Les transformations

Le fantasme de la méchante marâtre

Il existe une époque privilégiée pour certaines expériences de croissance, et l’enfance est celle où on apprend à franchir l’énorme fossé qui sépare les expériences intérieures du monde réel. Les contes de fées peuvent paraître absurdes, fantastiques, épouvantables et parfaitement incroyables à l’adulte qui a été privé pendant sa propre enfance du matériel imaginatif des contes de fées ou qui en a refoulé le souvenir. L’adulte qui n’a pas encore accompli une intégration satisfaisante des deux mondes de la réalité et de l’imagination est déconcerté par ces contes. Mais l’adulte qui, dans sa propre vie, est capable de concilier l’ordre rationnel avec l’illogisme de son inconscient, comprendra très bien comment les contes de fées aident l’enfant à réaliser cette conciliation. Pour l’enfant et pour l’adulte qui, comme Socrate, sait qu’il subsiste un enfant dans la partie la plus sage de notre être, les contes de fées révèlent des vérités sur l’espèce humaine et sur l’homme lui-même.

Dans « Le Petit Chaperon rouge », la bonne grand-mère se transforme subitement en un loup sanguinaire qui veut tuer l’enfant. Combien cette transformation, si on la considère objectivement, peut paraître saugrenue ! Combien elle peut sembler effrayante, et même inutilement effrayante et contraire à toutes les formes possibles de la réalité ! Mais si on considère cette transformation dans les termes de l’expérience propre à l’enfant, est-elle vraiment plus effrayante que la transformation brutale de sa propre grand-mère, si gentille, qui devient un personnage qui le menace au cœur de son moi lorsqu’elle l’accable de honte pour avoir accidentellement mouillé sa culotte ? Pour l’enfant, Bonne-Maman n’est plus la personne qu’elle était quelques secondes

plus tôt. Elle s’est transformée en ogre. Comment cet être si bon, qui faisait des cadeaux, qui était même plus compréhensif, plus tolérant et moins critique que maman, a-t-il pu soudain agir d’une façon aussi radicalement différente ?

Incapable d’établir un rapport entre deux manifestations aussi opposées, l’enfant voit sincèrement dans sa grand-mère deux entités distinctes : celle qui aime, et celle qui menace. Elle est bel et bien « Mère-Grand » et « le loup ». En la coupant en deux, pour ainsi dire, l’enfant peut protéger son image de la grand-mère bonne. Si elle se change en loup, elle lui fait très peur, bien sûr, mais il n’est pas obligé pour autant de remettre en question son idée d’une grand-mère bienveillante. Et, de toute façon, comme le raconte l’histoire, il ne s’agit que d’un avatar passager : grand-mère reviendra, triomphante.

De même, la mère, qui est le plus souvent la protectrice infiniment généreuse, peut se transformer en une marâtre cruelle si elle a la méchanceté de refuser au bambin ce dont il a envie.

* Loin d’être un artifice utilisé seulement dans les contes de fées, ce dédoublement de personnalité qui permet à l’enfant de garder intacte l’image favorable, est utilisé par beaucoup d’enfants pour apporter une solution à un problème de relation trop difficile, pour qu’il puisse le régler ou le comprendre. Grâce à cet artifice, toutes les contradictions sont résolues comme par miracle. C’est ce qui arriva à une étudiante qui m’a raconté un incident qui eut lieu alors qu’elle n’avait pas encore cinq ans.

Un jour, dans un supermarché, sa mère se mit brusquement en colère contre elle. La petite fille se sentit profondément blessée à l’idée que sa mère pût agir de la sorte avec elle. Sur le chemin du retour, sa mère, toujours en colère, continua de la gronder et lui dit qu’elle était très méchante. L’enfant se mit en tête que cette méchante femme n’avait que l'apparence de sa mère et qu’elle était en réalité un odieux Martien, un imposteur parfaitement ressemblant qui avait enlevé la mère et pris sa place pour la torturer comme la vraie mère ne l’aurait jamais fait...

