VI. La chirurgie rituelle

La castration

Qu’un lien intrinsèque existe ou non entre la circoncision et la castration, ces deux pratiques sont actuellement si étroitement reliées dans la pensée de nombre de gens, qu’une discussion sur les rites de puberté doit y inclure la castration. En tant qu’institution, la castration apparut comparativement tard dans l’histoire et dans des cultures relativement complexes. Elle était alors pratiquée par l’individu lui-même qui se châtrait pour complaire à la déesse toute-puissante ou pour tenter de se rendre semblable à elle.

Les documents historiques nous fournissent peu de détails sur la castration ; ils ne précisent pas si elle est intervenue dans les sociétés sans écriture, ni si elle y fut pratiquée couramment. Browe 80 pense, comme d’autres, que cette coutume a probablement pris naissance chez les Hittites, qu’elle s’est répandue d’abord chez les Sémites puis dans d’autres civilisations d’Asie et d’Europe. Avec Weigert-Vowinkel et d’autres auteurs encore, il souligne que la castration faisait partie des rituels chez les prêtres qui célébraient le culte de la Déesse-Mère. Comparée à cette castration rituelle accomplie pour servir une divinité féminine, la castration, en tant que punition infligée par des hommes à d’autres hommes pour des raisons religieuses ou pour obéir à la loi, est une institution qui fit assez tardivement son apparition. Au Moyen Age, elle était appliquée en vertu de la loi du talion, mais sans connotations sexuelles particulières. Chez les Germains, c’était, à la même époque, un châtiment qui sanctionnait des actes sacrilèges, mais comportait uniquement l’émas-culation totale 81.

Toutefois, dans les combats et les batailles, la castration apparut bien avant. C’était le prix exigé par le vainqueur de son ennemi vaincu. En Égypte, elle était appliquée dans la pratique religieuse et militaire, témoin l’éternel combat entre Horus et Seth, au cours duquel Horus châtra Seth qui lui avait arraché un œil 82. D’autres mythologies, en particulier la mythologie grecque, rapportent des récits analogues sur la castration du vaincu. Le but essentiel du vainqueur était de s’emparer du pouvoir viril de sa victime.

En Égypte, la coutume de tuer et de châtrer le vaincu pendant la guerre fut complétée par celle de créer des eunuques qui faisaient fonction de serviteurs, surtout dans les harems. De même, les Perses, sous Darius, après les conquêtes de Chios, Lesbos et Tenedos, châtrèrent les jeunes gens les plus beaux, en firent des eunuques ou les utilisèrent pour la satisfaction de leurs plaisirs homosexuels 83. Dans l’hémisphère occidental, cette mutilation était connue, du moins chez les Karib des Antilles. D’après Roth, « ils pratiquaient la castration sur des garçons, leurs prisonniers, qu’ils engraissaient ensuite pour la table 84 ». La castration qui fut pratiquée ultérieurement à des fins artistiques (pour que le chœur du pape puisse disposer de voix masculines très hautes) ne présente ici que peu d’intérêt.

Ainsi, cette histoire de la castration des hommes par les hommes, bien que succincte, ne montre aucun rapport entre cette pratique et les cérémonies de promotion d’âge de la puberté ; elle n’établit pas de rapport direct entre la jalousie du père et du fils ou toutes autres motivations psychologiques se rattachant à la situation œdipienne ou au tabou de l’inceste.

Aucune preuve positive ne vient soutenir les spéculations établies sur ces hypothèses.

L’histoire de la castration pratiquée pour servir le culte des grandes divinités maternelles est différente. Il ne fait aucun doute que les Déesses-Mères exigeaient, pour prix de la grâce, l’émasculation. Weigert-Vowinkel a résumé pour nous l’analyse de Daley relative au complexe de castration dans la mythologie hindoue. L’auteur se réfère au « flot de terreur irrépressible » suscité par la divinité maternelle castratrice qui filtre au travers de cette littérature. Elle suggère que les conflits caractérisés par le thème de la castration, qui sont également très importants dans les mythes des Trobriandais, seraient typiques des sociétés matriarcales, les mythes ayant été inventés après les rites afin de les expliquer ®.

Parmi les rites des divinités maternelles, ceux de Cybèle sont sans doute les plus connus. Ils nous disent : « Quand leur exaltation atteignait son point culminant, le 24 mars (dies sanguinis), les Galles (les prêtres de Cybèle) se châtraient volontairement en coupant entièrement leur organe génital avec un couteau de silex consacré. [...] L’utilisation d’une lame de bronze ou de fer pour accomplir cette mutilation était interdite. Les femmes qui étaient consacrées à la déesse se coupaient, de la même manière, un sein ou les deux 85. » Dans les temps anciens, déjà, on pensait que l’ordre de n’utiliser que des instruments de silex pour accomplir cette mutilation était une preuve de l’ancienneté de la pratique.

Dans ce rite, l’automutilation ne se limitait pas à un sexe seulement, de même que la circoncision mâle est souvent parallèle à la manipulation et à la mutilation des organes féminins. Les rites de Cybèle reflètent une déviation des tendances, à la fois chez l’homme et chez la femme : entre autres, le désir immodéré ou la crainte excessive d’être du sexe opposé. Toutefois, la mutilation des hommes était beaucoup plus grave que celle des femmes ; le mâle sacrifiait les caractéristiques essentielles de son sexe, la femme, les secondaires seulement.

Pendant le déroulement des rites « ... le flot d’émotion orgiastique gagnait les spectateurs qui, eux aussi, sacrifiaient leur virilité. Les adorateurs de la déesse couraient dans les rues, leur organe génital à la main. Ils le lançaient à l’intérieur des maisons et ils recevaient alors, selon la coutume, des vêtements de femmes 8. Si l’on tient compte de ce que les castrats recevaient en échange du don de leurs organes génitaux, on peut supposer que c’est aux femmes qu’ils les jetaient et que celles-ci, en retour, leur donnaient leurs vêtements 86.

La castration une fois effectuée, les organes génitaux des fanatiques de la Déesse-Mère ainsi que leurs vêtements étaient transportés dans la chambre nuptiale de Cybèle. Après la cérémonie, les castrats ne portaient plus que des vêtements de femmes, étaient consacrés et laissaient pousser leurs cheveux. Pour parler d’eux, les auteurs grecs et latins utilisent le féminin 9.

Cet exemple de castration rituelle, et plusieurs autres qui ne sont pas mentionnés ici, montre bien que la castration était exigée des images maternelles comme une marque de dévotion et de soumission de leurs disciples mâles et, en particulier, des prêtres qui se consacraient tout spécialement à leur culte. D’autres manifestations de dévotion étaient exigées des femmes ; seuls, les prêtres devaient s’identifier à l’autre sexe dont ils portaient les vêtements et adoptaient le comportement. Après l’automutilation, ils se « féminisaient », mais cette transformation n’avait pas d’équivalent çhez les femmes qui servaient la déesse 87.

