une quantité d’enfants : une mère tient le sien à bras tendus au-dessus des têtes, pour qu’il voie mieux. Des garçons délurés escaladent des portiques. Un enfant pisse, soutenu par sa mère. Les magistrats du Parlement de Toulouse, quand ils assistaient à l’office dans la chapelle de leur propre palais, pouvaient être distraits par une scène du même genre. Un grand triptyque représentait l’histoire de saint Jean-Baptiste217. Sur le volet central : la prédication. Les enfants sont là mêlés à la foule : une femme allaite, un garçon est grimpé sur un arbre ; à l’écart, un enfant lève sa robe et pisse, face aux parlementaires.

Cette abondance et cette fréquence des enfants dans les scènes de foules, avec la répétition de certains thèmes (l’enfant au sein, l’enfant pissant) au XVe et surtout au XVIe siècle, sont bien l’indice d’un intérêt particulier et nouveau.

Il est remarquable d’ailleurs, qu’à cette époque, une scène de l’iconographie religieuse revienne si souvent : la circoncision. Celle-ci est représentée avec une précision quasi chirurgicale. Il ne faut pas y entendre malice. Il semble bien que la circoncision et la présentation de la Vierge au Temple étaient traitées aux XVIe et XVIIe siècles comme des fêtes de l’enfance : les seules fêtes religieuses de l’enfance avant la célébration solennelle de la première communion. On peut voir, dans l’église parisienne de Saint—Nicolas, une toile du début du XVIIe siècle qui provient de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs. La scène de la circoncision est entourée d’un grand concours d’enfants, les uns accompagnent leurs parents, d’autres grimpent le long des piliers pour mieux voir. N’y a-t-il pas, pour nous, quelque chose d’étrange, presque de choquant, dans ce choix de la circoncision comme fête de l’enfance évoquée au milieu des enfants ? Choquant pour nous peut-être, mais pas pour un musulman d’aujourd’hui ni pour l’homme du XVIe ou du début du XVIIe siècle.

Non seulement on mêlait sans répugnance les enfants à une opération, de nature religieuse il est vrai, sur le sexe, mais encore on se permettait, en bonne conscience et publiquement, des gestes, des attouchements qui devenaient interdits dès que l’enfant accédait à la puberté, c’est-à-dire, à peu près, au monde des adultes. Ceci pour deux raisons. D’abord parce qu’on croyait l’enfant impubère étranger et indifférent à la sexualité. Ainsi les gestes, les allusions n’avaient pas de conséquences avec lui, ils devenaient gratuits et perdaient leur spécificité sexuelle, ils se neutralisaient. Ensuite le sentiment n’existait pas encore que les références aux choses sexuelles même dépouillées pratiquement d’arrière-pensées équivoques, pouvaient souiller l’innocence enfantine, en fait ou dans l'opinion qu’on s’en faisait : on n’avait pas l’idée que cette innocence existât vraiment.

***

Telle était du moins l’opinion commune : elle n’était plus celle des moralistes et des éducateurs, du moins des meilleurs d’entre eux, novateurs d’ailleurs peu suivis. Leur importance rétrospective vient de ce qu’à la longue, ils ont fini par faire triompher leurs conceptions — les nôtres.

Ce courant d’idées remonte au XVe siècle, époque où il sera assez puissant pour provoquer un changement dans la discipline traditionnelle des écoles. Gerson est alors son principal représentant. Il s’est exprimé avec beaucoup de netteté. Il se révèle excellent observateur, pour l’époque, de l’enfance et de ses pratiques sexuelles. Cette observation des mœurs particulières de l’enfance, l’importance qu’il leur attribue en leur consacrant un traité De confessione mollicei218, témoignent d’un souci très nouveau ; il faut le rapprocher de tous les signes que nous avons retenus dans l’iconographie et dans le costume qui révèlent une attention inédite à l’égard de l’enfance.

Gerson a donc étudié le comportement sexuel des enfants. Il en traite à l’intention des confesseurs, pour que ceux-ci éveillent chez leurs petits pénitents — de dix à douze ans — le sentiment de la culpabilité. Il sait que la masturbation, l’érection sans éjaculation, sont générales : si on interroge un homme à ce sujet et s’il nie, c’est qu’il ment en toute certitude. Pour Gerson, il s’agit d’un cas très grave. Le peccatum mollicei « même si, en raison de l’âge, il n’a pas été suivi de pollution... a fait perdre la virginité d’un enfant plus que si celui-ci, au même âge, avait fréquenté les femmes ». De plus, il confine à la sodomie.

À cet égard, le jugement de Gerson est plus près de la doctrine moderne sur la masturbation, inévitable stade d’une sexualité prématurée, que les sarcasmes du romancier Sorel, le héros de Francion, qui y voit la conséquence de la claustration scolaire de l’internat.

En effet, l’enfant n’est pas à l’origine conscient de sa culpabilité : « Sentiunt ibi quemdam pruritum incognitum tum stat erectio et ils pensent qu’il est permis que se fricent ibi et se palpent et se tractent sicut in aliis locis dum pruritus inest. Il y a là une conséquence de la corruption originelle : ex corruptione naturae. Nous sommes encore très loin de l’idée d’une innocence enfantine, mais nous sommes déjà très proches d’une connaissance objective de son comportement dont l’originalité doit nous apparaître à la lumière de ce qui a été dit plus haut. Comment préserver l’enfance de ce danger ? Par le conseil du confesseur, mais aussi en changeant les mauvaises habitudes de l’éducation, en se comportant avec les enfants autrement. On leur parlera sobrement, en n’utilisant que des mots chastes. On évitera que dans les jeux les enfants ne s'embrassent, ne se touchent des mains nues ou ne se regardent : figerent oculi in eorum décore. On évitera la promiscuité des petits et des grands, au moins au lit : les pueri capaces doli, puellae, juvenes, ne doivent pas coucher dans le même lit que les personnes plus âgées, même du même sexe ; la cohabitation dans le même lit était une pratique alors très répandue, et dans toutes les conditions. On a vu qu’elle subsistait à la fin du XVIe siècle, même à la cour de France : les jeux d’Henri IV et de son fils qu’on lui amenait au lit avec sa sœur, justifient à près de deux siècles d’intervalle la prudence de Gerson. Celui-ci interdit qu’on se touche par le jeu ou autrement, in mudo, et invite à la méfiance « a societaliatibus persuis ubi colloquia prava et gestus impudici fiunt in lecto absque dormitione ».

Gerson revient sur la question dans un sermon pour le quatrième dimanche de l’Avent contre la luxure : l’enfant doit s’opposer à ce que d’autres le touchent ou l’embrassent et s’il a agi autrement, il doit dans tous les cas s’en confesser, in omnibus casibus, il faut bien souligner, parce qu’en général on n’y voyait pas de mal. Plus loin, il avance qu’il « serait bon » de séparer les enfants pendant la nuit : il rappelle à ce propos le cas signalé par saint Jérôme, d’un garçon de neuf ans qui fit un enfant ; mais « il serait bon » seulement : il n’ose pas aller plus loin, tant la pratique était générale de coucher tous les enfants ensemble, quand ce n’était pas avec un valet, une servante, ou des parents219.

Dans le règlement qu’il écrivit, de l’école de Notre-Dame-de-Paris, il s’efforce d’isoler les enfants, de les soumettre à la surveillance constante du maître ; c’est l’esprit de cette nouvelle discipline que nous étudions plus loin dans un chapitre spécial. Le maître de chant ne doit pas apprendre de cantilenas dissolutas impudicasque, les écoliers ont le devoir de dénoncer leur camarade s’il a manqué à l’honnêteté ou à la pudeur (entre autres délits : parler gallicum — et non latin — jurer, mentir, dire des injures, traîner au lit, manquer les heures, bavarder à l’église). Une veilleuse doit éclairer la nuit le dortoir : « Tant par dévotion pour l’image de la Vierge que pour des nécessités naturelles, et afin qu’ils fassent à la lumière les seuls actes qui peuvent et doivent être vus. » Aucun enfant ne devra changer de lit pendant la nuit : il restera avec le camarade qu’on lui a donné. Les conventicula, vel societates ad partem extra alias, ne seront permis ni de jour ni de nuit. Quel soin pour éviter les amitiés particulières ; pour éviter aussi les mauvaises fréquentations, spécialement les domestiques : « On interdira aux domestiques toute familiarité avec les enfants, sans excepter les clercs, les capellani, le personnel de l’église (la confiance ne régnait pas) : ils ne devront pas adresser la parole aux enfants en dehors de la présence des maîtres. »

Les autres enfants, étrangers à la fondation, ne seront pas admis à demeurer avec les écoliers, même pour apprendre avec eux (sauf permission spéciale du supérieur) « afin que nos enfants (pueri nostri) n’attrapent pas de mauvaises habitudes à l’exemple des autres ».

Cela est tout à fait nouveau : on n’en déduira pas que les choses se passaient ainsi dans la réalité, à l’école. Nous verrons, dans la seconde partie de ce livre, ce qu’il en était et combien il fallut de temps et d’efforts pour faire régner tard, au XVIIIe siècle, une stricte discipline dans les collèges. Gerson était très en avance sur les institutions de son temps. Son règlement est intéressant pour l’idéal moral qu’il révèle, qui n’existait pas auparavant avec cette précision et qui deviendra celui des jésuites, de Port-Royal, des frères de la Doctrine chrétienne, de tous les moralistes et éducateurs rigoureux du XVIIe siècle.

Au XVIe siècle, les éducateurs sont plus tolérants, tout en prenant garde de ne pas dépasser certaines limites. Nous le savons par des livres écrits pour les écoliers, où ils apprenaient à lire, à écrire, le vocabulaire latin, et enfin des leçons de civilité : les traités de civilité, et les colloques qui, pour faire plus vivant, mettent en scène plusieurs écoliers, ou l’écolier et le maître. Ces dialogues sont de bons témoins des mœurs scolaires. Dans les dialogues de Vivès, on lit des propos qui n’auraient pas été du goût de Gerson, mais qui étaient traditionnels : « Quelle est la partie la plus honteuse ou la partie de devant (on notera la recherche de discrétion) ou le trou du cul ? — Tous deux sont fort déshonnêtes, le derrière à cause de la vilenie, l’autre à cause de la paillardise et déshonneur220. »

Les plaisanteries plutôt grossières ne manquent pas, ni les sujets qui n’ont aucun caractère éducatif bien au contraire. Dans les dialogues anglais de Ch. Hoole221, on assiste à des disputes ; l’une se passe dans une taverne — et les tavernes étaient alors de plus mauvais lieux que nos cafés. On discute longuement de l’auberge où on boit la meilleure bière. Toutefois, même chez Vivès, on observe un certain sentiment de pudeur : « Le troisième doigt est dit l’infâme. Pourquoi ? — Le maître a dit qu’il savait la cause, mais qu’il n’en voulait pas disputer parce qu’elle était sale et vilaine ; pourtant ne la cherche point, car il ne convient pas à un enfant de bonne nature de s’enquérir de choses si vilaines. » C’est remarquable pour l’époque. La liberté du langage était si naturelle que même, plus tard, les réformateurs les plus stricts laisseront passer dans leurs sermons aux enfants et aux écoliers, des comparaisons qui choqueraient aujourd’hui. Ainsi le père jésuite Lebrun, en 1653, exhorte les « très nobles pensionnaires du collège de Clermont » à éviter la gourmandise : « Ils font les difficiles, tanquam praegnantes mulierculae222. »

Toutefois à la fin du XVIe siècle les choses vont changer plus nettement. Certains éducateurs, qui vont prendre de l’autorité et imposer définitivement leurs conceptions et leurs scrupules, ne toléreront plus qu’on mette entre les mains des enfants des ouvrages douteux. Naît alors l’idée du livre classique expurgé à l’usage des enfants. C’est une étape très importante. C’est vraiment de là qu’on peut dater le respect de l’enfance. On retrouve ce souci à la même époque aussi bien chez les catholiques que chez les protestants, en France et en Angleterre. Jusqu’alors on n’avait jamais répugné à donner Térence à lire aux enfants, comme un classique. Les jésuites le retirent des programmes223. En Angleterre, on se servait d’une édition modifiée de Cornélius Schonæus, publiée en 1592, rééditée en 1674. Brinsley la recommande dans son manuel du maître224.

