Introduction. Jacques Lacan ou le « retour à Freud »

« C’est à vous d’êtres lacaniens, si vous voulez. Moi, je suis freudien. » Ainsi Jacques Lacan s’adresse-t-il à ses disciples, au terme de son enseignement et de sa vie1. Mais c’est précisément de s’être voulu — simplement et radicalement — « freudien » que son nom se retrouve homologué dans l’histoire de la psychanalyse, et au-delà, par les effets de ce geste, dans le « savoir de l’homme ». Jacques Lacan dans une encyclopédie ? Il y a pourtant, il faut en convenir, quelque paradoxe, voire quelque provocation à « encyclopédiser » Lacan, lui qui a fait de l’ignorance la passion cardinale, à côté de l’amour et de la haine — propos qui s’éclairera au terme du présent trajet (infra, p. 116). Et c’est à penser ce paradoxe que nous sommes, d’emblée, dans la « pensée-Lacan ». Car il y a bien une illusion au principe de l’encyclopédisme : non pas simplement parce qu’il est impossible de « tout savoir » ou de tout intégrer en une Somme — cela est plutôt le moteur de la passion encyclopédique et ce qui alimente l’insatiable « pulsion de savoir » –, mais parce que, au principe du savoir, œuvre un manque ou un élément de dé-complétude. Lacan parle à l’occasion d’ « ignorance encyclopédique ». En témoignent pathétiquement Bouvard et Pécuchet, qui s’adonnent à l’illusion du Tout- Savoir2sauf à en expérimenter au bout du compte le manque : « Que sais-je... donc ? » S’agirait-il alors de donner le « lacanisme » en pâture aux Bouvard et Pécuchet du XXI siècle, en sorte qu’il ne s’agirait que d’en faire de la copie — alors que la psychanalyse assume une ignorance salutaire, d’où, traversé « le sujet supposé savoir », jaillit la vérité de l’inconscient ?

De « Que sais-je ? » à Scilicet !

Il s’agit bien plutôt d’inscrire l’impact de la météorite « Lacan » sur le globus intellectualis. Ce qui doit nous encourager dans cette voie, c’est que Lacan lui-même cherche à homologuer quelque chose de l’ordre du savoir. Scilicet, « tu peux savoir », cette devise latine dont il fait le titre d’une revue, en un moment déterminant de la constitution du « lacanisme » (infra, p. 20), vaut en ce sens comme une confirmation et une reconduction du Sapere aude ( « ose savoir » ) horacien, que le créateur de la psychanalyse fit sien3. Lacan s’exposait donc à être lui même tôt ou tard « homologué » dans le Livre du savoir, en donnant « licence » (licet) au savoir (scire). Ses écrits, en leur forme singulière, figurent en effet bon gré mal gré dans la Bibliothèque (même s’ils sont définis à l’occasion comme « pas à lire » !). Si cela doit être fait, que du moins, cela soit « bien » fait, ou plutôt « suffisamment mal », entendons en faisant droit non seulement à sa différence, mais à sa discordance : dès lors que la psychanalyse n’est référable qu’au « sujet de la science » (infra, p. 78), elle ne saurait être... hors-savoir. Mais surestimer la consistance de ce savoir, c’est prendre le risque (mortel) d’édulcorer le réel auquel elle se réfère. C’est que l’inconscient (celui de Freud) n’est pas une « notion » : « Pas de connaissance. Mais du savoir, ça oui, à la pelle, à n’en savoir que faire, plein des armoires »4. Lacan s’exposait donc à être lui même tôt ou tard « homologué » dans le Livre du savoir, en donnant « licence » (licet) au savoir (scire). Ses écrits, en leur forme singulière, figurent en effet bon gré mal gré dans la Bibliothèque (même s’ils sont définis à l’occasion comme « pas à lire » !). Si cela doit être fait, que du moins, cela soit « bien » fait, ou plutôt « suffisamment mal », entendons en faisant droit non seulement à sa différence, mais à sa discordance : dès lors que la psychanalyse n’est référable qu’au « sujet de la science » (infra, p. 78), elle ne saurait être... hors-savoir. Mais surestimer la consistance de ce savoir, c’est prendre le risque (mortel) d’édulcorer le réel auquel elle se réfère. C’est que l’inconscient (celui de Freud) n’est pas une « notion » : « Pas de connaissance. Mais du savoir, ça oui, à la pelle, à n’en savoir que faire, plein des armoires » (RAD, AE, 433). L’Encyclopédie attendait donc Lacan et le « lacanisme », et nous ouvrons cette porte, sauf à en ménager les voies d’entrée, voire d’accès, et à condition d’y introduire son ironie inimitable, à laquelle l’humour de sa parole fait miroir. Pas question alors de le glisser dans les « armoires à savoir », mais d’en dégraisser, par lui, les serrures...

