Chapitre IX. Figures de l’objet fétichique en psychanalyse

 

I. Les destins postfreudiens du fétichisme

Si Freud eut l’impression de livrer une explication « lisse » du fétichisme, le postfreudisme en redécouvrit les aspérités. L’expansion de la théorie du fétichisme après Freud se fit en plusieurs « vagues » qui en indiquent les déplacements d’intérêt.

1 / Dans les années 1930, dans le contexte de la théorie kleinienne de l’« objet partiel » « interne », paraît, après la contribution de J. Glover (Notes on an Unusual For of Perversion, 1927), l’article princeps de S. Lorand (Fetishism in Statu Nascendi, 1930) suivi de E. Glover, The Relation of Perversion-Formation to the Development of Reality Sense, 1933, de M. Balint (A Contribution to Fetishism, 1935), de S. M. Payne (Some Observations on the Ego Development of the Fetishist, 1939). En 1936, paraît Two Cases of Fetishism de E. Kronengold et R. Sterba.

2 / Dans les années 1940, ce sont les interactions pulsionnelles – orales et phalliques – qui retiennent l’attention. L’article de W. Gillespie, A Contribution to the Study of Fetishism (1940), inaugure cette approche, poursuivie avec M. Wulff, Fetishism and Object Choices in Early Childhood (1946), et Romm, Some Dynamics in Fetishism (1949).

3 / Dans les années 1950, simultanément à l’élaboration par D. W. Winnicott de la théorie des objets transitionnels (1951), la théorie lacanienne de l’imaginaire, du symbolique et du réel s’éprouve en quelque sorte sur la question du fétichisme : c’est en 1956 que paraît, sous le nom de Jacques Lacan et de Wladimir Granoff (ce dernier en étant le rédacteur, mais en relation étroite avec la pensée lacanienne en gestation), l’article intitulé « Le fétichisme : le symbolique, l’imaginaire et le réel », dans le recueil Perversion, Psychodynamics and Therapy (Random House) (voir infra). La production s’accélère alors avec les contributions de P. Greenacre (Certain Relationships between Fetishism and Faculty Development of Body Image, 1953 ; Further Considerations Regarding Fetishism, 1955), de R. Bak (Fetishism, 1953), de D. Hunter (Object Relation Changes in the Analysis of a Fetishist, 1954), A. Garma (The Meaning and Genesis of Fetishism, 1956), de P. Weisman (Some Aspects of Sexual Activity in a Fetishist, 1957). On notera la récurrence des termes « développement » et « activité » dans l’intitulé de ces contributions qui indique l’enjeu du débat : B. Mittelmann parlera de Motor Patterns and Genital Behaviour Fetishism (1955). Parallèlement au développement des approches de la période précédente (W. Gillespie, Notes of the Analysis of Sexual Perversions, 1952), on assiste donc à une dérive « behaviorisante » de la problématique. D’autre part, la question est désormais « croisée » à d’autres : travestisme (G. A. Peabody, A. T. Rowe, J. M. Wall, Fetishism and Travestitism, 1953) et délinquance (M. Schmideberg, Delinquent Acts as Perversions and Fetishes, 1956).

4 / Les années 1960 vont voir s’ « expliquer » ces diverses approches du fétichisme, clarifiant les enjeux du débat.

L’effort de Greenacre se poursuit (des Further Notes on Fetishism, 1960, à The Fetish and the Transitional Object, 1969, qui indique la connexion des deux thématiques). En 1960, paraît la contribution d’E. Buxbaum, Hair Pulling and Fetishism. W. Gillespie publie en 1964 The Psycho-Analytic Theory of Sexual Deviations with Special Reference to Fetishism, le fétichisme trouvant sa place dans The Pathology of Treatment of Sexual Deviations (titre du recueil).

L’approche behaviorisante se confirme avec R. Dickes, Fetishistic Behaviour : A Contribution to its Complex Development and Significance. D’autre part, l’egopsychology réappréhende le fétichisme : cf. M. Katan, Fetishism, Splitting of the Ego and Denial (1964) et M. R. Khan, Foreskin Fetishism and its Relation to Ego Pathology in a Male Homosexual (1965). On notera également la contribution de N. Spiegel, An Infantile Fetish and its Persistence into Young Womanhood, et les travaux de M. Sperling, Fetishism in Children (1963) et The Analysis of a Boy with Transvestite Tendencies, qui confirment l’articulation avec les travaux sur le travestisme, au moment où Stoller publie ses travaux sur la transsexualité et « l’identité de genre » (1964).