Dans les académies protestantes françaises, on se servait des colloques de Cordier (1564) qui remplacèrent les colloques d’Érasme, de Vivès, de Mosellanus, etc. On y trouve un souci original de pudeur, du soin pour éviter des accrocs à la chasteté ou à la civilité du langage. À peine si une plaisanterie est tolérée sur les usages du papier225 « papier d’écolier », « papier pour enveloppe », « papier brouillard » — c’est un jeu de société. À la fin l’un des garçons abandonne, l’autre trouve : « Papier qui sert à torcher les fesses au retrait — cependant vous êtes vaincu. » Concession bien innocente, cette fois, aux plaisanteries traditionnelles. Cordier peut vraiment « être mis entre toutes les mains », l’expression moderne n’est plus anachronique. On doublera d'ailleurs les colloques de Cordier de colloques religieux, œuvre de S. Castellion.

À son tour Port-Royal donnera une édition très expurgée de Térence : Comédies de Térence rendues très honnêtes en y changeant fort peu de choses226.

Quant à la pudeur, on prend dans les collèges de Jésuites des précautions inhabituelles qui sont détaillées dans des Règles à l’occasion des punitions corporelles, de l’administration des verges. On spécifiait qu’il ne fallait pas retirer les chausses des victimes, adolescentum, « quelle que soit la condition et l’âge » (j’aime assez cette référence à la condition) ; on devait seulement découvrir juste ce qu’il fallait de peau pour infliger la peine, mais pas plus : non amplius227.

Un grand changement apparaît dans les mœurs au cours du XVIIe siècle. La moindre des libertés de la cour d’Henri IV ne serait pas tolérée par Mme de Maintenon chez les enfants du roi, même bâtards, pas plus d’ailleurs que dans les maisons des libertins. Il ne s’agit plus de quelques moralistes isolés comme Gerson, mais d’un grand mouvement dont on perçoit partout les signes aussi bien dans une nombreuse littérature morale et pédagogique, que dans des pratiques de dévotion et dans une nouvelle iconographie religieuse.

Une notion essentielle s’est imposée : l’innocence enfantine. On la trouve déjà chez Montaigne, qui pourtant se faisait peu d’illusions sur la chasteté des jeunes écoliers : « Cent escoliers ont pris la verolle avant que d’estre arrivez à la leçon d’Aristote de la tempérance228. » Mais il rapporte aussi cette anecdote qui annonce un autre sentiment : Albuquerque « en un extrême péril de fortune de mer, print sur ses épaules un jeune garçon, pour cette seule fin qu’en la société de leur péril son innocence luy servit de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre à bord229 ». Près d’un siècle plus tard cette idée de l’innocence enfantine est devenue un lieu commun. Par exemple cette légende d’une gravure de F. Guérard représentant des jeux d’enfants (poupée, tambour)230.

Voilà l’âge de l’innocence

Où nous devons tous revenir

Pour jouir des biens avenirs

Qui sont icy nostre espérance ;

L’âge où l’on sait tout pardonner

L’âge où l’on ignore la haine,

Où rien ne peut nous chagriner ;

L’âge d’or de la vie humaine

L’âge qui brave les Enfers

L’âge où la vie est peu pénible

L’âge où la mort est peu terrible

Et pour qui les cieux sont ouverts

À ces jeunes plans de l’Église

Qu’on porte un respect tendre et doux

Le ciel est tout plein de courroux

Pour quiconque les scandalise.

Quel chemin parcouru ! On peut le suivre au long d’une abondante littérature, dont voici quelques échantillons :

L’Honnête garçon, ou l’art de bien élever la noblesse à la vertu, aux sciences et à tous les exercices convenables à sa condition, publié en 1643231 par M. de Grenaille, escuyer, sieur de Chatauniers, est un bon exemple. L’auteur avait déjà écrit l'Honeste fille. Cette intérêt porté à l’éducation, « l’institution de la jeunesse » est remarquable. L’auteur sait qu’il n’est pas seul à traiter ce sujet, et s’en excuse dans l’Avertissement : « Je ne croy point entrer dans le champ de M. Faret232 en traitant un sujet qu’il n’a touché qu’en passant, et parlant de l’éducation de ceux dont il nous représente les perfections. » « Je conduis ici l’Honneste Garçon depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la jeunesse. Je traite premièrement de sa naissance et puis de son éducation ; je polis ses mœurs et son esprit tout ensemble ; je le forme à la piété et à la bienséance du monde, afin qu’il ne soit ni impie, ni superstitieux. » Il existait auparavant des traités de civilité qui n’étaient que des manuels de savoir-vivre, de bienséance. Ceux-ci ne cesseront pas d’être en faveur jusqu’au début du XIXe siècle. Mais à côté des civilités qui s’adressent surtout aux enfants, il existe depuis le début du XVIIe siècle une littérature pédagogique à l’usage des parents et des éducateurs. Elle a beau se référer à Quintilien, à Plutarque, à Erasme, elle est nouvelle. Si nouvelle que M. de Grenaille doit se défendre contre ceux qui voient dans l’éducation de la jeunesse un sujet de pratique seulement et non de livre. Il y a Quintilien, etc., mais il y a autre chose, et le sujet est particulièrement grave en chrétienté : « Certes puisque le Seigneur des Seigneurs appelle à soy des petits innocents, je ne croy point qu’aucun de ses sujets ait droit de les rejeter, ny que les hommes doivent trouver de la répugnance à les élever, veu qu’en ce faisant, ils ne font qu’imiter les anges. » Le rapprochement des anges et des enfants devient en thème d’édification banal. « On dit qu’un ange en forme d’enfant illumina saint Augustin, mais en revanche il se plaisait à communiquer ses lumières aux enfans, et nous trouvons dans ses œuvres des traités en leur faveur, s'il y en a d’autres pour les grands théologiens. » Il cite saint Louis qui rédigea une instruction pour son fils. « Le cardinal Bellarmin a écrit un catéchisme pour les enfants. » Richelieu « ce grand prince de l’Église, a donné des Instructions aux plus petits, aussi bien que des conseils aux plus grands ». Montaigne aussi, qu’on ne s’attendait pas à trouver en si bonne compagnie, s’est inquiété des mauvais éducateurs, en particulier des pédants.

« On ne doit pas s’imaginer qu’on parle toujours d’une chose faible, quand on parle de l’enfance ; au contraire, je m’en vay faire voir icy qu’un estât que plusieurs jugent méprisable est parfaitement illustre. » En fait, c’est à cette époque qu’on parle vraiment de la faiblesse, de l’imbécillité de l’enfance. Auparavant on l’ignorait plutôt, comme une transition rapidement franchie et sans importance. Cet accent mis sur le côté méprisable de l’enfance est peut-être une conséquence de l’esprit classique, de son exigence raisonnable, mais c’est surtout une réaction contre l’importance qu’avait prise l’enfant dans la famille, dans le sentiment de famille. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion de cette première partie. Retenons seulement que les adultes, dans toues les conditions, aimaient à s’amuser avec les petits enfants. Cela était sons doute très ancien, mais désormais on le remarquait au point qu’on s’en agaçait. Ainsi naquit ce sentiment d’agacement devant les enfantillages, envers moderne du sentiment de l’enfance. II s’ajoutait aussi le mépris que cette société d’hommes de plein air et d’hommes de société, d’hommes du monde, éprouvait pour le professeur, le régent de collège, le « pédant », à une époque où les collèges devenaient plus nombreux et plus fréquentés et où l’enfance rappelait déjà aux adultes le temps de l’école. En réalité la mauvaise disposition, à l’égard des enfants, des esprits sérieux ou chagrins est un témoignage de la part, à leurs yeux trop importante, qu’on accordait à l’enfance.

Pour l’auteur de l’Honnête Garçon, l’enfance est illustre à cause de l’enfance du Christ. On l’interprétait d’ailleurs comme le signe de l’humiliation où était descendu le Christ en adoptant non seulement la nature humaine, mais la condition d’enfant : moindre en cela que le premier Adam, selon saint Bernard. Il y a au contraire des enfants saints : les saints Innocents, les saints enfants martyrs qui refusèrent d’honorer les idoles, le petit juif de saint Grégoire de Tours que son père a voulu brûler dans un four parce qu’il s’était converti. « Je pourray montrer encore que la Foi trouve de nos jours des martyrs parmi les enfans aussi bien que dans les siècles passés. L’histoire du Japon nous représente un petit Louis qui, à l’âge de douze ans, surpasse de beaucoup la générosité des hommes parfaits. » Sur le même bûcher que dom Charles Spinola, mourut une femme avec « son petit enfant », ce qui montre que « Dieu tire son éloge de la bouche des enfans ». Et l’auteur accumule les exemples des saints enfants des deux Testaments, et il ajoute cet autre, tiré de notre histoire médiévale, et inattendu dans la littérature classique : « Je ne dois pas oublier la vertu de ces braves garçons français dont Nauclerus a fait l’éloge, et qui se croisèrent au nombre de 20 000 du temps du pape Innocent III pour aller retirer Hierusalem d’entre les mains des infidèles. » La croisade des enfants.

Nous savons que les enfants des chansons de geste et romans de chevalerie se conduisaient comme des chevaliers, preuve pour M. de Grenaille, de la vertu et de la raison des enfants. Il cite le cas d’un enfant qui se fit le champion de l’impératrice, femme de l’empereur Conrad, en duel judiciaire contre « un fameux gladiateur ». « Qu’on lise dans les Amadis ce qu’on fait les Renaud, les Tancrède et tant d’autres chevaliers : la fable ne leur donnera point davantage en pas un combat que la vraie Histoire ne donne à ce petit Achille. »

« Après cela peut-on dire que le premier âge n’est pas comparable, voire bien souvent préférable à tous les autres ? »

« Qui osera dire que Dieu favorise aussi bien les enfants que les personnes les plus âgées ? » Il les favorise à cause de leur innocence qui « approche fort de son impeccabilité ». Ils n’ont ni passion ni vice : « Leur vie semble estre toute raisonnable lors qu’ils semblent moins capables d’user de la force de la raison. » Évidemment il n’est plus question du peccatum mollicei, et notre gentilhomme de 1642 paraît, à cet égard, et à nos yeux informés par la psychanalyse, en retard sur Gerson. C’est que l’idée même d’impudeur et du péché de la chair chez l’enfant le gêne, comme un argument de ceux qui tiennent « l’enfance pour une niaiserie virile » et « vicieuse ».

Cet esprit nouveau se retrouve dans le milieu de Port-Royal et d’abord chez Saint-Cyran : ses biographes jansénites nous disent la haute idée qu’il se faisait de l’enfance et des devoirs à son égard. « Il admirait le fils de Dieu qui, dans les plus hautes fonctions de son ministère, n’avait pas voulu qu’on empêchât les enfants d’approcher de lui, qui les embrassait et les bénissait, qui nous a recommandé si fort de ne pas les mépriser ou négliger, et qui a enfin parlé d’eux en des termes si avantageux et si étonnants qu’ils sont capables d’étourdir ceux qui scandalisent les plus petits. Aussi M. de Saint-Cyran témoignait-il toujours aux enfants une bonté qui allait jusqu’à une espèce de respect pour honorer en eux l’innocence et le Saint-Esprit qui les habite233. » M. de Saint-Cyran est « très éclairé » et « fort éloigné de ces maximes du monde (le mépris des éducateurs) et comme il savait de quelle importance était le soin et l’éducation de la jeunesse, il la regardait aussi de tout autre manière. Quelque pénible et humiliante qu’elle soit aux yeux des hommes, il ne laissait pas néanmoins d’y employer des personnes considérables sans qu’elles crussent avoir droit de s’y plaindre ».

Il se forme alors cette conception morale de l’enfance qui insiste sur sa faiblesse, plutôt que sur son « illustration », comme disait M. de Grenaille, mais qui associe sa faiblesse à son innocence, vrai reflet de la pureté divine, et qui place l’éducation au premier rang des obligations. Elle réagit à la fois contre l’indifférence à l’enfance, contre un sentiment trop tendre et égoïste qui fait de l’enfant un jeu pour adulte et cultive ses caprices, contre l’inverse de ce dernier sentiment, le mépris de l’homme raisonnable. Cette conception domine la littérature pédagogique de la fin du siècle. Voici ce qu’écrit en 1687 Coustel dans Règles de l’éducation des enfants234 ; il faut aimer les enfants et vaincre la répugnance qu’ils inspirent à un homme raisonnable : « À considérer l’extérieur des enfans, qui n’est qu’infirmité et faiblesse, soit dans le corps, soit dans l’esprit, il est certain qu’on n’aurait pas lieu d’en faire grande estime. Mais l’on change de sentiments si on regarde l’avenir et qu’on agit un peu par la Foy. » Au-delà de l’enfant on verra le « bon magistrat », le « bon curé », le « grand seigneur » Mais il faut surtout considérer que leurs âmes qui ont encore l’innocence baptismale sont la demeure de Jésus-Christ. « Dieu donne l’exemple en commandant à des Anges de les accompagner dans toutes leurs démarches, sans jamais les abandonner. »

C’est pourquoi, écrit Varet, De l’éducation chrétienne des enfans, 1666235 « l’éducation des enfans est une des choses du monde de la plus grande importance ». Et Jacqueline Pascal, dans le règlement pour les petites pensionnaires de Port-Royal : « Il est de telle importance de garder toujours des enfans236, que nous devons préférer cette obligation à toutes les autres, quand l’obéissance nous en charge et, bien plus, à nos satisfactions particulières, quand elles regarderaient les choses spirituelles. »

Il ne s’agit pas de propos isolés, mais d’une véritable doctrine, généralement admise, aussi bien chez les jésuites que chez les oratoriens ou les jansénistes, qui explique en partie le foisonnement d’institutions d’éducation, collèges, petites écoles, maisons particulières, et l’évolution des mœurs scolaires vers une discipline plus stricte.