Ce fantasme continua pendant deux ans, jusqu’au moment où, alors qu’elle avait sept ans, la petite fille eut le courage d’essayer de tendre un piège au Martien. Chaque fois que le Martien prenait la place de la mère pour recommencer ses pratiques infâmes et pour la torturer, l’enfant lui posait adroitement une question à propos de ce qui s’était passé entre elle et la vraie mère. À son grand étonnement, le Martien savait tout... ce qui ne fit que confirmer la petite fille dans l’idée que le Martien était vraiment très malin ! Mais, après deux ou trois expériences de ce genre, la petite fille fut prise d’un doute ; elle se mit alors à interroger sa mère sur des événements qui étaient intervenus entre elle et le Martien. Quand il devint évident que sa maman n’ignorait rien de ces événements, le fantasme du Martien s’évanouit...

Pendant la période où la sécurité de la petite fille exigeait que la mère fût toute bonté—jamais en colère contre elle, ne la repoussant jamais — l’enfant avait déguisé la réalité pour se procurer ce dont elle avait besoin. Quand, ayant pris de l’âge, elle se sentit plus en sécurité, les colères et les critiques de la mère lui parurent beaucoup moins dévastatrices. Comme sa propre intégration s’était solidement établie, elle pouvait se dispenser du fantasme sécurisant du Martien et refondre la double image de sa mère en une seule, et cela après avoir testé la réalité de son fantasme.

Tous les jeunes enfants peuvent, un jour ou l’autre, scinder l’image du père ou de la mère, en mettant d’un côté les aspects bienveillants et de l’autre les aspects menaçants, pour se sentir pleinement protégés par les premiers ; mais la majorité d’entre eux le fait moins intelligemment, moins consciemment que cette petite fille. La plupart des enfants sont incapables de trouver leur propre solution à l’impasse qui se présente à eux au moment où leur mère se change brusquement en un « imposteur parfaitement ressemblant ». Les contes de féés, où apparaissent soudain de bonnes fées qui aident l’enfant à trouver le bonheur, malgré 1’ « imposteur » ou la « marâtre », permettent à l’enfant de ne pas se laisser détruire par cet « imposteur ». Ces contes de fées indiquent que, cachée quelque part, la marraine-bonne-fée veille sur la destinée de l’enfant, toujours prête à faire intervenir sa puissance aux moments les plus critiques. Le conte de fées dit à l’enfant : « N’oublie pas que, bien qu’il y ait des sorcières, il existe aussi de bonnes fées, qui sont beaucoup plus puissantes ! » Les mêmes contes affirment que le féroce géant peut toujours trouver plus malin que lui dans la personne d’un petit homme, un être dont la faiblesse rejoint celle qu’éprouve l’enfant. Il est très vraisemblable que cette petite fille ait eu le courage d’essayer de confondre le Martien après avoir lu une histoire qui racontait comment un enfant avait intelligemment berné un esprit malfaisant.

L’universalité de ces fantasmes est suggérée par ce qu’on appelle, en psychanalyse, le « roman familial » de l’enfant pubère26. Il s’agit de fantasmes ou de rêves éveillés que le jeune normal tient en partie pour tels, tout en y croyant vraiment dans une certaine mesure. Ces enfants se concentrent sur l’idée que leurs parents ne sont pas réellement leurs parents, mais qu’ils sont nés de grands personnages et que, à la suite de circonstances malheureuses, ils ont été contraints de vivre avec ces gens qui prétendent être leurs parents. Ces rêves éveillés prennent différentes formes : ce n’est souvent que l’un des parents qui est censé être un imposteur — situation que l’on retrouve dans les contes de fées où l’un des parents est vrai, l’autre étant un beau-père ou une belle-mère. Le plus grand espoir de l’enfant est que, un jour ou l’autre, par hasard ou à la suite de circonstances voulues, le (ou les) parent réel fera son apparition et que lui, l’enfant, sera rétabli à la haute place qui lui revient et vivra toujours heureux.

