9. Intérêt et limites de l’investigation

1. Aléas de l’investigation

L’apport et en particulier la valeur de l’appréciation diagnostique qui peut être portée à l’issue d’une investigation psychosomatique, telle qu’elle est pratiquée dans le cadre de l’I.P.S.O. à l’hôpital de la Poterne des Peupliers, fait l’objet de discussions répétées et toujours animées au sein de l’équipe de thérapeutes. Si l’on écarte ce qui a trait aux caractéristiques personnelles de l’investigateur, dans lesquelles entrent au premier chef sa compétence, donc son expérience, voire sa notoriété, pour tenter de circonscrire les « signes » sur lesquels se fonde sa compréhension de l’économie psychosomatique du patient, on peut dégager un certain nombre d’éléments majeurs. Tout d’abord ce qui a trait aux particularités du contact relationnel : comment celui-ci s’établit-il ? Y a-t-il cette immédiateté d’entrée en relation qui paraît toujours significative d’une organisation mentale peu défendue chez laquelle n’importe quel nouvel objet va être d’emblée appréhendé ? Ou au contraire, le sujet va-t-il se montrer réservé, voire réticent, se plaignant éventuellement de la présence d’assistants s’il en est ?

La façon dont évolue et se modifie la qualité de la relation qui s’établit entre le patient et son investigateur au cours du déroule-

ment de la consultation, rapportée à ce qui se dit comme à ce qui ne se dit pas, retiendra toute l’attention. Rappelons qu’il s’agit toujours de consultations longues : une heure trente en moyenne, et qu’en ce qui concerne nos observations, si l’on ajoute le temps nécessaire à la passation du T.A.T. et des épreuves graphiques, aucune entrevue n’a duré moins de deux heures.

L’appréciation de l’évolution de la réaction transférentielle qui peut s’établir durant ce laps de temps apparaît comme un élément central dans la mesure où l’on aura tendance à y voir le reflet de ce qui pourra se vivre lors d’une éventuelle prise en charge psychothérapique ultérieure. Il est cependant très intéressant de noter que, dans un certain nombre de cas, l’appréciation qui en est faite par l’investigateur ne correspond pas toujours exactement à celle de tous les assistants. Sans doute ceux-ci occupent-ils une position de tiers extérieurs à cette relation à deux, ce qui les place dans une situation qui implique moins directement leur contre-transfert, avec ce que cela peut comporter d’apparente objectivité mais aussi de perte en ce qui concerne le « ressenti » émotionnel chez soi comme éventuellement chez le patient. La confrontation du vécu de l’investigateur, rapporté à celui des assistants, puis dans un second temps – le patient est en effet revu à l’issue de la discussion d’une dizaine de minutes qui s’établit après la consultation – à ce que le patient lui-même pourra nous dire, joue comme un précieux élément de validation par rapport aux hypothèses diagnostiques qui auront été émises précédemment.

Vis-à-vis de ces dernières, il existe selon les thérapeutes des divergences de position parfois tout à fait manifestes. Rappelons ici la discussion que nous avons évoquée au chapitre 3 à propos de l’intérêt des classifications nosographiques et surtout de la valeur d’une « étiquette » diagnostique, même nuancée, portée à la suite d’une seule entrevue, fût-elle de longue durée.

Il semble que le point de vue diagnostique soit effectivement en contradiction pour une bonne part avec celui animant le thérapeute qui va s’engager dans un traitement au long cours, comme c’est le plus souvent la règle lorsqu’il s’agit de patients atteints de

troubles somatiques. Il n’en demeure pas moins que c’est à travers la libre confrontation qui peut s’établir entre les données retenues comme significatives lors de la première consultation, données qui peuvent être formulées à travers une appréciation diagnostique renvoyant à une classification nosographique explicite et commune à l’investigateur et au thérapeute, et celles qui vont se dégager au fil des mois et des années de traitement, que pourra s’affiner et se nuancer davantage la compréhension de ce qui se joue à la première entrevue. Et c’est bien à quoi s’emploie l’équipe soignante de l’I.P.S.O.

C’est ainsi qu’on a pu s’interroger sur le fait que certains patients semblaient présenter un aspect allergique essentiel dominant à la première consultation avec immédiateté de la relation, affleurement du processus primaire au niveau du discours du sujet qui n’en est nullement affecté, faiblesse, voire absence des éléments allant dans le sens de l’existence d’une « couverture » névrotique défensive, etc., aspect qui pourrait avoir masqué un fonctionnement mental de meilleure qualité qui se révélerait lors des premières séances de psychothérapie.

