Mettre de l'ordre dans le chaos
Bien avant la période œdipienne (en gros, entre trois et six, sept ans) l’expérience que l’enfant a du monde est chaotique, mais cela n’est vrai que d’un point de vue d’adulte, car le chaos implique qu’on a conscience de ce genre d’affaires. Si la façon « chaotique » d’expérimenter le monde est tout ce que nous connaissons, on est bien obligé de l’accepter comme la seule forme du monde possible.
Dans le langage de la Bible, qui exprime les sentiments et les idées les plus profonds de l’homme, « au commencement, le monde était informe et vide ». La Bible nous dit aussi comment on vient à bout du chaos : « Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. » Au cours des luttes œdipiennes, et à cause d’elles, le monde extérieur commence à avoir plus de sens pour l’enfant et il essaye d’y voir de plus en plus clair. Il cesse de tenir pour acquis que sa façon confuse de voir le monde est la seule possible, la seule convenable. Il n’y parviendra que d’une manière : en divisant toute chose en éléments opposés.
Pendant la dernière période de l’âge œdipien et à l’âge postœdipien, cette scission s’étend à l’enfant lui-même. Comme chacun de nous, l’enfant, à tout instant, est plongé dans un tumulte de sentiments contradictoires. Mais tandis que l’adulte a appris à les intégrer, l’enfant, lui, est dominé par les ambivalences qui grouillent en lui. Pour lui, ce mélange d’amour et de haine, de désirs et de peurs, forme un chaos incompréhensible. Il ne parvient pas à se sentir au même moment à la fois bon et obéissant et méchant et révolté, bien qu’il en soit ainsi. Comme il ne peut pas comprendre qu’il existe des stades intermédiaires de degré et d’intensité, tout est lumière ou ténèbres, sans nuance. Il est tout courage ou toute peur ; le plus heureux ou le plus malheureux des êtres ; le plus beau ou le plus laid ; le plus intelligent ou le plus stupide ; il est aimé ou détesté. Entre tous ces extrêmes, il n’y a que le néant.
C’est de la même façon que le conte de fées décrit le monde : les personnages sont ou bien la férocité incarnée, ou la bienveillance la plus désintéressée. L’animal ne pense qu’à dévorer ou à porter secours. Chaque personnage est essentiellement unidimensionnel, ce qui permet à l’enfant de comprendre facilement ses actions et ses réactions. Grâce à des images simples et directes, le conte de fées aide l’enfant à mettre de l’ordre dans ses sentiments complexes et ambivalents qui, ainsi, se classent d’eux-mêmes à des endroits distincts au lieu de ne former qu’un immense chaos.
Tandis qu’il écoute un conte de fées, l’enfant commence à avoir une idée de la façon dont il peut mettre de l’ordre dans la confusion de sa vie intérieure. Le conte de fées ne se contente pas d’indiquer comment l’enfant peut isoler et séparer en contraires les aspects disparates et déroutants de son expérience, il montre aussi comment il peut projeter ces contraires sur différents personnages. Freud lui-même, pour nous aider à donner un sens à l’incroyable mélange des contradictions qui coexistent dans notre esprit et dans notre vie intérieure, n’a pas trouvé mieux que de créer des symboles correspondant aux aspects isolés de la personnalité. Il les a appelés le ça, le moi et le surmoi. Si nous autres, les adultes, pour parvenir à mettre un peu d’ordre dans le chaos de nos expériences intérieures, nous devons avoir recours à la création d’entités distinctes les unes des autres, il est évident que l’enfant doit en avoir encore plus besoin que nous. De nos jours, les adultes se servent de concepts tels que le ça, le moi, le surmoi, et d’un idéal du moi pour séparer leurs expériences internes et avoir plus de prise sur elles. Malheureusement, en procédant ainsi, ils ont perdu quelque chose qui fait partie intégrante des contes de fées : le sentiment que ces extériorisations sont des fictions qui ne servent qu’à trier et à comprendre les processus mentaux10.
Quand son héros est le plus jeune enfant de la famille, ou quand il est appelé explicitement « le Niais » ou « Simplet » au début de l’histoire, le conte de fées traduit ainsi l’état de faiblesse originelle du moi, au moment où il commence à lutter avec le monde des pulsions intérieures et avec les problèmes difficiles que pose le monde extérieur.
Le ça (et c’est là une idée pas tellement étrangère à la psychanalyse) est souvent décrit, dans les contes de fées, sous la forme d’une bête, qui représente notre nature animale. Les animaux apparaissent sous deux aspects : ou bien ils sont dangereux et destructifs (le loup du « Petit Chaperon rouge », ou le dragon qui dévaste tout un pays si on ne lui sacrifie pas une vierge chaque année, dans le conte des frères Grimm « Les Deux Frères ») ; ou bien ils sont des animaux sages et secourables qui guident et sauvent le héros : dans le même conte, « Les Deux Frères », tout un groupe d’animaux compatissants rendent la vie au héros et lui font obtenir, en juste récompense, la main de la princesse et son royaume. Les animaux des deux catégories représentent notre nature animale, nos pulsions instinctives. Ceux qui sont dangereux symbolisent le ça indompté, pas encore soumis au contrôle du moi et du surmoi, encore plein de sa redoutable énergie. Les autres représentent notre énergie naturelle — de nouveau le ça — mais prête maintenant à servir les meilleurs intérêts de l’ensemble de la personnalité. D’autres animaux (le plus souvent des oiseaux blancs, des colombes par exemple) symbolisent le surmoi.
10 Donner aux processus intérieurs des noms distincts — le ça, le moi et le surmoi — c’est faire d’eux des entités dont chacune a ses tendances propres. Si nous considérons les associations affectives que ces termes de psychanalyse ont pour la plupart des personnes qui s’en servent, nous commençons à voir que ces abstractions ne sont pas tellement différentes des personnifications des contes de fées. Quand nous parlons du ça asocial et irrationnel qui bouscule le faible moi, ou du moi qui obéit aux ordres du surmoi, ces images scientifiques sont très proches des allégories des contes de fées. Dans ces derniers, l’enfant pauvre et faible affronte la puissante sorcière qui ne connaît que ses propres désirs et leur obéit, sans se soucier des conséquences. Quand l’humble artisan du conte des frères Grimm « Le Hardi Petit Tailleur » s’arrange pour vaincre deux énormes géants en les amenant à se battre l’un contre l’autre, n’agit-il pas comme le fait le faible moi en opposant le ça et le surmoi, ce qui lui permet, en neutralisant leurs énergies opposées, d’obtenir la maîtrise rationnelle de ces deux forces irrationnelles ?
L’homme moderne éviterait bien des erreurs dans la compréhension du mécanisme de son esprit s’il ne perdait pas de vue que ces concepts abstraits ne sont rien d’autre que des leviers pratiques qui permettent de manipuler des idées qui, sans de telles extériorisations, ne seraient que très difficilement compréhensibles. Évidemment, dans la réalité, il n’existe pas de séparation entre ces catégories, de même qu’il n’y a pas de coupure entre le corps et l’esprit.