Préface

La psychosomatique entreprend d’être une science de l’homme lorsqu’elle soutient à la fois l’intérêt que lui a enseigné la psychanalyse pour les individus en eux-mêmes, qu’elle abandonne le dualisme historique psyché-soma, qu’elle considère enfin les dimensions évolutives, en dépit des difficultés qu’impliquent ces trois perspectives, chacune audacieuse et blessante, réunies pour fonder sa méthodologie et son destin.

Les rapports qu’entretient la psychosomatique avec diverses formes de la sociologie, avec la médecine, avec la psychanalyse sa génératrice et souvent son modèle, précisent, en même temps que son champ, ses intérêts scientifiques et son esprit.

Sensible à l’étude des cultures – à laquelle l’étendue de son observation se prête mieux que celle de la psychanalyse et que celle de la médecine – la psychosomatique a pour objet premier la connaissance des fonctionnements individuels dans la civilisation contemporaine dite occidentale, attentive toutefois aux mouvements relatifs de ceux-ci et de celle-là. Sans négliger les points de vue sociologiques, elle ne présente pas plus de faiblesse à leur égard qu’elle n’a l’intention d’appliquer au social les schémas qui ressortent de l’organisation des personnalités qu’elle met au jour.

La psychosomatique se trouve dans une situation complexe vis-à-vis de la médecine. Elle englobe pour ainsi dire son territoire en s’attachant à travailler sur un domaine plus large. Elle critique par ailleurs plusieurs aspects de sa méthode, alors qu’elle bénéficie parfois de leurs résultats.

La démarche médicale, comme la démarche psychosomatique, recherche analytiquement, du complexe au simple, les éléments constitutifs des divers appareils, dans le but de comprendre le cours habituel ou les troubles de la construction et du fonctionnement de ces appareils. Elle essaie de repérer aussi les phénomènes

extérieurs qui interviennent dans cette construction et dans ce fonctionnement. Néanmoins la psychosomatique ne peut adhérer à certaines tendances de la médecine, variables selon les époques mais très présentes dans l’ensemble :

— donner aux éléments isolés par l’analyse une valeur indépendante de leur place hiérarchique dans l’économie humaine et, spécialement dans ce cadre, attribuer longtemps une valeur primordiale aux agents extérieurs qu’elle découvre ;

— faire du morcellement, activité normale de l’analyse, un système qui, au-delà de la théorie, en impose à la clinique ;

— isoler le domaine psycho-affectif ou n’en tenir compte que superficiellement alors que, spécifique de l’espèce humaine, il se montre finalement le plus puissant organisateur, désorganisateur et réorganisateur des fonctions même somatiques.

La psychosomatique profite de la médecine. Elle sait en particulier que ses possibilités thérapeutiques sont dépassées par des problèmes d’urgences, de déficits fonctionnels irréversibles – nous le constatons avec Rosine Debray –, de luttes anti-tumorales. Le rétablissement artificiel d’équilibres de base, l’anéantissement des masses tumorales sont nécessaires pour que le psychosomaticien thérapeute puisse aider le patient à retrouver le meilleur de ses équilibres biologiques naturels, le meilleur de ses défenses immunitaires.

Les deux sciences s’entraident fatalement, l’une confiant à l’autre ses secteurs de plus grande compétence. La psychosomatique procure à la médecine autant de perspectives que d’avantages immédiats :

— théoriques, avec une conception évolutive des humains et son application aux formes individuelles de vie sociale, mentale, somatique ; avec aussi les modèles méthodologiques de recherche générale et leur application particulière à chaque sujet ;

— clinique, avec une sémiologie nouvelle, avec les diagnostics et les pronostics fondamentaux qui tiennent compte des structures et de leurs variations ;

— thérapeutiques, avec les aménagements qu’elle dicte aux traitements médicaux classiques, avec l’accompagnement des

patients dans leurs passages difficiles, avec la complémentarité psychothérapique souhaitable ou nécessaire – tel que le montre Rosine Debray chez des diabétiques insulino-dépendants –, avec la prise en charge totale des malades dans certains cas ;

— prophylactiques enfin, à court, à moyen terme chez les adultes, ouvrant de larges perspectives à long terme chez les enfants.

La psychosomatique, pour l’essentiel, est fille de la psychanalyse. Elle apporte en retour à la psychanalyse bien des richesses.

L’expérience psychosomatique, celle des investigations et des psychothérapies de patients somatiques se fonda, comme elle continue de s’établir, sur les travaux de psychanalystes. Ceux-ci mirent longtemps pour consentir à l’évidence de différences marquées entre le fonctionnement psychique des névrosés, tel que Freud leur avait appris à le voir, et celui du plus grand nombre des malades somatiques. Quelques-uns d’entre eux, cependant, réduisant la théorie analytique, forçant au besoin le sens de certaines de ses clés, limitant aussi la quantité et la qualité des patients pris en charge, continuent à nier l’évidence.