La « pensée-Lacan » et son objet

Or, cette spécificité s’annonce par la démarcation par rapport au « discours universitaire » qui place le signifiant « savoir » en position d’ « agent ». La psychanalyse y est rétive, puisque c’est l’objet du désir ( « objet a » ) qu’elle met à cette place. C’est précisément, pour annoncer d’emblée ce que l’on retrouvera au bout du trajet, l’apport majeur de Lacan à la psychanalyse et même à tout discours antérieur, renvoyé au « semblant » (voir infra, p. 58 et 123). D’où le caractère intrinsèquement contradictoire d’une présentation universitaire de l’apport de Jacques Lacan. Il arrivera à Lacan de dire que « l’universitaire, de structure, a la psychanalyse en horreur » (RAD, AE, 412).

Pourtant, l’ « objet a », avancée majeure de Lacan (infra, p. 70), n’est pas prétexte à l’indicible : c’est au contraire ce qui fonde l’ « objet de la psychanalyse », en sa rigueur (de réel et d’écriture). Cela nous légitime donc à tenter de caractériser la « pensée-Lacan » en ses avancées, de la reconnaître dans l’ordre du discours, comme « un discours qui ne serait pas du semblant »... Ainsi se dégage ce que nous appelons la « pensée-Lacan », moins pensée de l’inconscient que pensée vouée à dégager l’ « inconscient », au moyen d’une « réforme de l’entendement » issue de Freud. Cela permet d’éviter le trompeur terme de « lacanisme » : « Si tant est que ce que je vous enseigne ait la valeur d’un enseignement, je n’y laisserai, après moi, aucune de ces prises qui vous permettent d’y ajouter le suffisme « -isme » (S, VII, 25 mai 1960).

L’œuvre éclatée

La difficulté de méthode — pour le dire sur le mode démarqué du discours universitaire — coïncide d’emblée avec la difficulté de l’objet. La première concerne le corpus même : peut-on parler d’une œuvre de Lacan ? Jacques Lacan n’a proprement signé aucun livre — en dehors de sa thèse sur la psychose paranoïaque (infra, p. 18-19). Aux lieu et place de ce Livre inexistant, on trouve deux « blocs » : les Écrits — prolongés à titre posthume par les Autres Écrits — d’une part, Le Séminaire d’autre part. Écrits : le titre peut être pris au sens le plus ambitieux — biblique, à côté de la Loi et des Prophètes — ou le plus descriptif : « J’y suis comme auteur moins impliqué qu’on n’imagine, et mes Écrits un titre plus ironique qu’on ne croit », précisera-t-il en 1971 (LIT, AE, 12). Toujours est-il que, le 15 novembre 1966, se trouvent livrés à la publication 34 de ses articles écrits entre 1946 et 1965 (sur 50 écrits), publiés, par exemple, dans La psychanalyse. Nous disposons depuis 2001 d’un regroupement supplémentaire, à l’initiative de J.-A. Miller, sous le sobre titre Autres Écrits, sur la période 1938-1980. Mais il y aussi et surtout Le Séminaire, le lieu vivant d’élaboration de la « pensée-Lacan », effort continu de 1951 à 1979-1980, qui constitue le versant oral, soit la parole de Lacan. Véritable atelier dont Lacan est le principal ouvrier — mais auquel, il ne faut pas l’oublier, ses disciples et interlocuteurs ont participé. Le Séminaire commence en 1951, officieusement, en 1953 officiellement, et durera jusqu’en 1980. Soit vingt-six années d’enseignement, 25 tomes dont 9 publiés entre 1973 et 2001 — ce qui représente plus de 500 séances. Où commence, où finit cette « œuvre » ? Y a-t-il une cohérence de son développement thématique ? Le Séminaire, loin d’être une collection de thèmes, est un mouvement de recherche, translittéré d’année en année — ce qui rend inévitable le problème de la translittération d’une parole5. On n’en est encore qu’au début de l’exploitation des richesses de ce mouvement de découverte, quoique les instruments critiques commencent à s’en forger6. Ironie de l’histoire : on dispose de l’index d’une œuvre encore inaccessible en son entier...

