« Boucles d’Or et les trois ours »

À la recherche de l'identité

Il manque à l’histoire que nous allons étudier maintenant quelques-unes des caractéristiques les plus importantes du conte de fées : quand elle se termine, il n’y a ni guérison ni réconfort ; aucun conflit n’est résolu ; et il n’y a pas de conclusion heureuse. Mais c’est un conte très significatif en ce sens qu’il aborde de façon symbolique certains problèmes très importants de l’enfance : la lutte au sein des situations œdipiennes, la recherche de l’identité et la jalousie fraternelle.

La forme sous laquelle se présente cette histoire est d’origine récente, mais elle dérive d’un conte très ancien. Son bref historique moderne montre bien comment, avec le temps, une histoire de mise en garde peut acquérir les caractéristiques d’un conte de fées et devenir de plus en plus significative et populaire. Cet historique démontre que l’apparition d’un conte sous une forme écrite ne l’empêche absolument pas d’être remanié dans des éditions ultérieures. Mais ces changements, contrairement à ce qui se passe quand le conte est transmis oralement, ne reflètent pas seulement le caractère personnel du conteur.

À moins d’être un artiste original, l’auteur qui refond un conte de fées pour une nouvelle édition se laisse rarement guider avant tout par les sentiments inconscients qu’il éprouve pour l’histoire ; et il n’a pas en tête un enfant particulier qu’il aurait envie de distraire, d’amuser ou d’aider à propos d’un problème urgent. Il n’apporte ses changements qu’en fonction de ce qu’ont envie de lire les lecteurs « en général ». Prévu pour satisfaire les désirs et les scrupules moraux d’un lecteur inconnu, le conte est souvent relaté d’une façon banale.

Quand une histoire n’existe que dans la tradition orale, c’est en grande partie l’inconscient du conteur qui détermine le fond du

conte et ce qui en reste dans sa mémoire. En agissant ainsi, il n’est pas seulement motivé par ses propres sentiments, conscients et inconscients, à propos de l’histoire, mais aussi par les rapports affectifs qu’il entretient avec l’enfant qui l’écoute. À force d’être répété oralement, pendant des années, par des personnes différentes s’adressant à des auditeurs différents, l’histoire aboutit à une version si convaincante pour l’inconscient et le conscient d’une infinité de personnes qu’on ne voit plus aucun changement utile à y apporter. L’histoire a alors atteint sa forme « classique ».

Il est généralement admis que « Boucles d’or » a pris sa source dans un vieux conte écossais où une renarde vient troubler la solitude de trois ours 68. Ceux-ci dévorent l’intruse. Il s’agit donc d’un conte de mise en garde engageant l’auditeur à respecter la propriété et la vie privée d’autrui. Dans un petit livre manuscrit, qu’Eleanor Muir, en 1831, ne destinait qu’à sa famille à l’occasion de l’anniversaire d’un petit garçon (le livre ne fut retrouvé qu’en 1851), la même histoire est reprise, avec cette différence que la renarde est remplacée par une vieille femme acariâtre ; et c’est ce changement qui transforme en conte de fées le vieux conte de mise en garde40. En 1894, on découvrit une autre version, sans doute très ancienne, transmise par la voie orale ; dans cette histoire, l’intruse se verse du lait, s’assoit dans les fauteuils et se repose dans les lits des ours qui vivent dans un château perdu dans les bois. Dans ces deux versions, l’intruse est sévèrement punie par les ours qui essaient de la jeter dans le feu, de la noyer et de la précipiter du haut d’un clocher.

Nous ne savons pas si Robert Southey, qui publia pour la première fois l’histoire en 1837 dans son livre « The Doctor », connaissait ces contes plus anciens. Mais il apporta un changement important en faisant fuir l’intruse par la fenêtre et en ne disant pas un mot de ce qu’elle devint par la suite. Son histoire se termine ainsi : « Et hop ! la petite femme sauta dehors ; s’est-elle rompu le cou en tombant ? s’est-elle perdue dans la forêt ? a-t-elle été arrêtée par un gendarme, comme une vagabonde qu’elle était ? je ne peux pas le dire. Mais ce qui est certain, c’est que les trois ours ne la virent plus jamais. » Cette première version imprimée de l’histoire déclencha des réactions favorables.

