Le personnage du psychiatre ou guérir, rêver d’un impossible rêve*

Me voici à nouveau sollicité de parler à l’enseigne d’un sur-titre qui m’a déjà servi trois fois, sous un titre qui m’a été proposé et que j’ai très volontiers accepté. Les circonstances ne se prêtaient pas à la mise en forme savamment calculée de quelque discours, mais plutôt à fournir en vrac pour de vrais échanges un peu de ce trop-plein qui, pour parler comme mon cher Raymond Queneau, « déborde de moi ».

Le système d’échanges est déjà enclenché puisque, tout à l’heure, dans la fertilité de l’alimentation prise en commun, est venu un écho des préoccupations qui nous rassemblent, qui n’était pas dans les notes préalables à cet entretien.

Voici donc ce qui surgit dans la conversation : « Les trois plus grands fous de l’histoire sont Jésus-Christ, Don Quichotte et moi ».

Ne cherchez pas à deviner qui parle ainsi ; c’est Simon Bolivar. Je dois cette révélation à mon frère ou double, l’enfant des Buttes-Chaumont, qui est aussi l’enfant du métro et qui met ses rêves au service de mon école d’oniriculture.

Car dans mes notes, à propos du titre proposé, j’avais inscrit : « Rêve et délire – Alors, tu rêves ? Rends-toi utile ». Ainsi venait naturellement le témoignage de ce héros dont l’histoire me travaille ; c’est celui qui refuse d’obtempérer et de s’interdire de rêver.

Ainsi, né rue Manin, il cultive la fascination par le personnage de Daniel Manin qui anima la lutte pour l’indépendance dans la République de Venise, pour la libérer de « la fange où les Allemands la retiennent plongée » selon la parole de notre grand frère Stendhal. Il laisse libre cours à sa rêverie à partir de l’accès au monde souterrain par les bouches du chemin de fer métropolitain, s’identifiant à Marcos Botzaris, mort à Missolonghi un peu avant Lord Byron, ou à Simon Bolivar, avec son chapeau, son histoire et sa légende.

Ainsi, ce rêveur se construit une personnalité d’apôtre de l’injection du rêve dans la vie, donc de militant de l’indépendance dans et par sa culture de l’ultra-sensibilité au statut de dépendance qui pèse sur l’homme dans le monde où nous vivons. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette vocation est pour lui la source de bien des malheurs.

Il fallait bien que surgisse cette évocation au moment où je devais répondre à l’invitation de Dominique Barbier, parler de guérison et de rêve.

Parmi les grands fous qui sont venus dans ma mémoire, qui est « guéri » ? Je ne sais pas si Jésus-Christ est guéri. Je sais que Don Quichotte est guéri ; Cervantès atteste clairement qu’à la fin de ses aventures, l’ingénieux hidalgo dont le nom d’état-civil était Alonzo Quixano, que l’on nommait autrefois « le bon », fait sa confession, se déclare guéri et prend pour dernier interlocuteur son meilleur ami Sancho Pança en lui disant : « Toi qui aimes tant parler par proverbes, je te lègue celui-ci : “Les oiseaux de l’an passé ne sont plus dans le nid”… et laisse-moi continuer, mon enfant, et emporte mon tendre regret de ne pouvoir te faire plus de bien ».

Donc, Don Quichotte est guéri, il en a fait publiquement la confession devant le barbier et le chanoine. Mais il dit : « Laisse-moi continuer ».

Quant à moi, puisque moi il y a, je suis guéri. C’est notoire, je l’ai dit ; j’ai bien annoncé dans le premier texte qui portait ce titre légendaire : « Le personnage du psychiatre » que, pour devenir ce que nous sommes, les uns et les autres, il fallait bien être un peu fou, mais que, pour peu qu’on sache s’y prendre, notre pratique emportait notre guérison ; et je me souviens d’avoir fermement confirmé celle-ci, au temps du troisième « Personnage » (ou : Les métamorphoses) dans ces termes : « Ça y est, j’ai gagné, je suis complètement dépersonnalisé, et c’est n’importe qui qui parle par ma bouche ».