La mutilation était choisie de plein gré et pratiquée par l’individu lui-même, ce qui nous fait penser que les motivations psychologiques provenaient de couches plus profondes que si elle avait été imposée par autrui. Ce choix indique aussi que les hommes étaient prêts à se « féminiser » et qu’ils le désiraient, afin de partager les pouvoirs supérieurs de la femme.

La circoncision

Si l’histoire n’établit pas de relation entre la castration effective et le complexe de castration, cela ne prouve nullement l’inexistence d’un lien entre ces deux pratiques. A l’histoire de la castration qui marque le culte de la Magna Mater correspond, dans la Bible, celle de Sephora. On trouve également des références à cette coutume dans nombre de mythes des sociétés sans écriture de notre temps. D’après ces mythes, la circoncision fut imposée aux hommes par les femmes, une conviction qui est aussi suggérée par certaines formes de comportement intervenant après la circoncision. Ainsi, chez les Kikuyu de l’Ouest de l’Afrique, les garçons venant d’être circoncis extériorisent le sentiment de vengeance des hommes contre les femmes éveillé par une circoncision projetée ou effective. Ils forment des groupes de quinze ou vingt et attaquent des vieilles femmes qu’ils violent et finissent par tuer10.

De nombreux traits des rites d’initiation font penser que ceux-ci seraient, en partie, des offrandes sacrificielles faites aux images maternelles. Spencer et Gillen (et d’autres auteurs avec eux) ont rapporté de nombreux exemples où les initiés faisaient don aux femmes de leur prépuce, de leur sang ou de leurs dents. Chez les Arunta de l’Ouest, le prépuce est offert à une sœur du novice qui le fait sécher, le barbouille d’ocre rouge et le porte suspendu à son cou u. Dans certaines

comme servantes ? Serait-ce s’avancer trop que de supposer que cette coutume était un vestige des rites de la Déesse-Mère ou qu’elle reposait en partie sur le désir des femmes de voir à leur service des hommes privés de leur virilité ? Les prêtres châtrés de Cybèle étaient, somme toute, les serviteurs de la Déesse-Mère comme les eunuques étaient ceux des femmes dans les harems.

10.    P. P. Chazac, « La Religion des Kikuyu », Anthropos, V (1910), p. 317.

11.    Spencer & Gillen, Native Tribes, p. 251.

tribus, dès qu’un garçon a été circoncis, le sang de la blessure est recueilli dans un bouclier puis remis à la mère qui en boit un peu et donne de la nourriture à l’homme qui le lui a apporté 88. Dans la tribu australienne des Binbinga, le sang qui coulait de la blessure de la subincision était recueilli par le garçon subincisé sur un morceau d’écorce et porté à sa mère 89. Westermarck raconte que le prépuce du jeune Ait Kusi qui vient d’être circoncis, est remis à la mère qui le fixe au petit bâton supportant son fuseau, le pose sur sa tête et se met à danser. Dans d’autres tribus, la mère du garçon avale le prépuce 90.

L’avalement ou l’incorporation orale est la méthode la plus archaïque utilisée pour acquérir les qualités désirées d’un objet, sinon l’objet lui-même. Le premier comportement pulsionnel positif envers un objet attirant est de diminuer la distance entre soi et l’objet, ce qui revient, dans la forme la plus archaïque, à l’avaler. Le premier comportement ins-tinctuel négatif envers un objet repoussant est d’augmenter la distance entre soi et l’objet et de le recracher u.

L’incorporation orale de certaines parties de l’organe génital de l’autre sexe intervient également dans l’initiation des Poro du Liberia. Les prépuces sont séchés et remis à la femme responsable de la société d’initiation des filles, puis on les fait cuire et ils sont mangés par toutes les filles. De la même manière, les clitoris et les nymphes excisés lors de la circoncision des filles sont remis au chef Poro, puis cuits et mangés par les garçons au cours des cérémonies de circoncision 1#. Il est difficile de dire, comme c’est souvent le cas lors de l’incorporation orale, lequel est le plus fort entre le désir hostile d’arracher ces parties de l’organe génital de l’autre sexe et le désir envieux de les incorporer. Toutefois, une ambivalence similaire parait exister dans des sociétés aussi distantes, tant sur le plan géographique que culturel, que le Liberia et l’Australie. En tout cas, la coutume ne nous permet pas de douter que les organes génitaux, sinon les fonctions de l’autre sexe, sont, au moment de l’initiation, l’objet d’une vive préoccupation.

Chez les Tikopia, l’incision du prépuce remplace la circoncision. Elle est pratiquée sur une nappe d’écorce qui est ensuite suspendue au cou d’une « mère non mariée » (dans les termes de parenté) du garçon. Dès que la blessure est pansée, « le garçon doit se lever ; on lui enlève son pagne, une fois encore, et il en revêt un nouveau. Il est assisté par les sœurs de sa mère et les épouses des frères de sa mère qui ont apporté les nouveaux vêtements. [...] Ce changement incessant de vêtements a pour but de permettre aux parentes de [...] porter autour de leur cou ceux qui ont été enlevés17 ».

Chez certains indigènes de Victoria (Australie), « quand il parvient à l’âge d’homme, le jeune garçon est conduit par trois chefs de la tribu dans les profondeurs de la forêt [...]. Muni d’un morceau de bois adéquat, il se fait sauter les dents de devant à la mâchoire supérieure, puis il retourne au camp et les remet à sa mère18 ». Collins, décrivant ce rite, ne précise pas qui recevait les dents, mais suppose qu’elles étaient remises aux femmes 19. Spencer et Gillen ont constaté que si de nombreuses tribus considèrent l’extraction des dents comme un rituel majeur, les tribus australiennes l’ont réduite à un rudiment ayant perdu sa signification originelle qui était d’être appliquée aux hommes seulement, elle s’est en effet étendue aux femmes *. Dans le rite rudimentaire des Arunta, la dent est jetée dans la direction du camp des mères mythiques. Ce geste, selon les auteurs, indiquerait que, dans les temps plus anciens, la mère était celle qui avait droit à la dent®°.

Lœb est convaincu que la circoncision fut pratiquée à l’origine comme un sacrifice rendu à une divinité féminine. Il estime improbable qu’elle soit apparue spontanément pour

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* Si l’on admet que la pratique de la circoncision (y. p. 126) a passé des hommes aux femmes, on pourrait risquer une hypothèse qui conférerait quelque probabilité à ces allégations. La conclusion de Spencer et Gillen mérite d’être soulignée, affirmant qu’une coutume ou un rituel reliés à l’initiation perdent beaucoup de leur signification originelle en s’étendant à l’autre sexe. Apparemment, les auteurs ont senti, eux aussi, que les rites d’initiation étaient intimement reliés aux différences des fonctions sexuelles entre les hommes et les femmes.

