L’horizon sacré des apparences

La séduction est ce qui ôte au discours son sens et le détourne de sa vérité. Elle serait donc l’inverse de la distinction psychanalytique du discours manifeste et du discours latent. Car le discours latent vient détourner le discours manifeste non pas de sa vérité, mais vers sa vérité. Il lui fait dire ce qu’il ne voulait pas dire, il y fait transparaître les déterminations, et les indéterminations profondes. Toujours la profondeur louche derrière la coupure, toujours le sens louche derrière la barre. Le discours manifeste a statut d’apparence travaillée, traversée par l’émergence d’un sens. L’interprétation est ce qui, brisant les apparences et le jeu du discours manifeste, délivrera le sens en renouant avec le discours latent.

Dans la séduction, à l’inverse, c’est en quelque sorte le manifeste, le discours dans ce qu’il a de plus « superficiel » qui se retourne sur l’ordonnance profonde (consciente ou inconsciente) pour l’annuler et lui substituer le charme et le piège des apparences. Apparences non du tout frivoles, mais lieu d’un jeu et d’un enjeu, d’une passion de détournement – séduire les signes eux-mêmes est plus important que l’émergence de n’importe quelle vérité – que l’interprétation néglige et détruit dans sa recherche d’un sens caché. Ce pour quoi elle est par excellence ce qui s’oppose à la séduction, ce pour quoi tout discours interprétatif est le moins séduisant qui soit. Non seulement ses ravages sont incalculables dans le domaine des apparences, mais il se pourrait bien qu’il y ait une profonde erreur dans cette quête privilégiée du sens caché. Car ce n’est pas ailleurs, dans un hinierwelt ou un inconscient qu’il faut chercher ce qui détourne un discours – ce qui le déplace véritablement, le « séduit » au sens propre, et le rend séduisant, c’est son apparence même, la circulation aléatoire ou insensée, ou rituelle et minutieuse, de ses signes en surface, ses inflexions, ses nuances, c’est tout cela qui efface la teneur de sens, et c’est cela qui est séduisant, alors que le sens d’un discours n’a jamais séduit personne. Tout discours de sens veut mettre fin aux apparences, c’est là son leurre et son imposture. Mais aussi une entreprise impossible : inexorablement le discours est livré à sa propre apparence, et donc aux enjeux de séduction, et donc à son propre échec en tant que discours. Mais peut-être aussi tout discours est-il secrètement tenté par cet échec et cette volatilisation de ses objectifs, de ses effets de vérité dans des effets de surface qui jouent comme miroir d’absorption, d’engloutissement du sens. Ce qui arrive en tout premier lieu lorsqu’un discours se séduit lui-même, forme originale par où il s’absorbe et se vide de son sens pour mieux fasciner les autres : séduction primitive du langage.

Tout discours est complice de ce ravissement, de cette dérivation séductrice, et si lui-même ne le fait pas, d’autres le feront à sa place. Toutes les apparences se conjurent pour combattre le sens, pour déraciner le sens intentionnel ou non et le reverser à un jeu, à une autre règle du jeu, arbitraire celle-ci, à un autre rituel insaisissable, plus aventureux, plus séduisant que la ligne directrice du sens. Ce contre quoi le discours a à se battre n’est pas tellement le secret d’un inconscient que l’abîme superficiel de sa propre apparence et s’il faut triompher de quelque chose, ce n’est pas des phantasmes et des hallucinations lourdes de sens et de contresens, mais bien de la brillante surface du non-sens et de tous les jeux qu’elle rend possibles. Ce n’est que depuis peu qu’on a réussi à éliminer cet enjeu de séduction, celui qui a pour espace l’horizon sacré des apparences, pour y substituer un enjeu « en profondeur », l’enjeu inconscient, l’enjeu de l’interprétation. Mais rien ne nous dit que cette substitution ne soit pas fragile et éphémère, que ce règne ouvert par la psychanalyse d’une hantise du discours latent, qui équivaut à généraliser à tous les niveaux le terrorisme et la violence de l’interprétation, nul ne sait si ce dispositif par lequel on a éliminé, ou cherché à éliminer toute séduction n’est pas lui-même un modèle de simulation bien fragile, qui ne se donne des airs de structure indépassable que pour mieux cacher tous les effets parallèles, les effets de séduction justement qui commencent de le ravager. Car le pire pour la psychanalyse est bien ceci : l’inconscient séduit, il séduit par ses rêves, il séduit par son concept, il séduit dès que « ça parle » et que ça a envie de parler, partout une structure double est en place, une structure parallèle de connivence des signes de l’inconscient et de leur échange, qui dévore l’autre, celle du « travail » de l’inconscient, celle, pure et dure, du transfert et du contre-transfert. Tout l’édifice psychanalytique meurt de s’être séduit lui-même et tous les autres avec. Soyons analystes l’éclair d’un instant et disons que c’est la revanche d’un refoulement originel, le refoulement de la séduction qui est à l’origine de l’émergence de la psychanalyse comme « science », dans la démarche de Freud lui-même.