Le « retour à Freud »

Si l’œuvre est éclatée, elle annonce un puissant facteur d’unité. D’où peut venir l’unité de l’œuvre de Lacan ou plutôt sa ressaisie ? Du « mot d’ordre » qui en organise le projet, soit le « retour à Freud ». L’expression apparaît au milieu des années 1950 et donne son titre à un écrit décisif qui prend une portée de manifeste, La Chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse. Or, « le sens du retour à Freud c’est un retour au sens de Freud » (CF, E, 405). Cela suppose un transfert personnel sur la découverte freudienne dont il donne la formule en 1957 : « C’est quelque chose de bien frappant, de tout à fait saisissant que Sigmund Freud, un homme tout seul, soit parvenu à dégager un certain nombre d’effets qui n’avaient jamais été isolés auparavant et à les introduire dans un réseau coordonné, inventant à la fois une science et le domaine d’application de cette science. » En conséquence : « Par rapport à cette œuvre géniale qu’a été celle de Freud, traversant son siècle comme un trait de feu », il faut susciter « une armée d’ouvriers pour moissonner » (Les Entretiens de l’Express, 31 mai 1957). Lacan lui-même assumera cette solitude en 1964 : « Je fonde — aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique. » En prenant la cause de Freud, Lacan en aurait endossé la solitude de chercheur... Faut-il alors considérer comme modeste ou présomptueuse la façon dont Lacan se présente en 1966 à Pierre Daix : « Je suis celui qui a lu Freud » ? Lacan ne serait ni plus ni moins que cela, le lecteur de Freud, mais, au sens littéral, il s’en présente comme le lecteur — façon de signifier que Freud n’est pas (encore) lu pour de bon. Ainsi peut-on entendre le propos cité en épigraphe, une fois le « lacanisme » constitué : « Libre à vous d’être lacaniens, si ça vous chante », semble dire Lacan, « pour ce qui me concerne, je suis freudien ». Cela érige le retour à Freud en impératif de l’ « être-lacanien », ce qui demande à être recadré et apprécié dans le contexte général de la posthistoire de la pensée de Freud. On peut y soupçonner une logique : si au moins un — nommé Lacan — s’efforce à être — rigoureusement — freudien, (tous) les autres peuvent, doivent être lacaniens. Comment alors faire rimer cette affirmation avec cette autre, non moins péremptoire, dans la bouche de Lacan : « Freud n’était pas lacanien » (S XXII, 13 janvier 1975) ?

Lacan entre « freudisme » et postfreudiens

On pourrait ranger d’emblée la pensée de Lacan dans le sillage du freudisme7. Il dira : « Pour ma part, j’ai essayé de ce qui a été pensé par Freud — je suis un épigone –, de manifester la cohérence, la consistance » (2 novembre 1976, Lettres de l’École freudienne no 21). En fait, Lacan détermine une position singulière, voire d’exception par rapport aux « postfreudiens ». Le rapport de Lacanaux grands postfreudiens — de Melanie Klein à Donald W. Winnicott en passant par Michaël Balint et d’autres, moins en vue, qu’il a mis à contribution intense de sa problématique est des plus actifs. Il faudra donc en situer la présence dans la construction de la position lacanienne, sur des points clés. Son ambition à lui est pourtant de faire droit à la « chose freudienne », ce qui pourrait passer pour la présomption d’être le seul freudien qui vaille ! Il y va plutôt d’une nécessité de ne pas laisser se dilapider l’apport freudien en son vif, fût-ce en introduisant un langage autre, qui a fonction d’éveil quasi traumatique, et de garder sa praxis vivante. Cette ambition se juge donc sur pièces, faute de quoi il reste de l’ordre du prestige imaginaire. Cet engagement se traduit par une série de formules chocs — « les aphorismes de Lacan » — destinés, tels des apophtegmes, à marquer les lignes de décrochage, mais auxquels on a pu être tenté de réduire le « lacanisme », de « l’inconscient structuré comme un langage » à « l’inconscient comme discours de l’Autre » — formules brillantes et énigmatiques. Il nous faudra déterminer ce qu’elles signifient réellement, en les envisageant comme ces fulgurations signifiantes qui viennent emblématiser un mouvement de recherche et en marquer la mémoire. Le retour à Freud revient en fait à assumer l’acte analytique au présent. Cela suppose de (re)lire Freud et de faire fulgurer, par l’effet de souffle de la récurrence, son « trait de feu », en réactivant la braise de ses textes.