17.    Firth, op. cit., p. 446-447.

18.    Spencer & Gillen, Native Tribes, p. 453.

19.    Ibid., p. 454.

des causes variées, dans différentes parties du monde, puisque cette coutume n’est pas de nature spécifique. Pour lui, la variété innombrable des explications proposées ne déprécie pas le fait. La pratique est si ancienne qu’elle fut obligatoirement différemment interprétée et rationalisée dans des lieux différents91. Loeb partage l’opinion de Barton92, lequel estime qu’ « à l’origine, la circoncision, chez les Sémites, fut un sacrifice offert à la déesse de la fertilité ; cet acte plaçait l’enfant sous la protection de la déesse et consacrait à son service ses pouvoirs de reproduction93 ».

Il est frappant d’observer le rôle des femmes recevant les reliefs de la mutilation — le sang, le prépuce, les dents — et la ressemblance de ces dons avec des offrandes. J’ai évoqué les raisons possibles pour lesquelles les femmes convoitaient ces dons. Mais, qu’en était-il des donateurs ? Les offrandes sacrificielles sont faites pour des motifs divers, soit pour plaire aux dieux, soit pour répondre à leurs demandes. Mais une raison essentielle est l’espoir du donateur de recevoir quelque chose en retour, souvent une récompense beaucoup plus importante que la valeur du don même. Ainsi, les aborigènes australiens donnent leur prépuce à leur mère ou à leurs soeurs, en partie pour s’assurer la bonne volonté des femmes à leur égard, en partie pour satisfaire leur demande de la circoncision. Mais nous pourrions également supposer que les hommes attendent quelque chose en retour de leur sacrifice.

Là encore, seules des spéculations nous sont permises. Ce sacrifice pourrait représenter la part prise pstr les hommes au grand pouvoir secret de procréation des femmes, ce don qu’elles seules peuvent accorder, puisqu’elles sont seules à le posséder.

Les mythes sur l'origine de la circoncision

Bien que les récits mythiques disent que la circoncision fut d’abord pratiquée par les femmes, il ne faut pas oublier que l’impact affectif des mythes diffère dans la société sans écriture et dans la nôtre. Les événements qu’ils relatent se situent dans un passé flou et lointain, mais en même temps éternel, puisqu’il donne sa forme à ce qui est actuel. Les événements décrits par les mythes relatifs à la vie actuelle d’un peuple ont, dans leurs effets émotionnels, une relation intime avec l’expérience d’un jeune enfant. Pour celui-ci, les images des contes de fées (les sorcières, les animaux féroces ou protecteurs) ont une réalité et une influence plus grandes sur sa vie affective que ne l’ont les personnes vivant dans le monde réel.

Si les mythes affirment qu’à l’origine, les femmes circoncisaient les hommes, on pourrait, d’une certaine manière, dire qu’elles le font encore, bien que la circoncision soit actuellement effectuée par les hommes. Il est donc permis de supposer que si les peuples croyaient que, dans les temps mythiques, la circoncision était pratiquée par les femmes alors qu’actuellement, elle l’est par les hommes, ils pourraient la vivre comme étant effectuée par les femmes et les hommes à la fois. Il n’est pas exclu que le garçon circoncis, et l’opérateur lui-même, pensent qu’ils participent à une fonction féminine à l’origine.

Dans la tradition des Murngin, la légende des Wawilak centrée sur les rites de passage, est la plus importante. Les sœurs mythiques Wawilak incarnent les deux fonctions sexuelles féminines qui exercent le plus de fascination sur les hommes, ou sur les hommes et les femmes à la fois. L’une des deux sœurs a ses règles, l’autre est enceinte. Le mythe dit simplement et directement : « La circoncision fut instituée quand, lors des temps mythiques, les deux femmes tentèrent de châtrer leurs fils 94. » Ce ne fut que par la suite, quand les ancêtres mâles en eurent rêvé, que les rites passèrent aux hommes 95.

Selon d’autres mythes, les femmes introduisirent, ou changèrent, l’instrument avec lequel était pratiquée la circoncision. Dans une région d’Australie, le récit mythique dit que les femmes introduisirent le couteau de silex qui remplaça le bâton à feu utilisé auparavant. Ces femmes jetèrent aux hommes un morceau de silex bien aiguisé, qu’ils utilisèrent alors pour circoncire les garçons 2S. Un autre mythe raconte encore qu’une femme remit le couteau de silex aux ancêtres pour la circoncision et que l’initiation des hommes dériva, à l’origine, de celle des femmes.

Dans un mythe répandu chez les Adnjamatana de l’Australie du Sud, l’initiateur de la circoncision n’est ni mâle, ni femelle ; c’est un oiseau mi-humain, le Jurijurilja, l’un des ancêtres totémiques. Cet oiseau lança un jour un boomerang lequel, en revenant sur lui, le circoncit et pénétra dans la vulve de ses épouses, les coupant et les faisant saigner. Telle fut l’origine de leurs périodes mensuelles de menstruation 27. La menstruation est vue ici comme une conséquence de la circoncision. Cette histoire établit non seulement une relation directe et étroite entre la circoncision et la menstruation mais, indirectement, elle suggère que la circoncision est une condition préalable analogue à celle des règles, avant le début desquelles la procréation ne peut intervenir.

La légende des femmes Unthippa, l’un des mythes les plus importants des Arunta, nous dit que : « Lorsque (ces femmes) [...] trouvèrent [...] des gens sur le point de circoncire quelques garçons [...] (les femmes) prirent les garçons sur leurs épaules, les emportèrent avec elles et les laissèrent dans divers endroits sur le chemin, après avoir effectué sur eux la circoncision 96,28. » Puis les femmes continuèrent à avancer et parvinrent en un lieu où, par suite de l’épuisement causé par leur danse, leurs organes sexuels sortirent, formant des dépôts d’ocre rouge. On raconte des histoires analogues se rapportant à d’autres femmes mythiques et « les dépôts d’ocre rouge découverts dans diverses régions [de ce pays] sont associés au sang [menstruel] des femmes [...]. Selon la tradition [...] les femmes [...] provoquaient un abondant saignement qui s’écoulait de leur vulve, formant ainsi le dépôt d’ocre rouge 29 ».

Le mythe affirme non seulement que les femmes Unthippa inventèrent la circoncision (croyance qui se manifeste dans les rites actuels de la circoncision) mais aussi qu’elles saignaient ou perdaient leurs organes sexuels après avoir circoncis les garçons. Si cette succession d’événements a une signification, elle suggère que le saignement, la perte ou la mutilation de l’organe sexuel féminin apparaissant dans l’introcision des filles, sont une conséquence de la circoncision (ou un châtiment pour l’avoir pratiquée).