Mais l’époque est mûre, dans le contexte de l’avancée clinique rendue possible par Lacan (Écrits, 1965, et Séminaire) d’une relecture proprement freudienne du phénomène dont on a vu l’investissement croissant et massif par ces théories de l’Egodevelopment. La contribution de G. Rosolato prend date en ce sens (1967), par son « Étude des perversions sexuelles à partir du fétichisme », dans le recueil Le désir et la perversion.

5 / Les années 1970 s’inaugurent par ce moment en quelque sorte « réflexif » qui indique que le fétichisme est reconnu comme thème-carrefour de la référence métapsychologique et des problèmes cliniques, véritable enjeu entre les « écoles » analytiques : ce n’est pas un hasard si la Nouvelle Revue de psychanalyse, à peine créée, l’inscrit en tête de ses thèmes de réflexion : le numéro 2, « Objets du fétichisme » (automne 1970), manifeste ce souci de faire le point sur ce « fétichisme dont se dérobe l’objet » (selon la formule de G. Rosolato) et qui est en même temps envisagé comme organisant des « objets » transversaux : ce que reflète la division en quatre parties de ce bilan : psychanalytique, ethnologique, économique… et cinématographique. La déclaration de J.-B. Pontalis prend date en ce sens, dans sa Présentation, de cette reconnaissance du fétichisme, bien plus que comme une perversion, comme ce « à partir » de quoi peut « se renouveler l’étude des perversions sexuelles » en général. D’où sa fonction paradigmatique : « le fétichisme peut servir de modèle dans l’abord psychanalytique de la relation d’objet » (op. cit., p. 6) – et métaphorique – « il existe peu d’exemples aussi remarquables de migration conceptuelle » (p. 12). Moment important où « l’illusion fétichiste » (p. 15) se trouve reconnue comme accès irremplaçable à une certaine vérité inconsciente.

Alfred Adler exprime le renversement de situation : « Le fétichisme a perdu tout droit de cité dans les théories anthropologiques d’aujourd’hui », ce qui entraîne un « déplacement sémantique » : d’où l’état d’esprit singulier des psychanalystes, voulant « convier les ethnologues à retourner dans l’autre sens la métaphore du fétiche et à ramener dans sa terre natale cette notion… » (« L’ethnologue et les fétiches », op. cit., p. 149) – quitte à dépister dans certaines ambiguïtés de l’usage ethnologique lui-même une séquelle de ce « fétichisme archaïque »… ainsi vainement exorcisé (p. 158).

II. L’enjeu du fétichisme : objet maternel et/ou objet phallique

Les théories psychanalytiques postfreudiennes du fétichisme semblent tout d’abord animées, au-delà de leur diversité, par une préoccupation : redéfinir l’économie de la perversion fétichiste du côté de l’objet maternel, saisi moins dans son contenu phallique qu’en sa dimension d’attachement/séparation.

Postérité significative autant que paradoxale : on l’a vu, la théorie de l’ersatz phallique est la pierre d’angle de la théorie freudienne du fétichisme et elle renvoie à ce qui est perçu sur le corps de la mère en ses enjeux de castration. La dimension phallique est donc, métapsychologiquement et cliniquement, l’essence du fétichisme inconscient. Or, tout se passe comme si les théories psychanalytiques du fétichisme avaient éprouvé le besoin, sans récuser le noyau de l’interprétation freudienne, d’en déplacer l’axe, en suivant la ligne de l’ « objet », du côté de l’objet d’amour maternel et de l’ « objet interne » qui en exprime la position.

On comprend dans cette perspective que les conceptions de Melanie Klein [1], relançant puissamment une théorie de l’ « objet partiel » – terme proposé par Karl Abraham –, ait joué un rôle essentiel dans cette « réforme » ou « révision » de la théorie freudienne du fétichisme. On se souvient au reste de l’introduction par Abraham de l’expression « refoulement partiel », dans l’une des toutes premières descriptions de cas (supra, p. 69).

Une autre ligne de réflexion sur le fétichisme en explore la fonction défensive et ses composantes sadiques, qui met ainsi en jeu les mécanismes d’introjection-projection.

C’est la contribution de Sylvia Payne, Some Observations on the Ego Development of the Fetishist (1939), prolongée par W. H. Gillespie, A Contribution to the Study of Fetishism (1940).

L’accent est mis dans cette perspective sur la faiblesse du « développement du moi » (Glover) – renchérissant sur les notations de Freud sur le fond d’ « inhibition » fonctionnelle du processus fétichiste (supra, p. 75). Celle-ci se traduirait par une réactivation des modes de défense les plus archaïques, rendant compte notamment de l’introjection de « l’imago du pénis ». Cela confirme l’exploration de l’importance des éléments prégénitaux, mais la dynamique de fond reste assurée en quelque sorte par le problème phallique – façon de réconcilier « freudisme » et « kleinisme » sur la question.