Cette profession de foi, j’essaie toujours de la mettre en œuvre et de faire en sorte que mon propre discours réponde le plus fidèlement possible à une leçon qui est celle de la poésie.

C’est la leçon que formulait au comble du bonheur d’expression mon grand frère Guillaume Apollinaire dans Cortège.

Un jour je me cherchais moi-même

je me disais Guillaume il est temps que tu viennes

Pour que je sache enfin celui-là que je suis

Moi qui connais les autres

Je les connais par les cinq sens et quelques autres

Il me suffit de voir leurs pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers

De voir leurs pieds paniques un seul de leurs cheveux

Ou leur langue quand il me plaît de faire le médecin

Ou leurs enfants quand il me plaît de faire le prophète.

Et là se déploie le Cortège

Dont chaque homme tenait une rose à la main

Et le langage qu’ils inventaient en chemin

Je l’appris de leur bouche et je le parle encore.

Nul ne s’étonnera de ceci : que cette évocation d’une certaine leçon poétique comme puissant facteur de guérison vienne une fois de plus trouver ici sa place.

***

Dans le cortège innombrable de ceux avec lesquels j’ai poursuivi d’interminables échanges sur le thème de « guérison » figurent deux amis très chers, ceux avec qui nous avons signé le rapport sur la « chronicité » au Congrès de Marseille, en 1964. Pour bien des raisons, le souvenir de ces inépuisables entretiens devait envahir les préoccupations d’aujourd’hui.

L’un est mort depuis longtemps, c’était Louis Le Guillant. Et je me souviens de ses « saintes colères » sur ce qu’il nommait les « externements arbitraires ». Car la volonté de détruire le système asilaire et de soulager les patients du poids de la vie asilaire ne date pas d’hier, mais d’avant-hier. Un moment vint où le désir de « faire des sorties » avec des sujets « déclarés guéris » prit un tour assez frénétique, dans les années 50, avec les « chimiothérapies contemporaines » et leurs miracles.

En dépouillant la littérature du temps, on s’aperçoit qu’on « guérit » beaucoup plus de gens qu’on n’en soigne, tellement on les guérit plusieurs fois chacun ; c’est-à-dire qu’on les « déclare guéris » dont « sortants » et qu’on les renvoie chez eux dans un état de carence du système qui demeure enfermé dans l’asile. Ainsi croît le nombre de familles trouvant que la psychiatrie libérale, c’est vraiment de la démagogie. Il y aurait vraiment bien autre chose à faire pour aider ces « existences malades », disait Louis.

Il y a quinze jours, est mort l’autre signataire du document que l’événement fait revenir intensément dans ma mémoire. Avec Hubert Mignot, nous avons énormément travaillé ensemble, sur le terrain et pas seulement, dans de nombreux débats, de nombreuses recherches. Un de ses thèmes favoris, pour mieux définir le personnage qui est encore en question, le « personnage du psychiatre », visait de façon très dominante (mais non exclusive) le psychiatre de service public, héritier direct du médecin d’asile, récepteur de tout ce que la société rejette au point de l’enfermer dans les murs où la Loi dit que l’aliénation mentale sera traitée : celui qui a choisi ce métier a besoin de contempler, sans relâche, ses échecs.