Ainsi, l’ocre rouge joue un rôle très important dans les rites de puberté. Dans la pensée de ces populations, il n’est pas simplement symbolique : il est effectivement l’organe sexuel des femmes mythiques ou leur sang génital. Dans son utilisation cérémonielle très vaste, l’ocre rouge doit donc être considéré comme le sang menstruel ou quelque chose lui étant étroitement relié *.

La circoncision est l’unique circonstance où les femmes de ces tribus sont autorisées à couvrir leur corps d’ornements, comme les guerriers, et à porter leurs armes. Quand le novice a pris place au milieu des hommes, « les femmes qui attendaient son arrivée, commencent immédiatement leurs danses, portant un bouclier à la main. La raison en est que les femmes mythiques Unthippa [...] portaient, elles aussi, des boucliers et [.. ;] la cérémonie d’initiation commence par une imitation de leur danse. [...] (Roth décrit ces femmes ornées de peintures, comme les guerriers, et sur le point d’engager un combat pendant la première partie de la cérémonie). Sauf à cette occasion, les femmes ne portent jamais de boucliers qui sont la propriété des hommes exclusivement97 ».

« ... Un peu plus tard [...] au cours de la cérémonie [...] juste avant l’accomplissement de la circoncision, une des femmes [...] plaçant sa tête entre les jambes (du novice) le soulève soudainement sur ses épaules et part avec lui en courant [...], telles les femmes Unthippa, mais la coutume

* L’ocre rouge ainsi que d’autres peintures rouges sont utilisées presque universellement pour des décorations ou à d’autres fins rituelles, sans relation aucune avec le sang menstruel. On pourrait dire que la peinture symbolise le sang génital féminin seulement lorsque le symbole est exprimé explicitement, comme dans le cas ci-dessus.

actuelle diffère de l’ancienne en ce que les hommes reprennent et ramènent les garçons31. »

Après cette description, Spencer et Gillen signalent que, quelles qu’eussent été ces femmes Unthippa, le mythe indique que les femmes jouèrent jadis dans ces cérémonies un rôle beaucoup plus important que celui qui leur est imparti de nos jours 32.

Les habitants des Nouvelles-Hébrides déclarent explicitement que les femmes inventèrent la circoncision. Ils racontent qu’un jour, un homme se rendit dans la jungle avec sa sœur. Celle-ci grimpa sur un arbre à pain et coupa le fruit avec un bambou. Quand elle eut terminé, elle jeta le bambou qui, en tombant, coupa accidentellement le prépuce de l’homme. Quand celui-ci fut guéri, il eut des relations sexuelles avec une femmç qui trouva cela si bon qu’elle le raconta à une autre femme. Bientôt, cet homme fut très sollicité, ce qui déclencha la fureur de tous les autres. Mais leurs femmes se moquèrent d’eux et leur dirent qu’ils devaient être pareils à celui-là. Alors, les hommes le payèrent pour qu’il leur révélât son secret. Il le leur dit et, depuis ce temps-là, les hommes « pratiquent sur leurs fils la circoncision 33 98 ».

J’ai déjà fait allusion à l’insistance des femmes qui réclament la circoncision dans certaines sociétés sans écriture. Elles en font une condition préalable au coït ou, du moins, à une relation sexuelle permanente. A ce propos, j’ajouterai que Seligman et Seligman31, Larken35 et Czekanowski36 ont tous commenté la rapidité avec laquelle la circoncision s’est répandue chez les Azande d’Afrique, en raison de la préférence marquée par les femmes : « La circoncision a été introduite récemment ; elle tend à se généraliser au Congo et se propage au Soudan [...], elle n’a aucune signification religieuse, mais les femmes la réclament avec vigueur, parce qu’elles aiment ça S7. # Un jeune africain Sebyi, âgé de treize ans, a dit à Bryk que tous désirent être circoncis, parce que c’est beau et que les femmes rejettent, comme partenaires de leurs jeux sexuels, les hommes non circoncis M. Si les filles prépuber-taires peuvent avoir des relations avec des garçons non circoncis, les femmes exigent des hommes avec lesquels elles cohabitent, qu’ils le soient.

Bryk rapporte une autre coutume de certaines femmes d’Afrique. A la fin des cérémonies de circoncision, « son amie arrive [...] ; ils parlent pendant toute la nuit. De bonne heure, le matin, elle lui donne la main et, en partant, lui dit : “Je reviendrai ce soir et je te donnerai mon vagin. Mon tendre ami, maintenant, je t’aime vraiment [...], tu viendras me chercher et tu m’achèteras3®” », ce qui revient à dire : « Ëpouse-moi. » Comme on l’a déjà remarqué chez les Tiv, aucun élément sacrificiel ne paraît intervenir dans cette insistance des femmes réclamant la circoncision avant le coït, bien que ce ne soit pas totalement exclu.

Si les mythes nous apportent la preuve que certains rituels d’initiation furent, à l’origine, créés par des femmes et non par des hommes, la possibilité n’est toutefois pas écartée qu’ils furent, en réalité, inventés par des garçons ou des hommes et infligés par des hommes. Un acte que la tradition attribue aux femmes ne fut pas nécessairement inventé par elles. Dans la pensée animiste, ce qui pousse un individu à accomplir une certaine action peut paraître lui avoir été imposé. Si le pouvoir de procréation des femmes provoquait l’envie des hommes, ceux-ci pourraient avoir inventé des rites pour s’en accommoder et, par la suite, en être venus à considérer les femmes comme responsables de la création de ces rites. En fait, sur le plan psychologique, elles l’étaient. Ainsi la supposition selon laquelle ce furent les femmes qui, à l’origine, infligèrent la circoncision aux hommes, pourrait avoir l’une des deux significations suivantes : a) Les femmes développèrent l’idée que les organes génitaux des hommes devraient, eux aussi, saigner (ce qu’avait imaginé l’adolescente de l’École Orthogénique) ou b) que les hommes, envieux du pouvoir de procréation des femmes, furent « forcés » de faire le nécessaire pour devenir progressivement maîtres de cette envie, et ils vécurent ces mesures comme si elles leur avaient été imposées par les femmes.

De toute manière, nous ne pouvons nous appuyer sur les mythes ni même, comme c’est souvent le cas, sur les déclarations faites aux anthropologues, pour donner une explication valable du rôle des femmes. Rendre les femmes responsables de l’institution du rituel pourrait être, somme toute, une tentative de déplacer la responsabilité qui incomberait aux hommes. Le rituel en lui-même est la source la plus sûre de notre information. Tournons-nous maintenant vers la subincision et tentons de voir si ce rite extrême fut, à l’origine, imposé par les hommes ou par les femmes. Un trait quelconque de ce rite nous permettra peut-être de découvrir s’il est imposé de l’extérieur, et jusqu’à quel point, ou s’il rencontre les besoins intimes des jeunes. Serait-il une offrande sacrificielle aux femmes, le résultat d’un désir d’identification à celles-ci ou serait-il né de l’envie que l’homme porte aux femmes ?