Ces fantasmes aident l’enfant ; ils lui permettent de se sentir vraiment en colère contre l’usurpateur « martien », ou contre les « faux » parents, *sans avoir l’impression qu’il est coupable. C’est ainsi que la division de la mère en deux personnages (si caractéristique des contes de fées) : une mère bonne — le plus souvent décédée — et une méchante marâtre, rend un grand service à l’enfant. C’est non seulement pour lui une façon de préserver en lui-même l’image d’une mère toujours bonne, quand la vraie mère ne l’est pas, c’est aussi pour l’enfant la possibilité d’être en colère contre cette méchante « marâtre » sans entacher la bienveillance de la vraie mère, qu’il considère comme une autre personne. Ainsi, le conte de fées indique comment l’enfant peut venir à bout de sentiments contradictoires qui, autrement, l’écraseraient à une période de sa vie où il commence à peine à pouvoir intégrer de tels sentiments. Le fantasme de la méchante marâtre, non seulement laisse intacte la gentille maman, mais empêche également l’enfant de se sentir coupable lorsqu’il est en colère contre elle — sentiment de culpabilité qui compromettrait sérieusement les relations mère-enfant.

Tandis que le fantasme de la méchante marâtre laisse intacte l’image de la mère foncièrement bonne, le conte de fées aide aussi l’enfant à ne pas se sentir anéanti lorsqu’il voit dans sa mère quelqu’un de méchant. De même que le Martien du fantasme de la petite fille disparaît dès que la maman est contente de son enfant, de même, dans le conte de fées, un esprit bienveillant peut annuler en une seconde tous les méfaits d’un mauvais génie. Chez la bonne fée, les qualités positives de la mère sont aussi exagérées que le sont les mauvaises chez la sorcière. Mais c’est ainsi que l’enfant interprète le monde : tout est paradis, ou tout est enfer.

Lorsque l’enfant éprouve le besoin affectif de le faire, il divise son père ou sa mère en deux personnages ; mais ce n’est pas tout : il peut se diviser lui-même en deux êtres qui, selon son idée bien arrêtée, n’ont rien en commun. J’ai connu de jeunes enfants qui parvenaient à rester propres pendant la journée mais qui souillaient leur lit au cours de la nuit. Lorsqu’ils se réveillaient, ils se retiraient dans un coin avec dégoût et disaient sur un ton convaincu : « Quelqu’un a mouillé mon lit ! » Contrairement à ce que peuvent penser les parents, l’enfant n’agit pas ainsi pour faire porter à un autre la responsabilité de ce qu’il a fait ; et il n’a d’ailleurs jamais cessé de penser que c’est lui, et pas un autre, qui a mouillé son lit. Le « quelqu’un » dont il parle est cette partie de lui-même dont il vient de se séparer ; cet aspect de sa personnalité lui est vraiment devenu étranger. Insister pour que l’enfant reconnaisse qu’il est le seul coupable, c’est essayer de lui imposer prématurément le concept de l’intégrité de la personne humaine, et cette insistance ne ferait que retarder son développement. Pour parvenir à un sentiment solide de son propre moi, l’enfant a besoin de le limiter pendant un certain temps à ce qu’il approuve et désire totalement de lui-même. Ayant ainsi acquis un moi dont il peut être fier sans équivoque, il peut commencer lentement à accepter l’idée que son moi peut également contenir certains aspects d’une nature plus douteuse.

De même que les parents, dans les contes de fées, se divisent en deux personnages, qui expriment l’un l’amour, l’autre l’aversion, de même l’enfant extériorise et projette sur « quelqu’un » toutes les mauvaises choses, trop effrayantes pour qu’il puisse voir en elles une partie de lui-même.