Quelques principes généraux découlent de cette doctrine, qui font figure de lieux communs dans la littérature de l’époque. On ne laissera jamais des enfants seuls : ce principe remonte au XVe siècle, et provient de l’expérience monastique. Mais il commence seulement à être réellement appliqué au XVIIe siècle, parce que sa nécessité apparaîtra au large public, et non pas à une petite poignée de religieux et de « pédants ». « Il faut fermer autant qu’il est possible toutes les ouvertures de la cage... », on laissera « quelques barreaux ouverts pour vivre et pour se porter bien ; c’est ce qu’on fait aux rossignols pour faire chanter et aux perroquets pour apprendre à parler237 ». Cela ne va pas sans finesse, car on a appris tant chez les jésuites qu’aux écoles de Port-Royal à mieux connaître la psychologie enfantine. Dans le Règlement pour les enfants de Port-Royal de Jacqueline Pascal : « Il faut veiller parfaitement les enfants, ne les laissant jamais seuls en quelque lieu que ce soit, saines ni malades. » Mais « il faut que cette garde continuelle soit faite avec douceur et une certaine confiance qui leur fasse plutôt croire qu’on les aime, et que ce n’est que pour les accompagner qu’on est avec elles. Cela fait qu’elles aiment cette veille plutôt qu’elles ne la craignent238 ».

Ce principe sera absolument général, mais il ne sera appliqué à la lettre que dans les internats de jésuites, dans les écoles de Port-Royal, dans des pensions particulières, c’est dire qu’il n’affectait qu’un petit nombre d’enfants très riches. On voulait leur éviter la promiscuité des collèges qui eurent longtemps mauvaise réputation, moins longtemps en France qu’en Angleterre, grâce aux jésuites. « Dès que des jeunes gens, écrit Coustel239, mettent le pied dans ces sortes de lieux (“ la trop grande multitude d’écoliers des collèges ”) ils ne tardent guère à perdre cette innocence, cette simplicité, cette modestie qui les rendaient auparavant si aimables à Dieu et aux hommes. » On hésitait à les confier à un précepteur seul : l’extrême sociabilité des mœurs s’y opposait. Il convenait que l’enfant apprît très tôt à connaître les hommes, à s’entretenir avec eux ; c’était très important, plus nécessaire que le latin. Il valait mieux « mettre cinq ou six enfants avec un honnête homme ou deux dans une maison particulière », idée qu’on trouve déjà chez Érasme.

Second principe, on évitera de cajoler les enfants et on les habituera à une précoce sévérité : « Ne me dites pas que ce ne sont encore que des enfants et qu’il faut avoir patience. Car les effets de la concupiscence ne paraissent que trop dans cet âge. » Réaction contre le « mignotage » des enfants de moins de huit ans, contre l’opinion qu’ils étaient encore trop petits pour qu’il vaille la peine de les reprendre. La civilité de Courtin de 1671240 explique longuement : « On fait passer le temps à ces petits esprits sans prendre garde que c’est bien ou mal, on leur permet indifféremment ; rien ne leur est défendu : ils rient quand il faut pleurer, ils pleurent quand il faut rire, ils parlent quand il faut taire et sont muets quand la bienséance les oblige de répondre (c’est déjà le “ merci, monsieur ” de nos petits Français qui surprend les pères de famille américains et les scandalise). C’est estre cruel en leur endroit de les laisser vivre de la sorte. Les pères et mères disent, quand ils seront grands, on les corrigera. Ne serait-il pas plus à propos de faire en sorte qu’il n’y eût rien à corriger. »

Troisième principe : la retenue. « Grande modestie » de la tenue. À Port-Royal241 : « Aussitôt qu’elles sont couchées, elles sont fidèlement visitées dans chaque lit en particulier, pour voir si elles sont couchées avec la modestie requise, et aussi pour voir si elles sont bien couvertes en hiver. » Une vraie propagande essaie d’arracher l’habitude bien enracinée de coucher à plusieurs dans le même lit. Le conseil se répète tout au long du XVIIe siècle. On le retrouve dans la Civilité chrétienne de J.-B. de La Salle dont la première édition est de 1713 : « L’on doit surtout, à moins qu’on ne soit engagé dans le mariage (voici une réserve qu’on n'aurait pas l’idée aujourd’hui d’introduire dans un livre destiné aux enfants ; mais à vrai dire, les livres destinés aux enfants n’étaient pas limités aux enfants, et les progrès immenses de la décence, de la pudeur, n’empêchaient pas des libertés qu’on n’oserait plus), ne pas se coucher devant aucune personne d’autre sexe, cela étant tout à fait contre la prudence et l’honnêteté. Il est encore bien moins permis à des personnes de sexe différent de coucher dans un même lit, quand ce ne serait que des enfants fort jeunes, puisque même il n’est pas séant que des personnes d’un même sexe couchent ensemble. Ce sont deux choses que saint François de Sales a particulièrement recommandées à Mme de Chantai à l’égard des enfans. » « Les pères et les mères doivent apprendre à leurs enfans à se cacher leur propre corps en se couchant. »

Ce souci de décence se retrouve dans le choix des lectures, des conversations : « Faites-leur apprendre à lire dans des livres où la pureté du langage et le choix des bonnes choses se rencontrent. » « Quand ils commencent à écrire, ne souffrez point qu’on remplisse les exemples qu’on leur donne de méchantes façons de parler »242. Nous sommes loin de la liberté de langage de Louis XIII enfant, dont s’amusait même le digne Heroard. On évitera bien entendu les romans, le bal, la comédie qui sont déconseillés aussi aux adultes. On veillera aux chansons, recommandation très importante et nécessaire dans cette société où la musique était familière : « Ayez un soin tout particulier d’empêcher vos enfans d’apprendre des chansons modernes243. » Mais les vieilles chansons ne valent guère mieux : « Chansons qui sont communes parmi le monde et qu’on apprend aux enfants dès qu’ils commencent à parler... Il n’y en a presque point qui ne soient pleines des médisances et des calomnies les plus atroces et qui ne soient des satires sanglantes où l’on n’épargne ni la personne sacrée des souverains ni celles des magistrats, ni celles des personnes les plus innocentes et les plus pieuses. » Elles expriment « des passions déréglées », sont « remplies d’équivoques déshonnêtes244 ».

Saint Jean-Baptiste de La Salle au début du XVIIIe siècle245 maintient cette méfiance des spectacles : « Il n’est pas plus séant à un chrétien de se trouver à des représentations de marionnettes (qu’à la comédie). » « Une personne sage ne doit regarder ces sortes de spectacles qu’avec mépris... et les pères et les mères ne doivent jamais permettre à leurs enfants d’y assister. » Les comédies, les bals, les danses, les spectacles « plus ordinaires » des « opérateurs, des baladins, des danseurs de corde », etc., sont interdits. Seuls sont permis les jeux éducatifs, c’est-à-dire intégrés dans l’éducation : tous les autres jeux sont et demeurent suspects.

Une autre recommandation revient très souvent dans cette littérature pédagogique, soucieuse à l’extrême de la « modestie », ne pas laisser les enfants dans la compagnie des serviteurs, recommandation qui allait contre un usage absolument général : « Ne les laissez seuls que le moins qu’il se pourra avec les domestiques, et surtout avec les laquais (les domestiques : sens plus large que le sens actuel ; on y comprenait des “ collaborateurs ”, comme nous dirions aujourd’hui, des familiers aussi). Ces personnes, pour s’insinuer et se mettre bien dans l’esprit des enfants ne leur content ordinairement que des sottises et ne leur inspirent que l’amour du jeu, du divertissement et de la vanité246. »

Encore au début du XVIIIe siècle, le futur cardinal de Bernis, se rappelant son enfance — il était né en 1715247 : « Rien n’est si dangereux pour les mœurs et peut-être pour la santé, que de laisser des enfants trop longtemps sous la tutelle de gens de chambre. » « On ose avec un enfant ce qu’on aurait honte de risquer avec un jeune homme. » Cette dernière phrase exprime très exactement la mentalité que nous avons plus haut analysée à la cour d’Henri IV et dans le tramway de Canthage au XXe siècle. Elle devait persister dans le peuple, elle n’était plus tolérée dans les milieux évolués. L'insistance mise par les moralistes à séparer les enfants de ce monde divers des « domestiques » montre combien ils étaient conscients des dangers que présentait cette promiscuité des enfants et des serviteurs, souvent eux-mêmes encore très jeunes. Ils voulaient isoler l’enfant pour le préserver de plaisanteries, de gestes désormais réputés déshonnêtes.

Le quatrième principe n’est qu’une autre application de ce souci de décence, de « modestie » : éteindre l’ancienne familiarité et la remplacer par une grande réserve de manières et de langage, même dans la vie quotidienne. Cette politique se traduisit par la lutte contre le tutoiement. Au petit collège janséniste de Chesnay248 : « On les avait tellement accoutumés à se prévenir d’honneur les uns les autres que jamais ils ne se tutoyaient et on ne les entendait non plus jamais dire la moindre parole qu’ils eussent pu juger devoir être désagréable à quelques-uns de leurs compagnons. »

Une civilité de 1671249 reconnaît que la bienséance exige le vous, mais elle doit admettre quelques concessions à l’ancien usage français ; elle ne le fait pas sans un certain embarras : « L’on dit ordinairement vous, sans tutoyer personne, si ce n’estait quelque petit enfant et que vous fussiez beaucoup plus âgé et que la coutume même entre les plus courtois et les mieux appris fut de parler ainsi. Les pères toutefois envers leurs enfants, jusqu’à certain âge, comme en France jusqu’à ce qu’ils soient émancipez, les Maistres envers leurs petits escoliers et autres de semblables commandements, semblent, selon l’usage plus commun, pouvoir user du tu, du toy, tout simplement. Et pour les familiers amis, lorsqu’ils conversent ensemble, la coustume porte en certains lieux qu’il se tutoyent plus librement ; les autres, on y est plus réservé et civilisé. »

Même dans les petites écoles, où les enfants sont plus petits, saint Jean-Baptiste de La Salle interdit aux maîtres l’usage du tutoiement : « Ne parlant aux enfants qu’avec réserve, sans les tutoyer jamais, ce qui annoncerait trop de familiarité. » Il est certain que sous cette pression, l’usage du vous a dû s’étendre. On est frappé de lire dans les mémoires du colonel Gérard, qu’à la fin du XVIIIe siècle, des soldats pouvaient se vouvoyer entre camarades, l’un a vingt-cinq ans et l’autre vingt-trois ! Tout au moins, le colonel Gérard peut se servir du vous sans être arrêté par le ridicule.

Au Saint-Cyr de Mme de Maintenon, les demoiselles éviteront « de se tutoyer et d’avoir des manières contraires à la bienséance250 ». « Il ne faut jamais s’accommoder à eux (aux enfants) par un langage enfantin ni par des manières puériles ; on doit au contraire les élever à soi en leur parlant toujours raisonnablement. »

Déjà les écoliers des dialogues de Cordier, dans la seconde moitié du XVIe siècle, se vouvoyaient dans le texte français, alors que naturellement ils se tutoyaient en latin.