La subincision rituelle

Anatomiquement, c’est la subincision et non la circoncision qui a, de toutes les cérémonies d’initiation, les conséquences les plus importantes, rendant les hommes physiquement semblables aux femmes. Pratiquée dans certaines régions du globe seulement, elle a été relativement peu étudiée dans la littérature, bien qu’elle comporte une chirurgie très poussée et modifie probablement les sensations lors du coït. La subincision est décrite dans les termes suivants :

« L’opération consiste essentiellement à ouvrir tout ou partie de l’urètre pénien dans sa partie inférieure. L’incision initiale a généralement 2 à 3 cm de long, mais elle peut être agrandie par la suite de telle façon qu’elle s’étende du gland à la racine du scrotum. Ainsi, toute la partie inférieure de l’urètre pénien est béante. Cette dernière technique est universellement pratiquée dans les tribus de l’Australie centrale. En s’écartant de ces régions, l’importance de l’opération diminue jusqu’à ce qu’on se trouve en présence de formes rappelant fortement l’hypospadias, à savoir un état dans lequel une petite fente est pratiquée dans l’urètre en direction du gland ou du scrotum, ou même des deux ^ »

La subincision a aussi pour conséquence de modifier la capacité de diriger le jet d’urine. Après l’intervention, les hommes urinent accroupis, comme le font les femmes. En réalité, la position de miction adoptée dépend, jusqu’à un certain degré, de la coutume. Chez les Pilaga, les hommes se tiennent debout pour uriner dans la forêt, mais s’accroupissent pour uriner dans le village alors que les femmes, elles, se tiennent toujours debout 99. Dans certaines tribus d’Afrique et des Philippines qui ne pratiquent pas la subincision, la position accroupie est la seule, ou du moins, celle que préfèrent les hommes. De plus, le comportement de nombreux êtres humains et de certains animaux fait penser que la position adoptée pour la miction est basée principalement sur la physiologie. En tout cas, dans la plupart des sociétés, en dehors de l’enfantement et de la menstruation, la différence fonctionnelle entre les sexes est démontrée de manière plus apparente par les postures adoptées pour uriner. Cette différence est naturellement observée par les enfants qui s’y intéressent presque aussi tôt qu’à la différence entre les organes sexuels.

Chez les Arunta, la subincision peut intervenir cinq ou six semaines après la circoncision, selon le temps de cicatrisation nécessité par la première opération. Dans d’autres tribus, l’intervalle est parfois beaucoup plus long. Les femmes sont exclues de cette cérémonie dont le déroulement est, en partie, le suivant : « ... Dès que (le novice) était installé, un homme se mettait sur lui à califourchon, saisissait le pénis et tirait sur l’urètre. L’opérateur s’approchait et, rapidement, avec un couteau de silex, ouvrait l’urètre par-dessous. Quand tout était accompli, les novices étaient conduits sur le côté et s’accroupissaient au-dessus de boucliers dans lesquels le sang était recueilli [...]. Puis le sang était versé au centre d’un feu préparé à cet effet [...]. Une conséquence de l’opération [...] est que la miction s’effectue toujours [...] en position accroupie [...]. »

« Il arrive fréquemment qu’après l’opération effectuée sur le novice, un ou plusieurs des jeunes gens présents se lèvent et se soumettent volontairement à une seconde opération. »

Ils estiment que l’entaille pratiquée lors de la première intervention n’est pas assez grande. « Debout, dans une clairière[...], les jambes bien écartées et les mains derrière le dos, l’homme s’écrie [...] : “ Mura (la mère de l’épouse), ma Mura, viens et prolonge ma subincision jusqu’à la racine” [...]. La plupart des hommes [...] se soumettent à cette seconde opération et certains d’entre eux la réclament une troisième fois, encore qu’un homme soit souvent âgé de trente à quarante-cinq ans quand il demande la deuxième opération 41. »

Les récits de tribus rapportant que les hommes demandaient la circoncision ou se circoncisaient eux-mêmes, font défaut. Alors que l’opération mineure de la circoncision est presque toujours pratiquée par autrui, la subincision, opération beaucoup plus importante, ainsi que la castration rituelle imposée par les grandes divinités maternelles, sont parfois pratiquées par l’individu lui-même ou, le plus souvent, lui sont infligées sur sa propre demande. Nous pourrions, par conséquent, en conclure que, plus que la circoncision, la subincision témoigne d’une autodétermination.

Alors que les Arunta affirment que la circoncision fut instituée par les femmes Unthippa, aucun rapport direct ne semble intervenir entre la subincision et les femmes mythiques. Toutefois, une relation pourrait être suggérée par le comportement des hommes subincisés, le matin qui suit l’opération : « A l’aube, le jour suivant, les hommes se munissent de bâtons à feu et, entourant le jeune homme, ils le conduisent vers les femmes [...]. Quand ils arrivent à une courte distance de celles-ci, [...] le jeune homme sort du centre du groupe et jette son boomerang très haut, dans la direction du lieu où sa mère était supposée avoir vécu dans les temps mythiques. Le jet du boomerang dans la direction du camp de la mère mythique [...] intervient également lors de l’accomplissement des cérémonies [...] qui accompagnent l’extraction des dents i2. »

Cette attaque dirigée contre la mère mythique peut représenter soit un désir de vengeance, soit un effort accompli par le jeune homme pour se protéger d’un danger. On pourrait aussi l’interpréter comme mettant symboliquement les femmes à leur place, une fois la mutilation rituelle accomplie. Mais

41.    Spencer & Gillen, Native Tribes, p. 255-257.

42.    Ibid., p. 259.

quelle que soit la raison, il est certain qu’immédiatement après la subincision (ou l’extraction des dents qui, dans certaines tribus, remplace la circoncision ou la subinçision), une attaque symbolique est dirigée contre la mère symbolique. A ce moment-là, les hommes n’utilisent pas les morceaux d’écorce relativement inofïensifs, ce qu’ils font quand les femmes, au début des cérémonies, tentent d’envahir le lieu de la circoncision. C’est alors l’arme la plus puissante de la tribu qui est utilisée. Alors que les hommes, tous ensemble, jetaient des morceaux d’écorce contre les femmes, cette fois-ci, seule, la victime jette le boomerang. Il semble que ce soit là moins un acte purement cérémoniel que le symbole plus profond d’une vengeance personnelle ou d’une attaque.