L’hypothèse selon laquelle la consultation constituerait pour eux un double traumatisme dans la mesure où il s’agit d’une première entrevue (de plus en présence de tiers) et que ce traumatisme dévoilerait d’une manière privilégiée la ligne évolutive centrale, entraînant ici une régression à la relation allergique, a pu être évoquée. En tout état de cause, il s’agit de discuter du problème de la régression et des possibilités de réorganisations que pourraient présenter ces patients – éléments qui peuvent être sensibles au niveau même du déroulement d’une séance de traitement – et ce en relation avec les modifications du cadre thérapeutique et plus particulièrement les variations transférentielles ; passage à une relation à deux dans un contexte de prise en charge durable.

Le mouvement inverse, c’est-à-dire le fait que certains patients peuvent apparaître comme plus névrosés lors de la consultation qu’ils ne s’avéreront l’être au cours de leur traitement, peut se comprendre peut-être plus facilement, dans la mesure où la situa-

tion tout à fait inhabituelle à laquelle ils sont alors confrontés, compte tenu de la disponibilité et de l’intérêt électif de l’investigateur pour ce qui fait et a fait leur vie, peut jouer comme un facteur « ranimant » qui exacerbe ce qui s’exprime sur la scène mentale. La reprise ultérieure au sein de la relation à deux perd rapidement son caractère de nouveauté et peut renvoyer alors le sujet à une énumération répétitive et monotone de ce qui fait sa vie au jour le jour sans lien avec son passé et sans projection dans un avenir qu’il ne pense pas.

Étant donné ces écueils, dont l’évocation n’est nullement exhaustive, on peut s’interroger légitimement sur les limites de l’investigation et sur le bien-fondé d’une appréciation diagnostique qui ne reposerait que sur elle. C’est pourquoi, en ce qui concerne nos observations, nous avons tenu à ajouter l’apport du T.A.T. et celui des épreuves graphiques : figure complexe de Rey et dessin de personne. Mais c’est aussi pourquoi il nous a paru intéressant de confronter les données de notre observation avec celles qui ont pu être transmises à propos des traitements de longue durée auxquels se sont soumis trois des vingt et un sujets de notre recherche : pour Gilles (observation n° 5), Antoine (observation n° 7) et Simon (observation n° 6) il s’agit de psychothérapies spécialisées toujours en cours réalisées dans le cadre de l’hôpital de la Poterne des Peupliers à raison d’une séance par semaine. Pour chacun d’eux le recul est de près de deux ans.

2. Apport des épreuves projectives

Notre pratique déjà ancienne du T.A.T.37 rend peut-être artificielle la démarche qui tend à distinguer l’apport spécifique de ce test projectif isolé des autres informations que constituent l’investigation proprement dite et les épreuves de dessins, dans notre compréhension de ce qui fait la singularité de chacun de nos cas

cliniques. Aussi bien tous les éléments que nous avons pu recueillir, tant objectifs que subjectifs, voire contre-transférentiels, sont venus s’intégrer dans un ensemble que nous avons souhaité le plus nuancé possible, sans nous dissimuler cependant le caractère éventuellement « reconstruit » – sinon « construit » – par nous qu’il pouvait prendre à notre insu.

C’est ainsi que les données du T.A.T., de même que les informations révélées par les épreuves de dessin, nous ont souvent – peut-on même dire toujours ? – paru venir confirmer des hypothèses nées de l’investigation. Dans cette apparente homogénéité, qui pourrait au mieux renvoyer à ce qu’il serait scientifiquement satisfaisant d’appeler la cohérence de la structure ou de l’organisation du sujet considéré, on ne peut pas ne pas s’interroger sur ce qui reviendrait en fait à la cohérence de l’observateur l’amenant à trouver ce qu’il cherche dans ce qu’il voit.

C’est à ce titre que les protocoles de T.A.T. comme les dessins effectués par nos sujets peuvent apparaître comme des pièces à conviction, indépendantes des comptes rendus et des interprétations auxquels nous les avons soumises à l’issue, voire au sein même de nos observations. Pièces à conviction donc, versées en annexe au présent ouvrage'.