L’intérêt partagé pour la question de la « chronicité » est fondé sur la reconnaissance du fait que la psychiatrie n’est pas faite pour « guérir » les gens de quelque chose qui se serait emparé d’eux fortuitement et qui pourrait s’en aller comme c’est venu. C’est fait pour se trouver face à face avec des aventures dans le drame humain qui ont pour caractéristique dominante d’être chroniques, entendant ici qu’il s’agit d’abord de rendre aux mots de la tribu un sens plus pur que celui dans lequel ils ont dégénéré. Et son sens militant est de contribuer à changer un ordre des choses qui a fait tristement ses preuves : laisser les gens enfermés jusqu’à ce qu’ils soient « déclarés guéris », les « déclarer guéris » et les « déclarer sortants » pour les renvoyer sans aide porter le poids de leur passé et en infliger une bonne part à leurs proches constitue l’immense échec de la psychiatrie traditionnelle. Une autre lucidité, une autre ardeur dans la vocation d’aider les gens à porter le poids de leur passé, font assez aisément gagner les succès les plus probants. Accepter que tant de sujets souffrants continuent de porter, sans relâche, des problèmes et de nous poser des problèmes, porte tout ce que nous pouvons ressentir comme « échec » à un tout autre niveau que dans les conditions du gigantesque échec asilaire.

Dans ce trop-plein qui déborde de moi, les souvenirs de ce travail commun avec les amis disparus prennent une place majeure.

D’abord les origines, avec la réflexion sur la définition : la référence à Littré : « Se dit des maladies qui tendent à parcourir lentement leurs périodes » et l’interrogation profonde sur le sens de la dérive ordinaire du sens. Pourquoi, comment, ça a-t-il pu fonctionner dans un certain monde pour que « chronique » y soit si communément parlé et entendu comme « incurable » ?

D’où les sarcasmes sur une certaine idée de la « guérison » et un certain regard, éclairé par les œuvres de Sigmund Freud, de Michaël Balint et de quelques autres, sur « chronicité » et « guérison » comme problèmes du soignant. Guérir c’est l’ambition apostolique du médecin, c’est sa gloire et le signe de sa puissance ; et c’est en même temps la frustration quand lui échappe le sujet qu’il a mis sous sa dépendance. La vie médicale est remplie de ce tumulte incessant, les paroles et les actes y témoignent sans cesse de sa mal-résolution.

Soignant et soigné, thérapeute et thérapisé, cheminent vers un objectif dans la perception duquel ne s’efface jamais la vieille définition par le mythe du « retour à l’état antérieur »… si antérieur qu’on n’en peut saisir le sens qu’en évoquant, pour emprunter la parole de Jacques Lacan, « la hantise du paradis perdu d’avant la naissance et de la plus obscure aspiration à la mort ».

Toute cure comporte un travail de démasquage de l’aspiration à une existence sans problème et un dépassement de toute tendance à l’annulation des problèmes.

Dans le flot des souvenirs d’une recherche dont retombent ici les échos, me revient la référence à des classiques un peu oubliés de la neurobiologie d’antan, Monakow et Mourgue et leur dépassement de l’idée naïve (ou pseudo-naïve) de guérison, avec le vocabulaire de la « compensation stable ».

Vient aussi le souvenir des lectures de ces cliniciens du XIXe siècle qui ont su porter un regard assez clair sur le destin de la personne malade et par exemple cette citation de troisième position, Morel citant Guislain citant Voisin, s’inquiétant de ces « guérisons » qui n’en sont pas lorsque se fait « le retour à la raison » alors que « le cœur reste sec ».

Cette sécheresse de cœur, nous avons réappris à la percevoir, à la sentir, à en estimer l’éminente valeur significative ; nous avons appris à passer au-delà de son appréhension première et à connaître les aménagements défensifs qu’elle représente, comme expression d’une sensibilité traumatisée.

Dans le droit fil de cette réflexion, on s’efforçait de toujours mieux comprendre, afin de toujours mieux y répondre, comment fonctionne le « travail de la psychose », ceci se regarde surtout à la lumière de ce fait tout de même saisissant : que les états de décompensation les plus inquiétants, au coup d’œil clinique le mieux assuré, parviennent de plus en plus à échapper aux modes de chronicisation habituels, et qu’il est de moins en moins contestable que, dans ces compensations, le facteur thérapeutique de beaucoup dominant est la mise en œuvre d’une relation plus savante ou plus compréhensive, mieux ajustée au drame du sujet, dans sa relation à son environnement.