Spencer et Gillen sont restés perplexes devant cette pratique, bien qu’ils aient tenté de la faire entrer, par rationalisation, au sein du système de référence admis — à savoir que le but de la circoncision serait l’accession à l’âge d’homme et la rupture des liens entre la mère et l’enfant. Néanmoins, ils ne se montrèrent pas satisfaits de leurs propres explications et finirent par déclarer que la signification du jet du boomerang était difficile à comprendre.

Un tel comportement serait effectivement incompréhensible si l’agression était dirigée contre la véritable mère. Ce n’était pas elle, mais la mère ancestrale qui, directement ou au travers de l’envie que les hommes portent aux femmes, institua la subincision. Ce comportement signifie-t-il que les images maternelles infligeaient ou exigeaient cette opération comme condition préalable au mariage dans les temps préhistoriques ? Ou bien l’image de la mère ancestrale est-elle celle que tout homme porte en lui depuis l’enfance ? Ou encore cette image infantile actuelle est-elle projetée dans des temps reculés ? Nous ne déciderons pas entre ces possibilités. On peut néanmoins supposer que la subincision est considérée comme « provoquée » par la mère archaïque.

S’il existe des mythes sur l’origine de la circoncision, il n’en est pas, à ma connaissance, qui expliquent la subincision. Les Arunta ignorent totalement quand se situe le début de cette pratique. Spencer et Gillen pensent qu’il s’agit là d’un équivalent de l’ouverture de la vulve4S.

D’ailleurs, ils estiment inutile de se livrer à des spéculations Ils préfèrent citer Roth qui, au sujet de la subincision des hommes, fait remarquer « qu’elle était, sous la forme d’une imitation, le signe imposé à l’homme pour démontrer l’exis-tense, chez lui, d’une capacité analogue 100 ». Cette remarque de Roth m’a frappé. Elle me paraît être une des vues les plus pénétrantes du problème.

Dans ces tribus, la richesse de la flore et de la faune est l’essence même de la vie et des moyens d’existence, l’initiation étant en elle-même un rite de multiplication. Cependant, ces populations sont très mal informées de la physiologie de la procréation humaine ainsi que du rôle imparti au mâle dans celle-ci. L’ouverture du vagin facilite, pensent-ils, la procréation ; plus l’ouverture est grande, plus probable leur paraît la conception et plus facile la naissance. Il est beaucoup plus difficile de comprendre comment les opérations effectuées sur le pénis pourraient influencer la procréation.

L’ignorance presque totale des Australiens, quant au processus de la procréation, apparaît dans le récit suivant : « J’ai étudié ce problème d’une manière aussi exhaustive qu’il se pouvait. Ces Australiens, en dépit de leurs contacts avec les Blancs qui datent d’une trentaine d’années, n’ont encore aucune idée de la relation effective entre le coït et la conception. Les aborigènes affirment qu’une fille impubère ne peut avoir d’enfant. Après la puberté, la conception ne peut intervenir que si un homme, généralement le mari, a découvert l’enfant-esprit. Questionnés sur la fonction des relations sexuelles, les indigènes admettent qu’elles tracent un chemin pour l’entrée de l’enfant-esprit. “Elles lui tracent le chemin [...], une fille vierge n’a pas ce chemin.” La plupart des femmes croient que le sperme reste dans le vagin et ne joue aucun rôle dans la naissance d’un enfant : “Rien à faire avec lui”, telle fut la réponse tranchante que je reçus quand, après une enquête menée par des moyens détournés, je finis par leur suggérer ce qu’il en était. Un certain nombre de femmes pensaient que le sperme pénétrait dans l’utérus où l’embryon flottait “comme un nénuphar”, comme dit l’une d’elles. Les indigènes, avec un soupçon de mépris pour l’illogisme des Blancs, déclarèrent avec une certaine impatience : “J’ai couché avec lui toute la journée et je n’ai pas attrapé d’enfant !” Une femme de la “Forest River” dont l’enfant naquit quelques mois après la mort du mari vit dans ce fait la preuve que les relations sexuelles n’avaient aucun rapport avec la procréation. Les indigènes considèrent en effet les relations sexuelles, en dehors de leur fonction préparatoire 101, comme un simple passe-temps érotique 48. »

Même si les Australiens pressentent vaguement le rôle que l’homme pourrait jouer dans la conception, tant qu’ils ne comprendront pas le processus exact, ils n’auront aucune certitude à ce sujet. A défaut d’une connaissance rationnelle, une certitude dogmatique souvent comble le vide. Mais aussi forte soit-elle, elle n’élimine jamais complètement le malaise provoqué par le doute (souvent considéré comme un péché dans la religion ramenée au rang d’institution). Les doutes, autant que l’absence totale de connaissance, contribuent à la création d’un sentiment d’insécurité et conduisent à des mesures de compensation.

Bien que ces individus ne comprennent pas le processus de la procréation humaine, ils établissent avec certitude un rapport : une femme ne peut avoir d’enfant avant l’instauration de la menstruation. La « capacité » de procréation de la femme est indiquée par la menstruation, mais celle du mâle, dans ce domaine, n’est nullement aussi apparente et ce que les populations sans écriture n’ont pas, elles tentent souvent de l’acquérir par la magie.

Se référant à Roth, Spencer et Gillen estiment que sa théorie « n’explique pas la mutilation des femmes, et qu’il semblerait presque plus simple d’imaginer que celle-ci fut la conséquence de la mutilation des hommes 47 ». Ce serait non seulement plus simple, mais exact. Si nous admettons que les hommes se sentirent obligés de se rendre semblables aux femmes et s’ils prirent conscience, même obscurément, du fait qu’ils s’infligeaient des blessures pour devenir féconds, comme elles, alors nous comprendrons que leur fureur contre elles provenait de cet échec : ils leur lancèrent des boomerangs et cherchèrent, après avoir acquis une supériorité politique, à exercer des représailles en leur infligeant la mutilation qu’ils avaient dû subir à cause d’elles.

Même si les hommes furent obligés jadis de se soumettre à la subincision, ils n’auraient pas persévéré dans cette coutume, ni réclamé la réouverture de cette blessure, ni continué à se l’infliger eux-mêmes sans être motivés par quelque force intérieure. Aucune loi tribale n’est enseignée par cette pratique qui n’est pas un rite de passage, puisque le statut de l’individu n’est pas modifié. C’est une mutilation volontairement choisie, non une mutilation du fils infligée par le père.