En dépit du fait qu’il ne s’agit en aucun cas de les ranger dans une catégorie diagnostique univoque, ce sur quoi nous avons déjà longuement insisté à plusieurs reprises, on peut tenter cependant de souligner un certain nombre de points communs, voire de caractéristiques voisines qui les uniraient.

Tout d’abord ce que nous pourrions appeler un aspect général de type « normatif », sensible à travers l’apparition fréquente de facteurs liés à la série inhibition41 438, mettant en jeu le recours à la

banalisation, la socialisation, les placages. Si la défense se fait très souvent par le raccrochage à la réalité extérieure, ici, la réalité concrète du contenu manifeste de la planche, celle-ci vient en quelque sorte oblitérer ou empêcher l’élaboration, parfois même l’évocation des conflits suscités par le contenu manifeste et a fortiori le contenu latent de cette même planche, révélant chez le sujet qui parle une intolérance souvent massive à la mise en mots des conflits tant intrapsychiques qu’interpersonnels.

Sans doute le problème de savoir si ce qui n’est pas dit explicitement n’est pas non plus dit implicitement, c’est-à-dire pensé, reste-t-il entier, même si l’on admet l’existence de toutes sortes d’aménagements internes possibles, variables selon les individus et variables aussi selon les différentes planches du test. En tout état de cause, il nous semble qu’on ne peut que noter ici l’intolérance à l’expression de l’agressivité, comme à celle de l’angoisse, et la faible “capacité d’élaborer les éléments liés à la position dépressive, ceci par référence à des protocoles typiques d’une organisation névrotique ou psychotique franche.

Mais peut-être plus encore que cet aspect « normatif », auquel on se doit d’ajouter toutes les particularités défensives individuelles qui constituent la « frange » névrotique ou psychotique avec sa coloration propre lorsque celle-ci existe, ce qui retient actuellement plus particulièrement notre attention au niveau de l’analyse du T.A.T., c’est la dynamique des mécanismes de défense tels qu’ils vont apparaître dans leur déroulement temporel au cours de l’élaboration de chaque histoire. Il nous semble saisir là un matériel privilégié où l’on peut voir en quelque sorte le fonctionnement mental en marche. Plus en effet que le catalogue, même très minutieux, des mécanismes de défense qu’utilise le sujet qui parle, ce qui nous intéresse au premier chef c’est leur vigueur fonctionnelle, c’est-à-dire en définitive : qu’est-ce qui va faire suite à quoi ? La notion de mécanisme de défense qui « tient », et ceci en fonction du fait qu’il va aider ou non à la progression du récit permettant de mieux satisfaire à la consigne « raconter une histoire en rapport avec la planche », révèle l’exis-

tence possible ou non de compromis défensifs stables. Et l’on voit qu’une telle appréciation pourra prendre toute sa valeur si on la rapproche de ce que P. Marty appelle « l’irrégularité du fonctionnement mental39 ».

La sensibilité, c’est-à-dire la valeur diagnostique unanimement reconnue de cet outil que constitue le T.A.T., résiderait essentiellement pour nous dans cette possibilité qu’il nous offre de « tester » la stabilité, donc la vigueur fonctionnelle des^compromis défensifs mentaux auxquels le sujet parvient* appréciation rendue d’autant plus aisée que les particulaTîtésdu matériel renvoienFaufil dés planches à la réactivation des conflits inhérents aux individus humains, notamment à l’Œdipe en tant que reconnaissance de la différence des sexes et de la différence des générations.

Dans notre perspective où « l’irrégularité du fonctionnement mental » va apparaître comme un élément décisif en ce qui concerne l’appréciation diagnostique et surtout pronostique que l’on pourra porter à propos de l’économie psychosomatique actuelle de tel sujet qu’il nous sera donné d’examiner, l’existence de compromis défensifs stables sur le plan mental, face à un matériel hautement conflictualisé comme le T.A.T., sera un élément de très bon pronostic. Inversement, le fait que les conflits suscités par les planches ne parviennent pas à faire l’objet d’une élaboration, sinon originale, du moins précise et stable, évoquera nécessairement un manque de vigueur fonctionnelle des mécanismes de défense mentaux dont le sujet dispose, le renvoyant alors d’éléments à coloration obsessionnelle ou hystérique vers des éléments marqués par le recours à l’inhibition et la défense par la réalité concrète du matériel.

