Chapitre III. La réinvention du fétichisme : l’usage sexologique

 

« Il n’y a pas d’être plus malheureux sous le soleil qu’un fétichiste qui languit après une bottine et qui doit se contenter d’une femme entière. »

Karl Kraus [1].

 

Lorsqu’il formule ce paradoxe lucide, en 1908, Kraus atteste une mutation à la fois récente et irréversible du terme « fétichiste » : depuis quelque vingt ans en effet, il désigne l’ « adepte » non plus d’une religion primitive, mais d’une « perversion » moderne. La rapidité même avec laquelle la nouvelle acception du terme s’impose, au tournant des xixe et xxe siècles, traduit la nécessité d’une évolution sémantique. Si la « chose » – l’usage « dévié » d’un objet quelconque vers un but sexuel – était depuis longtemps décrite (puisque « pratiquée » !), l’apparition du « mot » va inaugurer une nouvelle ère du « fétichisme ».

À peine le terme avait-il été créé par les sexologues que déjà l’aphoriste viennois Karl Kraus (1874-1936), contemporain de Freud (aussi bien critique de la psychanalyse après avoir sympathisé avec la pensée de Freud), pouvait en faire un usage humoristique : il désignait en effet, par ce défi au « bon sens », l’énigme du « fétichisme » : qui doit être le fétichiste, qu’y a-t-il dans son « fétiche » pour ainsi être préféré à « une femme entière » ? Que signifie ce « culte » incongru ?

I. De l’ethnologie à la sexologie : la mutation d’un concept

On s’étonnera moins de ce déplacement métaphorique qui applique le terme de « fétichisme » à un comportement individuel sexuel « moderne », alors qu’il désignait jusque-là un comportement social religieux « primitif », si l’on se rappelle que dès l’origine – chez De Brosses – il était question d’un « fétichisme particulier » (à côté du « fétichisme général ») – et que la notion de fétichisme s’appuyait sur un parallèle étroit entre « nations modernes » et « peuples anciens ». Le fait nouveau est indéniablement la sexuation de la notion, révélant une fonction « perverse » de cet objet-signe qu’est le fétiche : encore faut-il rappeler que l’opposition du « naturel » et de l’ « artificiel » était au principe même (étymologique) de la notion ethnologique, en sorte que le terme prendra assez continûment sa place dans une réflexion générique sur les perversions.

On se souvient que De Brosses faisait place, à côté des « fétiches généraux », à des « fétiches particuliers » (supra, p. 16). Il note même qu’ « il en fallait de particuliers pour chaque personne, même pour chaque petit désir de chaque personne » (Du culte des dieux fétiches, sect. 3, p. 112) : le discours sexologique va prendre à la lettre rétrospectivement cette remarque. Mais, précisément, là où De Brosses voyait un signe du caractère capricieux de la mentalité primitive, donc arbitraire et « hasardeux », le sexologue va se mettre à questionner ce choix comme significatif, avant que le psychanalyste ne le reconnaisse comme signifiant.

L’extrapolation « sexologique » pouvait au reste se prévaloir de l’usage positiviste de la catégorie-» pont » entre collectivité (primitive) et individualité (« moderne ») : Auguste Comte, dont on a vu l’importance pour la théorie religieuse du fétichisme, avait suggéré en passant l’analogie, dès 1830 : « Quoique nous soyons heureusement assez éloignés du fétichisme pour ne plus le concevoir aisément, chacun de nous n’a qu’à remonter suffisamment dans sa propre histoire individuelle pour y retrouver la fidèle représentation d’un état initial » (Cours de philosophie positive, 52e leçon). Binet devait prouver – et à sa suite, Freud – qu’il ne croyait pas si bien dire. Passage prémonitoire – au moment où le terme « fétichiste » s’impose comme substantif (1842) – qui légitime l’extension sexologique et psychanalytique.

Cette « intronisation » du fétichisme comme « perversion sexuelle » est au reste exemplaire de ce discours sexologique : c’est en effet juste à ce moment que le terme « perversion » (attesté depuis 1444 au sens de « retournement » ou « renversement » en sa connotation religieuse et morale) en vient à acquérir sa signification d’ « inversion du sens génital » organisant une configuration « psychopathologique » spécifique.

