Le fétichisme : une énigme pour le « savoir de l’homme »

 

Le but du présent ouvrage est de déterminer le contenu, la signification et la portée du concept psychanalytique de « fétichisme ».

Il se trouve en effet que Sigmund Freud a redéfini la notion de fétichisme et en a fait un élément décisif d’accès à la signification psychosexuelle de l’inconscient. Mais ce terme, loin de l’inventer, il le reprend d’un certain usage sexologique : le « fétichisme » désigne en effet, dans la terminologie sexologique, une forme de « perversion ». Innovation au reste datable avec précision (infra, p. 45). Lorsque Freud emploie le terme Fetischismus, il « traduit » donc le label sexologique, tout en en modifiant considérablement le contenu et le sens. On comprend par là même que l’examen du concept proprement psychanalytique de fétichisme requiert de le confronter à sa « valeur d’usage » comme concept sexologique. S’agit-il d’une sorte d’ « homonymie » pure et simple ou d’un « cousinage » sémantique ? Ce point est d’autant plus important que les usages du terme sont fréquemment confondus – au détriment justement de la compréhension de la catégorie psychanalytique de fétichisme.

Cette équivoque révélatrice assigne le second but de cette enquête : le « fétichisme » est l’occasion de saisir sur le vif le « décrochage » que l’explication psychanalytique – à proprement parler « métapsychologique » [1] – représente par rapport au « mode de penser » sexologique. L’exemple étant ici encore, comme le remarque Freud, « la chose même », le fétichisme fournit l’accès privilégié à une telle interrogation. Au-delà donc de l’élucidation de ce concept particulier, l’examen du fétichisme donnera lieu ici à un questionnement de la conception de la psychosexualité, noyau de la doctrine métapsychologique.

Nous ne sommes pourtant pas au bout du recensement des enjeux de la notion : lorsque la sexologie, à la fin du xixe siècle, s’empare du terme « fétichisme », celui-ci a déjà un usage séculaire dans un autre champ : ethnologique. C’est même dans la phase « préhistorique » de l’ethnologie, au début de la seconde moitié du xviiie siècle, que le terme est forgé (infra, p. 13). Rarement au reste un terme aura été aussi aisément datable – on le voit surgir en 1756-1760 sous la plume de Charles De Brosses comme néologisme –, ce qui fait même du « fétichisme » un prototype de néologisme (pour des raisons qui apparaîtront dans notre enquête, infra, p. 13).

Le problème se pose donc du sens de cette seconde homonymie – entre l’usage ethnologique du terme « fétichisme », où il désigne une forme de croyance « religieuse », qui d’ailleurs oblige à requestionner le rapport de la croyance au concept même de religion (infra, p. 19) et l’usage « (psycho)sexuel » du terme – comme conduite perverse, puis comme « rituel » inconscient symptomatique.

Cette polysémie du terme, bien connue et éclairée par l’enquête historique, constitue en soi un problème : quel rapport y a-t-il entre ce double régime du concept ? Comment le terme de « fétichisme », forgé vers 1750 dans un contexte ethnologique, en vient-il, vers 1900-1930, à être redéfini comme une pièce maîtresse de l’explication psychanalytique ?

Cela définit le troisième but de la présente enquête. Dans la mesure où ce terme de « fétichisme », forgé dans le cadre d’une théorie de la culture, s’est retrouvé au centre de la conceptualisation psychanalytique, il doit être également questionné comme un « pont » entre « psychanalyse » et « culture » [2]. On a là en effet une notion dotée d’une réelle autonomie, se référant à des phénomènes singuliers – aussi repérables et descriptibles qu’énigmatiques – qui touchent à la fois à la culture et au « symptôme », à l’anthropologie religieuse et à la psychopathologie analytique.

Il faudra donc s’interroger en troisième lieu sur la double signification de l’ « institution » fétichiste : qu’est-ce qui, dans le fétichisme, impose cette double destination, socioculturelle et « symptomatologique » ? Considéré de ce nouveau point de vue, le fétichisme pose, de façon privilégiée une fois de plus, la question de la « dérivation » d’un concept d’un registre à l’autre. C’est à ce titre une illustration de cette « double face » du culturel et de l’inconscient que la psychanalyse aide à questionner.

À l’énoncé des considérations précédentes et des questions qu’elles ouvrent, on peut soupçonner que le fétichisme est un concept hautement surdéterminé – entendons qu’il possède la « vertu » de condenser des significations diverses sinon hétérogènes, tout en en révélant la secrète affinité. C’est à ce titre en quelque sorte un prototype de concept « interdisciplinaire », sinon « encyclopédique » qui requiert un va-et-vient entre des usages et des régimes conceptuels à la fois diversifiés et solidaires.

Traiter du « fétichisme » – qu’il nous faut écrire ici entre guillemets comme terme fortement « chargé » et « connoté » –, c’est donc restituer cette dynamique des usages et enjeux idéologiques, à travers les glissements constants de sens.

Cela est confirmé par une double considération relative à la phase intermédiaire entre l’usage ethnologique et la « reprise » psychanalytique du concept.