Une appréciation comparable peut être faite en ce qui concerne la problématique. Ici, contrairement à ce que l’on observe chez les sujets présentant des organisations névrotiques ou psychotiques franches, il n’existera guère de distorsion par rapport à la problématique suscitée par le contenu latent des planches. C’est ce faible

écart entre le contenu latent de l’histoire donnée par le sujet et celui de la planche qui l’a provoquée qui atteste de la précarité des mécanismes utilisant le déplacement ou l’évitement, c’est-à-dire en définitive le refoulement, comme si ce petit écart révélait en même temps le peu d’épaisseur de la psyché tout entière. Si bien que la problématique renvoyant à la réactivation du conflit œdipien et à la sexualité telle qu’elle peut être donnée par certaines planches, et « rendue » en somme telle quelle par le sujet, apparaît pour nous comme insuffisamment sexualisée et érotisée sur le plan mental, c’est-à-dire en fait véhiculant de bien trop grandes quantités d’excitation – ce que nous appelons dans le langage du T.A.T. « des affects massifs sous-jacents » – pour pouvoir faire l’objet d’un quelconque travail par la pensée. Cela peut aboutir à une reproduction quasi photographique du stimulus (il n’y a pas de déplacement) suivie le plus souvent d’inhibition à dire et sans doute à penser.

Si le contenu latent des planches réactive apparemment si peu de traces mnésiques, de conflits inconscients et de défense chez le sujet qui y est confronté, on voit que la question de la qualité du filtre que constitue son préconscient peut être soulevée, celui-ci apparaissant alors comme extrêmement peu perméable, laissant le champ libre à un contrôle conscient appauvrissant dans la mesure même où l’aménagement va se faire par l’accrochage aux éléments de la réalité concrète, ici celle du contenu manifeste de l’image, sans distorsion mais sans non plus cette coloration vivante que donne l’affleurement des fantasmes inconscients repris au niveau de « la fantaisie consciente induite40 » que constitue l’histoire donnée au T.A.T.

Dans ce contexte où, pour certains sujets, le contenu manifeste trop structuré des planches va donner lieu à une brève interprétation au « ras du matériel », on pourra parfois noter une production relativement plus libre face aux planches peu structurées 11 et 19, et surtout face à la planche blanche, la 16. Pour cette der-

nière, où le raccrochage au contenu perceptif ne peut plus se faire – si ce n’est à discuter sur la couleur blanche –, le compromis défensif va souvent se nouer à l’aide d’une référence personnelle parfois très immédiate liée à la situation actuelle, ou parfois plus éloignée, renvoyant à quelque chose qui peut apparaître alors pour la première fois comme vraiment lié au monde des désirs du sujet.

On retrouverait au niveau du compromis réalisé à cette planche 16 quelque chose d’analogue, nous semble-t-il, à ce qui s’exprime à travers l’immédiateté du contact que nous avons pu souligner chez ces mêmes sujets. Ramener ces signes à la précarité, voire à l’insuffisance du refoulement, peut constituer une explication plausible. Nous la retiendrons cependant pour autant que l’explication par le manque ou le défaut ne viendra pas fermer toute possibilité d’évolution dynamique et donc de prise en charge thérapeutique.

La question des défenses qui « tiennent » ou qui « ne tiennent pas », que nous avons évoquée précédemment, peut se reprendre au niveau des aménagements que ces mêmes sujets vont réaliser face aux planches peu structurées 11 et 19, dont nous avons pu dire que le contenu latent renvoyait à la réactivation d’une problématique pré-génitale, le contenu manifeste étant très nettement phobogène. De même que les défenses de la série contrôle ou de la série labilité41 ne parvenaient pas précédemment à maintenir le compromis défensif d’une manière stable à l’un ou l’autre de ces deux niveaux, de même nous ne trouverons pas, avec ces planches peu structurées, d’aménagement phobique vrai, c’est-à-dire où l’angoisse peut être fixée sur un objet phobogène précis et stable. Ici l’aspect phobique, s’il n’est pas dénié, sera massivement projeté sur le cadre, atteignant l’environnement ou même l’ambiance, pouvant prendre alors une allure envahissante, ce qui traduit du même coup sa faible valeur fonctionnelle dans la lutte contre l’angoisse.