Il faut relever en ce sens que, lorsque le terme s’impose en cette signification, dans une communication de Charcot et Magnan – « Inversion du sens génital et Perversions sexuelles » (1882), c’est en référence à des formes de fétichisme. Magnan parle de même des « anomalies, des aberrations et des perversions sexuelles » (communication à l’Académie de Médecine du 13 janvier 1885). Binet inscrira donc son initiative, peu après, dans la logique de ce repérage des « perversions sexuelles », en sorte que le fétichisme vient, ainsi reconnu, occuper sa place de plein droit dans la « taxinomie » des perversions. Loin d’être une initiative improvisée, le geste de Binet vient bien à son heure. Mais là où Charcot et Magnan décrivent un cas de voyeurisme, embrayant un comportement fétichiste, Binet va dégager une entité sexologique spécifique où « l’adoration religieuse est remplacée par un appétit sexuel ».

Notons que Charcot et Magnan décrivirent le cas d’un fétichiste du « bonnet de nuit » et qui se révéla avoir connu ses premiers émois sexuels à l’âge de cinq ans, après avoir dormi avec ses parents et avoir vu sa mère… en bonnet de nuit. C’est sur ce type de remarques que devait se fonder la théorie de Binet d’une « association » liée à une expérience infantile comme déterminant la fixation fétichiste.

II. Le « fétichisme dans l’amour » : l’innovation de Binet

Ce que De Brosses avait réalisé sur le plan ethnologique, il revint à Alfred Binet (1857-1911) de le réitérer en quelque sorte sur le plan sexologique. C’est Binet qui, en 1887, dans un article de la Revue philosophique – « lieu » symbolique de ce « croisement » au destin philosophique du concept retracé plus haut (p. 24-42) –, inaugure l’usage sexologique du « fétichisme ». C’est depuis Binet et grâce à lui que le terme en vient à prendre la connotation sexuelle que nous lui connaissons et qui fraiera la voie à l’usage freudien. C’est bien « le fétichisme dans l’amour » qui est en cause.

Alfred Binet, né à Nice en 1857, avait une formation multiple en droit, médecine, sciences naturelles. Épris de littérature, il possédait une culture philosophique – alimentée notamment à Taine, John Stuart Mill et l’ « associationnisme ». C’est aussi bien sous l’égide de Ribot que se noue sa vocation de psychologue. Contemporain de Freud, il fréquenta comme lui le service de la Salpêtrière de Charcot, travaillant sur l’hystérie et l’hypnose. Quand il publie cet article destiné à acquérir une signification historique dans la genèse du fétichisme, il est dans la première partie de sa carrière : après un mémoire, « La vie psychique », il venait de faire paraître son premier ouvrage, La psychologie du raisonnement, recherches sur l’hypnotisme (1886). En même temps qu’au fétichisme, il s’intéressait au Magnétisme animal (titre de l’ouvrage publié avec Féré en 1887). Après Les altérations de la personnalité (1892) – qui clôt en quelque sorte sa période de formation « charcotiste », il deviendra le créateur de la « psychologie expérimentale » française dans le cadre du Laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne, fondant en 1895 L’Année psychologique. Combinée à un intérêt croissant pour la pédagogie, cette évolution vaudra à Binet sa réputation comme créateur de la « psychologie différentielle » et de L’étude expérimentale de l’intelligence (1903) : on pense à la fameuse « échelle Binet-Simon » de mesure de l’intelligence. Sa renommée comme créateur des « tests mentaux » fit passer à l’arrière-plan, on le conçoit, son article « de jeunesse » sur le fétichisme qui nous intéresse ici. Binet fut néanmoins l’un de ceux qui en France attirèrent l’attention sur l’œuvre de Freud et celui-ci le cite, indépendamment de sa théorie du fétichisme, comme représentant de l’École française, entre Charcot et Janet, par exemple à propos de la cécité hystérique (1911) et, dès les Études sur l’hystérie, à propos de l’hypnotisme.