D’une part, compte tenu de ses enjeux anthropologiques, le « fétichisme » est passé, via les théories de la croyance religieuse et de son origine, dans le discours philosophique. Ce n’est pas un hasard si, tout au long des xviiie et xixe siècles, tous les grands philosophes rencontrent la question du fétichisme et la situent par rapport à leur « évaluation » du problème anthropologique (infra, p. 23 s.). Le « fétichisme » se confirme un « révélateur » de la question de la croyance et même, au-delà, du sujet et de l’objet de la religion. Il y a bien en tout cas une problématique philosophique du fétichisme, qui ouvre la voie, de façon inattendue, à la réflexion psychanalytique – eu égard à la relation complexe « psychanalyse et philosophie » [3].

D’autre part, dans le cadre de sa critique de l’économie politique, Karl Marx fut en situation, on le sait, de faire un usage, aussi central que « métaphorique », de cette notion – en inaugurant un nouveau régime conceptuel. Celui-ci, au-delà de la « migration » de la notion, de l’ethnologie à l’économie, s’avère lié à une critique de la modernité. Usage original – au sens fort du terme – qui a ensuite alimenté une critique de la « marchandise » comme mode proprement moderne de fétichisme.

L’examen du fétichisme permet donc de nouer, à chaque fois, les alternatives d’une double interrogation : clinique et culturelle, scientifique et philosophique, économique et « psychologique ». C’est la problématique proprement psychanalytique qui servira à orienter ce questionnement et à produire éventuellement un « diagnostic » sur cette « amphibologie ». Il s’agit, à la lueur de la rupture introduite par la psychanalyse dans le régime d’un concept dont elle hérite, de saisir en quelque sorte par récurrence ce qui s’était joué en ce concept et son devenir tout entier. Il ne s’agit pas ici autrement dit simplement d’une histoire, ni même d’un examen du concept de fétichisme en lui-même, travail opéré de façon satisfaisante [4]. L’usage psychanalytique du fétichisme n’apparaîtrait d’un tel point de vue que comme un épisode – qu’on lui accorde d’ailleurs l’importance d’une péripétie, d’une variante ou d’un renouvellement – de l’histoire générale du concept. Il convient plutôt ici de faire droit à l’effet double de la psychanalyse sur la notion de « fétichisme » : rupture, sous couleur de continuité terminologique, avec les usages antérieurs et mise à jour rétrospective des enjeux du concept depuis son origine.

L’usage psychanalytique du fétichisme s’avère donc révélateur de l’effet générique de rupture du savoir psychanalytique et de sa fonction d’opérateur de lecture d’un concept des « sciences de la culture » [5]. Les trois finalités énoncées plus haut prennent ainsi leur unité comme « moments » en quelque sorte généalogiques d’une notion que vient « finaliser » le « diagnostic » psychanalytique. Parti d’un intérêt psychanalytique pour le concept de « fétichisme » et le phénomène qu’il désigne, le questionnement y revient donc par un détour nécessaire qui montre l’effet exemplaire du « savoir de l’inconscient » sur le « savoir de l’homme ». Le fétichisme pourrait bien être en ce sens le véritable « Schibboleth » [6] du savoir de l’homme ressaisi par le symptôme.

Ces considérations sur la spécificité du fétichisme assignent sa démarche à notre enquête.

En un premier temps, il s’agira de déployer la genèse du fétichisme avant Freud, en tressant sa triple dimension – ethnologique, philosophiqueet sexologique – pour voir se dessiner le réseau d’enjeux dont la psychanalyse va hériter.

En un second temps, il s’agira de reconstituer la signification de la théorie freudienne du fétichisme, qui oblige à traverser la genèse de la métapsychologie tout en en suivant les figures cliniques.

Il sera alors temps, en un troisième moment, de solder en quelque sorte les conséquences de la théorie psychanalytique sur les plans de la théorie de la culture, de l’esthétique et de la clinique analytique.

 

Notes

[1] On désigne sous ce terme la théorie psychanalytique, prise en compte des aspects topico-économico-dynamiques des « processus inconscients ». Voir sur ce point notre Introduction à la métapsychologie freudienne, puf, « Quadrige », 1993, et La métapsychologie, « Que sais-je ? », 2000.

[2] La présente enquête se détache en ce sens sur le fond de notre synthèse Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Armand Colin, « Cursus », 1993.

[3] Au sens de la conjonction construite dans notre travail Freud, la philosophie et les philosophes (puf, 1976 ; « Quadrige », 3e éd., 2005) et ses prolongements, Freud et Nietzsche (puf, 1980 ; « Quadrige », 1998) et Freud et Wittgenstein (puf, 1988 ; « Quadrige », 1996).

[4] La dernière synthèse est celle d’Alfonso M. Iacono, Le fétichisme, histoire d’un concept, puf, 1992.

[5] Au sens cerné dans l’ouvrage cité en n. 1, p. 5.

[6] Cf. La Bible, le Livre des Juges, 12, 5-6 : les gens de la tribu de Galaad, pour démasquer ceux de la tribu ennemie d’Éphraïm, exigeaient : « Prononce donc Chibboleth ! » Il prononçait Sibboleth, ne pouvant l’articuler correctement (les Éphraïmites prononçant « ch « comme un » s ») et était mis à mort. Freud fait du rêve et de l’inconscient les « Schibboleth » de la psychanalyse, soit le « mot de passe » qui décide de l’accès à la chose psychanalytique. Sur ce rôle du fétichisme, cf. infra, p. 121, la conclusion du présent ouvrage.