Le deuxième changement fut apporté par Joseph Cundall, ainsi qu’il l’explique dans une note-préface écrite en 1849 pour le « Trésor des livres divertissants pour les jeunes enfants », qui a été publié en 1856 : l’intruse devient une petite fille qu’il appelle « Cheveux d'argent » (« Cheveux d’argent » et « Boucles d’argent » deviennent, en 1889, « Cheveux d’Or » et, finalement, en 1904, « Boucles d’Or »). Le conte n’atteint une grande popularité qu’après deux autres changements, encore plus importants. Dans les « Contes de ma mèrel’Oye », paru en 1878, « Gros Ours », « Ours Moyen » et « Tout Petit Ours » deviennent « Père Ours », « Mère Ours » et « Bébé Ours » ; et l’héroïne disparaît simplement par la fenêtre ; on ne laisse absolument pas prévoir qu’elle ait pu avoir une fin tragique.

En désignant les trois ours par des noms qui font d’eux toute une famille, l’histoire, inconsciemment, se rapproche de très près d’une situation œdipienne. Contrairement à la tragédie classique, le conte de fées ne peut pas projeter les conséquences destructives des conflits œdipiens. L’histoire ne peut devenir populaire que si les résultats sont laissés à l’imagination de l’auditeur. Cette incertitude est acceptable parce que l’intruse vient troubler l’intégration du groupe familial fondamental et menace donc la sécurité affective de la famille. Elle cesse d’être l’étrangère qui viole la vie privée et qui prend ce qui ne lui appartient pas ; elle est l’intruse qui met en danger le bien-être et la sécurité affective de la famille. C’est cette assise psychologique qui explique la soudaine popularité de l’histoire.

Si on compare « Boucles d’Or » à « Blanche-Neige », on se rend compte des imperfections plus ou moins importantes des contes de fées relativement récents, par rapport à ceux qui ont une origine très lointaine et qui ont été répétés des milliers de fois. Dans les deux contes, une petite fille, perdue dans la forêt, trouve une petite maison engageante, momentanément abandonnée par ses habitants. Dans « Boucles d’Or », on ne nous dit ni comment ni pourquoi la petite fille s’est égarée dans la forêt, ni pourquoi elle a besoin de chercher un refuge ; on ne nous dit pas davantage où se trouve sa maison41.

Ainsi, dès le début, « Boucles d’Or » soulève une question qui reste sans réponse, alors que le plus grand mérite des contes de fées est de fournir des réponses, aussi fantastiques qu’elles puissent paraître, même aux questions dont nous ne sommes pas conscients parce qu’elles ne perturbent que notre inconscient.

Malgré les modifications historiques qui firent successivement de l’intruse une renarde, une mégère et une petite fille sympathique, le personnage principal reste bel et bien une intruse, incapable de s’intégrer au groupe qu’elle visite. L’une des raisons pour lesquelles ce conte est devenu si populaire au tournant du siècle dernier est peut-être que des personnes, de plus en plus nombreuses, avaient l’impression d’être des intruses. Nous sommes touchés aussi bien par les ours dont l’intimité a été violée que par la pauvre, la belle, la charmante Boucles d’Or, qui vient de nulle part et qui ne sait où aller. Il n’y a pas de méchants dans l’histoire, même pas Bébé Ours qui est frustré de sa nourriture et qui constate que sa chaise est cassée. Contrairement aux nains, les ours ne sont pas bouleversés par la beauté de Boucles d’Or et ne sont pas émus par son histoire. Boucles d’Or n’est pas Blanche-Neige : elle n’a pas d’histoire à raconter ; son intrusion est aussi énigmatique que sa disparition.

« Blanche-Neige » commence avec l’histoire d’une femme qui désire vivement avoir une petite fille. Mais la mère idéalisée de la première enfance disparaît et est remplacée par une marâtre jalouse qui chasse Blanche-Neige de sa maison et va même jusqu’à mettre sa vie en ' danger. Pour survivre, Blanche-Neige doit affronter les dangers de la forêt sauvage où elle apprend à se débrouiller toute seule. La jalousie œdipienne qui s’instaure entre mère et fille est esquissée assez clairement pour que le jeune auditeur comprenne intuitivement les conflits affectifs et les pressions intérieures que l’intrigue sous-entend.

