Introduction
Le problème des structures et des comportements pathologiques chez l’homme est immense. Un pied-bot congénital, un inverti sexuel, un diabétique, un schizophrène posent des questions innombrables qui renvoient finalement à l’ensemble des recherches anatomiques, embryologiques, physiologiques, psychologiques. Notre opinion est cependant que ce problème ne doit pas être divisé et que les chances de l’éclairer sont plus grandes si on le prend en bloc que si on le découpe en questions de détail. Mais nous ne sommes pas en mesure, pour le moment, de soutenir cette opinion par la présentation d’une synthèse suffisamment documentée, que nous espérons mener à bien quelque jour. Ce n’est pourtant pas seulement cette impossibilité actuelle que traduit la publication de quelques-unes de nos recherches, mais aussi l’intention de marquer des temps successifs dans l’examen.
La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère. Ayant entrepris des études médicales quelques années après la fin des études philosophiques, et parallèlement à l’enseignement de la philosophie, nous devons quelques mots d’explication sur nos intentions. Ce n’est pas nécessairement pour mieux connaître les maladies mentales qu’un professeur de philosophie peut s’intéresser à la médecine. Ce n’est pas davantage nécessairement pour s’exercer à une discipline scientifique. Nous attendions précisément de la médecine une introduction à des problèmes humains concrets. La médecine nous apparaissait, et nous apparaît encore, comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement dite. Deux problèmes qui nous occupaient, celui des rapports entre sciences et techniques, celui des normes et du normal, nous paraissaient devoir bénéficier, pour leur position précise et leur éclaircissement, d’une culture médicale directe. Appliquant à la médecine un esprit que nous voudrions pouvoir dire « non prévenu », il nous a semblé que l’essentiel en restait, malgré tant d’efforts louables pour y introduire des méthodes de rationalisation scientifique, la clinique et la thérapeutique, c’est-à-dire une technique d’instauration ou de restauration du normal, qui ne se laisse pas entièrement et simplement réduire à la seule connaissance.
Le travail présent est donc un effort pour intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes des méthodes et des acquisitions de la médecine. Il ne s’agit, est-il besoin de le dire, de donner aucune leçon, de porter sur l’activité médicale aucun jugement normatif. Nous n’avons pas l’outrecuidance de prétendre à rénover la médecine en lui incorporant une métaphysique. Si la médecine doit être rénovée, c’est aux médecins de le faire à leurs risques et à leur honneur. Mais nous avons l’ambition de contribuer au renouvellement de certains concepts méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au contact d’une information médicale. Qu’on n’attende donc pas de nous plus que nous n’avons voulu donner. La médecine est très souvent la proie et la victime de certaine littérature pseudo-philosophique à laquelle, il est juste de le dire, les médecins ne sont pas toujours étrangers, et dans laquelle médecine et philosophie trouvent rarement leur compte. Nous n’entendons pas porter de l’eau à ce moulin. Non plus d’ailleurs nous n’entendons faire œuvre d’historien de la médecine. Si dans notre première partie nous avons placé un problème en perspective historique, c’est uniquement pour des raisons de plus facile intelligibilité. Nous ne prétendons à aucune érudition dans l’ordre de la biographie.
Un mot sur la délimitation de notre sujet. Le problème général du normal et du pathologique peut, du point de vue médical, se spécifier en problème tératologique et en problème nosologique, et ce dernier, à son tour, en problème de nosologie somatique ou de physiopathologie, et en problème de nosologie psychique ou de psychopathologie. C’est très précisément au problème de nosologie somatique, ou de physiologie pathologique, que nous désirons limiter le présent exposé, sans toutefois nous interdire d’emprunter à la tératologie ou à la psychopathologie telle donnée, telle notion ou telle solution qui nous paraîtraient particulièrement aptes à éclairer l’examen ou à confirmer quelque résultat.
Nous avons tenu également à proposer nos conceptions en liaison avec l’examen critique d’une thèse, généralement adoptée au XIXe siècle, concernant les rapports du normal et du pathologique. Il s’agit de la thèse selon laquelle les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux correspondants, aux variations quantitatives près. En procédant ainsi, nous pensons obéir à une exigence de la pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes plutôt que de les clore. Léon Brunschvieg a dit de la philosophie qu’elle est la science des problèmes résolus. Nous faisons nôtre cette définition simple et profonde.