On peut légitimement se demander par quel hasard apparent c’est le fondateur de la psychologie expérimentale qui a baptisé le fétichisme : cet intérêt pour cet objet psychopathologique singulier n’est-il qu’un « accident de parcours » ou une digression ? À bien y regarder, Binet a une « obsession » centrale, de nature « différentialiste » : son projet est centré sur un but, « relever les différences psychologiques individuelles afin d’établir expérimentalement une classification de caractères » (projet formulé en 1910 dans un article consacré à Rembrandt) – ce à quoi tendront sa méthodologie de « tests » et ses dernières théories pédagogiques. On comprendrait mieux ainsi qu’il ait rencontré la question du fétichisme comme celle de la singularité « caractérielle » en effet la plus radicale ! Mais, précisément, tout en posant la bonne question du point de vue psychanalytique – « Pourquoi aime-t-on telle personne plutôt que telle autre ? » –, Binet y voit un enjeu du côté du « comportement » affectif du sujet lui-même dans le contexte d’une « monade » psychique dont il s’agit de faire la psychologie différentielle, là où la psychanalyse portera l’accent sur la relation d’objet (via la « théorie de la libido », infra, p. 55 s.).

On ne s’étonnera pas que l’usage sexologique retrouve une métaphore religieuse : celle du « monothéisme » et du « polythéisme » :

« L’amour normal nous semble une symphonie composée de sons de toutes sortes. Il résulte des excitations les plus diverses. Il est pour ainsi dire polythéiste. La fétichisme ne connaît que le timbre d’un instrument unique ; il est constitué par une excitation déterminée, il est monothéiste. »

On s’attendrait plutôt à ce que l’accent soit mis sur le « polymorphisme » de la perversion par opposition à l’unité de l’amour (proprement génital) : il est frappant que l’usage sexologique saisisse plutôt le caractère « polarisé » du fétichisme (ce qui est rendu ici par le caractère « moniste » au sens musical ou religieux).

D’autre part, Binet reconnaît que « tout le monde est plus ou moins fétichiste en amour » : il est amené à distinguer le « petit fétichisme » du « grand fétichisme » – réservant à ce dernier sa portée « pathologique ». La « pathologie » commence quand « l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant au point d’effacer tous les autres » : « L’amour perverti est une pièce de théâtre où un simple figurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle. »

Or – et c’est là la thèse centrale de Binet – cela s’opère par une observation ou un événement produit de façon précoce dans une phase d’excitation sexuelle, déterminant une association entre impression et excitation qui persiste comme réminiscence (souvenir insu comme tel) qui continue d’agir et se perpétue par l’usage du fétiche. Par là il rompait en partie avec l’explication « héréditaire » de Krafft-Ebing.

C’est cette conception qui est reprise dans les études de P. Garnier (Les fétichistes, 1889) et d’Émile Laurent dont l’ouvrage paraît la même année que les Trois essais de Freud. Notons qu’à Vienne Theodor Meynert et Sigmund Exner, maîtres de Freud et A. von Schrenck-Notzing de Munich, se rallièrent à l’explication de Binet, de même que Ribot, théoricien de la psychologie associationniste. Il faut relever que Krafft-Ebing lui-même était strictement « héréditariste » pour le sadisme et le masochisme et davantage prêt, pour le fétichisme, à faire sa part au hasard et à l’histoire.

Il faut noter que Freud ne cessera de se référer explicitement à Binet quand il mentionnera le fétichisme comme perversion. Une expression – citée dès lors « en français dans le texte » – résume l’apport de Binet aux yeux de Freud : « On revient toujours à ses premières amours. » Cela revient en effet à souligner que la fixation fétichiste a sa source dans certaines « impressions d’enfance » précoces.

On trouve cette allusion dans le premier des Trois essais sur la théorie sexuelle (2a, GW, V, 53, et n. 1, p. 54).

On la retrouve dans Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de Jensen (1907) : « Depuis A. Binet nous essayons véritablement de ramener le fétichisme à des impressions d’enfance (Kindheitseindrücke) érotiques » (sect. II, GW, VII, 73). Les Leçons d’introduction à la psychanalyse (1917) précisent la dette : « Dès avant l’époque de la psychanalyse, il était connu (Binet) que, dans l’anamnèse des pervers, très fréquemment, une influence très précoce (ein sehr frühzeitiger Eindruck) de direction pulsionnelle anormale ou de choix d’objet est mise à jour, à laquelle la libido de la personne est restée attachée pour la vie » (XXIIe leçon, GW, XI, 361). En 1919 encore, l’écrit Un enfant est battu répète que, « longtemps avant l’époque de la psychanalyse, des observateurs comme Binet ont pu ramener les aberrations sexuelles de l’époque de la maturité à de telles impressions, précisément dans les mêmes années d’enfance de cinq à six ans », « événement fixant de l’époque infantile à mettre au jour par une recherche anamnésique » (sect. II, GW, XII, 200-201).