En fait, ce souci de gravité, que nous analysons ici, ne triomphera réellement dans les mœurs qu’à partir du XIXe siècle, malgré l’évolution contraire de la puériculture et d’une pédagogie plus libérale, plus naturaliste. Un professeur américain de français, L. Wylie, passa son année sabbatique 1950-1951 dans un village du Midi, dont il partagea la vie quotidienne ; il s’étonne du sérieux avec lequel les maîtres de l’école primaire traitent en France leurs élèves, et les parents, des paysans, leurs enfants. Le contraste lui paraît grand avec l’esprit américain : « Chaque pas dans le développement de l’enfant semble dépendre du développement de ce que les gens appellent sa raison... » « L’enfant est considéré comme désormais raisonnable, et on attend de lui qu’il reste raisonnable. » Cette raison, ce contrôle de lui-même, ce sérieux qu’on exige de lui très tôt, pour la préparation du certificat d’études, et qui n’existent plus aux États-Unis, sont le dernier aboutissement de la campagne engagée depuis la fin du XVIe siècle par des religieux et des moralistes réformateurs. Cet état d’esprit commence d’ailleurs à se retirer aujourd’hui de nos villes : il ne subsiste plus que dans nos campagnes où l’observateur américain l’a rencontré.

Le sens de l’innocence enfantine aboutit donc à une double attitude morale à l’égard de l’enfance : la préserver des souillures de la vie, en particulier de la sexualité tolérée, sinon admise, chez les adultes ; la fortifier en développant le caractère et la raison. On peut trouver qu’il y a là une contradiction, car d’un côté on conserve l’enfance, et de l’autre on la vieillit ; mais la contradiction n’existe que pour nous, hommes du XXe siècle. La relation entre enfance, primitivisme, et irrationalisme ou prélogisme, caractérise notre sentiment contemporain de l’enfance. Celui-ci est apparu chez Rousseau ; mais il appartient à l’histoire du XXe siècle. C’est très récemment qu’il est passé des théories de psychologues, de pédagogues, de psychiatres, de psychanalystes, dans l’opinion commune ; c’est ce sentiment qui sert au professeur américain Wylie de référence de base pour évaluer cette autre attitude qu’il découvre dans un village du Vaucluse, et où nous reconnaissons, nous, la survivance d’un autre sentiment de l’enfance, différent et plus ancien, né aux XVe et XVIe siècles, et devenu général et populaire à partir du XVIIe siècle.

Dans cette conception ancienne par rapport à notre mentalité contemporaine, mais nouvelle par rapport au Moyen Âge, les notions d’innocence et de raison ne s’opposaient pas. Si puer prout decet, vixit, se traduit dans le français d’une civilité de 1671 : « Si l’enfant a vécu en homme251. »

***

Sous l’influence de ce nouveau climat moral, apparaît une littérature pédagogique enfantine, distincte des livres d’adultes. Il est très difficile, dans la masse des livres de civilités rédigés depuis le XVIe siècle, de reconnaître ceux qui s’adressent à des adultes, ceux qui s’adressent à des enfants. Cette confusion s’explique par des raisons qui tiennent à la structure de la famille, aux relations entre la famille et la société qui font l’objet de la dernière partie de mon étude.

Elle s’atténue au cours du XVIIe siècle. Les pères jésuites publient des livres de civilité, ou les adoptent comme usuels de même qu’ils expurgent les auteurs anciens ou patronnent des traités de gymnastique : ainsi Bienséance de la conversation entre les hommes252 imprimé en 1617 à Pont-à-Mousson pour les pensionnaires de la Compagnie de Jésus à Pont-à-Mousson et à La Flèche. Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne à l’usage des écoles chrétiennes de garçons de saint Jean-Baptiste de La Salle parues en 1713, seront réimprimées tout au long du XVIIIe siècle et du début du XIXe : livre longtemps classique dont l’influence sur les mœurs a été sans aucun doute considérable. Toutefois, même la civilité chrétienne ne s’adresse pas encore directement, ouvertement, aux enfants. Certains conseils s’adressent plutôt aux parents (et pourtant c'était bien un livre où les enfants apprenaient à lire, qui fournissait des exemples d’écriture, qui leur servait de conduite, qu’ils retenaient par cœur), ou même à des grandes personnes encore mal instruites des bonnes manières. Cette ambiguïté se dissipe dans les éditions des civilités de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Voici une civilité « puerile et honneste » de 1761253 : « Pour l’instruction des enfans, en laquelle est mise au commencement la manière d’apprendre à bien lire, prononcer et écrire, corrigée de nouveau (car toutes se donnent comme des rééditions des vieilles civilités de Cordier, d’Érasme ou du Galatée : le genre est traditionnel, et on ne dira du nouveau que sur une trame ancienne, d’où la persistance de certains sentiments pourtant sans aucun doute passés de mode) et augmentée à la fin d’un beau traité pour lui apprendre l’orthographe. Dressée par un missionnaire avec des préceptes et instructions pour apprendre la jeunesse. » Le ton y est nouveau, on s’adresse nommément aux enfants et sur un mode sentimental : « La lecture de ce livre ne vous sera pas inutile, mes chers enfans, elle vous apprendra... Remarquez, néanmoins, mes chers enfans... » « Cher enfant, que je considère comme un enfant de Dieu et comme frère de Jésus-Christ, commencez de bonne heure à vous porter au bien... Je prétends vous apprendre les règles d’un honnête chrétien. » « Sitôt que vous serez levé, faites d’abord le signe de la croix. » « Si vous êtes dans la chambre de vos père et mère, donnez-leur ensuite le bonjour. » À l’école : « Ne soyez point incommode avec vos compagnons... » « Ne causez point dans l’école. » « Ne vous servez pas si facilement de ces mots tu, toi. » ... Mais cette douceur, cette tendresse très XVIIIe siècle n’enlèvent rien à l’idéal de caractère, de raison et de dignité qu’on veut éveiller chez l’enfant :

« Mes chers enfans, ne soyez pas du nombre de ceux qui parlent sans cesse et qui ne donnent pas le temps aux autres de dire ce qu’ils pensent. » « Tenez vos promesses, c’est le fait d’un homme d’honneur. » C’est bien toujours l’esprit du XVIIe siècle, mais c’est déjà la manière du XIXe : « Mes chers enfants. » Le domaine des enfants se sépare bien de celui des adultes.

Il demeure encore d’étranges survivances de l’ancienne indifférence des âges. On a longtemps appris le latin, et même le grec, aux enfants dans des distiques faussement imputés à Caton. Le pseudo-Caton est cité dans le Roman de la Rose. L’usage en persista pendant tout le XVIIe au moins, et il en existe encore une édition en 1802. Or l’esprit de ces recommandations morales très crues est celui de la basse antiquité et du Moyen Âge, qui ignoraient carrément la délicatesse de Gerson, de Cordier, des jésuites et de Port-Royal, en définitive de l’opinion du XVIIe siècle. On faisait donc encore traduire aux enfants des maximes de ce genre : « Ne crois pas ton épouse, quand elle se plaint de tes serviteurs, souvent en effet la femme déteste celui qui aime le mari. » Ou encore : « Ne cherche pas par des sortilèges à connaître les desseins de Dieu. » « Fuis l’épouse qui dominerait au nom de sa dot ; ne la retiens pas si elle devient insupportable », etc.

À la fin du XVIe siècle, on avait bien trouvé cette morale insuffisante : c’est pourquoi on proposa aux enfants les quatrains de Pibrac, écrits alors dans un esprit plus chrétien, plus édifiant et plus moderne. Toutefois les quatrains de Pibrac ne remplacèrent pas le pseudo-Caton, mais s’y ajoutèrent seulement jusqu’au début du XIXe siècle : les dernières éditions scolaires contiennent encore les deux textes. Le pseudo-Caton, et aussi Pibrac tomberont ensemble dans l’oubli.

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À cette évolution du sentiment de l’enfance au XVIIe siècle correspond une tendance nouvelle de la dévotion et de l’iconographie religieuse. Là aussi l’enfant va prendre une place, presque centrale.

La peinture, la gravure et la sculpture religieuses donnent, à partir du début du XVIIe siècle, une grande importance à la représentation de l’enfant Jésus, isolé, et non plus près de la Vierge ou parmi la Sainte Famille. Comme on le voit chez le Van Dyck de Dresde, l’Enfant Jésus a en général une attitude symbolique : il met le pied sur le serpent, s’appuie sur un globe, tient une croix dans la main gauche et de l’autre main fait le signe de la bénédiction. Il se dresse, cet enfant dominateur, sur des portails d’église (à la Dalbade de Toulouse). Une dévotion particulière s’adresse alors à la Sainte Enfance. Elle était préparée, iconographiquement du moins, par toutes les saintes familles, par les présentations et circoncisions des XVe et XVIe siècles. Mais elle a au XVIIe siècle un accent très différent. Le sujet a été bien étudié. On voudrait seulement ici souligner le rapport qui s’est tout de suite établi entre cette dévotion à la sainte enfance et le grand mouvement d’intérêt à l’enfance, de création de petites écoles, de collèges, du souci pédagogique. Le collège de Juilly a été dédié par le cardinal de Bérulle au mystère de Jésus enfant254. Dans son règlement pour les petites filles pensionnaires de Port-Royal, Jacqueline Pascal insère deux prières, dont l’une255 est aussi « en l’honneur du mystère de l’enfance de Jésus-Christ ». Elle mérite d'être citée : « Soyez comme des enfans nouveau-nés. » « Faites, Seigneur, que nous soyons toujours enfans par la simplicité et l’innocence, comme les personnes du monde le sont toujours par l’ignorance et la faiblesse. ( On retrouve ici les deux aspects du sentiment de l’enfance au XVIIIe siècle, l’innocence qu’il faut entretenir et l’ignorance ou faiblesse qu’il faut supprimer ou raisonner.) Donnez-nous une enfance sainte, que le cours des années ne nous puisse ôter et de laquelle nous ne passions jamais dans la vieillesse de l’ancien Adam, ni dans la mort du péché ; mais qui nous fasse de plus en plus de nouvelles créatures en Jésus-Christ et qui nous conduise à son immortalité glorieuse. »

Une religieuse du carmel de Beaune, Marguerite du Saint-Sacrement, était réputée pour sa dévotion à la sainte enfance. Nicolas Rolland256, fondateur de petites écoles à la fin du XVIIe siècle, fit un pèlerinage sur sa tombe. Il reçut à cette occasion de la prieure du carmel « une figure de Jésus enfant que la vénérable sœur Marguerite honorait de ses stations de prière ». Les fondations d'instituts enseignants se mettent alors sous le signe de la sainte enfance, comme les collèges oratoriens du cardinal de Bérulle : le P. Barré dépose en 1685 les Statuts et Règlements des écoles chrétiennes et charitables du Saint-Enfant-Jésus. Les Dames de Saint-Maur, modèle des congrégations enseignantes s’intitulent officiellement : institut du Saint-Enfant-Jésus. Le premier sceau de l’institution des frères des écoles chrétiennes, des frères ignorantins, fut l’enfant Jésus conduit par saint Joseph.

Il est aussi souvent question de la littérature morale et pédagogique du XVIIe siècle des passages de l’Évangile où Jésus fait allusion aux enfants ; dans l’Honnête Garçon, cité plus haut257 : « Puisque le Seigneur des Seigneurs appelle à soy les petits innocents, je ne voy point qu’aucun de ses sujets ait le droit de les rejeter. » La prière que Jacqueline Pascal insère dans ses règlements pour les enfants de Port-Royal paraphrase les phrases du Christ. « Soyez comme des enfans nouveau-nés. » « Si vous ne devenez comme des Enfans, vous n’entrerez point dans le Royaume des cieux. » Et la fin de cette prière rappelle un épisode de l’Évangile qui va connaître au XVIIe siècle une fortune nouvelle : « Seigneur faites-nous la grâce d’être du nombre de ces Enfans que vous appelez, que vous faites approcher de vous, et de la bouche desquels vous tirez vos louanges. »

La scène à laquelle il est fait allusion où Jésus demande qu’on laisse venir à lui des petits enfants, n’était pas absolument inconnue de l’iconographie ancienne ; nous avons déjà eu l’occasion258 de signaler cette miniature ottonienne où les enfants sont représentés comme des adultes, mais de plus petite taille, autour du Christ. On reconnaît aussi des représentations de cette scène dans les bibles moralisées du XIIIe siècle, toutefois elles sont peu fréquentes et sont traitées comme des illustrations banales, sans qu’il s’en dégage un sens, une ferveur. Au contraire, à partir de la fin du XVIe siècle, cette scène revient souvent, surtout dans la gravure, et il est évident qu’elle correspond désormais à une forme spéciale et nouvelle de dévotion. Cela apparaît si on regarde la belle estampe de Stradan dont l’œuvre gravée inspira, on le sait, les artistes du temps259. Le sujet est défini par la légende : Jésus parvulis oblatis imposuit manus et benedixit eis (Mathieu, 39 ; Marc, 60 ; Luc, 18). Jésus est assis. Une femme lui présente ses enfants : des putti nus. D’autres femmes et enfants attendent. On remarquera que l’enfant est ici accompagné de sa mère : dans les représentations médiévales, plus conformes à la lettre du texte, qui ne frappait pas assez leur imagination pour les inciter à broder de leur cru, les enfants étaient seuls autour du Christ. Ici l’enfant ne se sépare pas de sa famille, indice de l’importance nouvelle prise par la famille dans la sensibilité. Une peinture hollandaise de 1620 reproduit la même scène260. Le Christ est assis par terre, sur ses talons, au milieu d’une foule d’enfants qui se pressent autour de lui. Les uns sont encore dans les bras de leur mère. D’autres nus, s’amusent et luttent (le thème de la lutte des putti est fréquent à l’époque), ou pleurent et crient. Les plus grands, plus réservés, joignent les mains. L’expression du Christ apparaît souriante et attentive : ce mélange d’amusement et de tendresse que les grandes personnes adoptent pour parler aux enfants aux époques modernes, au XIXe siècle. Il tient une main au-dessus de l’une des petites têtes, et lève l’autre pour bénir un autre enfant qui se précipite vers lui. Cette scène devint populaire : il est probable qu’on donnait sa gravure aux enfants comme image de piété à leur usage, ainsi qu’on fera plus tard avec les images de première communion. Une exposition consacrée à Tours en 1947 à l’image de l’enfant261 signale dans son catalogue une gravure du même sujet, au XVIIIe siècle.