La littérature des contes de fées ne manque pas de souligner qu’il peut être parfois dangereux pour l’enfant de voir dans sa mère une méchante marâtre ; à sa manière, le conte de fées dit qu’il ne faut pas se laisser emporter trop vite ni trop loin par la colère. L’enfant se fâche facilement contre quelqu’un qui lui est cher ; il s’impatiente vite si on le fait attendre ; il a tendance à remâcher ses colères et à souhaiter le pire à ses « adversaires » sans se soucier des conséquences que pourraient entraîner ces souhaits s’ils se réalisaient. Nombreux sont les contes de fées qui racontent la suite tragique de ces souhaits irréfléchis que l’on formule parce qu’on désire excessivement certaines choses ou parce qu’on est incapable d’attendre qu’elles viennent à leur heure : deux états d’esprit qui sont typiques de l’enfant. Deux contes des frères Grimm peuvent servir d’exemple.

Dans « Hans, mon hérisson », un homme, qui désire vivement avoir un enfant, est furieux contre sa femme qui ne peut lui en donner. Finalement, il s’emporte au point de s’écrier : « Je veux un enfant ! Même s’il devait être un hérisson ! » Son désir est exaucé : sa femme met au monde un enfant qui est un hérisson par le haut du corps et un garçon par le bas 8. _

Dans « Les Sept Corbeaux » une petite fille qui vient de naître accapare tellement les sentiments de son père que celui-ci tourne sa colère contre ses autres enfants. Il envoie l’un de ses sept fils chercher de l’eau pour le baptême de l’enfant. Le garçon et ses six frères, qui l’ont accompagné, tardent à revenir. Furieux qu’on le fasse attendre, le père se met en colère et s’écrie : « Je voudrais les voir tous transformés en corbeaux ! » Son souhait est aussitôt exaucé.

Si ces contes de fées, où les souhaits prononcés dans la colère deviennent réalité, s’arrêtaient là, ils se contenteraient d’être des contes de mise en garde nous conseillant de ne pas nous laisser emporter par nos sentiments négatifs — ce que l’enfant est incapable d’éviter. Mais le conte de fées sait fort bien qu’il ne faut pas demander l’impossible à l’enfant, et qu’il ne faut pas l’angoisser avec des souhaits de ce genre qu’il formule dans un accès de rage contre lequel il ne peut rien. Tout en avertissant, d’une façon très réaliste, que la colère et l’impatience conduisent à de graves ennuis, le conte de fées rassure en montrant que les conséquences ne sont que passagères et que la bonne volonté et les bonnes actions peuvent tout réparer. Hans le hérisson conduit jusqu’à son château un roi qui s’est perdu dans la forêt. Pour le remercier, le roi promet à Hans de lui donner la première chose qu’ils rencontreront en chemin, et il se trouve que c’est sa fille unique. Malgré l’apparence physique de Hans, la princesse tient la promesse de son père et épouse le garçon à tête de hérisson. Après le mariage, dans le lit conjugal, Hans prend enfin forme humaine et, plus tard, il héritera du royaume 9. Dans « Les Sept Corbeaux », la petite fille, qui a été la cause involontaire de la transformation de ses frères en corbeaux, voyage jusqu’au bout du monde et fait un grand sacrifice pour conjurer le sort qui leur a été jeté. Les corbeaux reprennent forme humaine, et le bonheur est rétabli.

Ces histoires disent que, malgré les conséquences désastreuses que peuvent entraîner des souhaits négatifs, tout peut rentrer dans l’ordre avec des efforts et de la bonne volonté. D’autres contes vont beaucoup plus loin et disent à l’enfant qu’il ne doit pas s’alarmer s’il a de tels désirs, malgré les conséquences momentanées, car rien n’est changé de façon permanente. Tout réintègre l’état premier. Des histoires de ce genre existent, avec bien des variantes, dans toutes les régions du globe.

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Dans le monde occidental, « Les Trois Souhaits » sont probablement l’histoire de ce type la plus connue. Dans la forme la plus simple de ce thème, un homme ou une femme a droit à plusieurs vœux, en général trois ; ils lui sont accordés par un étranger ou par un animal, comme récompense pour une bonne action. Dans le conte « Les Trois Vœux », un homme reçoit cette faveur, mais il s’empresse de l’oublier. De retour à sa maison, sa femme, le soir, lui présente la soupe quotidienne. « Encore de la soupe ! s’écrie-t-il, si je pouvais avoir du pudding pour changer ! » Au même instant, le pudding apparaît sur la table.