Si l’on note, toutefois, que la blessure de la subincision est appelée « vulve », l’ouverture répétée de cette blessure ainsi que le saignement deviennent compréhensibles. Le but du rituel serait de reproduire symboliquement l’organe sexuel féminin, alors que la réouverture de la blessure symboliserait le phénomène périodique de la menstruation. Des déclarations faites par les indigènes confirment cette interprétation. Les Murngin disent : « Le sang qui coule de l’incision, que les danseurs utilisent pour se couvrir le corps d’ornements, et pour décorer leurs emblèmes, est plus que le sang d’un homme. [...] C’est le sang menstruel des vieilles Wawilak [...]. “Ce sang dont nous enduisons tous ces hommes est le même que celui qui sort du vagin de la vieille femme. Ce n’est plus le sang de ces hommes parce qu’il a été chanté et a acquis une plus grande puissance. Le trou que l’homme a au bras n’est plus un trou. Il est tout à fait semblable au vagin de la vieille femme d’où coule le sang.102” »

Lommel note également qu’une fleur rouge de pandanus est introduite dans la blessure sanglante de la subincision pour que la fente reste aussi rouge que possible après la guérison 103. Roth remarque que dans le dialecte des Pitta-Pitta et celui des indigènes du district de Boulia, le mot qui désigne le pénis introcisé signifie « celui qui a une vulve »60 ; Hogbin signale que les hommes Wogeo de la Nouvelle-Guinée disent que les femmes sont automatiquement nettoyées par la menstruation, mais que les hommes, pour se protéger des maladies, doivent périodiquement inciser leur pénis afin que le sang puisse en couler ; cette opération est souvent appelée « la menstruation de l’homme 61 ». Non seulement les Wogeo, mais les Murngin et les Dwoma de la Nouvelle-Guinée utilisent des dénominations parallèles pour le saignement de la menstruation et celui de l’ouverture de la subincision.

La phase négative du tabou de la menstruation est habituellement révélée par la conviction que les femmes en période de menstruation sont impures. Les hommes répètent, par un certain mimétisme, ce négativisme au moment de l’initiation. Plusieurs populations disent des initiés qu’ils sont sales ou doivent se souiller. Les initiés Quatu (au nord des Nouvelles-Hébrides) étaient écartés du monde pendant un mois, ils ne se lavaient pas et sortaient de leur retraite, noirs de saleté et de crasseB2. Chez les aborigènes de Victoria, le corps du jeune homme était couvert de boue et d’immondices et, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, il devait traverser le camp en jetant des immondices sur tous ceux qu’il rencontrait63. Ainsi, les garçons initiés contaminent tous ceux qu’ils touchent, comme les femmes en période de menstruation sont supposées le faire. En Nouvelle-Guinée, tous les interdits imposés aux femmes pendant la période menstruelle s’appliquent également aux hommes pendant le saignement de la subincision 64.

D’autres observateurs ont rapporté des attitudes analogues. Selon Rôheim, « le rituel de la subincision consiste en ce que les anciens (les initiateurs) reculent en courant et montrent le trou de la subincision. Le sang s’échappe du trou et les jeunes gens voient le grand mystère de l’initiation. La signification devient parfaitement claire quand ils appellent le trou de la subincision un “vagin” ou un “pénis-matrice” [...]. Ils s’offrent un vagin artificiel pour compenser le manque d’un vagin réel 104 » ; et : « Le sang qui jaillit du pénis est appelé femme ou lait 66. » Dans une autre tribu d’Australie centrale, chez les Urrabuna, la subincision est connue sous le nom de verrupu et le vagin parfois désigné par le même terme, bien que sa dénomination soit pintha67.

Ces données et d’autres analogues ont fait dire à Bryk que « par la subincision, le jeune homme est supposé se transformer en femme... Les cérémonies d’initiation changent les garçons en femmes ou plutôt en hommes-femmes 68 ».

Rôheim souligne la signification de l’utilisation du mot « lait » dans les chants sacrés pour parler du sang provenant du pénis. En établissant une comparaison avec les tabous alimentaires, il remarque la similarité de ceux qui s’appliquent aux hommes saignant par suite de la subincision et de ceux qui s’appliquent aux femmes en période de menstruation. Pour mieux justifier ce qu’il soutient, à savoir que les hommes jouent le rôle des femmes en période de menstruation69, il cite un Arunta qui affirmait que, si une femme voit le sang d’un homme couler de ses veines, elle doit ou bien être tuée, ou avoir des relations sexuelles avec de nombreux hommes. Rôheim a le sentiment qu’ils agissent de cette manière afin de réaffirmer leur virilité en danger, si leur sang (« menstruel ») est vu par une femme 105. On peut découvrir un autre parallèle encore dans les histoires des femmes mythiques qui utilisaient leur sang menstruel pour en barbouiller les poteaux céré-moniels ; les hommes utilisent, dans le même but, le sang coulant de la blessure de la subincision 106.

Il se pourrait que les qualités magiques généralement attribuées à la menstruation et au sang menstruel expliquent son utilisation supposée sur les poteaux cérémoniels dans les temps mythiques. Mais, chaque fois qu’une magie puissante est invoquée, les Australiens utilisent le sang. La qualité magique attribuée au sang menstruel en particulier, est à la base de la théorie de la subincision avancée par Ashley-Montagu : « L’élément commun à toutes les formes de subincision est l’inévitable effusion de sang [...]. En quelques mots, nous suggérerons ici que la subincision ou l’incision mâle correspond, ou entend correspondre, à la menstruation féminine. J’énoncerai immédiatement l’hypothèse que je proposerai comme une explication probable de la subincision en Australie : elle fut probablement instituée, à l’origine, pour que l’homme ressemble à la femme par cette effusion périodique de sang qui est une caractéristique féminine et aussi, peut-être, pour féminiser l’apparence de l’organe mâle 62. »

Tout en reconnaissant que le but de la subincision est de faire ressembler les hommes aux femmes, physiologiquement et anatomiquement, l’auteur pense qu’elle est pratiquée seulement dans le but de libérer et d’évacuer les humeurs peccantes du corps pouvant résulter de certaines activités exigeant un déploiement de puissance 63. A mon sens, cette analogie n’est pas assez poussée.

L’apparition du saignement menstruel indique la capacité de procréer ; son arrêt temporaire pendant la grossesse évoque un nouveau lien entre la menstruation et la création d’une vie nouvelle. Ainsi, le sang menstruel ou tout sang provenant des organes génitaux peut apparaître comme une substance influençant fortement la vie. Les Arunta croient qu’il a le pouvoir, en cas de maladie, de sauver une vie en danger. Si le sang menstruel est supposé redonner de la vigueur à un homme, on croit que le sang tiré du pénis subincisé a le même effet sur la femme. Quand un homme est gravement malade, à défaut de sang menstruel, du sang est tiré des nymphes, puis une femme présente prend une chenille « witchetty », la trempe dans le sang et la donne à manger à l’homme. Après quoi on frictionne le corps du malade avec le sang. Quand une femme aborigène est très malade, un fils d’une sœur plus jeune tire du sang de la blessure de la subincision. La malade en boit une partie et le jeune homme frotte ensuite son corps avec le reste du sang en y ajoutant une couche d’ocre rouge et de graisse. En cas de maladie, le premier remède utilisé est la friction du corps avec de l’ocre rouge 64.