Il existe désormais une religion pour enfants et une dévotion nouvelle leur est pratiquement réservée, celle de l’ange gardien. « J’ajoute encore, lit-on dans l’Honnête Garçon262 que bien que tous les hommes soient accompagnez de ces bienheureux esprits qui se rendent leurs ministres, pour les aider à se rendre capables de recevoir l’héritage de salut, il semble pourtant que Jésus-Christ ne donna qu’aux enfants l’avantage d’avoir des anges gardiens. Ce n’est pas que nous ne participions à cette faveur ; mais la virilité la tient de l’enfance. » De leur côté, les anges préfèrent la « souplesse » des enfants à la « révolte des hommes ». Et Fleury dans son Traité des études de 1686263 soutient que « l’Évangile nous défend de les mépriser (les enfants) par cette haute considération qu’ils ont des anges bienheureux pour les garder ». La figure de l’âme conduite par un ange et représentée sous l’apparence d’un enfant ou d’un adolescent, devient familière dans l’iconographie des XVIe-XVIIe siècles. On en connaît de multiples exemples, par exemple ce dominiquin264 de la pinacothèque de Naples : un petit enfant en chemise découpée en pans, est défendu par un ange, garçon un peu efféminé de treize-quatorze ans, des attaques du démon, un homme mûr qui le guette. Il étend son bouclier entre l’enfant et l’homme mûr, illustration inattendue de cette phrase de l’Honnête Garçon : « Dieu possède le, premier âge, mais le Diable possède en beaucoup de personnes les meilleures parties de la vieillesse aussi bien que de l’âge que l’Apôtre appelle accompli. » L’ancien thème de Tobie conduit par l’ange symbolise désormais le couple de l’âme-enfant et de son guide, l’ange gardien. Ainsi la belle toile de Tournier récemment exposée à Londres et à Paris (1958), la gravure d’Abraham Bosse265. Sur une gravure de Mariette266 l’ange montre à l’enfant qu’il conduit la croix dans le ciel où elle apparaît portée par d’autres anges.

Ce thème de l’ange gardien de l’âme-enfant servait à l’ornementation des fonts baptismaux : j’ai pu le relever dans une église baroque de l’Allemagne méridionale, l’église de la Croix à Donaüworth. Le couvercle de la cuvette est surmonté d’un globe autour duquel s’enroule le serpent. Sur le globe, l’ange, un jeune homme un peu efféminé, guide l’âme-enfant. Aussi ne s’agit-il pas seulement d’une représentation symbolique de l’âme sous l’apparence traditionnelle de l’enfant (idée d’ailleurs curieuse et médiévale que ce recours à l’enfant pour figurer l’âme), mais de l’illustration d’une dévotion particulière de l’enfance et dérivée du sacrement de baptême : l’Ange gardien.

Cette période des XVIe-XVIIe siècles fut aussi celle des enfants modèles. L’historien du collège des jésuites de La Flèche267 raconte, d’après les annales de la Congrégation de La Flèche de 1722 (par conséquent une cinquantaine d’années après l’événement) la vie édifiante de Guillaume Ruffin, né le 19 janvier 1657 ; il était en troisième en 1671, à quatorze ans. Il appartenait, bien entendu, à la Congrégation (association pieuse réservée aux bons élèves et placée sous l’invocation de la Vierge : elle existe toujours, je pense, dans les collèges de jésuites). Il visitait les malades et distribuait des aumônes aux pauvres. En 1674, il finissait sa première année de philosophie (il y en avait deux) quand il tomba malade. La Vierge lui apparut deux fois. Il avait été averti de la date de sa mort, « le jour de la fête de ma bonne Mère », le jour de l’Assomption. J’avoue n’avoir pu me défendre, en lisant ce texte, d’un souvenir amusé de ma propre enfance, dans un collège de jésuites ou quelques-uns faisaient campagne pour la canonisation d’un petit élève, mort quelques années plus tôt en odeur de sainteté, du moins de l’avis de sa famille. On pouvait très bien parvenir à la sainteté durant une courte vie d’écolier et sans prodiges exceptionnels, sans précocité particulière, au contraire, par la simple application des vertus d’enfance, par la simple préservation de l’innocence première. Ce fut le cas de saint Louis de Gonzague, souvent cité dans la littérature du XVIIe siècle qui traite des problèmes de l’éducation.

Outre la vie des petits saints, on donne aux écoliers comme sujet d’édification la jeunesse des saints — ou leurs remords de leur jeunesse folle. On lit, dans les Annales du collège des jésuites d'Aix, à l'année 1634 : « Nostre jeunesse ne manqua d’avoir ses prédications deux fois par semaine le caresme. Ce fut le P. de Barry, recteur, qui leur fit lesdites exhortations, ayant pris pour subject les actions héroïques de la jeunesse des saints. » Au carême précédent de 1633 « il avait pris pour subject : les regrets de la jeunesse de saint Augustin268 ».

Il n’existait pas au Moyen Âge de fêtes religieuses de l’enfance, sinon les grandes fêtes saisonnières, souvent plus païennes que chrétiennes. À partir du XVe siècle, nous l’avons déjà remarqué, certains épisodes, comme la présentation de la Vierge et surtout la circoncision, étaient traités par les artistes au milieu d’un concours d’enfants plus important que le nombre habituellement présent dans les foules du Moyen Âge ou de la Renaissance. Mais ces fêtes de l’Ancien Testament, si elles étaient bien devenues dans l’iconographie des fêtes de l’enfance, ne pouvaient plus jouer ce rôle dans la dévotion réelle, surtout dans la dévotion épurée du XVIIe siècle français. La première communion va peu à peu, très progressivement, devenir la grande fête religieuse de l’enfance, ce qu’elle est aujourd’hui, même là où la pratique chrétienne n’est plus observée avec régularité. La première communion a pris aujourd’hui la place des anciennes fêtes folkloriques abandonnées. Peut-être doit-elle cette persistance, en dépit de la déchristianisation, au fait qu’elle est fête individuelle de l’enfant, et célébrée collectivement à l’église, mais surtout en privé, dans la famille : les fêtes les plus collectives sont celles qui ont le plus vite disparu.

La célébration plus solennelle de la première communion est une conséquence de la plus grande attention qu’on a apportée, surtout à Port-Royal, aux conditions requises pour bien recevoir l’Eucharistie. Il ne s’agissait pas tant de rendre la communion moins fréquente que mieux préparée, plus consciente, plus efficace. Il est probable qu’autrefois les enfants recevaient la communion sans préparation spéciale, comme ils commençaient d’aller à la messe, et probablement assez tôt, si on en juge par les habitudes de précocité et le mélange des enfants et des adultes dans la vie quotidienne. Jacqueline Pascal, dans le règlement des enfants de Port-Royal, prescrit de bien évaluer la capacité morale et spirituelle des enfants avant de leur permettre la communion et de les y préparer longtemps à l’avance269 : « On ne fera point communier les Enfans si jeunes et particulièrement celles qui sont badines, légères et attachées à quelque défaut considérable. Il faut attendre que Dieu ait fait en elles quelque changement et il est bon de prendre un temps notable, comme un an ou moins six mois, pour voir si leurs actions ont de la suite. Car je n’ai jamais eu de regret d’avoir fait reculer les Enfans, cela a toujours servi à faire avancer en vertu celles qui étaient bien disposées et à faire connaître le peu de dispositions qu’il y avait dans les autres qui ne l’étaient pas encore. On ne saurait apporter trop de précautions pour la première communion : car toutes les autres dépendent souvent de celle-là. »

La première communion était retardée à Port-Royal après la confirmation : « Quand on nous donne des Enfans qui n’ont pas été confirmées... que si elles n’ont pas fait aussi leur première communion, nous la différons ordinairement jusqu’après la confirmation, afin qu’étant remplies de l’esprit de Jésus, elles soient mieux préparées à recevoir son Saint Corps. »

La première communion était devenue au XVIIIe siècle une cérémonie organisée dans les couvents et dans les collèges. Le colonel Gérard270 nous raconte dans ses mémoires, ses souvenirs d’une première communion difficile. Il était né en 1766, d’une famille pauvre de six enfants. Devenu orphelin, il travaillait depuis l’âge de dix ans comme domestique, quand le vicaire de sa paroisse, qui s’intéressait à lui, l’envoya à l’abbaye de Saint-Avit où il était devenu chapelain auxiliaire. Le premier chapelain était un jésuite qui le prit en grippe. Il devait avoir environ quinze ans quand il fut admis à la première communion : l’expression est bien usuelle. « Il avait été décidé que je ferais ma première communion en même temps que plusieurs pensionnaires. La veille de ce jour, je m’amusais avec le chien de la basse-cour, quand M. de N., le jésuite, vint à passer. Avez-vous oublié, s’écria-t-il, que c’est demain que vous devez recevoir le corps et le sang de Notre-Seigneur ? L’abbesse me fit appeler et me signifia que je ne participerai pas à la cérémonie du lendemain. » « Trois mois après avoir fait mes pénitences... je fis ma première communion. Après la seconde, on m’ordonna de communier chaque dimanche et chaque jour de fête. »

La première communion est devenue la cérémonie qu’elle est restée. Dès le milieu du XVIIIe siècle on avait l’habitude d’en perpétuer le souvenir par une mention sur une image pieuse. On a exposé en 1931 à Versailles271 une gravure représentant saint François d’Assise. On avait écrit au dos : « Pour témoignage de la première communion faite par François Bertrand, le 26 avril 1767, jour de Quasimodo, en la paroisse Saint-Sébastien de Marly. Barail, curé de Saint-Sébastien. » Il s’agissait non seulement d’une coutume pieuse, mais d’un certificat inspiré des actes officiels de catholicité.

Il ne restera plus qu’à accentuer la solennité par le port d’un costume spécial, au XIXe siècle.

La cérémonie de la première communion est devenu la manifestation la plus visible du sentiment de l’enfance entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle : elle en célèbre à la fois les deux aspects contradictoires, l’innocence de l’enfance, et sa raisonnable appréciation des mystères sacrés.

Conclusion. Les deux sentiments de l’enfance

Dans la société médiévale, que nous prenons pour point de départ, le sentiment de l’enfance n’existait pas ; cela ne signifie pas que les enfants étaient négligés, abandonnés, ou méprisés. Le sentiment de l’enfance ne se confond pas avec l’affection des enfants : il correspond à une conscience de la particularité enfantine, cette particularité qui distingue essentiellement l’enfant de l’adulte même jeune. Cette conscience n’existait pas. C’est pourquoi, dès que l’enfant pouvait vivre sans la sollicitude constante de sa mère, de sa nourrice ou de sa remueuse, il appartenait à la société des adultes et ne s’en distinguait plus. Cette société d’adultes nous paraît aujourd’hui bien souvent puérile : question d’âge mental sans doute, mais aussi d’âge physique, parce qu’elle était en partie composée d’enfants et de très jeunes gens. La langue ne donnait pas au mot enfant le sens restreint que nous lui attribuons désormais : on disait enfant comme on dit maintenant « gars » dans la langue courante. Cette indétermination de l’âge s’étendait à toute l’activité sociale : aux jeux, aux métiers, aux armes. Il n’est pas de représentation collective où de petits et grands enfants n’aient leur place, blottis un ou deux dans la « trousse » pendue au col des femmes272, ou pissant dans un coin, ou jouant leur rôle dans une fête traditionnelle, ou apprentis, à l’atelier, ou pages servant le chevalier, etc.