O « cœur sec » ! On peut de mieux en mieux apprendre à observer la relativité de ces « guérisons ». Quand, dans la phase critique, les vannes s’étalent ouvertes pour laisser déferler les tumultes de l’imaginaire, dans le « retour à la raison », le sujet se met à raconter son histoire et son retour à une situation acceptable de la façon, on dirait bêtement, la plus bête qui soit.

Mais derrière ces façades d’annulation des problèmes grouille secrètement tout un combat intime dans lequel le bonheur de la guérison est bien loin d’être pur : mélange instable d’acceptation de la version de la « guérison » fabriquée dans la tête de nos patients par un certain état socio-culturel comme médiocrisation de l’existence et tentation de « rechute », de fuite ou refuge dans la maladie.

Guérir, c’est aplatir sa vie. Lisez donc, ou relisez, Aurélia : « L’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues »… Et gardez-vous de croire que la lumière de Nerval n’éclaire que les drames des génies ou des intellectuels.

Ce n’est donc qu’en guérissant nous-mêmes de cet impossible rêve d’une « guérison » qui serait l’annulation des problèmes ou le retour mortel à un paradis perdu que nous pouvons au mieux aider ceux qui recourent à nos devoirs de faire au mieux avec eux-mêmes, donc avec les autres.

Je voudrais maintenant mettre ces fragments qui ont débordé de moi, co-producteur de tant d’autres producteurs d’idées, au service du système co-producteur d’idées qu’est notre assemblée.

Une interrogation plane ici : comment comprendre au mieux, afin d’y réagir au mieux, cet héritage socio-culturel qui fait de la « guérison » une affaire sur laquelle le Docteur exercerait un monopole de puissance ?

Déjà Ambroise Paré disait, en bon chirurgien : « Je le pansai. Dieu le guérit » et ce mécréant de Diderot fait dire à Bordeu : « Si la nature ne fait pas la besogne sans moi, nous aurons bien de la peine à la faire ensemble, et à coup sûr je ne la ferai pas sans elle ».

Quel est donc ce Dieu, quelle est cette Nature, qui mettent au défi notre ambition démesurée de détenir dans un monopole la puissance magique de porter la guérison ?

La Faculté serait bien inspirée de considérer les leçons d’Hippocrate autrement qu’au niveau d’une révérence formelle et par exemple de s’appliquer à développer infiniment les leçons de cet aphorisme : « La vie est courte, la technique longue à acquérir, le moment propice fugitif, l’expérience personnelle trompeuse, l’a décision difficile. Le médecin ne doit pas se contenter d’agir lui-même comme il convient, mais il doit faire en sorte que le malade, son entourage et même les influences extérieures concourent à la guérison »

Contre l'« oubli », systématiquement organisé par la Faculté, de cette leçon hippocratique, ce qui vient heureusement sur ce chantier, c’est la volonté d’en mieux comprendre les motifs, afin de mieux en déjouer les maléfices.

Ainsi se développent les prises de conscience sur la puissance des tendances hégémoniques, du fond d’autoritarisme et de « totalitarisme ordinaire » qui les sous-tend et l’on cesse de plus en plus de se dérober devant la lancinante question : que signifie l’ampleur, y compris avec ses métamorphoses, de l’invasion des attitudes médicales, avec leur exacerbation en psychiatrie, par les désirs monopolistes, quant à jouir d’un sentiment de maîtrise sur les choses de la vie ?

Je dis bien : « y compris avec ses métamorphoses » car, dans le discrédit où est tombée la forme extrême, « psychocratique », de cet appétit de pouvoir, quand le psychocrate, en concurrence avec le biocrate… et qui d’autre ? se voit mentor souverain du bien-être de l’humanité, on observe le repli sur un « domaine réservé », réservé à l’« objet » de la psychiatrie, bien assuré dans ses « frontières », où fonctionne à plein la « prise en charge » monopoliste, avec une véritable position de carence devant tout effort pour que « … même les influences extérieures concourent à la guérison ». Hippocrate est loin, le type asilaire du couple : toute-puissance sur le malade « présent », carence lorsqu’il est « déclaré guéri » et « sorti », lui, n’est pas loin.