Dans « Boucles d’Or », le contraste se situe entre la famille bien intégrée, représentée par les ours, et l’intruse à la recherche d’elle-même. Les ours, heureux et naïfs, n’ont pas de problèmes d’identité :

chacun sait exactement où en sont ses relations avec les autres membres de la famille, comme le montrent leurs noms : « Père », « Mère » et « Bébé » Ours. Chacun a sa personnalité, mais ils fonctionnent comme un trio bien soudé. Boucles d’Or essaye de découvrir qui elle est, quel est le rôle qui lui convient le mieux. Blanche-Neige est une enfant plus âgée qui est en proie à une phase particulière de ses conflits œdipiens non résolus : ses relations ambivalentes avec sa mère. Boucles d’Or est une pré-adolescente qui essaye de faire face à tous les aspects de la situation œdipienne.

Cela est symbolisé par le rôle significatif que joue le chiffre trois dans l’histoire. Les trois ours forment une famille heureuse où tout se passe dans une telle harmonie qu’ils ignorent tout des problèmes sexuels et œdipiens. Chacun est heureux à sa place. Chacun a son écuelle, sa chaise, son lit. Boucles d’Or, de son côté, se trouve désemparée quand elle se demande quel est celui des trois ensembles qui lui conviendra le mieux. Mais, dans son comportement, le chiffre trois apparaît bien avant qu’elle ne se trouve en présence des trois lits, des trois chaises et des trois écuelles : elle s’y reprend à trois reprises avant d’entrer dans la maison des ours. Dans la version de Southey, la vieille femme « commence par regarder par la fenêtre, puis elle jette un coup d’œil par le trou de la serrure, et, ne voyant personne, elle soulève le loquet ». D’autres versions, plus récentes, font agir Boucles d’Or de la même façon ; dans d’autres, elle frappe trois fois à la porte avant d’entrer.

Le fait d’espionner par la fenêtre et par le trou de la serrure avant de soulever le loquet suggère que l’héroïne est anxieuse de savoir ce qui se passe derrière la porte close. Quel est l’enfant qui n’est pas curieux de ce que font les adultes derrière leurs portes fermées, et qui ne voudrait pas le découvrir ? Quel est l’enfant qui ne s’est jamais réjoui d’une absence momentanée de ses parents qui lui donnait une chance de fureter dans leurs secrets ? Comme Boucles d’Or a remplacé la vieille mégère dans le rôle du personnage principal de l’histoire, il est beaucoup plus facile de rapprocher son comportement de celui de l’enfant qui espionne les adultes pour découvrir leurs secrets.

Trois est un chiffre mystique, et même souvent sacré, et il l’était bien avant la Sainte-Trinité de l’Église catholique. D’après la Bible, c’est le trio formé par le serpent, Ève et Adam qui a permis la connaissance charnelle. Dans l’inconscient, le chiffre trois représente le sexe, pour la simple raison que chacun des sexes a trois caractéristiques sexuelles visibles : le pénis et les testicules pour l’homme, la vulve et les deux seins pour la femme.

Le chiffre trois représente également le sexe pour l’inconscient d’une façon toute différente : il symbolise la situation œdipienne qui implique l’interrelation profonde de trois personnes, relations qui, comme le montrent l’histoire de Blanche-Neige et bien d’autres, sont fort empreintes de sexualité.

Dans la vie de tous les individus, c’est la relation avec la mére qui est la plus importante ; c’est elle, plus que quiconque, qui conditionne le développement précoce de notre personnalité, déterminant dans une large mesure ce que nous serons nous-mêmes et ce que sera notre vie (notre optimisme ou notre pessimisme, par exemple)42. Mais dans la mesure où l’enfant est concerné, aucun choix ne lui est laissé : sa mère et l’attitude qu’elle affecte à son égard lui sont totalement « données ». Le père et les frères et sœurs le sont évidemment aussi. De même que les conditions économiques et sociales de la famille ; mais elles n’influencent le jeune enfant que par l'impact qu’elles ont sur ses parents et leur comportement à son égard.