En somme, lorsque la « frange névrotique » – voire « psychotique » – se révélera de peu d’importance, ce seront les aspects « normatifs » (banalisation, socialisation, placages, défense par la réalité concrète du matériel) qui vont devenir prédominants, étouffant, ou venant éteindre l’expression des conflits inconscients du sujet habituellement réactivés par le contenu latent des planches. Souvent, ce qui restera de plus vivant se repérera au niveau de la planche 16 ou même des planches peu structurées 11 et 19.

Au total, lorsque ce type d’aménagement prédomine au T.A.T., il semble bien qu’on puisse dire qu’il correspond à ces organisations mentales marquées par la faiblesse ou l’absence d’une symptomatologie mentale positive que P. Marty range dans les névroses de caractère ou de comportement. C’est alors la qualité et la vigueur fonctionnelle – c’est-à-dire la stabilité – des éléments appartenant à ce que nous avons appelé la « frange » névrotique (facteurs de la série contrôle, facteurs de la série labilité) ou psychotique (facteurs liés aux émergences du processus primaire) qui permettront de nuancer notre appréciation diagnostique en nous aidant à situer le plus finement possible notre sujet tout au long de ce vaste continuum que constitue la clinique humaine.

3. Apport des épreuves de dessin : la figure complexe de Rey, le dessin d’une personne42

C’est avec l’idée que l’image de soi, ou même l’organisation du schéma corporel et donc l’organisation de la structuration de l’espace pouvaient être altérées chez des sujets présentant une atteinte somatique irréversible comme le diabète insulino-dépen-dant en est un exemple, que nous avons choisi d’ajouter à notre investigation les dessins de la figure complexe de Rey (1939) et celui d’une personne.

Autant l’investigation – malgré la présence explicite du magnétophone – et même le T.A.T. ont été bien supportés par l’ensemble de nos vingt et un sujets, autant les activités de dessin ont pu chez certains soulever d’intenses réticences aboutissant à trois refus pour la figure de Rey, et à onze pour le dessin d’une personne. L’apport de ces épreuves de dessin nous semble en fait aller très au-delà de ce que nous en attendions et venir renforcer, parfois même confirmer, les « signes » donnés par l’investigation et le T.A.T.

La reproduction de la figure complexe de Rey, très bien réussie par presque tous nos sujets, confirme leur excellente perception de la réalité extérieure qu’ils parviennent à « rendre » sans déformations ni surcharges notables, et ce, même si le type de construction ne correspond qu’assez rarement à une « construction sur l’armature ». Cela revient à dire que le contrôle par la réalité, l’objet restant présent, s’opère en dépit d’éventuelles difficultés d’organisation de l’espace, ce qui est le cas notamment de Diane (observation n° 1) et de Danièle (observation n° 8).

Il existe cependant d’importantes différences individuelles liées au « style » grapho-moteur de chacun qui se révèle à travers les particularités du graphisme, appuyé ou pâle, ferme ou retouché, comme à travers celles du volume occupé par la figure et des proportions respectives de ses divers éléments.

Ce style grapho-moteur peut être du reste rapporté et intégré à ce que nous savons de l’économie psychosomatique générale de chaque cas. Il nous paraît en effet en liaison étroite avec les défenses au niveau du caractère et singulièrement avec ce que nous appellerions volontiers le « tonus anti-dépressif », en tant qu’il s’agit d’une énergie corporelle non mentalisée qui affecte la motricité et la posture et qui se révèle donc électivement lors des activités graphiques. Dans cette perspective, un aspect « dépressif essentiel », pourrions-nous dire, peut être suspecté à l’épreuve de copie et éventuellement confirmé à la reproduction de mémoire et au dessin de personne. Ce serait le cas de Serge (observation n° 3), ou d’Antoine (observation n° 7), par exemple. Cet aspect

« dépressif essentiel » serait à distinguer de ce que l’on nomme habituellement « les signes d’anxiété », repérables à la qualité du graphisme qui est marqué alors par l’impulsivité et les retouches, caractéristiques dont le sujet est en général parfaitement conscient et dont il peut même se plaindre comme de mouvements incontrôlables qui viennent le gêner dans son efficience et qui introduisent une distance entre la figure idéale qu’il souhaite reproduire et la réalité de sa production.

Peut-être plus encore que la copie de la figure complexe, ce qui nous a intéressé c’est le dessin de mémoire, en tant que tel d’abord, puis dans ses rapports avec la copie. Ramener cette deuxième épreuve à une simple indication sur les capacités de rétention mnésique du sujet qui la subit, ne nous paraît pas, et de loin, pouvoir rendre compte de ce que nous observons.