***

Replongeons-nous dans l’histoire récente. Nous sommes en 1945, il me revient de prononcer pour la première fois le mot « secteur » dans une assemblée publique. L’histoire a fait de nous les responsables du lieu dans lequel la Loi constitutive du Service de l’Aliénation a dit que les aliénés seraient traités. Nous sommes les gérants de ce système et toute notre fonction se définit par : comment on entre dans le lieu, comment on y séjourne, comment on en sort.

À cette définition et formation de notre personnage historique, il convient d’élaborer une réponse critique :

Et si l’on reprenait les choses à l’envers ? Et si l’on regardait les problèmes de la santé mentale non plus à partir des lieux dont nous sommes les maîtres mais à partir des lieux dans lesquels vivent les gens ? À partir de ce qui se passe dans le monde ? On peut envisager alors que nous ayons d’autres exploits à accomplir que des exploits d’huissiers, constatant la folie, disant : puisqu’elle est constatée, elle sera traitée là, constatant la guérison et disant que, puisque le sujet est guéri, il est sortant.

Peut-être peut-on aider les gens d’une façon différente. Peut-être pouvons-nous animer quelque chose qui est à rechercher et qui est à mettre au point dans une pratique auprès d’un secteur de population dans lequel se posent des problèmes de santé mentale ?

Cette orientation originelle est passée, avec des fortunes diverses, dans ce qu’on a nommé « psychiatrie de secteur » ; les principes qui l’animaient sont passés dans cette aventure fort inégalement.

L’un, qui doit beaucoup, il faut le dire, au père Freud, le principe de continuité, a les rapports les plus directs avec la question de la guérison. La folie, l’aliénation ou maladie mentale, ce n’est pas un truc qui vous attrape un beau jour, qu’on vous soigne et dont on vous guérit. C’est quelque chose comme un moment critique dans l’aventure d’une vie, qui s’enracine fort loin et qui porte fort loin. Il est donc inadmissible, lorsque quelqu’un se trouve dans le cas d’avoir affaire à nous, de réagir par : « Il y a quelque chose qui ne va pas, viens chez moi. Tu es guéri, retourne chez toi ».

Ceux qui ont abordé ces questions à l’époque de l'« antipsychiatrie » doivent être frappés par l’impact nouveau du vocabulaire « accompagner ». Avant ce succès public très significatif, c’était un vocabulaire que nous utilisions volontiers, disant ainsi notre attachement à ce que Pierre Bailly-Salin formulera en termes de « prévalence du lien sur le lieu ».

Sans la contrainte du séjour dans le lieu où nous sommes maîtres du jeu, il est possible d’établir un lien persévérant avec le sujet souffrant, l’accompagnant dans sa trajectoire, l’aidant à faire face à ses problèmes à un tout autre niveau, à une autre profondeur, que le soulagement de sa phase critique.

L’appétence hégémonique, conforme à l’esprit traditionnel du monde médical, n’était pas tellement incompatible avec la mise en œuvre de formules de « prise en charge » dépassant le cadre de l’institution asilaire. La position monopolistique et tutélaire trouvait un champ nouveau où s’accomplir ; et c’est ainsi que l’on « fit du secteur » avec, c’est incontestable, une amélioration considérable des services rendus. Mais les tendances dominantes laissaient toujours apparaître le « service de secteur » comme autoritaire, au point que l’imputation de tendre à un « quadrillage policier » de la population n’était et ne demeure pas tout à fait sans fondement.