On pourrait donc comprendre que, dans les civilisations plus évoluées, étant donné la supériorité des hommes, le

62.    Ashley-Montagu, Corning into Being, p. 301 sq.

63.    M. F. Ashley-Montagu, « The Origin of Subincision in Australia », Oceania, VIII (1937), p. 207.

64.    Spencer & Gillen, Native Tribes, p. 464.

rituel de la subincision se fût réduit à celui de la circoncision Malheureusement, les preuves dont nous disposons ne nous montrent pas semblable évolution. La castration rituelle

— la mutilation la plus importante — apparaît dans les civilisations relativement évoluées, non dans les plus archaïques. Mais cette absence de preuve est compréhensible puisque le fait de relier le pénis à la fertilité, même de manière négative, implique la reconnaissance de son rôle dans la procréation. Or, cette compréhension se rencontre dans les hautes civilisations, non dans les plus primitives. D’après les données anthropologiques, il ne semble pas que la circoncision rituelle se soit, au cours de l’histoire, développée après la subincision. La théorie de la diffusion indique effectivement que la subincision fit nettement plus tard son apparition 85. Comme, dans la succession des rites, la subincision intervient généralement après la circoncision, on peut en conclure que cette dernière pratique est la plus ancienne.

L’ordre des deux mutilations indique donc que la circoncision pourrait avoir été un substitut mâle de la première menstruation des filles et que la subincision représenterait un second effort tenté par les hommes pour procréer eux-mêmes, leur première tentative ayant échoué.

65. D. S. Davidson, The Chronolo^ical Aspects of Certain Australian Social Institutions as Jnferred from Geographical Distribution, Philadelphie, 1928.


80 P. Browe, S. J. « Zur Geschichte der Entmannung », Müller & Seiflert, Breslau, Breslauer Studien zur historischen Théologie, N.F. 1, 1936, p. 13.

81    Ibid., p. 63 sq.

82    H. W. Rosher, Lexikon der griechischen und rômischen Mythologie, I, p. 2745.

83    Browe, op. cit., p. 63.

84    W. E. Roth « An Introductory Study of the Arts, Crafts and Customs of the Guiana Indians « , 38th Annual Report of the Bureau of American Ethno-logy..., 1916-1917, Government Printing Office, Washington, 1924, p. 417, 591.

85    Ibid., p. 352.

86 On peut observer de nos jours des fantasmes relatifs à des a,otes analogues. Une jeune schizoïde de l’Êcole Orthogénique exppmale désir (le yojr u(V homme se couper l’organe génital. Elle venait d’avoir s^s premières règles quand un jour, dans un parc public, près de l'École, elle vit un homme en taain, d’\*rii\er dans un buisson ou de s’exhiber (ou les deux chôkes & La fois). Se tournant vert soq éduca-trice et une autre fille ;’elle dit avec une grondé allégresse :’t 11 ya ae couper le pénis et nous le jeter. > Dès fantasmes relati » à tfes çarçopp qui se transforment en filles et doivent alors porter dfis Vêtements féminins sopt répandus parmi les enfants névrosés,' garçons et filles, qu’il est ; a, neinç besoin de ta mentionner. Bien que ces idées todâtent l’qiigoissè, d£ Castijatio^ elles peuvent avoir leur origine dans des expériences bien aütérieuresV comme' nom Vavons vu dans le chapitre m de ce livre.    ’1    '

87 Dans'le même ordre d’idées, mais sans vouloir Aller trop loin dans mes spéculations, je voudrais faire remarquer ' que la coutume d’introduire des eunuques dans les harems se répandit approximativement dans la région du

flobe où était célébré le culte de la Déesse-Mère. L’explication généralement onnée est que les eunuques étaient des serviteurs plus sûrs puisqu'ils ne pouvaient avoir des relations sexuelles avec les femmes qui étaient sous leur garde. Mais, si c’était là l’unique raison, pourquoi ne faisait-on pas appel à des femmes

8.    Ibid., p. 353.

9.    Ibid.

88    B. Spencer & F. J. Gillen, The Northern Tribes of Central Australia, Londres, Macmillan & Co., 1904, p. 352.

89    Ibid., p. 368.

90    E. Westermarck, Ritual and Belief in Morocco, Macmillan & Co., Ltd., Londres, 1926, II, p. 427.

91    B. M. Loeb, « The Blood Sacrifice Complex », Memoirs of the American Anthropological Association, n° 30 (1933), p. 18.

92    G. A. Barton, t Semitic Circumcision », Encyclopaedia of Religion &• Ethics, Charles Scribner’s Sons, New York, 1911, III, p. 680.

93    Loeb, loc. cit., p. 21.

94    Warner, op. cit., p. 250.

95    Ibid., p. 512.

96 Il convient de noter, en se référant aux remarques faisant de la circoncision une condition préalable au mariage, que les femmes qui la pratiquaient appartenaient à un groupe qui, selon le système de parenté, autorisait le mariage entre elles et ces garçons circoncis.

26.    R. Berndt & C. Berndt, ■ A Preliminary Report on Field Work in the Ooldea Région •, Oceania, XIII (1943), p. 257.

27.    Ashley-Montagu, • Ritual Mutilation », loc. cit., p. 432-433.

28.    Spencer & Gillen, Native Tribes..., p. 442.

97 Ibid., p. 220.

98 Pour les autres mythes concernant le rôle de la femme dans la création des rites de puberté, voir dans l’Appendice B la discussion sur le rituel Kunapipi.

31.    Ibid., p. 443.

32.    Ibid.

33.    B. M. Harrison, Savage Civilisation, Alfred A. Knopf, Inc. New York, 1937, p. 43-49.

34.    Seligman & Seligman, op. cit., p. 518.

35.    P. M. Larken, < An Account of the Zande >, Sudan Notes and Records, IX (1926), p. 1 sq.

36.    J. Czekanowski, Forschungen im Nil-Kongo Zwischengebiet, Klinkhardt und Biermann, Leipzig, 1924, VI, 2* partie, p. 35.

99 Communication personnelle de Jules Henry.

40. Ashley-Montagu, Corning into Being, p. 293.

100    W. E. Roth, Ethnological Studies Among the N orth-West-Central Queensland Aborigines, Edmund Gregory, Government Printer, Brisbane, 1897, p. 180.

101 Fonction préparatoire de l’homme qui fraie un chemin àl’enfant-esprit. (N. d. T.)

46.    Kaberry, op. cit., p. 43.

47.    Spencer & Gillen, Native Tribes, p. 263.

102    Warner, op. cit., p. 278.

103    Lommel, loc. cit., p. 159.

104    Ibid., p. 324.

105 Press, New York, 1945 ; trad. fr. sous le titre Héros phalliques et symboles maternels

106 dans la mythologie australienne, t Connaissance de l’Inconscient », Gallimard,