Le très petit enfant trop fragile encore pour se mêler à la vie des adultes, ne compte pas, c’est le mot de Molière qui témoigne de la persistance au XVIIe siècle d’une très ancienne mentalité. L’Argan du Malade imaginaire a deux filles, l’une qui est en âge de mariage et la petite Louison qui commence juste à parler et à marcher. On sait qu’il menace de mettre sa fille aînée au couvent pour décourager ses amours. Son frère dit : « D’où vient, mon Frère, qu’ayant le bien que vous avez et n’ayant d’enfant qu’une fille, car je ne compte pas la petite, d’où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent273 ? » La petite ne comptait pas parce qu’elle pouvait disparaître. « J’ai perdu deux ou trois enfans en nourrice, non sans regrets ni sans fascherie », reconnaît Montaigne274. Dès que l’enfant avait franchi cette période de forte mortalité où sa survie était improbable, il se confondait avec les adultes.

***

Les mots de Montaigne et de Molière témoignent de la persistance de cette attitude archaïque à l’égard de l’enfance. Il s’agit là d’une survivance tenace, mais menacée. Depuis le XIVe siècle une tendance du goût cherchait à exprimer dans l’art, dans l’iconographie, dans la dévotion (le culte des morts), la personnalité qu’on reconnaissait aux enfants, et le sens poétique et familier qu’on attribuait à leur particularité. Nous avons suivi cette évolution du putto, du portrait d’enfant, même d’enfant mort tôt. Elle aboutit à donner à l’enfant, au petit enfant, du moins là où ce sentiment affleure, c’est-à-dire dans les couches supérieures de la société, aux XVIe et XVIIe siècles, un costume spécial qui le distinguait des adultes. Cette spécialisation du costume des enfants, et surtout des petits garçons, témoigne dans une société où les formes extérieures et l’habit avaient une très grande importance, du changement intervenu à l’égard des enfants : ils comptent beaucoup plus que ne le croit de frère du Malade imaginaire. Il existe en effet dans cette pièce qui paraît aussi sévère aux petits enfants que certains mots de La Fontaine, toute une conversation entre Argan et la petite Louison : « Regardez-moi, hé ? — Quoi mon papa ? — Là. — Quoi ? — N’avez-vous rien à me dire ? — Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer le conte de Peau d’Âne, ou bien la fable du Corbeau et du Renard qu’on m’a apprise depuis peu. » Un sentiment nouveau de l’enfance est apparu, où l’enfant devient par sa naïveté, sa gentillesse et sa drôlerie, une source d’amusement et de détente pour l’adulte, ce qu’on pourrait appeler le « mignotage ». C’est à l’origine un sentiment de femmes, de femmes chargées du soin des enfants, mères ou nourrices. Nous lisons dans l’édition du XVIe siècle du Grand Propriétaire de toutes choses à propos de la nourrice275 : « Elle s’éjouit quand l’enfant est en joie, et a pitié de l’enfant quand il est malade ; elle le relève quand il chet (tombe), elle le lie quand il se remue et si le lave et le nettoie quand il est ord. » Elle élève l’enfant « et lui apprend à parler, elle fainct les paroles ainsi que si elle fut bègue pour mieux et plus tôt apprendre à parler... si le porte en ses mains, puis sur ses épaules, puis sur les genoux, pour l’ébattre quand il crie, elle mâche la viande pour l’enfant quand il n’a nulle dent pour lui faire avaller sans péril et profitablement ; elle ébat led. enfant pour le faire dormir et si lui lie les membres pour les tenir tout droits afin qu’il n’ait au corps nulle raidure et si le baigne et l’oint pour nourrir sa chair... » Thomas More s’attarde aux images de la petite enfance, de l’écolier que sa mère envoie à l’école : « Quand le petit garçon ne se levait pas à temps, mais traînait au lit, quand, debout, il pleurait parce qu’il était en retard et savait qu’il serait battu à l’école, sa mère lui racontait que cela n’arrivait que les premiers jours, qu’il aurait le temps d’arriver, et lui disait : “ Va, bon fils, je te le promets, j’ai moi-même averti ton maître ; prends ton pain et ton beurre, tu ne seras pas battu. ” » Ainsi l’envoyait-elle assez réconforté pour ne pas fondre en larmes à l’idée de le laisser à la maison, mais elle ne touchait pas au fond du problème et l’enfant en retard serait bel et bien battu en arrivant à l’école276.

Le petit jeu des enfants avait dû toujours paraître attachant aux mères, nourrices, « remueuses », mais cela appartenait au vaste domaine des sentiments non exprimés. Désormais on n’hésite plus à admettre le plaisir qu’on prend aux manières des petits enfants, à « mignoter » avec eux. Mme de Sévigné avoue, non sans affectation, le temps qu’elle passe à s’amuser avec sa petite-fille : « Je lis la découverte des Indes par Christophe Colomb, qui me divertit au dernier point ; mais votre fille me revient encore plus. Je l’aime... elle caresse votre portrait et le flatte d’une manière si plaisante qu’il faut vitement la baiser277. » « Il y a une heure que je me joue avec votre fille ; elle est aimable. » « Je lui ai fait couper les cheveux. Elle est coiffée hurluberlu. Cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge et son petit corps est admirable. Elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton : enfin elle est jolie de tout point. Je m’y amuse des heures entières », et comme elle craignait la contagion, elle ajoute avec une légèreté qui nous surprendra, parce que la mort des enfants est pour nous chose grave dont on ne plaisante pas : « Je ne veux point que cela meure. » Car ce premier sentiment de l’enfance s’accommodait, comme nous l’avons vu chez Molière, d’une certaine indifférence, ou plutôt de l’indifférence traditionnelle. La même Mme de Sévigné décrit ainsi le deuil d’une mère : « Mme de Coetquen venait de recevoir la nouvelle de la mort de sa petite-fille ; elle s’était évanouie. Elle est très affligée et dit que jamais elle n’en aura une si jolie. » Mais Mme de Sévigné trouve peut-être que la mère manque de cœur, puisqu’elle ajoute : « Mais son mari est inconsolable278. »

Ce sentiment nous est encore mieux connu par les réactions critiques qu’il provoqua à la fin du XVIe et surtout au XVIIe siècle. Des grincheux trouvèrent insupportable l’attention qu’on accordait désormais aux enfants : sentiment très nouveau qui est comme le négatif du sentiment de l’enfance, du mignotage. Cet agacement est à l’origine de l’hostilité de Montaigne : « Je ne puys recevoir cette passion de quoy on embrasse les enfans à peine encore nays, n’ayant ni mouvement en l'âme, ni forme recognaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables, et ne les ay pas souffert volontiers nourrir près de moy. » Il n’admet pas qu’on aime les enfants « pour notre passe-temps, ainsi que des guenons », qu’on s’amuse à leurs « trépignements, jeux et niaiseries puériles ». C’est qu’on s'en occupait trop autour de lui279.

Un autre témoin de cet état d’esprit, un siècle plus tard, Coulanges, le cousin de Mme de Sévigné280. On sent combien le mignotage de ses amis et parents l’a exaspéré. Il a dédié cette chanson « aux pères de famille ».

Pour bien élever vos enfans

N’épargnez précepteur ni mie ;

Mais, jusques à ce qu’ils soient grands,

Faites-les taire en compagnie

Car rien ne donne tant d’ennui

Que d’écouter l'enfant d’autruy.

*

Le Père aveugle croit toujours

Que son fils dit choses exquises,

Les autres voudraient être sourds

Qui n’entendent que des sottises,

Mais il faut de nécessité Applaudir l’enfant gasté.

*

Quand on vous a dit d’un bon ton

Qu’il est joly, qu’il est bien sage,

Qu’on luy a donné du bon bon

N’en exigez pas davantage,

Faites-luy faire serviteur

Aussi bien qu’à son Précepteur.

*

Qui croirait qu’avec du bon sens

Quelqu’un put s’aviser d’écrire

À des marmousets de trois ans

Qui de quatre ans ne scauront lire.

D’un père encor dernièrement

Je vis ce fade amusement.

*

Sachez encor, mes bonnes gens

Que rien n’est plus insupportable

Que de voir vos petits enfans

En rang d’oignon à la grande table

Des morveux qui, le menton gras

Mettent les doigts dans tous les plats.

*

Qu’ils mangent d’un autre costé

Sous les yeux d’une gouvernante

Qui leur presche la propreté

Et qui ne soit point indulgente

Car on ne peut trop promptement

Apprendre à manger proprement.

Et ce billet au père de famille donnant à dîner à M. de C.

Emportez votre fils

Et ne vous montrez pas nourrice,

Qu’on fasse manger les petits

Et leur Précepteur à l’office,

Car aujourd’hui dîne céans

Le fléau des petits enfants.

Qu’on y prenne garde, ce sentiment d’exaspération est aussi nouveau que le mignotage, plus étranger encore à l’indifférente promiscuité des âges de la société médiévale. C’est justement à la présence des enfants que Montaigne, Coulanges, comme Mme de Sévigné, sont désormais sensibilisés, on doit même observer que Montaigne et Coulanges sont plus modernes que Mme de Sévigné dans la mesure où ils estiment nécessaire la séparation des enfants. Il n’est plus bon que les enfants soient mêlés aux grandes personnes, en particulier à table ; sans doute parce qu’en agissant ainsi, on les « gâte », ils deviennent mal élevés.

D’ailleurs les moralistes et les éducateurs du XVIIe siècle partagent la répugnance de Montaigne et de Coulanges au mignotage. L’austère Fleury, dans son Traité des études281 ne parle guère autrement que Montaigne : « Quand on les fait tomber dans les pièges [les petits enfants], quand ils disent une sottise, tirant droit une conséquence d’un principe impertinent qu’on leur a donné, on s’éclate de rire, on triomphe et les avoir trompez, on les baise et on les caresse comme s’ils avaient bien rencontré [c’est le mignotage]. Il semble que les pauvres enfans ne soient faits que pour divertir les grandes personnes, comme de petites chiens ou de petits singes [les guenons de Montaigne], »

L’auteur du Galatée, ce manuel de civilité très répandu dans les meilleurs collèges, chez les jésuites, parle comme Coulanges : « Ceux-là faillent grandement qui n’ont jamais autre chose en leur bouche que leur femme, leurs petits enfans et leur nourrice. Mon petit-fils me fit tant rire ! Or écoutez282... »

M. D’Argonne, dans un traité sur l’éducation, l’éducation de M. de Moncade (1690)283 se plaint aussi qu’on ne s’intéresse qu’aux tout petits enfants, pour leurs « caresses » et « badineries » ; trop de parents « ne considèrent leurs enfans que tant qu’ils en tirent du divertissement et de la joie ».

Remarque importante, à la fin du XVIIe siècle, ce mignotage n’était pas réservé aux gens de qualité qui, au contraire, sous l’influence de moralistes, commençaient à l’abandonner. On le dénonçait dans le peuple. J.-B. de La Salle dans sa Conduite des écoles chrétiennes284 constate que les enfants des pauvres sont spécialement mal élevés, parce qu’ « ils ne font que ce qu’ils veulent, les parents n’en ayant aucun soin [mais pas par négligence], en étant même comme idolâtres ; ce que les enfants veulent, ils le veulent aussi ».