Si ce qu’on appelle la capacité de rétention mnésique intervient dans le fait de pouvoir se remémorer et reproduire à trois minutes de distance une figure géométrique compliquée et sans signification concrète, beaucoup d’autres facteurs nous paraissent venir interférer, dont ce que nous venons d’appeler le « tonus antidépressif ». Mais faire intervenir cette énergie corporelle non mentalisée qui affecte la motricité et la posture, c’est faire intervenir a fortiori ce qui peut se jouer sur le plan de l’inconscient, et c’est à ce niveau-là que les renseignements fournis par cette épreuve de mémoire nous paraissent intéressants.

De même que c’est le travail de l’inconscient qui efface progressivement, mais parfois très rapidement, le souvenir des rêves de la nuit dont on a pourtant conservé une claire perception au réveil, de même c’est un mécanisme analogue qui va se mettre en jeu pour venir effacer le souvenir conscient de la figure complexe mais selon des procédures très variables suivant les individus.

Chez nos sujets, nous l’avons dit, le dessin de la copie est reproduit le plus souvent sans anomalies rendant compte de ce fait général que la réalité semble perçue par eux sans guère de distorsions. Il n’en est que plus frappant de constater les particularités des dessins de mémoire. Dans leur majorité, ceux-ci donnent une

impression de vide, lié à l’aspect lacunaire de la reproduction, même si l’enveloppe générale est habituellement bien conservée. Ce n’est cependant pas toujours le cas et on peut retrouver un certain nombre de dessins qui vont nous frapper par le caractère non fermé de la figure reproduite. Ce sont ces particularités constitutives, rapportées à celles qui ont présidé à la constitution du dessin de la copie, qui nous ont amenés à voir dans cette double épreuve quelque chose comme le reflet de l’organisation narcissique inconsciente du sujet projetée sur cette image complexe non signifiante, d’abord présente, et alors objet de perception et de reconstruction, puis absente, et donc objet de remémoration qui va s’effaçant, et ce d’autant plus vite et avec d’autant plus d’altérations que la cohésion interne, c’est-à-dire l’organisation narcissique sera plus fragile. Le jeu qui s’opère entre contenant et contenu en fonction de l’objet présent, puis de l’objet absent mais évoqué mentalement, nous paraît révélateur des capacités de retenues de l’objet interne – ce que le sujet est pour lui-même d’une certaine façon – même si notre appréciation passe par le détour de la saisie d’un objet compliqué et non signifiant concrètement, dans le champ de la réalité.

Ce que l’on nomme habituellement « difficultés de structuration spatiale » et que cette épreuve de la figure complexe de Rey mettrait électivement en évidence, va venir pour nous s’intégrer à l’organisation narcissique inconsciente au même titre que ce que nous avons appelé le « tonus anti-dépressif » perceptible au niveau de l’activité grapho-motrice elle-même. Cela n’est nullement contradictoire avec les thèses de Sami Ali (1969, 1974) où la construction de l’espace imaginaire porte la marque des premières relations avec la mère, lesquelles ouvrent ou non l’accès à la troisième dimension, et donc à la possibilité d’une structuration cohérente de l’espace, autant d’éléments qui nous paraissent en relation directe avec l’organisation narcissique tant au niveau du narcissisme primaire que du narcissisme secondaire.

Ainsi en ce qui concerne leur organisation narcissique, nos vingt et un sujets vont se montrer aussi différents les uns des

autres que la variété de leurs dessins le révèle au premier coup d’œil. Et si nous avons insisté sur l’aspect « normatif » sans déformations ou surcharges notables de leurs dessins à l’épreuve de la copie, c’est essentiellement par référence à ce que notre expérience clinique a pu nous montrer des dessins de sujets présentant une organisation névrotique et surtout psychotique franche. Dans cette perspective, ce sont souvent les déformations et les surcharges apparues dès la copie qui aident, semble-t-il, à la remémoration de la figure à l’épreuve de mémoire, comme si la surcharge fantasmatique, venue du monde intérieur du sujet et dont l’objet extérieur est d’emblée investi, assurait en quelque sorte sa permanence en dépit de sa disparition au niveau de la réalité. C’est reprendre, mais autrement, ce qui a trait à la présence d’une symptomatologie mentale positive chez un sujet donné et à sa valeur fonctionnelle du triple point de vue dynamique, topique et économique.