L’enfant commence à sentir qu’il est une personne, un partenaire significatif dans une relation humaine, au début de ses relations avec son père. On ne devient une personne qu’en se définissant par rapport à une autre personne. Comme la mère est la première et, pendant un certain temps, la seule personne qui existe dans la vie de l’enfant, ce dernier peut se définir d’une façon très rudimentaire vis-à-vis d’elle. Mais à cause de sa profonde dépendance à l’égard de sa mère, l’enfant ne peut vraiment se définir que s’il s’appuie sur une troisième personne. Au cours de son acheminement vers son indépendance, il doit nécessairement pouvoir se dire : « Je peux compter sur une autre personne que ma mère », avant de pouvoir croire qu’il peut s’en tirer en ne s’appuyant sur personne. Dès que l’enfant a établi des relations étroites avec une autre personne, il peut commencer à sentir que s’il préfère maintenant sa mère à cette autre personne, c’est de son propre chef ; ce n’est plus quelque chose qu’il est obligé d’accepter.

Le chiffre trois est donc capital dans « Boucles d’Or » ; il se relie au sexe, mais non pas dans les termes de l’acte sexuel. Au contraire, il se relie à quelque chose qui doit précéder de très loin la maturité sexuelle : la découverte de ce que l’on est sur le plan biologique. Le chiffre trois représente également les relations qui s’établissent au sein de la famille nucléaire et les efforts que l’on fait pour s’y insérer. Ainsi, trois symbolise la quête de ce que l’on est biologiquement (sexuellement) et de ce que l’on est par rapport aux êtres qui, dans notre vie, ont le plus d’importance. Sur un plan plus général, trois symbolise la quête de l’identité personnelle et sociale. D’après ses propres caractéristiques sexuelles visibles et par l’intermédiaire de ses relations avec ses parents et ses frères et sœurs, l’enfant, en grandissant, doit savoir avec qui il doit s’identifier et qui est le mieux fait pour devenir le compagnon de sa vie et son partenaire sexuel.

La quête de Boucles d’Or à la recherche d’elle-même commence au moment où elle essaye de voir ce qui se passe dans la maison des ours. Ce geste fait naître des associations avec le désir qu’a l’enfant de découvrir les secrets sexuels des adultes, et plus particulièrement de ses parents. Le plus souvent, cette curiosité vient davantage du fait que l’enfant a besoin de savoir ce qu’implique sa propre sexualité que du désir de savoir exactement ce que font ses parents quand ils sont couchés ensemble.

La quête de l’identité est clairement indiquée dans « Boucles d’Or » par les trois écuelles, les trois chaises et les trois lits.

Dès qu’elle est dans la place, l’héroïne examine les trois séries d’objets en se demandant quelle est la série qui lui conviendra le mieux. Elle les essaye toujours dans le même ordre : d’abord les objets du père, puis ceux de la mère et enfin ceux de l’enfant. Autrement dit, elle veut savoir quel est le rôle familial qui s’adapte le mieux à elle : celui du père, de la mère ou de l’enfant. Elle commence par manger (les écuelles sont garnies de porridge) ; de même la première expérience consciente de tout individu a trait à la nourriture et ses premières relations avec une autre personne s’établissent avec sa mère qui le nourrit. Mais Boucles d’Or choisit d’abord l’écuelle du père, ce qui signifie qu’elle veut être comme lui (un mâle) et que c’est avec lui qu’elle désire surtout établir des relations ; c’est également la chaise et le lit du père qu’elle essaye en premier lieu, bien que son expérience avec l’écuelle de porridge puis avec la chaise lui ait appris que ce qui appartient au père ne lui convient pas. Il serait difficile d’aller plus près des désirs œdipiens de la petite fille qu’en montrant que Boucles d'Or tente de partager le lit d’une figure paternelle et de vivre avec elle.

Mais qu’il s’agisse du désir d’être du sexe masculin ou du partage du lit du père, l’histoire nous dit que ces premiers essais furent infructueux : le porridge du père est « trop chaud » et sa chaise « trop dure ». Alors, déçue de constater que l’identité masculine, ou l’intimité avec le père, ne lui convient pas, ou est trop menaçante (elle pourrait se brûler) et trop difficile à réaliser, Boucles d’Or, comme toutes les petites filles qui éprouvent vis-à-vis du pére une déception œdipienne, retourne à la relation originelle avec la mère. Mais ça ne marche pas non plus : la relation qui, tout à l’heure, était trop « chaude », est maintenant trop « froide » pour être agréable (le porridge est trop froid). Et la chaise de la mère n’est pas trop dure, mais trop douce ; peut-être donne-t-elle l’impression d’être enveloppante, comme l’est la mère pour le tout petit enfant ; et Boucles d’Or a raison de ne pas vouloir en revenir là.