Sa femme lui demande comment cela a pu se produire, et il lui raconte son aventure. Furieuse de voir le premier vœu gâché pour une baliverne, elle s’exclame : « Tu mériterais de recevoir le pudding en pleine figure ! » Aussitôt dit, aussitôt fait... « Et voilà deux souhaits envolés ! dit l’homme. Je voudrais quand même bien ne plus avoir ce pudding sur la figure ! » Et c’en fut fini des trois vœux27 !

Tous ces contes mettent l’enfant en garde contre les suites indésirables possibles d’un souhait irréfléchi et le rassurent en même temps en lui disant que les conséquences ne sont pas très importantes, surtout si on s’efforce sincèrement d’effacer les suites fâcheuses. Je crois qu’il y a quelque chose d’encore plus important : je ne parviens pas à me rappeler un seul conte de fées où un souhait négatif d’enfant aurait une conséquence quelconque. Seuls ceux des adultes en ont. Le conte sous-entend que les adultes sont responsables de ce qu’ils font par colère ou par sottise, alors que les enfants ne le sont pas. Si les enfants, dans les contes de fées, formulent un souhait, il s’agit toujours de bonnes choses ; et la chance, ou un bon génie, comble leur vœu, souvent au delà de tout ce qu’ils pouvaient espérer.

Tout se passe comme si le conte de fées, tout en admettant que la colère est foncièrement humaine, considérait que seuls les adultes ont suffisamment de maîtrise sur eux-mêmes pour ne pas se laisser emporter ; en effet, les souhaits saugrenus qu’ils formulent dans la colère deviennent réalité. Mais les contes de fées insistent sur les résultats merveilleux qu’obtient l’enfant qui s’engage dans des pensées ou des désirs positifs. L’affliction n’entraîne pas l’enfant du conte de fées à se lancer dans des vœux de vengeance. L’enfant ne souhaite que des choses agréables, même s’il a de bonnes raisons d’espérer que ceux qui le persécutent soient victimes d’événements détestables. Blanche-Neige ne souhaite rien de mal à la méchante reine. Cendrillon, qui serait tout à fait en droit de souhaiter un châtiment pour ses demi-sœurs, espère, au contraire, qu’elles iront au grand bal.

Lorsqu’il est abandonné, ne serait-ce que pour quelques heures, l’enfant peut se sentir aussi maltraité que s’il avait souffert toute sa vie de se voir négligé et repoussé. Puis, comme par enchantement, il se sent au paradis dès que sa mère franchit la porte, toute souriante, peut-être chargée d’un petit cadeau. Que peut-il y avoir de plus magique que cette apparition ? Comment un fait aussi simple pourrait-il avoir le pouvoir de changer sa vie s’il n’y avait pas de la magie derrière ?

L’enfant voit partout autour de lui des transformations radicales s’opérer dans la nature même des choses, et cela sans même que nous nous rendions compte de ses perceptions. Mais observez le comportement de l’enfant à l’égard des objets inanimés : n’importe quoi, un lacet de soulier ou un jouet, peut décevoir terriblement l’enfant, au point de le rendre malheureux. Puis, tout à coup, comme par miracle, l’objet devient obéissant et se plie à tous ses caprices ; après avoir été l’enfant le plus malheureux du monde, il devient le plus heureux. Cela ne prouve-t-il pas le caractère magique de l’objet ? De très nombreux contes de fées racontent comment le héros a vu sa vie changer du jour où il a découvert un objet magique ; avec son aide, le simplet devient plus intelligent que les demi-sœurs ou frères qu’on lui préférait. L’enfant qui se sent condamné à être le vilain petit canard n’a pas à se désespérer : il se transformera un jour en un cygne merveilleux.