La prise en compte du fonctionnement somatique au point de vue de l’économie, étend et renforce encore s’il en est besoin l’hypothèse freudienne de la circulation interne des valeurs. Les notions de poussée, d’augmentation, de diminution, de répartition, d’équivalence, de déplacement, d’inversion, de consommation sans doute, des forces pulsionnelles, se retrouvent et parfois se précisent lorsqu’on s’intéresse aux champs instinctuels.

Un inconscient envisagé non seulement dans son avenir mental, mais facteur de tout le programme psychosomatique individuel, permet de considérer plus efficacement parce que plus largement ses composantes en formes et en contenus, sa structuration, ses mouvements internes, ses rythmes de distribution des types fondamentaux d’énergie, les modifications majeures apportées par le cours de la vie aux dits rythmes aussi.

Les instincts de mort retrouvent leur état élémentaire lorsqu’ils ne sont plus couverts des vêtements que taillent avec eux et leur

imposent le plus souvent les résistances de la vie mentale. Celle-ci, alors détachée de sa source pulsionnelle, désorganisée, libère l’anarchie somatique.

Tous les humains s’avèrent fragiles devant la maladie somatique lorsqu’ils ne sont pas l’objet d’une continuité pathologique soutenue dans le domaine des névroses ou des psychoses. Sans expression directe, comportementale – quelle qu’en soit la forme –, des pulsions, et sans fonctionnement hiérarchisé de l’appareil mental, la dépression s’installe, les troubles somatiques s’avancent.

Rosine Debray montre comment l’activité mentale de la part la plus significative – et majeure – des malades somatiques attire à la fois l’attention par ses insuffisances permanentes ou passagères, et par ses formes particulières. Elle montre également la vulnérabilité de la plupart d’entre nous à certains âges, sujets ayant convenablement vécu pendant un long temps, lorsque les représentations et les fantasmes ne peuvent plus que mal se retremper à la réalité et que se perd le désir, lorsqu’aussi diminue la possibilité d’investissements nouveaux, que l’absence relationnelle est grandissante, que les circonstances extérieures ou intérieures rendent caducs d’anciens intérêts de vivre.

Son fonctionnement se trouvant régulier chez les névrosés mentaux mais souvent discutable chez les patients atteints d’affections somatiques, le préconscient a vu l’attention qu’on lui porte relancée par la psychosomatique. Les expériences materno-infantiles sensorio-motrices, perceptives, des langages, jouent un rôle premier dans l’édification, particulière à chaque individu, de son préconscient. Cette édification oriente tôt le sujet vers l’un des grands groupes de névroses (mentales, de caractère, de comportement). Les qualités du préconscient reposent sur l’épaisseur de l’ensemble évolutif de ses couches, sur la variété de ses types de représentations, sur ses dynamismes internes de liaisons, sur les rythmes et les temps de son fonctionnement. La vie somatique d’un individu est le plus souvent à l’image de la vie de son préconscient.

Le repérage clinique de la présence active du Surmoi, des idéaux du Moi, du Moi-idéal, renseignent également sur la qualité

du fonctionnement mental individuel en un moment donné. Le Surmoi installé comme héritier du complexe d’Œdipe, résultat assimilé d’un travail de deuil, instance de la seconde topique – quels que soient les conflits mentaux et la symptomatologie qu’il provoque – témoigne a fortiori de la meilleure tenue somatique possible. Les idéaux du Moi, issus d’identifications multiples dans l’ensemble plus superficielles et plus fragiles, n’offrent pas la même garantie. Le Moi-idéal primaire – qu’il importe de déceler au-delà des allures surmoïques qu’il prend parfois – ne procède directement de personne. Foncièrement non évolutif, insatiable, il se montre presque toujours inhibiteur de la liberté mentale.

La psychosomatique travaille ainsi la plupart des terres de la psychanalyse, autant dans les sens théoriques que cliniques. Elle concourt encore, avec une vigueur nouvelle, à préciser les indications et les aménagements techniques des cures-type comme des autres formes psychothérapiques issues de la psychanalyse.

L’abandon du dualisme psyché-soma ne réside pas en un abandon de mots. Il se révèle progressivement à chacun dans l’abandon d’un esprit – dont fait partie le renoncement difficile aux classifications, nosographies et procédés en cours – avec l’étude analytique de l’économie :

— des mouvements connexes ou communs de mise en place des diverses fonctions somatiques et psychiques qui se succèdent pendant le développement individuel ;

— des mouvements et des enchaînements ultérieurs de ces mêmes fonctions, soit dans la vie régulière, soit dans les temps des maladies physiques où l’on assiste à leur dégradation, à leur renaissance, ou à leur disparition, éventuellement jusqu’à la mort.