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L’œuvre de Freud se déroule entre deux extrémités qui remettent radicalement en cause l’édifice intermédiaire : entre la séduction et la pulsion de mort. De cette dernière conçue comme réversion de l’appareil antérieur (topique, économique) de la psychanalyse, nous avons parlé déjà dans L’Échange Symbolique et la Mort. De la première, qui rejoint l’autre par quelque affinité secrète, au-delà de bien des péripéties, il faut dire qu’elle est comme l’objet perdu de la psychanalyse.

« Il est classique de considérer l’abandon par Freud de la théorie de la séduction (1897) comme un pas décisif dans l’avènement de la théorie psychanalytique et dans la mise au premier plan des notions de fantasme inconscient, de réalité psychique, de sexualité infantile spontanée, etc. »

(Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis.)

La séduction comme forme originale se trouve renvoyée à l’état de « fantasme originaire » et ainsi traitée, selon une logique qui n’est plus la sienne, comme résidu, vestige, formation /écran dans la logique et la structure désormais triomphale de la réalité psychique et sexuelle. Loin de considérer ce ravalement de la séduction comme une phase normale de croissance, il faut penser que c’est un événement crucial et lourd de conséquences. Comme on sait, la séduction disparaîtra par la suite du discours psychanalytique, ou ne réapparaîtra que pour être de nouveau enfouie et oubliée, selon une reconduction logique de l’acte fondateur de dénégation du maître lui-même. Elle n’est pas simplement écartée comme élément secondaire par rapport à d’autres plus décisifs comme la sexualité infantile, le refoulement, l’Œdipe, etc., elle est niée comme forme dangereuse, dont l’éventualité peut être mortelle pour le développement et la cohérence de l’édifice ultérieur.

C’est exactement la même conjoncture pour Freud que pour Saussure. Celui-ci aussi avait commencé par décrire dans les Anagrammes une forme de langage, ou d’extermination du langage, une forme, minutieuse et rituelle, de déconstruction du sens et de la valeur. Puis il avait résilié tout cela pour passer à l’édification de la linguistique. Virage dû à l’échec manifeste de son entreprise de preuve ou renoncement à la position du défi anagrammatique pour passer à l’entreprise constructive, durable et scientifique, du mode de production du sens, à l’exclusion de son extermination possible ? Qu’importe, de toute façon, c’est de cette reconversion sans appel qu’est née la linguistique, et elle en constituera l’axiome et la règle fondamentale pour tous ceux qui continueront l’œuvre de Saumure. On ne revient pas sur ce qu’on a tués et l’oubli du meurtre originel fait partie du déroulement logique et triomphal d’une science. Toute l’énergie du deuil et de l’objet mort passera dans la résurrection simulée des opérations du vivant. Encore faut-il dire que Saussure, lui du moins, eut l’intuition, sur la fin, de l’échec de cette entreprise linguistique, laissant planer une incertitude et entrevoir une défaillance, un leurre possible de cette si belle mécanique de substitution. Mais de tels scrupules, où transparaissait quelque chose de l’ensevelissement violent et prématuré des Anagrammes, furent parfaitement étrangers aux héritiers, qui se contentèrent de gérer une discipline, et que n’effleura plus jamais l’idée d’un abîme du langage, d’un abîme de séduction du langage, d’une opération radicalement différente d’absorption, et non de production de sens. Le sarcophage de la linguistique était bien scellé, et retombé dessus le linceul du signifiant.