Le petit enfant ne peut pas faire grand-chose tout seul et il en est découragé, au point, parfois, de se laisser aller au désespoir. Le conte de fées lui évite cette mauvaise passe en accordant une importance extraordinaire au moindre progrès et en suggérant que ce progrès peut engendrer des résultats merveilleux. Trouver une bouteille ou une jarre (comme dans le conte des frères Grimm « L’Esprit dans la bouteille ») ; secourir un animal ou être secouru par lui (« Le Chat botté ») ; partager un morceau de pain avec un étranger (« L’Oie d’or », un autre conte des frères Grimm), tous ces petits événements quotidiens conduisent à de grandes choses. Ainsi, le conte de fées montre à l’enfant que ces petits « faits réels sont importants, bien qu’il ne s’en rende pas compte sur le moment, et il s’en trouve encouragé.

L’enfant, pour accepter ses déceptions sans pour cela se sentir vaincu, a besoin de croire en de telles possibilités. Il peut également s’habituer à penser avec confiance qu’il peut vivre loin de la maison familiale. L’exemple du conte de fées enseigne à l’enfant qu’il ne sera pas sans aide lorsqu’il se lancera dans le monde extérieur et que la réussite pourra couronner ses efforts. En même temps, le conte de fées insiste sur le fait que les événements qu’il relate se sont passés « jadis », sur une terre lointaine ; et, tout en alimentant l’espoir de l’enfant, il ne décrit absolument pas le monde réel qui l’entoure.

L’enfant comprend intuitivement que, tout en étant irréelles, ces histoires sont vraies ; que tous ces événements n’existent pas dans la réalité, mais qu’ils existent bel et bien en tant qu’expérience intérieure et en tant que développement personnel ; que les contes de fées décrivent

sous une forme imaginaire et symbolique les étapes essentielles de la croissance et de l’accession à une vie indépendante.

Tout en désignant invariablement le chemin d’un avenir meilleur, les contes de fées se concentrent sur le processus du changement au lieu de décrire les détails précis du bonheur qu’on finit par obtenir. Les contes, à leur début, prennent l’enfant tel qu’il est au moment où il les écoute et lui montrent où il doit aller, en insistant sur le processus lui-même. Les contes de fées peuvent même montrer à l’enfant la route qu’il doit suivre à travers les fourrés les plus épineux : la période œdipienne.


8 Le thème des parents qui, désirant trop vivement un enfant, sont punis en donnant le jour à un monstre moitié être humain moitié animal, est très ancien et très répandu. C’est ainsi qu’il est le sujet d’un conte turc où Salomon rend à un enfant son apparence humaine. Dans ces histoires, si les parents traitent bien leur enfant anormal et avec une grande patience, il finit par prendre l’apparence d’un être humain séduisant.

La sagesse psychologique de ces contes est remarquable : si les parents contrôlent mal leurs émotions, ils font de leur enfant un raté. Dans les contes de fées et dans les rêves, la malformation physique prend la place d’un mauvais développement psychologique. Dans ces histoires, la partie supérieure du corps, y compris la tête, est d’ordinaire celle d’un animal, tandis que la partie inférieure est celle d’un humain normal. Cela indique que c’est dans la tête de l’enfant que les choses vont mal (c’est-à-dire dans son esprit — et non dans son corps). Ces histoires disent aussi que les dommages causés à l’enfant par des sentiments négatifs peuvent être corrigés si ses parents sont suffisamment patients et s’ils ne cessent de l’entourer de sentiments positifs. Les enfants de parents colériques se comportent souvent comme des hérissons ou des porcs-épics : ils semblent bardés d’épines ; l’image de l’enfant qui est en partie hérisson est donc tout à fait appropriée.

Certains contes de mise en garde disent : « Ne concevez pas les enfants dans la colère ; ne les accueillez pas dans la colère et n’attendez pas avec impatience leur venue. » Mais, comme tous les bons contes de fées, ces histoires indiquent également les remèdes convenables, et ces prescriptions sont en accord avec les meilleures idées de la psychologie d’aujourd’hui.

9 Cette conclusion est caractéristique du thème du fiancé moitié homme moitié bête et sera développée plus loin à propos du conte « La Belle et la Bête » (p. 349).