Le style : un gongorisme cristallin

Mais voici le second obstacle réputé : cette opération, Lacan la réalise au moyen d’un style distinctif et hermétique. Lui-même ironise sur ce point, se présentant comme « le Gongora de la psychanalyse, à ce qu’on dit, pour vous servir » (SPFP, E, 467). Préciosité, obscurité, amphigourismes, antiphrases et oxymorons, néologismes ou mots-valises : n’est-ce pas le prix à payer, à l’instar de Luis de Gongora, le poète espagnol du XVIIesiècle, pour l’ « euphuisme » — soit littéralement le « bien-dire » ? En somme, « il n’est d’autre issue que d’y entrer » — au point d’en appeler au « bachelier » (AE, 284). En fait, il s’agit d’un travail sur la lettre. Lacan lui même signifie ironiquement que ce qui aujourd’hui semble à peine intelligible sera à terme clair comme le cristal : « Il suffit de dix ans, dit-il en 1974, pour que ce que j’écris devienne clair pour tous... » (TÉL, AE, 544). Du moins dix ans plus tard, l’auteur disparu, son style a.t-il acquis droit de cité. Freud même s’excusait du caractère inévitablement initiatique de l’accès à la psychanalyse8 Lacan semble en effet « en rajouter », mais il se pourrait qu’il s’agisse, par ce style, de protéger l’ « agalma » du savoir freudien (voir infra, p. 76), l’objet précieux qui résiste à la vulgarisation. Façon de rappeler que l’objet freudien répugne à la trivialité, mais qui suppose aussi, pour le dire vite, qu’il faut apprendre à « parler lacanien ». Il invente des termes qui n’existent que dans la langue lacanienne, elle-même sous-système de la langue analytique : ainsi « hainamoration », « sinthome »... Il impose à certains termes connus une graphie spéciale qui en font des néologismes : ainsi « ditmension », « disque-ourcourant ». À cela s’ajoute le recours à des langages scientifiques idiomatiques, de la topologie à la logique frégéenne, qui semblent requérir la maîtrise de ces « métalangages » qui n’en sont pas... Le paradoxe est que ce discours original jusqu’à l’hermétisme a fait l’objet, comme il le remarque lui même, de « pastiche » et de « plagiat » (Allocution sur l’enseignement, AE, 304). Comme si on avait imité Lacan, faute de le comprendre... Il y a un contraste apparent entre la langue superbement clarifiante de Freud, maniant la langue de Goethe au service de la psychanalyse (et de fait récompensé à la fin de son œuvre par le Prix Goethe) et la langue sophistiquée de Lacan. Mais l’enjeu de cette langue complexe est de faire saisir, par contrecoup, la vraie complexité de la langue de Freud. « Traduire » Lacan oblige à relire Freud ! Façon de montrer que Freud dit plus que ce qu’il écrit. Comme en dédommagement, « les aphorismes de Lacan » (MSSS, AE, 333), ces formules qui se détachent du texte, semblent destinés à livrer, sous forme à la fois littérale et cryptée, la substance de cette pensée. Il nous faudra tenir compte de cet art du « concetto », en défiance de la « saisie conceptuelle » (S V, 27 novembre 1957), combiné à un effort acharné de rigueur de pensée.