Chez les moralistes et éducateurs du XVIIe siècle, on voit se former cet autre sentiment de l’enfance, que nous avons étudié dans le précédent chapitre, et qui a inspiré toute l’éducation jusqu’au XXe siècle, tant à la ville qu’à la campagne, dans la bourgeoisie et dans le peuple. L’attachement à l’enfance et à sa particularité ne s’exprime plus par l’amusement, la « badinerie », mais par l’intérêt psychologique et le souci moral. L’enfant n’est ni amusant ni agréable : « Tout homme éprouve dans soi cette fadeur de l’enfance qui dégoûte la saine raison ; cette âpreté de la jeunesse qui ne se repait gueres que d’objets encore tout sensibles et qui n’est qu’une débauche très grossière de l’homme raisonnable. » Ainsi parle el Discreto de Balthazar Gratien, traité sur l’éducation de 1646, encore traduit en français en 1723 par un père jésuite285. Il n’y a que le temps qui puisse guérir de l’enfance et de la jeunesse, qui sont véritablement des âges d’imperfection en tout. » On le voit, ces opinions doivent être replacées dans leur contexte d’époque, rapprochées des autres textes, pour être comprises. On les a interprétées comme une ignorance de l’enfance. Il faut y voir plutôt le début d’un sentiment sérieux et authentique de l’enfance. Car cette légèreté de l’enfance, il ne convient pas de s’en accommoder : c’est l’erreur ancienne. Il faut d’abord la mieux connaître, pour la rectifier, et les textes de la fin du XVIe et du XVIIe siècle sont remplis de remarques de psychologie enfantine286. On s’efforce de pénétrer la mentalité des enfants pour mieux adapter à leur niveau les méthodes d’éducation. Car on a un grand souci des enfants, témoins de l’innocence baptismale, semblables aux anges, proches du Christ qui les a aimés. Mais cet intérêt impose qu’on développe chez eux une raison encore fragile, qu’on en fasse des hommes raisonnables et des chrétiens. Le ton est parfois austère, l’accent mis sur la sévérité, par opposition au relâchement et aux facilités des mœurs, mais pas toujours. Il y a de l’humour même chez Jacqueline Pascal et de la tendresse avouée. Vers la fin du siècle on cherche à concilier la douceur et la raison. Pour l’abbé Goussault, conseiller au Parlement dans le Portrait d’une honnête femme287 : « Se familiariser souvent avec ses enfants, les faire parler sur toutes choses, les traiter en gens raisonnables et les gagner par la douceur est un secret infaillible pour en faire ce que l’on veut. Ce sont de jeunes plantes qu’il faut cultiver et arroser souvent, quelques avis donnés à propos, quelques témoignages de tendresse et d'amitié donnés de temps en temps, les touchent et les engagent. Quelques caresses, quelques petits présents, quelques paroles de confiance et de cordialité font impression sur leur esprit et on en voit peu qui résistent à ces moyens doux et faciles de les rendre gens d’honneur et de probité. » Car il s’agit toujours de faire de ces enfants des hommes d’honneur, de probité, des hommes raisonnables.

***

Le premier sentiment de l’enfance — le mignotage — était apparu dans le milieu familial, dans la compagnie des petits enfants. Le second, au contraire, provenait d’une source extérieure à la famille : des hommes d’Église ou de robe, rares jusqu’au XVIe siècle, de plus nombreux moralistes au XVIIe siècle, soucieux de mœurs policées et raisonnables. Ils étaient aussi devenus sensibles au phénomène jadis négligé de l’enfance, mais ils répugnaient à considérer ces enfants comme des jouets charmants, car ils voyaient en eux de fragiles créatures de Dieu qu’il fallait à la fois préserver et assagir. Ce sentiment passa à son tour dans la vie familiale.

Au XVIIIe siècle, on retrouve dans la famille ces deux éléments anciens associés à un élément nouveau : le souci de l’hygiène et de la santé physique. Le soin du corps n’était pas ignoré des moralistes et des éducateurs du XVIIe siècle. On soignait les malades avec dévouement (avec aussi de grandes précautions pour démasquer les simulateurs) mais on ne s’intéressait au corps des bien portants que dans un but moral : un corps mal endurci inclinait à la mollesse, à la paresse, à la concupiscence, à tous les vices !

La correspondance du général de Martange avec sa femme288 nous donne une idée des préoccupations intimes d’un ménage, un siècle environ après Mme de Sévigné. Martange est né en 1722. Il s’est marié en 1754. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces textes. Martange se préoccupe désormais de tout ce qui concerne la vie de ses enfants, du mignotage à l’éducation. Il y ajoute un grand souci de leur santé, de leur hygiène même. Tout ce qui touche aux enfants et à la famille est devenu également sérieux et digne d’attention. L’enfant a pris une place centrale dans la famille, et pas seulement l’avenir de l’enfant, son futur établissement, mais sa présence et son existence nue.


17 Voir IIème partie, Chap. 4.

18 Exposition Orangerie, le portrait dans l'art flammand, Paris, 1952, n°67, n°18.

19 Op. cit., n° 67 et 68.

20 Op. cit., n° 71.

21 Op. cit., n° 93.

22 Musée des Arts et Traditions populaires. Exposition 1953. n° 778.

23 Don Quichotte, éd. La Pléiade, IIème partie, chap 13, p. 606.

24 Vie de Thomas Platter [l’ancien], Lausanne, éd. F. Fick, 1895.

25 Mathurin Cordier, Les Colloques, Paris, 1586..

26 Le Grand Propriétaire de toute chose, très utile et profitable pour tenir le corps en bonne santé, par B. de Glanville, traduit par Jean Corbichon, 1556.

27 Comparetti, Virgil nel m. e., tome I, p. 14-155.

28 Kuseir Amra, cf. Van Marie, Iconographie de l’art profane, 1932, t. II, p. 144.

29 Grant Kalendrier et compost des bergiers, éd. de 1500, d’après J. Morawski, Les douze mois figurez. Archivum romanicum, 1926, p. 351 à 363.

30 J. Morawski, op. cit.

31 Représenté dans les calendriers sous forme de Janus bifrons.

32 Regimen sanitatis, schola salernitania, éd. par Arnaud de Villeneuve.

33 Ch. V. Langlois, La vie en France au Moyen Âge, 1908, p. 184.

34 1568

35 Didron, La Vie humaine, Annales archéologiques, XV, p. 413.

36 Didron, Annales archéologiques. XVII, p. 69 et 193.

37 A. Venturi, La Fonte di una composizione del guariento. Arte, 1914, XVII, p. 49.

38 Ce thème n’était pas seulement populaire. II se retrouve, sous d’autres formes, dans la peinture et la sculpture. Chez Titien ou Van Dyck et sur le fronton du Versailles de Louis XIV.

39 Bibliothèque nationale. Manuscrits. Fonds latin n°10 990 et 10 991.

40 Baillet. Les enfants devenus célèbres par leurs études, 1688.

41 Miracles Notre-Dame, Westminster, éd. G. F. Warner, 1885. Jubinal, Nouveau Recueil de contes, tome I, p. 31-33, p. 42 à 72 : tome II. p. 244, p. 356-357.

42 Cité plus haut, n. 1, p. 38.

43 A. de Charmasse, Etat de l’instruction publique dans l’ancien diocèse d’Autun, 1878.

44 J. Gaufrés, Claude Baduel et la Réforme des éludes au XVIe siècle, Bull. soc. H. du protestantisme français 1880, XXV, p. 499-505.

45 Erasme, Le Mariage chrétien, traduction de 1714.

46 J. Brinsley, Ludus litterarius (éd de 1917).

47 Jacqueline Pascal, Règlement pour les enfants (appendice aux Constitutions de Port-Royal, 1721).

48 Règlement du collège du Chesnay, dans Wallon de Beaupuis, Suite des amis de Port-Royal, 1751, t. I, p. 175.

49 Jacqueline Pascal, voir note 2, ci-dessus.

50 M. E. Storer, La Mode des contes de fées, 1928.

51 I pray you, all lytell babes, all lytell chyldren, lern...

52 Miracle Notre Dame,. op. cit.

53 Vous me faites tort de croire que j’aime mieux la petite que le pichoun. Mme de Sévigné, Lettres, 12 juin 1675 ; voir aussi 5 octobre 1673.

54 Coulanges. Chansons choisies, 1964.

55 Claudine Bouzonnet-Stella, Jeux de l’enfance, 1657.

56 Affiche de recrutement pour le régiment du Royal Piémont à Nevers, 1789. Exposition : l'affiche, Bibliothèque nationale 1953, n°25.

57 Rotrou, La soeur.

58 Rotrou, La Mère coquette.

59 Evangéliaire d'Otton III. Munich.

60 Vie et miracle de saint Nicolas, B. N.

61 Psautier de saint Louis de Leyde.

62 On comparera la scène : « Laissez venir à moi les petits enfants » dans l’évangéliaire d’Otton et dans la Bible moralisée de saint Louis, f° 505.

63 Bible moralisée de Saint Louis. F°5. A de Laborde. Bibles moralisées illustrées, 1911-1921, 4 vol. de planches.

64 Evangéliaire de la Sainte-Chapelle : scène reproduite dans H. Martin, la Miniature française, pl. VII.

65 Exposition des bronzes sardes. Bibliothèque nationale, 1954, n° 25, pl. XI.

66 P du Colombier, L’Enfant au Moyen Âge. 1951.

67 Miracles Notre-Dame, Westminster, éd. A. F. Warner, 1885.

68 Manuscrit à peinture du XVIIe au XIIe siècle. Exposition Bibliothèque nationale, 1954, n°330, pl. XXX.

69 Voir note 63.

70 Iliade, de l'Ambrosienne de Milan.

71 Rampilly.

72 Voir note 63.

73 Miroir d’humilité, Valenciennes, f° 18, début du XVe siècle.

74 Infra. IIIème partie, chap. 2.

75 Gaignières, Les Tombeaux.

76 G. Zaccagnini, La Vita dei maestri e degli scolari nella studio di Bologna, Genève, 1926, pl. IX, X...

77 Auparavant les représentations d’enfants sur les tombeaux étaient exceptionnelles.

78 Le Caquet de l'accouchée, 1622.

79 Montaigne, Essais, II, 8.

80 Mme de Sévigné, Lettres, 19 août 1671.

81 Merian, Tabula Cebetis, 1655. Cf. R. Lebègue, Le Peintre Varin et le Tableau de Cehes, dans Arts, 1952, p. 167-171.

82 Montaigne, Essais, II, 8.

83 Gaignières, Tombeaux.

84 Fr. Bond, Westminster Ahhey, Londres, 1909.

85 Musée des Augustins, n°465 du catalogue. Les volets sont datés de 1610.

86 Van Dyck. K. der K., pla. CCXIV.

87 Correspondance inédite du général de Martange, éd. Breard, 1893.

88 Van Marie, op. cit., I, p. 71.

89 Baldovinetti, Vierge à l'enfant du Louvre.

90 P. du Colombier, op. cit.

91 Vierge au Trône, portrait présumé de Béatrice d'Este, 1496.

92 Prado, glorification de la victoire de Lépante.

93 Pinacothèque de Dresde.

94 Reproduit dans H. Gerson, De nederlandse Shilderkunst, 2 vol., 1952, tome I, p. 145.

95 L. Hautecoeur, Les Peintres de la vie familiale, 1945, p. 40.

96 Musée de Versailles.

97 Rouches. Largillière, peintre d'enfants. Revue de l’Art ancien et moderne, 1923, p. 253.

98 Vers 1609. Karlsruhe, Rubens, éd. Verlags, p. 34.

99 Purgatoire, XI, 103-105.

100 Cl. Bouzonnet, Jeux de l’enfance, 1657 (d'après Stella).

101 Mme de Sevigné, Lettres, 8 janvier 1672.

102 18 septembre 1671, 22 décembre 1671, 20 mai 1672.

103 Tabula Cabetis, gravure de Merian. Cf. Labègue, op. cit.

104 Musée de Versailles, Catherine de Bethisy et son frère.

105 Arnoult, le duc d'Anjou enfant. Gravure ; Cabinet des Estampes, in-f°, Ed. 101, T. f° 51.

106 Érasme, Le mariage chrétien, traduction française de 1714.

107 Dessin. Louvre, reproduit dans A. Michel, Histoire de l'Art, VI, p. 301, fig. 194.

108 Journal d’Heroard, publié par E. Soulié et E. de Barthélémy, 2 vol., 1868.

109 Mémoires de Jean Rou 1638-1711, publié par F. Waddington, 1857.

110 Escole paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites écoles, par un prestre d’une paroisse de Paris, 1654.

111 Mathurin Cordier, Colloques, 1586.

112 Collège de Lisieux. G. Sorel, Histoire comique de Francion, publié par E. Roy, 1926.

113 C. de Rochémonteix, Le Collège Henri IV de La Flèche, 1889.

114 Gabrielle Guiard, Portrait de Madame Infante pour Mesdames, 1788, musée de Versailles.

115 Louis XV en 1715 tenu en « lisière » par Mme de Ventadour, gravure. Cabinet des Estampes, pet. fol. E e 3 a.

116 L’âge viril, gravure de Guérard. vers 1700.

117 Mme de Sevigné : 1er avril 1672.

118 Miracles Notre-Dame, Westminster, éd. G. F. Warner, 1885. T. I, p. 58.

119 H. Gobel, Wandteppiche, 1923. T. I, pl. CLXXXII.

120 Jean Leclerc, Les Trente-Six Figures contenant tous les jeux, 1587.

121 Lepautre, gravure. Cabinet des Estampes, Ed. 43 fol. p. 11.

122 Jean de Bray, 1663, Une distribution de vêtements, H. Ger-son, 1, n° 50.

123 Évangéliaire de Saint Edmont, Millar, La Miniature anglaise, 1926, pl. XXXV.