Quant aux lits, Boucles d’Or trouve que le lit de Pére Ours est trop haut à la tête, et celui de Mére Ours trop haut du pied, ce qui montre que leurs rôles et toute intimité avec eux sont hors de portée. Seuls l’écuelle de porridge, la chaise et le lit de Bébé Ours lui « conviennent à merveille ». Apparemment, il ne lui reste donc que le rôle de l’enfant. Mais ce n’est pas tout à fait vrai : dès que Boucles d’Or s’est installée sur la chaise de Bébé Ours, « qui n’était ni trop dure ni trop douce mais exactement ce qui lui fallait, le fond de la chaise céda, et la voilà par terre sur son derrière dodu... ». Il est donc évident qu’elle est trop grande pour une chaise de petit enfant. C’est le fond même de sa vie qui a cédé quand elle n'a pas pu se relier d’abord avec le père, puis avec la mère, mais ce n'est qu’après ces deux échecs qu'elle a essayé à regret de retourner à une existence infantile, et de redevenir bébé. L'histoire de Boucles d’Or ne comporte pas de fin heureuse ; de son échec (elle n'a pas pu trouver ce qui lui convenait) elle s’éveille comme d’un mauvais rêve, et elle s'enfuit.

L'histoire de Boucles d’Or illustre très bien la signification du choix difficile que doit faire l’enfant : doit-il être comme son père, comme sa mère ou comme un enfant ? La décision qu’il doit prendre au sujet de ces positions fondamentalement humaines donne lieu en effet à une terrible bataille psychologique, à une épreuve à laquelle aucun humain ne peut échapper. Mais l’enfant n’est pas encore prêt à prendre la place du père ou de la mère, et s’il se contente d'accepter celle de l’enfant en bas âge, ce n’est pas une solution ; c’est pourquoi les trois essais ne suffisent pas. Pour que l’enfant progresse, il faut que la constatation qu’il est encore un enfant s’associe à une autre prise de conscience : qu'il doit devenir lui-même, c’est-à-dire quelque chose de différent de ses parents et différent aussi du fait d’être simplement leur enfant.

Dans les contes de fées—je veux parler de ceux qui ne sont pas inventés comme l’est « Boucles d’Or » — l’histoire ne se termine pas au moment où le héros a fourni ses trois efforts. À la fin de « Boucles d'Or », on n’entrevoit aucune solution de son problème d’identité, on ne sait pas si elle se découvrira, ni si elle deviendra un être nouveau et indépendant. Pourtant, son expérience dans la maison des ours lui apprend pour le moins qu’en régressant à la première enfance elle n'échappera pas à ses difficultés de croissance. L’histoire apprend que pour devenir soi-même il faut suivre un processus qui permet d’émerger de ce qu'impliquent les relations avec ses parents.

Les ours de « Boucles d’Or » ne font rien pour aider l’héroïne. Au contraire, cette petite fille qui essaye de s’introduire dans le lit du papa et de prendre la place de la maman les épouvante et soulève leurs protestations. C’est l’inverse qui se produit dans « Blanche-Neige » : les nains, bien loin de reprocher à la fillette d’avoir tâté à leurs sept assiettes et d'avoir essayé leurs sept lits, tombent en admiration devant elle. Alors que les ours réveillent Boucles d’Or par leurs cris de frayeur, les nains veillent à ne pas troubler le sommeil de Blanche-Neige malgré les inconvénients qu’elle leur cause. Les nains ont beau être bouleversés par la beauté de leur hôtesse, ils lui disent dès le début que si elle veut rester avec eux, elle doit se plier à leurs exigences : si elle veut devenir une personne à part entière, il faut qu'elle agisse avec maturité. Les nains avertissent Blanche-Neige des dangers qui accompagnent sa croissance, mais chaque fois qu’elle ne suit pas leurs conseils, ils font de leur mieux pour l’aider à sortir de sa fâcheuse situation.