La parole et l’écrit

Comment concevoir le rapport entre la parole et l’écrit dans l’économie de l’œuvre lacanienne ? D’une part, le vif de l’apport de Lacan consiste dans sa parole : l’écrit n’est pour lui qu’un déchet. On retrouve ici l’homophonie empruntée à Joyce : a letter et a liter (LIT, AE, 11). D’autre part, la parole ne se réduit pas à l’enseignement : « Bien sûr est-il dans mes principes de n’espérer rien de ce que mon discours soit pris comme enseignement », déclare-t-il en 1970 (Allocution sur l’enseignement, 19 avril 1970, AE, 298). Lacan dit bien « mon enseignement », mais il affirme aussi de l’enseignement en général qu’il « pourrait être fait pour faire barrière au savoir ». Un pas de plus, et l’on comprendra à quoi cela mène : « Je ne peux être enseigné qu’à la mesure de mon savoir, et enseignant, il y a belle lurette que chacun sait que c’est pour m’instruire » (op. cit., p. 299). De fait, quand Lacan entame le Séminaire, qui est son enseignement, il vient d’atteindre la cinquantaine. Il s’y engage au point de se placer dans la position d’analysant de son propre destinataire : « À s’offrir à l’enseignement, le discours psychanalytique amène le psychanalyste à la position du psychanalysant, c’est-à-dire à ne produire rien de maîtrisable, malgré l’apparence, sinon au titre de symptôme » (Allocution sur l’enseignement, AE, 304). Engager ainsi son symptôme dans la parole enseignante, c’est ce que fait et ce qui fait le chercheur Lacan. Cela se résume en un dispositif : cet « enseignant » parle et écrit (au tableau noir) des formules qui soutiennent sa parole — au point que l’on puisse penser que l’ « écritoire » prend toujours plus d’importance par rapport à la « parole ». Reste peut-être l’essentiel : Lacan est une voix.

Work in progress : la logique d’une recherche

La « pensée-Lacan » se heurte enfin à une difficulté au moins aussi radicale que celle de son style, soit une écriture qui constitue à la fois un « idiolecte » et un mode de transmission. D’un côté, il y a chez Lacan le goût de la découverte ou de la « trouvaille » ; de l’autre, il y a une passion de la formalisation et de la théorisation poussée à ses limites. Lacan a recours, on le sait, à des lettres et des graphes qui semblent imposer un apprentissage. Initiales — R/S/I, S, a, A, mais aussi S1, S2... –, signes cryptés auxquels il faut être initié. En fait, il convient de se repérer dans l’opération de la « pensée-Lacan » pour comprendre pourquoi on a besoin de ces éléments pour écrire ce réel qu’il désigne par là même. « Instance de la lettre » dans le savoir lacanien. Ce que Lacan dit à propos de Freud s’applique a fortiori à lui : il ne faut pas commencer par le comprendre pour le traduire, c’est en le traduisant qu’on le « comprend »... Il convient de se familiariser avec ces « jeux de langage », ses règles et ses éléments, pour s’aviser de leur fécondité aux fins de déchiffrer le réel clinique. Comment donc l’exposer, alors qu’il est rétif à une telle clôture ? Exposer Lacan, c’est restituer le mouvement par lequel se constituent ses avancées. Comme Freud, mais selon une démarche toute différente, Lacan revient inlassablement sur ses « acquis » pour redire autrement et mieux. Là où Freud balise la découverte, Lacan formalise ses apports etprocède à une réécriture de Freud qui devient réécriture de lui-même. Il est donc essentiel de saisir la signification de ces avancées en leur diachronie. Mais il y a bien ici et là une genèse déterminante. Freud recommandait de prendre « bien garde à la date de la composition » des « travaux analytiques »9. Le principe s’applique aussi impérieusement, mutatis mutandis, à Lacan. Comme il en avertit en 1967 : « Ne croyez pas que tant que je vivrai vous pourrez prendre aucune de mes formules comme définitive » (Petit discours aux psychiatres). Prendre ses formules pour définitives, c’est le tenir pour mort. Quand apparaissent les thématiques et mots clés ? Dater l’apparition des notions clés est un moyen de saisir leur portée, sauf à les restituer en leur dynamique.