Quant à moi, si je répugne tant à brandir le drapeau de la « psychiatrie de secteur » pour signifier pour quoi je milite, c’est parce que ce que l’on désigne aujourd’hui ainsi me paraît fort loin de concrétiser la mutation désaliéniste qui s’impose.

Il ne suffit pas de dire que, dans les aventures de l’innovation, l’idéologie, les modes de penser et d’agir fabriqués dans et par l’ancien, tendent démesurément à infiltrer le nouveau ; il faut, ceci dit, saisir comment fonctionne ce processus.

Le principe le plus original, le plus en rupture avec la tradition, qui fondait la direction des recherches quand on a commencé à parler de « secteur », était celui de travail avec l’environnement.

Si la folie, l’aliénation mentale, le trouble mental nomment une réalité qui n’est absolument pas enfermable dans la boîte crânienne ou l’enveloppe corporelle du sujet, si cela se passe vraiment dans l’ordre relationnel, il serait logique que l’on ouvre ses oreilles et qu’on ouvre la parole à quiconque est concerné par cette aventure, cette perturbation de la relation humaine.

J’ai l’impression de dire souvent, à ce sujet, des choses qui sont d’une simplicité, d’une banalité, quasiment d’une vulgarité renversantes. Sur la relativité de la « guérison », sur la profondeur et la tendance à la répétition des altérations du rapport à l’autre ; mais comment ce qui est tellement facile à dire devient précaution oratoire ou paroles en l’air lorsqu’il s’agit du faire, c’est ce qu’il s’agit de comprendre.

Les sources et le cours de l’aventure sont puissamment déterminés par ce que ressentent, disent et font ces témoins-acteurs ; de l’angoisse parentale aux manifestations d’intolérance du milieu ambiant, c’est un grouillement d’interactions qu’une logique critique, face à nos traditions, demanderait à traiter en tant que tel. Mais combien pèse toujours la volonté hégémonique ! C’est ma chose, mon sujet, ma prise en charge, c’est à moi de le guérir.

Le plus préoccupant est lorsque ces résidus de cet héritage culturel se manifestent à l’enseigne du modernisme, voire de la contestation ; c’est quand ça réagit à quelque « écoutez moi » par quelque jargon sur « la demande », quand le psy, interpellé s’arroge souverainement le droit d’annuler cet appel, disant à peu près que « la demande » n’est pas formulée en termes conformes aux canons de l’École.

Revers de la médaille ; ça va en général du même pas que la parole pseudo-critique sur le « modèle médical » alors qu’il s’agit bien de la même monnaie. La tradition autoritaire, totalitaire, hégémonique, du monde médical, son appétit de main-mise sur le pauvre sujet souffrant, son vécu de la « guérison » comme son affaire exclusive, passent dans cette pseudo-contestation.

En pleine conformité avec cette imprégnation idéologique, le « modèle médical » dont on dit se démarquer, tout en faisant comme si on voulait pousser à leur comble ses traits les plus saillants, est vécu comme entité an-historique, immuable.

Et pourtant, nous ne sommes pas irresponsables, ni démunis, quant à contribuer au changement du « modèle médical » en question, quant à appuyer les potentiels de mutation contenus dans le monde de la médecine.

Puisqu’il est beaucoup parlé aujourd’hui d’hystérie, « croix de la médecine », rappelons que le corps soignant de l’Hôpital Général, par exemple, n’est pas si incapable qu’on veut bien le raconter de saisir ceci : que le « théâtre » ou le « cinéma » hystérique n’est pas un spectacle devant lequel on soit spectateur, mais qu’il s’agit d’un système de relation humaine fait plus que tout autre pour faire de chaque témoin un acteur. À partir des prises de conscience du fait qu’on est nécessairement « pris dans le jeu », il n’y a pas de limite aux progrès possibles dans le « saisir la chose autrement », bien au-delà du premier dépassement, celui du rejet de la chose en question comme affaire exclusive du spécialiste psy.