Les ours n’aident absolument pas Boucles d’Or à résoudre ses problèmes de croissance ; il ne lui reste donc qu’à s’enfuir, effrayée de sa propre audace, découragée de voir que les efforts qu’elle a faits pour se trouver n’ont abouti à rien. Cette fuite devant une difficulté de croissance n’est pas faite pour encourager l’enfant à poursuivre le travail difficile qui consiste à résoudre un à un les problèmes de son propre développement. De plus, l’histoire de Boucles d’Or ne s’achève pas sur la promesse du bonheur qui attend l’enfant qui a maîtrisé sa situation œdipienne et l’adolescent qui vient à bout d’une façon plus mûre de ces vieilles difficultés lorsqu’elles reviennent. « Boucles d’Or » est tristement incomplet à cet égard ; l’enfant ne peut avoir le courage de lutter pour s’affirmer que s’il est plein d’espoir devant l’avenir.

Malgré ses insuffisances, si on le compare aux autres contes de fées, « Boucles d’Or » a de grands mérites, sinon il n’aurait jamais eu une telle popularité. L’histoire a trait aux difficultés rencontrées par l’enfant qui veut atteindre son identité sexuelle, aux problèmes issus des désirs œdipiens et aux efforts qu’il faut déployer pour se concilier tour à tour l’amour sans partage des deux parents.

« Boucles d’Or » étant une histoire ambiguë, tout dépend de la façon de la raconter. Les parents qui ont de bonnes raisons de se réjouir à l’idée que le conte fera passer à leur enfant le goût de fouiner dans leurs secrets d’adultes la raconteront sur un autre ton que les parents qui comprennent très bien que leur enfant puisse avoir cette curiosité. Certaines personnes sympathiseront avec les difficultés qu’éprouve Boucles d’Or à se résigner à être une petite fille ; d’autres seront plus réceptifs devant la frustration de Boucles d’Or lorsqu’elle doit convenir qu’elle est encore une enfant mais qu’elle doit également sortir de son enfance, bien qu’elle n’en ait pas envie.

L’ambiguïté de l’histoire permet de la raconter en insistant sur la rivalité fraternelle, qui est son autre thème important. L’incident de la chaise cassée, par exemple, peut être raconté en plaignant Boucles d’Or qui, tout à coup, défonce la chaise qui lui allait si bien ; ou, inversement, en riant de sa dégringolade ou du fait qu’elle a cassé la chaise de Bébé Ours.

Quand l’histoire est racontée du point de vue de Bébé Ours, Boucles d’Or devient l’intruse surgie de nulle part, comme, pour l’enfant, la naissance d’un frère ou d’une sœur, et elle usurpe, ou tente d’usurper dans la famille une place qui, jusque-là, revenait totalement à Bébé Ours. Cette méchante intruse mange sa bouillie, démolit sa chaise et essaye même de lui prendre son lit, et, par extension, veut prendre sa place dans le cœur de ses parents. On comprendra donc que c’est la voix de Bébé Ours, et non celle des parents, qui est « si aiguë, si stridente qu’elle réveilla Boucles d’Or en sursaut... Elle se leva d’un bond et sauta par la fenêtre ». C’est Bébé Ours (l’enfant) qui veut se débarrasser de la nouvelle arrivée, qui veut qu’elle retourne d’où elle vient pour qu’ « il n’entende plus jamais parler d’elle ». Ainsi, l’histoire

donne corps dans l’imagination de l’enfant à ses craintes et à ses désirs au sujet de l’arrivée, réelle ou imaginaire, d’un nouveau membre dans la famille.

Du point de vue de Boucles d’Or, Bébé Ours est le petit frère ; nous pouvons donc sympathiser avec son envie de lui prendre sa nourriture, de détruire son jouet (la chaise) et d’occuper son lit pour qu’il n’ait plus de place dans la famille. Interprétée ainsi, l’histoire redevient un conte de mise en garde : il ne faut pas céder à la rivalité fraternelle au point de vouloir détruire ce qui appartient au frère ou à la sœur. Si on se laisse aller, on se retrouve dans le « froid » et on ne sait où aller.

La grande popularité de « Boucles d’Or » auprès des enfants, comme auprès des parents, vient de ses multiples significations, à des niveaux différents. Le jeune enfant peut surtout réagir au thème de la rivalité fraternelle ; il est enchanté de voir que Boucles d’Or doit retourner d’où elle vient, comme le souhaitent tant d’enfants à l’arrivée du nouveau-né. L’enfant plus âgé est aux anges quand il voit Boucles d’Or essayer de se mettre dans la peau des adultes. Tous les enfants se réjouissent de la voir espionner, puis entrer dans la maison ; tandis que des adultes aimeront faire remarquer à leurs enfants que Boucles d’Or a été bien punie d’avoir agi ainsi.