Il y a en un sens, en effet, un « premier Lacan », puis un second, un troisième : il n’est pas inutile de tenter de « périodiser » l’œuvre (cf. infra, p. 22-23), sauf à s’aviser d’emblée que, pour paraphraser Heidegger, Lacan ne cherche qu’à dire la même chose (das Selbe), qui n’est pas le même (das Gleiche). Il y a donc lieu de prendre en compte l’apport de l’ensemble de la construction, tout en intégrant à chacune des dimensions sa dynamique interne. D’autre part, il faut prendre à la lettre l’idée de « retour à Freud », qui suppose de situer, en contrepoint de chacune des avancées lacaniennes, d’où elle reprend la question freudienne, tout en pensant son originalité propre. Impossible, en d’autres termes, de faire droit au projet de Lacan sans le situer eu égard à Freud, sauf à situer les points de « décrochage » qui lui permettent de promouvoir au coup par coup un signifiant neuf. Chacune des avancées lacaniennes devra donc être soldée en repérant en quoi elle représente un déplacement, voire un détournement spécifiant de la métapsychologie freudienne10. Enfin — point capital pour la transmission lacanienne : alors qu’il y a bien chez Freud des « concepts fondamentaux » (Grundbegriffen) métapsychologiques, il y a chez Lacan ce que l’on peut appeler des signifiants théoriques fondamentaux dont l’usage varie, mais sous une forme rigoureuse — sachant qu’aucun de ces termes (symbolique, signifiant, désir) « ne pourra jamais... servir à quiconque de “gri-gri”, “critère” intellectuel » (S VII, 25 mai 1960). Notre souci est de caractériser l’ensemble de l’apport de Lacan selon ses grandes dimensions : c’est pourquoi les chapitres correspondants intégreront toute la coulée de l’apport, sauf à y intégrer les rebonds « historiques » et regains torrentiels. Le lecteur doit pouvoir juger, pour chaque chapitre correspondant à l’une de ses dimensions, de l’ensemble de l’apport, tout en percevant la dynamique des réaménagements. Celui qui voudrait pénétrer dans le labyrinthe par l’une de ses entrées doit pouvoir juger des renvois à l’ensemble du réseau11.

Cartographie d’un trajet

– Il convient d’abord de prendre la mesure, après un prologue mettant en place synoptiquement le trajet de Jacques Lacan, des fondations même du mode de relecture propre à Lacan, en une première partie. Impossible de pénétrer dans son mode de penser sans introduire le stade du miroir, terminus a quo de son trajet, qui va déboucher sur une théorie structurale du spéculaire (chap. I), d’une part ; la théorie du signifiant, qui va définir l’être de langage de l’inconscient (chap. II), d’autre part. Image et signifiant, tels sont les deux pôles qui vont définir la balançoire théorique de Lacan.Corrélativement, se dégage la catégorie de symbolique et son corrélat, celle du Nom du Père (chap. III). Celle-ci donne accès au roc du réel, sur lequel se noue la trilogie fondatrice, sur laquelle s’appuie l’ « entendement lacanien » : celle de l’imaginaire, du symbolique et du réel (chap. IV). — Une fois acquise cette espèce de cadre expérientiel plus que transcendantal, il devient possible de déployer, en une seconde partie, la dramaturgie de la théorie lacanienne, ordonnée autour des trois dimensions de la théorie du désir : celle de l’Autre (chap. V), de l’objet (chap. VI) et du sujet (chap. VII). Il nous faut comprendre pourquoi émergent ces notions d’allure métaphysique : ainsi, notamment, de cette référence à l’Autre, à la fois nécessaire et de géométrie variable en apparence. Le lecteur peut se demander légitimement : « L’Autre, c’est quoi chez Lacan ? » et se trouver désorienté de voir le terme appliqué à des signifiés distincts, voire hétérogènes. Mais comment aborder l’Autre sans impliquer le symbolique et le Nom du Père, comment parler du sujet sans le confronter à l’imaginaire et au symbolique, comment envisager l’objet sans impliquer le réel et la jouissance ? L’essentiel est de s’assurer de la cohérence du réseau et de ses renvois, à la fois multiples et rigoureux. — Enfin, cela donne vue, en une troisième partie, sur la psychopathologie structurale qui permet d’ordonner névrose, psychose et perversion (chap. VIII) et l’acte analytique ressaisi depuis les deux pôles du transfert et du « désir de l’analyste » (chap. IX). Cela permettra de prendre la mesure de l’ambition lacanienne proprement dite, celle d’une écriture de la psychanalyse, substitution du mathème à la métapsychologie (chap. X). On gardera à l’esprit, à travers ce dense voyage éclair dans l’univers de pensée de Lacan, qu’il est parti d’un fait clinique majeur : la rencontre de la psychose, et qu’il s’est présenté ni plus ni moins que comme un analyste qui théorise son acte : « Que suis-je pour oser une telle élaboration ? La réponse est simple : un psychanalyste » (MSSS, AE, 338). Ainsi : « l’analyste qui a des effets » est en même temps « l’analyste qui, ces effets, les théorise » (S XXII, 10 décembre 1974). Les instruments mis au point, les emprunts multiples aux discours de la philosophie et de la science sont destinés à affûter le tranchant de l’instrument analytique sur cet « objet-problème ». Faire tenir l’apport de Lacan, en son étendue, et avec une telle ambition, dans les limites spatiales de cet objet discursif nommé Que sais-je ?, est-ce un pari dénoncé d’avance ? Lacan lui-même rappelait qu’une langue, en sa complexité infinie, pouvait pourtant tenir sur un espace minimal qui regroupait sa matrice phonématique. Cela pourrait valoir pour la langue lacanienne. Nous nous imposons donc la rigueur non d’un exposé introductif (de plus) aux apports de Lacan, mais de l’effort pour refermer la main sur sa foisonnante pensée, la recherche devant déployer ensuite le poing pour en explorer chacune des directions. Ce qui nous y autorise, c’est une recherche et un enseignement personnels de longue haleine, attentif à localiser la généalogie de Freud à Lacan — le présent ouvrage en présentant la quintessence, sauf à en prendre date pour le déploiement de chacune des dimensions situées12. Façon de faire entrer le lecteur néophyte dans l’univers de Lacan sans en réduire pour autant la complexité, et de mettre simultanément à la disposition du chercheur un « ordre de marche » pour l’exploration de l’ensemble de ses dimensions — sauf à juger des gains et pertes de l’opération du passage de Freud à Lacan, souvent évoqué, rarement situé et analysé. Ainsi, plutôt qu’une introduction de plus au petit nécessaire à penser lacanien, nous voudrions tenter une introduction à (dans) la chose-même à laquelle Jacques Lacan a associé son nom, en restant au plus près de son texte, qui prend son sens de son mouvement.