Mais, puisque relation il y a, il faut encore revenir sur la plus renversante proposition, la plus en rupture avec l’imprégnation massive par l’idéologie ségrégative : que le fait psychiatrique n’est jamais que représentation hyperbolique, caricaturale ou dramatique, de ce qui se passe dans l’ensemble d’une société. Si la relation thérapeutique est ce qu’elle est, c’est sans aucun doute parce qu’elle est représentation hyperbolique de ce qu’est la relation humaine dans le monde où nous vivons.

Ici ressurgit avec intensité le thème de dépendance. Nous opérons dans un monde possédé par l’idée qu’appartient à ce qu’ils nomment « nature humaine », Inexorablement fixée et qu’il serait « utopique » de vouloir changer, un type de rapports humains fondés sur le couple domination/dépendance.

Et, de fait, nous ne cessons de vivre l’exaltation de cette emprise. Le médiateur qui dit : « c’est à vous de vous occuper de lui », le sujet qui dit : « réglez mes problèmes à ma place », parlent à quelqu’un qui a toutes les peines du monde à dépasser son avidité de prendre en mains le destin de son prochain.

Comment « guérir » de la déformation monopoliste ainsi approvisionnée ?

Si nous sommes heureusement de plus en plus nombreux à entrer en rébellion contre cet héritage socio-culturel, à proclamer que la psychiatrie doit cesser d’être affaire de spécialistes et devenir l’affaire de tous, nous pouvons mesurer à quel point la proposition fait scandale, dans sa réduction à l’idée que n’importe qui pourrait distribuer notre super-pouvoir de super-spécialistes.

L'« affaire de tous » ne saurait assurément être « la même affaire pour tous » et le comble du savoir, du raffinement dans la mise en œuvre de ce sur quoi nous sommes, en effet, très spécialement compétents, ce serait bien de nous faire animateurs de pointe vers le changement le plus radical :

Que, de plus en plus, surtout de mieux en mieux, nous travaillions à ce que chacun et les circonstances même concourent à la guérison, un « rêve » qui peut et doit se nourrir de nos méditations et débats sur la « relation thérapeutique » et qui peut et doit passer dans notre vie comme modification profonde de nos mentalités et de nos pratiques, sans quoi le changement des Lois et des Institutions est un « impossible rêve ».

***

Il faut bien revenir à la « guérison ». Autour du « noyau dur » de la question, notre dépassement du désir de faire du sujet central, notre partenaire thérapisé, le modèle du sujet guéri, témoin de notre toute-puissance, s’ouvre un champ illimité. Y tient une place éminente notre capacité, quant à animer le changement du regard commun sur la « folie », sur tout comportement dérangeant, la perte des intolérances par la culture des potentiels de compréhension-tolérance. Le plus décisif serait sans doute notre capacité de dépasser radicalement toute idéologie ségrégative en percevant ces cercles, centrés sur notre propre être, comme lieux particuliers où se révèle de façon incisive et hautement révélatrice la problématique la plus globale des rapports humains.

Nous pouvons, avec une modestie bien mesurée, sans prétentions psychocratiques comme sans démission ou carence, tenir notre juste place dans le plus partagé des combats : avec tous les hommes, concourir à la guérison de tous les hommes, à leur libération, contre la hantise « totalitaire », normative et mortifère de l’homme « guéri » de sa condition d’homme, avec toute la séquelle de relations de domination/dépendance qui s’ensuit.

Autrement dit : partager tout combat contre l’idée d’un monde sans problèmes, pour un monde dans lequel les gens seraient de moins en moins inhibés dans leurs capacités de régler eux-mêmes leurs problèmes… eux-mêmes, les uns avec les autres, avec la reconnaissance de leurs singularités ou différences.

Ou encore : il n’y a pas de « guérison » comme but à achever, mais toute vie humaine n’est qu’un travail de guérison… sans fin…


* Exposé fait à Privas en juin 1982, publié in Actualités Psychiatriques, n° 2, 1983. pp. 63-69.