124 Cabinet des Estampes, O a 50 pet. fol. F° 137.

125 Heroard. Journal sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII. publié par E. Soulié et E. de Barthélémy, 2 vol., 1868.

126 Cf. infra, IIIème partie, chap. 2.

127 Nilsson, La Religion populaire dans la Grèce antique.

128 Ibid.

129 Ed. Fournier, Histoire des jouets et jeux d'enfants, 1889.

130 Arnoult, gravure, Cabinet des Estampes, Oa 52 pet. fol. f° 164.

131 Claudine Bouzonnet, Jeux de l'enfance, 1657.

132 Musée de Genève.

133 P. Fierens, Le Nain, 1933, pl. XX.

134 Louvre.

135 Chantilly.

136 Victoria and Albert Museum, Londres.

137 Berndt, n°509 (Cornelis de Man), n°544 (Molinar).

138 Fournier, op. cit.

139 Lepautre, gravure, Cabinet des Estampes, Ed. 73 in-f° p. 104.

140 Van Marie, op. cit., t. I, p. 71.

141 Mme de Sevigné, Lettres, 1671.

142 Cf. n. 1, p. 103.

143 Reproduit par H. d'Allemagne, Récréations et passe-temps, 1906, p. 107.

144 Metsu, La fête des Rois, reproduit dans Berndt, n° 515.

145 Steen, Cassel, reproduit dans F. Schmidt-Degener et Van Gelder, Jan Steen ,1928, p. 82.

146 Gravure de F. Mazot : La Nuit.

147 Eventails gouachés, exposition Paris, galerie Charpentier, 1954, n° 70 (provenant du cabinet Duchesne).

148 Thomas Platter à Montpellier, 1595-1599, p. 346.

149 Cf. infra, IIIe partie, chap. 2.

150 T. L. Jarman, Landmarks in the history of éducation, 1951.

151 lbid.

152 Ch. de Robillard de Beaurepaire, Recherches sur l’instruction publique dans le diocèse de Rouen avant 1789, 1872, 3 vol., II, p. 284.

153 J.-J. Jusserand, Les Sports et Jeux d'exercice dans l'ancienne France. 1901.

154 Paul Achard, Les Chefs des plaisirs, dans Annuaire administratif du département du Vaucluse, 1869.

155 Droit de barbe et batacule, Laval, Université d’Avignon, p. 44-45.

156 A. Varagnac, Civilisations traditionnelles, 1948.

157 Les saisons, Florence. H. Göbbel, Wandteppiche, 1923, t. II, p. 409.

158 Brokenburgh (1650-1702) reproduit dans Berndt, n°131.

159 Tapisserie de Tournai, H. Göbbel, op. cit.. t. II, p.24.

160 Voir aussi I. Mariette, Cabinet des Estampes, Ed. 82 in-f° et Merian, Cabinet des Estampes, Ec 11 in-f°, p.58.

161 Musée des Augustins, Toulouse.

162 Felix et Thomas Platter [Le Jeune] à Montpellier, Montpellier, 1892, p. 142.

163 L. Massebieau, Les Colloques scolaires, 1878.

164 Lamen (1606-1652). L’intermède musical, reproduit dans Berndt, n°472.

165 Thomas Morley, cité dans F. Watson, The English grammar schools to 1660, 1907, p. 216.

166 Franz Hais, Enfants musiciens, Kassel, Gerson, t. I, P- 167.

167 Franz Hais, Berlin. Le Nain, Détroit ; la charette, du Louvre.

168 Vinckelbaons (1576-1629), reproduit dans Berndt. n°942.

169 Brouwer, Vielleux entouré d’enfants, Harlem, reproduit dans W. von Bode. p. 29. Atelier de Georges de La Tour, exposition Paris, Orangerie 1958, n°75.

170 Le Nain, reproduit dans P. Pierens, Le Nain, 1933, pl. XCIII.

171 N. Guérard, gravure, Cabinet des Estampes Ee 3 in f°.

172 Charles Sorel, Maison des jeux, 1642, 2 vol., t. I, p. 469-471.

173 Larché de Languis. Auteur de Pastorales basques. Vers 1769.

174 Maréchal de Caillère, La fortune des gens de qualité et des gentilshommes particuliers, 1661.

175 Méré, Œuvres, éd. Ch. Boudhors, 3 vol., 1930.

176 Vivès, Dialogues, trad. française. 1571.

177 G. Carré, Les Élèves de l'ancien collège de Troyes, dans Mémoires de la société académique de l'Aube, 1881.

178 Thomas Hughes, Tom Brown's school days, 1857.

179 Cognet, La mère Angélique et Saint François de Sales, 1951, p. 28.

180 J.-J. Jusserand, op. cit.

181 On appelait cette danse la Karril-danza. Renseignement donné par Mme Gil Reicher.

182 R. Caillois. Quatre Essais de sociologie contemporaine, 1951.

183 H. Rashdall, The Univesities of Europe in the middle ages, 1895, 3 vol., rééd. 1936.

184 Félibien, V, p. 662.

185 Ibid., p. 689.

186 Ibid., p. 721.

187 Publié dans Thery, Histoire de l'éducation en France, 1858, 2 vol., t. II.

188 Vivès, Dialogues, cf. n. 2, p. 191.

189 F. de Dainville, Entre nous, 1958. 2.

190 Academia sive spéculum vittr scolasticæ, 1602.

191 J.-J. Jusserand, op. cit.

192 D. Mornet, Histoire de la littérature classique, 1940, p. 120.

193 Cf. n. 1, p. 103.

194 Christine de Pisan, Œuvres poétiques, publié par M. Roy, 1886, p. 34, 188, 196, 205.

195 Érasme, Le Mariage chrétien.

196 Ch. Sorel, Maison des jeux, 1642, 2 vol.

197 De Vriès et Marpago, Le Bréviaire Grimani. 1904-1910. 12 vol.

198 B. Castiglione, Le Courtisan.

199 Pluvinel avec gravures de Crispin de Pos. Cabinet des Estampes Ec 35e, in f° fig 47.

200 Félix et Thomas Platter à Montpellier, p. 132.

201 Göbel, op. cit., II, 196.

202 Leclerc, op. cit.

203 Merian, gravure. Cabinet des Estampes Ec 11 in f°, p. 58.

204 M. E. Storer, La Mode des contes de fées (1685-1700), 1928.

205 Cité d’après M. E. Storer, op. cit.

206 Guardi dans Fiocco, Venetian painting, pl. LXXIV. Magnasco dans Geiger, Magnasco, pl. XXV. G. Dou, Munich, K. d. K., pl. LXXXI.

207 Vie de M. Grosley, 1787.

208 J.-J. Jusserand, op. cit.

209 Merian, gravure Cabinet des Estampes, Ec 10 in f°.

210 Mme de Sévigné, Lettres, 13 juin 1685.

211 Heroard, Journal sur l’enfance et la jeunesse de Louis XIII, publié par E. Saulié et E. de Barthélémy, 1868, 2 vol.

212 F. de Dainville, La Naissance de l’humanisme moderne, 1940, p. 261. Mechin, Annales du collège royal de Bourbon Aix, 2 vol. 1892.

213 Curjel, H. Baldun Grien, pl. XLVIII.

214 J. Destrée, Les Heures de Notre-Dame dites de Hennessy, 1895 et 1923.

215 S. de Vriès et Marpugo, Le Bréviaire Grimani, 1904-1910,

12 vol.

216 H. Gerson, Von Geertgen tôt Fr. Halz, 1950, L, p. 95.

217 Musée des Augustins, Toulouse.

218 Gerson, De confessione mollicei, Opera 1706, t. II, p. 309.

219 Gerson, Doctrina pro pueris ecclesiae parisiensis, Opera, 1706, IV, p. 717.

220 Vivès, Dialogues, trad. Française, 1571.

221 Cité dans F. Watson, The English grammar schools to 1660, 1907, p. 112.

222 A. Schimberg, Education morale dans les collèges de jésuites, 1913, p. 227.

223 F. de Dainville, op. cit.

224 F. Watson, op. cit.

225 Mathurin Cordier, Colloques, 1586.

226 Par Pomponius et Trobatus.

227 Cité par F. de Dainville, op. cit.

228 Montaigne, Essais, I, 26.

229 Montaigne, Essais, I, 39.

230 F. de Guérald, Cabinet des Estampes Ee 3 a, pet. In f°.

231 M. de Grenaille, L’Honneste Garçon, 1642.

232 Faret, L’Honnête Homme, 1630. C’est lui que Boileau faisait rimer avec cabaret.

233 F. Cadet, L’Éducation à Port-Royal, 1887.

234 Coustel, Règles de l'éducation des enfants, 1687.

235 Varet, De l’éducation chrétienne des enfants, 1666.

236 Jacqueline Pascal, Règlement pour les enfants. Appendice aux Constitutions de Port-Royal, 1721.

237 F. Cadet, op. cit.

238 Jacqueline Pascal, op. cit.

239 Coustet, op. cit.

240 La Civilité nouvelle, Bâle, 1671.

241 Jacqueline Pascal, op. cit.

242 Varet, op. cit.

243 lbid.

244 lbid.

245 Jean-Baptiste de La Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne. La première édition est de 1713.

246 Varet, op. cit.

247 Mémoires du cardinal de Bernis, 2 vol., 1878.

248 Règlement du collège du Chesnay, Wallon de Beaupuis, Suite des vies des amis de Port-Royal, 1751, t. I, p. 175.

249 Cf. n. 1, p. 161.

250 Th. Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, 1862.

251 L. Wylie, Village in the Vaucluse, Cambridge, E. U., 1957.

252 Bienséance de la conversation entre les hommes, Pont-à-Mousson, 1617.

253 Civilité puérile et honnête pour l’instruction des enfants... dressée par un missionnaire, 1753.

254 H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, 1921, t. III, p. 512 s.

255 Jacqueline Pascal, op. cit.

256 Rigault, Histoire générale des frères des écoles chrétiennes, 1937, t. I.

257 De Grenaille, op. cit.

258 Cf. supra 1ère partie, chap. 2.

259 Stradan (1523-1605), gravure, Cabinet des Estampes Cc9 in f°, p.239.

260 Volcskert (1585-1627) reproduit dans Berndt, n°871.

261 Catalogue n°106.

262 M. de Grenaille, op. cit.

263 Fleury, Traité du choix et de la méthode des études, 1686.

264 Naples, pinacothèque.

265 Tournier, l’Ange gardien, Narbonne, 1656-1657. Exposition Petit Palais, 1958, n°139. Abraham Bosse, gravure, Cabinet des Estampes Ed. 30 a in f°, GD 127.

266 Mariette, gravure, Cabinet des Estampes, Ed. 82 in f°.

267 C. de Rochemonteix, Un collège de jésuites aux XVIIe-XVIIIe siècles. Le collège Henri IV de La Flèche. Le Mans, 1889, 4 vol.

268 Mechin, Annales du collège royal Bourbon Aix, 1892, 2 vol., t I, p. 89.

269 Jacqueline Pascal, op. cit.

270 Les Cahiers du colonel Gérard (1766-1846), 1951.

271 Exposition : « Enfants d’autrefois », Versailles, 1931.

272 P. Michault, Doctrinal du temps présent, éd. Th. Walton, 1931, p. 119.

« Puis vecy une femme grausse,

« Pourtant deux enfants en sa trousse. »

Peinture de Van Laer (1592-1642) reproduite dans Berndt, n°468.

273 Malade imaginaire, acte III, scène III.

274 Montaigne. Essais, II, 8.

275 Le Grand Propriétaire de toutes choses, traduit en français par J. Carbichon, 1556.

276 Cité par Jarman, Landmarks in the history of education, Londres, 1951.

277 Mme de Sévigné, Lettres, 1er avril 1672.

278 Mme de Sévigné, Lettres, 19 août 1671.

279 Montaigne, Essais, II, 8.

280 Coulanges, Chansons choisies, 1694.

281 Fleury, op. cit.

282 G. délia Casa, Galatée, traduction française 1609, p. 162-168.

283 D’Argonne, L’Education de Monsieur de Moncade, 1690.

284 J.-B. de La Salle, Conduite des écoles chrétiennes, 1720.

285 B. Gratien, El Discreto, Huesca, 1646. Trad. Française de 1723 par le P. de Courbeville, S. J.

286 Comme on peut le voir dans la Ratio des jésuites (1586) et dans le Règlement de Jacqueline Pascal pour les petites filles élevées à Port-Royal.

287 Goussault, Le Portrait d’une honnête femme, 1693.

288 Correspondance inédite du général de Martange, 1576-1782, éd. Bréard, 1898.