De fait, Binet semble ici tout près de la théorie psychanalytique : nous devrons pourtant saisir le moment où s’opère le « décrochage » de la théorie proprement analytique, au moment où Freud se démarque de Binet (infra, chap. IV, p. 64).

Il s’agit en attendant de suivre l’élaboration du fétichisme dans le discours sexologique proprement dit, en lui-même et en ce qu’il éclaire a contrario de la position freudienne en gestation.

III. Fétichisme et perversion dans la sexologie du XIXe siècle

On appréciera l’originalité de la théorie freudienne de la perversion fétichiste en comparant la version des Trois essais à celle de la Psychopathia sexualis, le grand traité sexologique de R. von Krafft-Ebing (1899, édition mise à jour par Moll à partir de 1923).

Le « Fétichisme », classé parmi les « paresthésies », apparaît au chapitre X entre le « sadisme/masochisme » et l’exhibitionnisme. Il est caractérisé comme la « prédilection prononcée pour une partie déterminée du corps de l’autre », pour des « qualités physiques ou psychiques ». C’est parvenue à un certain degré que cette prédilection, reconnue comme composante de la vie sexuelle normale, accrédite le diagnostic de « fétichisme pathologique » : celui-ci « peut se rapporter à des parties du corps, à des objets sans vie, qui pourtant sont presque toujours des parties du vêtement » (rééd. Payot, 1963, p. 313). Il est dès lors procédé à un inventaire des objets supports fétichiques, sans fil directeur apparent : parties du corps (sein, nez, main, nattes), qualités physiques (couleur des cheveux, mais aussi volume du corps ou infirmités, odorat), vêtements et étoffes (mouchoirs, souliers, bonnets de nuit, crêpes de deuil), actions (le fait de se peigner ou d’uriner), qualités psychiques (la cruauté est ainsi mentionnée comme « fétiche », ce qui renvoie au masochisme), enfin fétichisme chez la femme (pied, bouche, uniforme de l’homme peuvent être ainsi fétichisés).

On le voit, le discours sexologique ne méconnaît pas le lien entre sexualité normale et fétichisme – devinant qu’il exprime, sous forme « pathologique », une dimension de l’amour. La référence aux exemples littéraires atteste aussi bien l’intuition de la dimension « signifiante ».

On trouve chez Havelock Ellis plus particulièrement une attention aux « signes » dans le choix d’objet fétichique, tandis qu’Iwan Bloch soulignait le rôle du fétichisme dans l’histoire des religions comme institution perverse (Contributions à l’étiologie de la psychopathologie sexuelle, 1902-1903). Le rôle des « impressions infantiles » dans la naissance de ces perversions, souligné par Binet, ne pouvait pas non plus échapper à la conception sexologique, mais Krafft-Ebing souligne la disposition pathologique préalable qui fait qu’un événement en soi fortuit acquiert un tel pouvoir sur le sujet.

La logique « associative » est néanmoins reconnue, comme l’indique le passage suivant de la Psychopathia sexualis :

« Par fétiche, on a coutume de comprendre des objets, ou des parties d’objets, ou même de simples qualités d’objets, qui, grâce à leur rapport d’association avec une représentation d’ensemble ou une personnalité totale provoquant des sentiments vifs ou un intérêt considérable, constituent une sorte de charme ou d’enchantement (fetisso en portugais), “impression” qui reçoit de l’individu son caractère distinctif. On nomme fétichisme l’appréciation individuelle du fétiche, poussée jusqu’à l’exaltation par une personnalité affectée par l’objet » (op. cit., p. 29).

Le « fétichisme érotique », est-il dit, « trouve ses motifs psychologiques en ce que des qualités physiques ou aussi psychiques, d’une personne et même de simples objets dont elle se sert, deviennent des fétiches » qui « éveillent alors, par association, des puissantes représentations de la personnalité totale et qui accentuent à tout moment cette propriété d’une vive sensation de plaisir sexuel ».