Ici, pour certains de nos cas, l’absence de déformation et de surcharge à la copie de la figure complexe s’accompagnera à la mémoire de cet aspect lacunaire, vide, que nous avons déjà évoqué ; chez d’autres, il s’y ajoutera le fait que le dessin révélera une béance au niveau du contenant lui-même. Mais chez d’autres encore, qui présentaient à la copie des signes d’anxiété, la reproduction de mémoire révélera des surcharges et des déformations nombreuses qui viennent « combler les vides » d’une manière souvent désordonnée mais riche.

Rappelons qu’en ce qui concerne notre thèse de l’existence d’une fixation précoce chez certains sujets au niveau d’un Moi corporel fragile et mal délimité, entravant la constitution d’un Moi psychique solide, – fixation qui peut favoriser l’apparition d’une maladie incurable et précoce comme le diabète insulino-dépen-dant, laquelle contribuera secondairement à la renforcer – l’apport de la figure de Rey, en tant qu’elle permet d’apprécier l’organisation narcissique, est à cet égard tout à fait concordant. La fragilité narcissique de nos sujets qui ont déclaré très précocement leur maladie y apparaît comme patente.

L’apport des dessins de personne serait au total moins pur en ce qui concerne la possibilité d’apprécier l’organisation narcissique du sujet qui dessine. Cela dans la mesure où cette épreuve, souvent très mal tolérée par les adultes, suppose la capacité de pouvoir régresser à une activité dite « enfantine » et confronte celui qui dessine à une blessure narcissique inévitable s’il « ne sait pas » dessiner et si, tentant de se plier au jeu malgré tout, il s’essaye sérieusement à effectuer ce qu’on lui demande. De ce point de vue, refuser de dessiner constitue déjà une indication en ce qui concerne l’organisation caractérielle, sinon directement narcissique, du sujet en question.

Pour certain de nos cas, il nous a bien semblé qu’ils se prêtaient à notre demande en acceptant de régresser à l’abri d’une certaine dimension de jeu qu’ils reconnaissaient plus ou moins explicitement vis-à-vis de leur performance et de la situation dans son ensemble. Pour Diane (observation n° I), qui pratiquait des activités de dessin, il s’agissait en outre d’exhiber ce qu’elle savait faire, ce qui n’était pas sans lui procurer un plaisir évident. Mais, pour un bon nombre des sujets, il ne nous a plus du tout semblé qu’il s’agissait de régresser à la faveur d’un jeu, mais bien plutôt d’accepter passivement, ou même avec indifférence, de se plier à des demandes dont les fins ne les préoccupaient pas. Les dessins parfois très inquiétants qu’ils ont ainsi produits ne l’étaient apparemment que pour nous, n’évoquant pour eux guère de commentaires ou de critiques. Les dessins d’Antoine (observation n° 7) et de Simon (observation n° 6) nous paraissent entrer dans ce cadre.

Si bien qu’au long d’un continuum qui irait de pouvoir régresser à une activité ludique et éventuellement même d’y prendre du plaisir, jusqu’à se plier avec indifférence à une épreuve apparemment peu investie, on pourrait situer à mi-chemin les sujets qui sous des prétextes variés – y compris le fait qu’ils estimaient ne pas savoir dessiner – ont refusé de se prêter au test.

Compte tenu de ces importantes variations individuelles, une interprétation de caractère général en ce qui concerne l’apport des dessins de personne ne nous paraît guère valable. Chaque dessin

devant être analysé dans sa singularité propre et ne prenant sa place dans l’appréciation économique du fonctionnement du sujet considéré qu’au regard des autres informations fournies par l’investigation, le T.A.T., et les dessins de la figure complexe. C’est ce que nous avons tenté de faire au niveau de chaque observation.


37 Si l’on se réfère à nos premiers travaux faits à l’instigation et en collaboration avec Vica Shen-toub (1969, 1970-1971, 1971).

38 S. Freud (1926), 1975, p. 96.

39 P. Marty, 1980, p. 14.

40 V. Shentoub, 1972-1973, p. 589.

41 Nous renvoyons à la fiche de dépouillement précédemment citée (note 2, p. 183).

42 Figures complexes de Rey et dessins d’une personne accompagnent les T.A.T. reproduits en annexes.