1 J. Lacan, Le Séminaire de Caracas, 12 juillet 1980, in L’Âne. Le Magazine freudien, avril-mai 1981, no 1, p. 30.

2 P.-L. Assoun, L’ignorance passionnée. Bouvard et Pécuchet saisis par la psychanalyse, in Analyses et réflexions sur Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Ellipses, 1999, p. 104-115.

3 P.-L. Assoun, L’entendement freudien. Logos et Anankè, Gallimard.

4 Nous citons désormais les textes en les référant aux Écrits (E), Le Seuil, 1966 ; Le Séminaire (S) affecté du tome (I-XXVI), Le Seuil et Autres Écrits (AE), Le Seuil, 2001. Sur le détail, voir infra, le tableau bibliographique, p. 24-27, où sont indiquées les désignations abrégées sous lesquelles les Écrits et les Séminaires sont cités.

5 Sur cette vaste question, cf. Jacques-Alain Miller, Entretien sur Le Séminaire avec François Ansermet, Navarin Éd., 1985 ainsi que Le transfert dans tous ses errata, EPEL, 1991.

6 G. Le Gaufey et al., Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des séminaires de Jacques Lacan, EPEL, 1998 ; Henry Krutzen, Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index référentiel, Anthropos, 2000 ; Denis Lécuru, Thésaurus Lacan, vol. I : Citations d’auteurs et de publications dans l’ensemble de l’œuvre écrite, EPEL, 1994.

7 1. P.-L. Assoun, Le freudisme, 3e éd., PUF, « Quadrige », 2009.

8 S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, GW, XV, 76. Nous citons désormais les textes de Freud d’après les Gesammelte Werke (GW) en retraduisant les passages concernés. Cf. P.-L. Assoun, Psychanalyse, PUF, 1997, « Quadrige », 2007, p. 14.

9 Freud à Smiley Blanton, 20 mars 1934, in S. Blanton, Journal de mon analyse avec Freud, PUF, 1973, p. 51-52.

10 P.-L. Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, PUF, « Quadrige », 1993 ; La métapsychologie, PUF, « Que sais je ? », 2000.

11 C’est pourquoi nous userons systématiquement des renvois (supra, infra) pour servir de fil d’Ariane à l’exploration.

12 P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques, Anthropos/Economica, 1995-2008.