L’histoire venait bien à son heure parce qu’elle dépeint l’intruse, Boucles d’Or, d’une façon très séduisante. Certains s’en réjouiront, d’autres seront satisfaits de constater que ce sont les résidents, les ours, qui finissent par l’emporter. Qu’on se mette dans la peau de l’intruse ou des résidents, l’histoire paraît donc tout aussi charmante. Les changements de titres, au fil des ans, montrent qu’une histoire faite pour défendre la propriété et les droits psychologiques des résidents — les ours — peut soudain fixer toute l’attention de l’auditeur sur l’intrus. Le conte, qui s’appelait « Les Trois Ours », est maintenant surtout connu sous le titre de « Boucles d’Or ». En outre, l’ambiguïté de l'histoire, qui est si bien dans la ligne de l’humeur de notre temps, peut également expliquer sa popularité, alors que les conclusions claires et nettes des contes de fées traditionnels semblent appartenir à l’âge heureux où toutes les choses devaient avoir des solutions précises.

L’histoire a un autre pouvoir de séduction, encore plus important à cet égard, et qui constitue en même temps sa plus grande faiblesse. De nos jours, mais aussi à travers les siècles, la façon la plus facile de tourner les difficultés est la fuite, ce qui, au niveau de l’inconscient, revient à nier ou à refouler les problèmes. C’est la solution que nous

propose finalement « Boucles d’Or ». L’apparition et la soudaine disparition de rhéroïne laissent les ours impassibles. Ils agissent comme s’il ne s’était rien passé, comme s’il s’agissait d’un interlude sans importance ; tout est résolu au moment où Boucles d’Or saute par la fenêtre. En ce qui concerne cette dernière, sa fuite suggère qu’il n’est pas nécessaire d’apporter une solution aux problèmes posés par la situation œdipienne ou par la rivalité fraternelle. Contrairement à ce qui se passe avec les contes de fées traditionnels, on a l’impression que l’expérience de Boucles d'Or dans la maison des ours n’a guère apporté plus de changements dans sa vie que dans celle des ours. Nous restons sur notre faim. Nous savons que Boucles d’Or a sérieusement cherché sa place (et par implication, son identité), mais nous ne savons pas si son moi est passé à un degré supérieur.

Les parents voudraient que leur fille reste éternellement leur « petite fille » et l’enfant voudrait croire qu’il est possible d’esquiver les luttes de la croissance. C’est pourquoi on réagit spontanément à « Boucles d’Or » en disant : « C’est vraiment une charmante histoire ! » Mais c’est aussi pourquoi cette même histoire n’aide pas l’enfant à gagner sa maturité affective.


40 Bruno Bettelheim pense qu’Eleanor Muir a joué sur le double sens du mot anglais « vixen », qui signifie à la fois « renarde » et « mégère », sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’un acte volontaire ou d’un lapsus « freudien ». (N. d. T.)

41 Dans certaines versions modernes, plus ou moins fantaisistes, de « Boucles d’Or », on nous raconte que l’héroïne s’est perdue dans la forêt parce que sa mère l’avait envoyée faire des courses. Cette adaptation rappelle « Le Petit Chaperon Rouge », qui, elle aussi, avait été envoyée dans la forêt par sa mère pour faire une commission ; mais elle ne s’était pas perdue ; elle s’était laissé tenter par les fleurs, et s’était écartée du sentier, de sorte qu’elle était en grande partie responsable de ce qui

devait lui arriver. Par ailleurs, si Blanche-Neige, Jeannot et Margot s’étaient perdus, ce n’était pas de leur faute, mais de celle de leurs parents. L’enfant, même jeune, sait qu’on ne se perd pas sans raison dans les bois ; c’est pourquoi tous les vrais contes de fées expliquent pourquoi l’enfant s’est perdu. Comme je l’ai déjà dit, le fait de se perdre dans une forêt est le symbole de la nécessité de se trouver soi-même. Cette interprétation est sérieusement compromise si tout se passe par hasard.

42 Erikson a écrit que ces expériences détermineront pour toute notre vie notre attitude de confiance ou de méfiance vis-à-vis de chaque événement qui se présente — attitude fondamentale qui influence forcément le cours de ces événements et l’impact qu’ils auront sur nous69.