Persévérance. La folie dans la rue

En 1976/77, Jean-François Reverzy, ayant traversé, dans sa formation, l’expérience du travail à l’infirmerie Psychiatrique de la Préfecture de Police, y approvisionne son projet de thèse sur « Les urgences en psychiatrie et l’internement » (qui sera publié en 78 chez Privat sous le titre : La folie dans la rue). Il me demande une préface…

Qui commence ainsi :

Au fond, si l’on s’est acharné à étudier l’aliénisme, à partir d’une première révolte contre ses pratiques, à ne pas demeurer au niveau de cette révolte primaire, à construire l’idée d’un désaliénisme, objet d’une constante recherche, si l’on a beaucoup progressé dans cette recherche critique/constructive, si l’on en vient à un point où, ayant toujours passé pour chercher dans la démesure l’idée d’un projet nouveau, la plus grande inquiétude est de personnifier un projet encore en retard sur le possible d’aujourd’hui… Si, en tout cas, quels que soient les tâtonnements qui ont marqué cette aventure, sa ligne générale vérifie inexorablement sa justesse, plus le temps passe, plus il se confirme que cette justesse se fonde sur le principe de la révolte : tous les internements sont arbitraires.

Mais nous voici-devant une difficulté extrême. Il est devenu d’aussi bon genre de cracher sur la psychiatrie que de piétiner les tombes des ancêtres, et les pauvres fous continuent de faire les frais de règlements de comptes en tous genres.

L’aliénisme dispose d’une quantité jusqu’à maintenant inépuisée de carapaces de rechange. La protection contre la proximité avec l’« aliéné », la mise en œuvre de procédures de rejet toujours peu subtiles mais dont les justifications deviennent de plus en plus subtiles demeurent toujours là, permettant à celui qui a choisi de courir son aventure dans le monde de la folie de ne jamais manquer d’occasions d’agir contre le courant.

Un regard lucide porté sur l’histoire montre le combat contre le monstre suraliénant, livré sur le terrain du grand renfermement, animé par un objectif dominant, la libération du peuple des asiles. Étudier les formes, les voies et moyens de la surinvalidation dont témoigne l’état de ce peuple, armer ainsi un combat dont l’objectif de plus en plus clairement proclamé est la fin des asiles et des hôpitaux psychiatriques, a constitué longtemps la tâche dominante.

Cependant, bien plus secrètement, chemine le combat dans l’autre dimension, où l’on cherche le monstre suraliénant à l’œuvre dans les moments féconds où il prend possession de sa victime.

Puisque chacun ne fait jamais que raconter sa vie, à la différence près que trop cachent cette vérité derrière divers masques, je témoigne ici, par mon expérience, du développement de cette aventure. Il n’est certainement pas inutile de préciser ici que le je qui s’y exprime y porte l’originalité d’être le moins enclavé des je, le moins enclavé dans l’intra-psy., que l’autre dont il est le porte-parole et le délégué agissant est un « nous immense », où se manifeste avec prédilection le grand mouvement poétique d’où est issue la parole : tous les internements sont arbitraires.

Je, ainsi, polarise mes intérêts sur ce que l’école nomme « articulation acuité/chronicité ». Où, quand, comment, pourquoi, « de rêve à rêve », de crise en crise, de moment fécond en moment fécond, de malmenage en malmenage, la victime s’enlise dans le système dévorant le moins propre à stimuler ses moyens de défense, à aider ses capacités de compensation lorsqu’elle a décompensé ?

J’ai raconté ailleurs comment les tumultes de l’histoire ont cassé le projet de conquérir le grade de Docteur, à mettre au service de la libération des aliénés, avec un travail inaugural tentant de dire où en était, à l’époque, cette question cruciale.

J’ai exprimé la nostalgie de ce dossier perdu, manuscrit dont le contenant portait en titre : « Vingt ans après ». Ce trésor était constitué par la copie de tous les certificats émaillant la carrière de toutes les malades présentes dans le service depuis plus de 20 ans, avec pour chacune un bref « résumé d’observation ».

Je suis toujours hanté par ce panorama tracé en 1939 d’existences malades enlisées dans l’asile depuis avant 1919. Le souvenir dominant est celui de l’extraordinaire diversité des moments critiques décrits aux lointaines origines de ces aventures.

On trouvera le témoignage de la permanence de cette recherche dans le travail de 1964 (avec L. Le Guillant et R. Mignot) sur la chronicité.

Et finit ainsi :

Il est clair, au terme de ces réflexions, que la grande ambition est de réduire au maximum les nécessités d’intervention d’urgence, par la savante mise en œuvre de conduites préventives des épisodes de décompensation, par un développement persévérant des capacités de chacun (ne serait-ce que des structures de soins générales) quant à fonctionner en désescalade au lieu de tomber dans les pièges de l’escalade, comme il est de règle encore dans nos temps et nos lieux.

Ainsi l’objectif le plus accompli se définit-il comme celui où il y a le moins à faire, au sens commun, et où il y a surtout à faire acte de présence, en position d’accessibilité sécurisante. Mais la réalisation de cet objectif suppose un délestage hardi quant aux traditions médicales de la « garde », localisant le travail sur l’acte thérapeutique appliqué au malade et scotomisant l’importance fondamentale du dialogue avec le tiers appelant.

Je conseille ici la lecture ou relecture du Droit à la paresse de P. Lafargue, à travers laquelle on pourra saisir les maléfices du besoin insufflé par l’idéologie en question, besoin de faire quelque chose qui soit acte de travail, bien identifiable sans équivoque.

D’où la mise en évidence de l’un des ressorts secrets les plus actifs de l’interventionnisme intempestif,… quand la moindre pratique authentiquement désaliéniste montre clairement que le plus haut niveau de réponse à l’appel de détresse est dans la mise en œuvre de rapports avec l’appelant angoissé dans lesquels le répondant déjoue les pièges de l’escalade avec assez d’efficacité pour que ça puisse causer à bâtons rompus, de n’importe quoi de préférence… et que le travail de formation de la conscience publique vient de surcroît.

Tout ceci demande, exige, des révisions déchirantes, et un labeur acharné pour avoir raison de tant de pesanteurs. Dans l’aventure de ce labeur, J.-F. Reverzy nous apporte une contribution dont je limiterai ici l’éloge à un seul aspect : l’ampleur qu’il a donnée à la dimension poétique de sa réflexion est assurément un des meilleurs moyens de sa fertilité. Car il s’agit bien enfin de réaliser la parole de P. Eluard : « Soyez celui à qui l’on parle et qui est entendu ».

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En 1946, on trouve un témoignage ancien d’une activité, cultivant le désir de former une conscience publique par l’usage de la presse, à laquelle l’auteur s’adonna volontiers, avec des fortunes diverses.

Alors, dans l’effervescence d’activités qui marqua le climat de la Libération, une exposition d'« œuvres de malades mentaux », à Sainte-Anne, fut importante par son contenu et par son sens, quant à la formation de la conscience publique.

Avec Robert Doisneau, chasseur d’images encore peu notoire, l’auteur fut chargé d’en rendre compte pour le N° du I-III-46 d’ACTION (Hebdomadaire d’une exceptionnelle vitalité, issu de la Résistance, avec Kriegel-Valrimont comme directeur et Pierre Courtade comme rédacteur en chef).

Il a paru significatif d’en reproduire ici quelques fragments, comme amorce d’une séquence à suivre.