III. « Objet transitionnel » et fétiche : Winnicott

La contribution célèbre de Winnicott sur les « objets » et « phénomènes transitionnels » s’inscrit indéniablement dans le cadre de la réflexion postfreudienne sur la problématique fétichiste : ce qu’il décrit dans son article « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1951) touche en effet à la zone d’expérience clinique concernée : le « coin de couverture » conçu comme « symbole d’un… objet partiel tel que le sein maternel » prend le relais de ces « objets » fétichisés au sens large (dans une lignée kleinienne). Il n’en est pas moins révélateur que Winnicott, loin d’assimiler l’ « objet fétiche » à l’ « objet transitionnel », récuse explicitement le terme, quitte à remarquer que l’étude de ce dernier « s’élargit et débouche », entre autres, sur la question du « fétichisme ».

Cf. la note où Winnicott se réfère à l’article de Wulff « Le Fétichisme et le choix de l’objet dans la petite enfance » (1946), qui « y étudie de façon claire le même phénomène ; toutefois, ajoute-t.il, il appelle les objets des « objets fétiches ». Pour moi, ce terme ne me paraît pas correct » (op. cit., in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 115, n. 1).

En fait, Winnicott suggère de « réserver le terme “fétiche” pour décrire l’objet employé en raison d’une hallucination d’un phallus maternel » ; quant à « l’objet transitionnel », c’est « virtuellement un phallus maternel, tout en étant à l’origine le sein, c’est-à-dire la chose créée par l’enfant et en même temps fournie par l’environnement » (op. cit., p. 12). Winnicott a soin de le distinguer de l’ « objet interne » au sein kleinien, en soulignant sa réalité externe, comme « possession », destinée en ce sens à opérer la médiation entre « dedans » et « dehors » : cet « objet interne » dépend, quant à ses qualités, de l’existence, de l’animation et du comportement de l’objet externe – le sein, l’image maternelle et tous les soins de l’environnement » (p. 118-119). On touche là au domaine de l’ « illusion » – à distinguer de l’ « hallucination », que Winnicott réserve au statut de l’objet-fétiche. Ces proto-objets – « premier jouet moelleux, animal ou poupée » – ont donc pour fonction « normale » de poser la « base de l’instauration de l’expérience » – le fétiche renvoyant davantage à la psychopathologie :

« Une étude de l’usage que fait l’enfant de l’objet transitionnel et des phénomènes transitionnels en général peut nous éclairer sur l’origine de l’objet fétiche et du fétichisme. Mais on perd obligatoirement quelque chose en remontant de la psychopathologie du fétichisme aux phénomènes transitionnels qui appartiennent aux origines de l’expérience et sont inhérents à un développement affectif normal » (p. 124).

On voit la contribution, aussi indirecte qu’originale, de Winnicott à la problématique du fétichisme. Il ne fait pas de difficulté à admettre la signification freudienne du fétiche comme « phallus maternel » halluciné, mais il en souligne l’aspect d’ « hallucination », en termes réalistes assez brutaux, pour l’opposer à cette espèce de « fétiche » appartenant au développement affectif « normal » qu’est l’ « objet transitionnel ». Celui-ci devient par là même le « précurseur » du « fétiche » – et l’enfant passe en ce sens par une phase « normale » de fétichisation, mais dans un registre bien distinct aux yeux de Winnicott : celui de l’ « illusion » – qui maintient la tension du « dedans » et du « dehors », qui tendraient au contraire à se recouvrir dans l’ « hallucination » fétichiste – et de la relation maternelle – au « sein » et non au « phallus » (bien que, on l’a vu, il considère l’ « objet transitionnel » comme déjà, « virtuellement », un « phallus maternel » !).

Il y a là une « tierce » position, entre la position freudienne (qui aligne le fétichisme clairement sur l’angoisse de castration) et la position kleinienne.

IV. Fétiche et « objet a » chez Lacan

Il est intéressant de remarquer que c’est sur la question du « fétichisme » que fut mise à l’épreuve dès 1954, juste après le « Discours de Rome », la trilogie de « l’Imaginaire », du « Symbolique » et du « Réel ».

Il s’agit d’un texte cosigné par W. Granoff et J. Lacan (en fait rédigé par le premier avec la collaboration du second), « Le fétichisme : le symbolique, l’imaginaire et le réel », et paru dans Perversion, Psychodynamic and Therapy, 1956, réédité in L’objet en psychanalyse. Le fétiche, le corps, l’enfant, la science (Denoël, 1986, p. 16-32). Après un rappel sommaire de la position freudienne, est « relu » le cas du petit Harry, présenté par S. Lorand dans son article princeps évoqué supra, p. 112. En référence à l’ « éclat sur le nez » comme à la « mèche coupée » du petit Harry, c’est une crise de la « symbolisation » qui est diagnostiquée.