Mais, précisément, ce qui manque au discours sexologique, c’est une théorie de la signification psychosexuelle qui insérât ce « symbolisme » associatif dans une cohérence psychique signifiante : pas décisif que va franchir Freud. Reconnu comme « personnalité sexuée » (Clérambault) par la sexologie, le fétiche va se voir déchiffré comme expression phallique.

IV. Le fétichisme dans la sexologie postpsychanalytique : les enjeux d’un débat

On ne quittera pas le discours sexologique sans se demander, en anticipant, dans quelle mesure sa théorie du fétichisme a été affectée par la modification imprimée par la psychanalyse à la notion. On peut en juger à travers le Traité de sexologie d’A. Hesnard (1933) qui conjoint la psychanalyse à la sexologie.

Le fétichisme est examiné dans la 3e partie : « Sexopathologie » au chapitre V : « Les perversions d’objets et l’homosexualité ». Il est examiné dans la section II entre l’ « Homosexualité », d’une part, la « Zoologie érotique », le « Vampirisme » et la « Nécrophilie », d’autre part (Traité de sexologie normale et pathologique, Payot).

Il est défini comme « l’intérêt érotique, exclusif ou prédominant, à un élément… de l’objet normal », « partie du corps » ou « vêtement » (op. cit., p. 667), ou même à une « particularité physique ou infirmité » (op. cit., p. 667). Il est souligné – acquis des Trois essais (infra, p. 61 s.) – que « le fétichisme détourne l’impulsion sexuelle non seulement de son objet, mais aussi, de ce fait même, de son but ». Mais dans la mesure où il est ici question d’ « impulsion », l’accent est mis sur l’inhibition et la réduction en des termes de résonance « comportementale » :

« Cette association de l’objet partiel et du sentiment amoureux devient ici, sur le plan strictement érotique, une condition impérieuse d’excitation, à la manière d’un véritable “réflexe conditionnel”, dont la création, toutefois… exigerait, pour les uns, un “traumatisme” émotionnel de signification érotisante, pour les autres une constitution psychique spéciale… Il est, en effet, évident que l’impulsion à désirer sexuellement un fétiche à la place de l’objet normal – impulsion restreignant l’objet à un de ses éléments, c’est-à-dire décapitant le désir de conditions fondamentales, à savoir de celles qui consistent à s’adresser à la personnalité d’un être humain réel et vivant – est le résultat d’un amoindrissement, d’un étiolement, d’une diminution, non de l’appétit sexuel, mais de sa portée psychique et sociale. Si le fétichiste répugne à désirer l’individu tout entier de l’autre sexe, c’est qu’une inhibition lui interdit cette synthèse, cette complexité d’objet » (op. cit., p. 67).

Le fétichiste en vient à être défini comme « un impuissant de la sexualité sociale, celle qui rend nécessaire la collaboration avec un autre être » (p. 671).

Du coup, la « pathogénie », référée à la psychanalyse, est destinée à rendre compte de ce « grippage » de la synthèse d’objet : le thème de la « mère phallique » (infra, p. 70) n’est mentionné que comme une hypothèse et l’essentiel de la théorie freudienne – le fétiche « symbole du phallus dont le malade n’a pas consenti, étant enfant, à admettre l’inexistence chez la mère, par peur de la castration que cette absence suggérait à son narcissisme inquiet » (voir infra, p. 75) – n’est mentionné qu’en note (n. 3, ibid.). Elle est dissoute dans une explication « affective » plus générale et floue – « l’individu se sentirait trop coupable d’aimer un autre individu, que, sous la menace d’une castration implicite, il se résoudrait à n’aimer que son substitut impersonnel et inanimé » (p. 671-672).

Tout se passe comme s’il s’agissait de concilier une conception « dysfonctionnelle » (sexologique) et « symptomatique » et psychosexuelle (psychanalytique). C’est dans une tout autre logique que Freud va s’engager : faisant fond sur l’aveu du caractère sexuel du fétichisme obtenu par la sexologie, il va en faire, via la perversion, un accès à une dimension fondamentale du désir humain.

 

Notes

[1] Le Flambeau (Der Fackel), 5 juin 1908, p. 25, no 256, cité par Thomas Szasz, Karl Kraus et les docteurs de l’âme, Hachette, 1985, p. 195.