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Ainsi le linceul de la psychanalyse est-il retombé sur la séduction, linceul du sens caché, et d’un surcroît caché de sens, aux dépens de l’abîme superficiel des apparences, de la surface d’absorption, surface panique instantanée d’échange et de rivalités des signes que constitue la séduction (dont l’hystérie n’est qu’une manifestation « symptomatique », déjà contaminée par la structure latente du symptôme, et donc pré-psychanalytique, et donc dégradée, ce pour quoi elle a pu servir de « matrice de conversion » pour la psychanalyse elle-même). Freud lui aussi a aboli la séduction pour mettre en place une mécanique d' interprétation éminemment opérationnelle, une mécanique de refoulement éminemment sexuelle, qui offre toutes les caractéristiques de l’objectivité et de la cohérence (si on fait abstraction de toutes les convulsions internes à la psychanalyse, qu’elles soient personnelles ou théoriques, par où se déjoue une si belle cohérence, par où resurgissent comme des morts-vivants tous les défis et toutes les séductions enterrées sous la rigueur du discours – mais au fond, diront les bonnes âmes, ça signifie que la psychanalyse est vivante ? Freud du moins avait rompu avec la séduction et pris le parti de l’interprétation (jusqu’à la dernière métapsychologie qui, elle, très certainement, s’en écarte), mais tout le refoulé de cet admirable parti pris a resurgi dans les conflits et les péripéties de l’histoire de la psychanalyse, il est remis en jeu dans le déroulement de n’importe quelle cure (on n’en a jamais fini avec l’hystérie !), et ce n’est pas la moindre réjouissance que de voir déferler avec Lacan la séduction sur la psychanalyse, dans la forme hallucinée d’un jeu de signifiants dont la psychanalyse, dans sa forme et dans son exigence rigoureuse, dans la forme que lui a voulue Freud, se meurt aussi sûrement, bien plus sûrement que de sa banalisation institutionnelle.

La séduction lacanienne est certainement une imposture, mais elle corrige à sa façon, elle répare et expie l’imposture originelle de Freud lui-même, celle de la forclusion de la forme/séduction au profit d’une science qui n’en est même pas une. Le discours de Lacan, qui généralise une pratique séductrice de la psychanalyse, venge d’une certaine façon cette séduction forclose, mais sur un mode lui-même contaminé par la psychanalyse, c’est-à-dire toujours sous les traits de la Loi (du symbolique) – séduction captieuse qui s’exerce toujours sous les traits de la loi et de l’effigie du Maître régnant par le Verbe sur les masses hystériques inaptes à la jouissance…

C’est quand même bien d’une mort de la psychanalyse qu’il s’agit avec Lacan, d’une mort sous le coup du resurgissement triomphal mais posthume de ce qui fut nié au départ. N’est-ce pas là l’accomplissement d’un destin ? La psychanalyse aura du moins eu cette chance de finir par un Grand Imposteur après avoir commencé par un Grand Reniement.

Que le plus bel édifice de sens et d’interprétation qui ait été érigé s’écroule ainsi sous le poids et sous le jeu de ses propres signes redevenus, de termes lourds de sens qu’ils étaient, artifices d’une séduction sans frein, termes sans frein d’un échange complice et vide de sens (y compris dans la cure), devrait nous exalter et nous réconforter. C’est le signe que la vérité au moins nous sera épargnée (ce pour quoi seuls règnent les imposteurs). Et que ce qui pourrait apparaître comme l’échec de la psychanalyse n’est que la tentation, comme pour tout grand système de sens, de s’abîmer dans sa propre image à en perdre le sens, ce qui est bien le retour de flamme de la séduction primitive et la revanche des apparences. Alors, au fond, où est l’imposture ? Pour avoir refusé dès le départ la forme de la séduction, la psychanalyse n’était peut-être qu’un leurre, leurre de vérité, leurre de l’interprétation, que vient démentir et compenser le leurre lacanien de la séduction. Ainsi un cycle s’achève, sur lequel se lève peut-être la chance d’autres formes interrogatives et séductrices.

Il en fut de même de Dieu et de la Révolution. Ecarter toutes les apparences pour faire resplendir la vérité de Dieu fut le leurre des Iconoclastes. Car de vérité de Dieu il n’y en avait pas, et peut-être secrètement le savaient-ils, ce pour quoi leur échec procédait de la même intuition que celle des adorateurs d’images : on ne peut vivre que de l’idée d’une vérité altérée. C’est la seule façon de vivre de la vérité. L’autre est insupportable (précisément parce que la vérité n’existe pas). Il ne faut pas vouloir écarter les apparences (la séduction des images). Il faut que cette entreprise échoue pour que l’absence de vérité n’éclate pas. Ou l’absence de Dieu. Ou l’absence de Révolution. La Révolution n’est vivante que dans l’idée que tout s’y oppose, et particulièrement son double simiesque, parodique : le stalinisme. Le stalinisme est immortel parce qu’il sera toujours là pour cacher que la Révolution, la vérité de la Révolution n’existe pas, et donc en restitue l’espoir. « Le peuple, dit Rivarol, ne voulait pas la Révolution, il n’en voulait que le spectacle » – parce que c’est la seule façon de préserver la séduction de la Révolution, au lieu de l’abolir dans sa vérité.

« Nous ne croyons pas que la vérité reste la vérité quand on lui enlève son voile » (Nietzsche).