Dès ce moment, c’est la « peur de la castration » qui est mise en valeur comme l’enjeu de « l’histoire clinique » :

« Si la force de la répression (de l’affect) se trouve dans l’intérêt pour le successeur du phallus féminin, c’est la dénégation de son absence qui aura construit le monument, le fétiche deviendra le véhicule pour, à la fois, nier et affirmer la castration » (p. 29).

Dans ce contexte, le fétichisme apparaît comme « situé sur la ligne de démarcation » entre l’angoisse – référée au registre imaginaire – et la culpabilité – référée au registre symbolique, le petit fétichiste « trébuchant » sur la triangularité qui soutient le désir œdipien.

Le fétichisme apparaît dès alors pour Lacan comme ce qui « articule, d’une manière particulièrement frappante, ces trois champs de la réalité humaine que nous avons appelés le symbolique, l’imaginaire et le réel » (p. 31).

Le fétiche en vient à illustrer en quelque sorte in re la fonction « symbolique » de l’ « objet a » dans la pensée ultérieure de Lacan.

Évoquant la position de l’ « objet a », après en avoir rappelé la fonction imaginaire (« spéculaire »), Lacan précise en effet « la fonction que cet objet reçoit du symbolique » :

« Cela même qui lui donne son usage d’arme à l’avant-poste phobique, contre la menace de disparition du désir ; de fétiche dans la structure perverse, comme condition absolue du désir a, objet du désir, au point de départ où le situe notre modèle est, dès qu’il y fonctionne…, l’objet du désir. Ceci veut dire qu’objet partiel il n’est pas seulement partie, ou pièce détachée, dispositif imaginant ici le corps, mais élément de la structure dès l’origine, si l’on peut dire dans la donnée de la partie qui se joue. En tant que sélectionné dans les appendices du corps comme indice du désir, il est déjà l’exposant d’une fonction… Il est restitué au champ de l’Autre en fonction d’exposant du désir de l’Autre » (« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », 1960, in Écrits, p. 682).

On voit ainsi relu, dans la langue lacanienne, le dispositif décrit chez Freud (supra, p. 87) – ce qui permet, en réaction aux « révisions » évoquées plus haut, de reprendre avec radicalité la signification du fétichisme dans la dialectique de la castration, en en soulignant la portée structurale – mouvement nettement attestable dans l’évolution métapsychologique, mais pour laquelle Freud avait laissé les « portes ouvertes », de façon plus aporétique (supra, p. 88). De plus, Lacan attribue à cet « objet » sa dimension de manque, là où les courants précédents étaient tentés de le « substantialiser » peu ou prou. [2]

Le fétiche est donc chez Lacan le signifiant de la loi – de la jouissance – apparaissant dans le réel comme objet. C’est autrement dit la version matérielle de l’ « objet a », ce qui, dans la structure perverse, fonctionne comme « condition absolue du désir ».

Le fétiche acquiert donc la fonction, structurale, pour la perversion, symétrique de celle du « symptôme » pour la névrose. En contraste du « symptôme névrotique », le fétiche est « offert à l’usage ». Son paradoxe est qu’ « il fait loi », accomplissant par là même « en pratique » (celle du fétichiste) le déni de la castration et, ce faisant, signifiant du désir – ce qui revient à combler la plénitude imaginaire de la mère – par une « réfection » du corps maternel. Le fétiche manifeste donc, par son instauration, la réalisation du processus de déni de la castration : il se pose comme la transformation de la loi-signifiant en loi-objet en quelque manière, ce qui revient à réaliser le fantasme (on rejoindrait ici la notion d’un fétiche comme quasi-hallucination déjà suggérée). On comprend qu’un pur et simple signifiant – l’expression « éclat sur le nez » (supra, p. 81) – puisse valoir comme fétiche.

• Ce trajet permet de réapprécier avec quelque ironie la déclaration de Freud : là où, pour lui, le fétichisme avait trouvé son explication définitive, il n’a cessé de requestionner sa postérité comme le « chiffre » d’une énigme mais qui a trouvé, grâce à lui, son statut inconscient. L’intérêt pour le fétiche est aussi bien le signe majeur de la réactivation de la question de l’objet en psychanalyse – ce qui en fait l’actualité chronique.

 

Notes

[1] Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs, 1934.

[2] Sur l’ensemble de la position lacanienne, cf. P.-L. Assoun, Lacan, puf, « Que sais-je ? », 2003.