Certains systèmes considérés à l’habitude comme de nature somatique pèsent d’un grand poids dans la construction de l’appareil mental. Le fonctionnement hiérarchisé du psychisme témoigne de la meilleure marche somatique possible chez l’individu en cause. Les désorganisations mentales s’accompagnent régulièrement de désordres physiques. Même si souvent, dans le sens du développement ou dans le sens de l’altération psychoso-

matique, existent des plages obscures, elles relèvent de lacunes parfois énormes de nos connaissances – dont certaines se comblent déjà – sans que rien sauf la facilité autorise à envisager de quelconques discontinuités. Même si des fonctions somatiques ne jouent pas ouvertement un rôle dans la construction mentale (sans doute en raison de leur archaïsme phylogénétique), leurs dérèglements succèdent aussi, finalement, aux désorganisations mentales.

La psychosomatique laisse indifférents nombre de psychanalystes et de médecins ; elle déplaît ou fait horreur à d’autres. Chacun peut la considérer simplement comme étrangère à sa propre vocation ou à sa propre spécialisation. Son existence risque cependant d’attenter à certains narcissismes en provoquant le sentiment d’une insuffisance éventuelle du savoir ou de la pratique, chez ceux qui restent attachés aux domaines traditionnels, chez ceux également qui se trouvent aux moments où devient difficile la réforme des habitudes et de la pensée. Plus loin encore, elle porte un coup nouveau à nos secteurs mégalomaniaques en ajoutant le poids d’une mise en cause personnelle au déterminisme déjà lourd de notre propre vie. Il nous est plus aimable d’invoquer des éléments pathogènes extérieurs que d’analyser les facteurs intimes d’un de nos épisodes dépressifs.

Pour qui s’en éprend, médecin ou non, malgré la durée d’une rigoureuse formation personnelle, malgré les inégalités et les trous d’une voie théorique dont le plus long reste à dessiner, malgré les embûches et parfois l’âpreté de son exercice, la psychosomatique apparaît pleine de promesses et se révèle passionnante.

La présence de psychosomaticiens de diverses origines, médicale et psychologique en particulier, paraît nécessaire à la vie régulière d’institutions telles que l’hôpital de la Poterne des Peupliers. La complémentarité des points de vue, ainsi que leurs croisements lors des rencontres et des séminaires, permettant d’apprendre des autres disciplines, font progresser les travaux théoriques et cliniques – l’ouvrage de Rosine Debray en est l’illustration – et rendent plus féconde la technique des psychothérapies.

La qualité de la personnalité, et spécialement la souplesse des identifications, l’esprit d’analyse et de synthèse, l’attachement aux valeurs humaines et l’intérêt porté aux individus, constituent en fin de compte les critères fondamentaux qui, quel que soit le cheminement, peuvent conduire à la psychosomatique.

Accepter les dimensions évolutives n’est ni la moindre difficulté ni – Freud l’a souligné – la moindre blessure pour les humains. C’est à nos yeux le plus grand secours que la science puisse rencontrer. L’évolutionnisme fait peur car l’évolution se présente comme un tout, comme un engrenage actif dans lequel le bout du doigt est suivi par le corps et par le reste, jusqu’au reste de l’Univers. On connaît quelques-unes de ses données mais il paraît hasardeux de généraliser le principe évolutionniste et de se sentir sans en avoir le choix soumis à des lois inconnues. Aussi place-t-on le plus souvent l’Évolution en d’autres temps ou en d’autres lieux que les siens, ou accepte-t-on seulement d’en reconnaître les effets sur des plages limitées dont on est sûr.

Il est vraisemblable cependant que, réunis et comparés, les acquis essentiels des diverses disciplines scientifiques concernant les avant, les après, et le retour des avant dans tout ce qui se transforme, acquis considérés sous l’angle économique contextuel, et émis en ordres, règles et lois, donneraient progressivement lieu à un instrument privilégié de recherche et de sérénité personnelle.

La psychosomatique, habituée à la recherche dans le sens contre évolutif, et parce qu’elle envisage l’ordre d’une longue route évolutive qui de la phylogenèse, passant par la génétique et par le développement individuel, atteint les systèmes peut-être les plus évolués actuellement, ceux de la pensée, apportera sa contribution à un tel projet lorsque ses découvertes se trouveront mieux qu’aujourd’hui énoncées en règles et en lois. Ses travaux vont déjà dans cette direction, qui portent sur les programmes évolutifs, sur l’automation et la programmation, sur les fixations et les régressions extra et intra-systémiques, sur la progression des organisations fonctionnelles, sur la désorganisation progressive, sur la notion de pointe évolutive enfin.

Ces problèmes, qu’il s’agisse des relations avec la médecine, de la psychanalyse, des dualismes ou des dimensions évolutives, Rosine Debray les envisage clairement dans le cours d’un ouvrage modèle que je suis heureux de préfacer. Cet ouvrage reflète ma pensée. Il répond encore avec précision à mon souhait de voir sans cesse confronter à la réalité clinique tous les secteurs d’une théorie tirée de l’expérience mais dont il faut découvrir, souligner, puis s’attacher à combler les faiblesses et les failles.

Rosine Debray illustre chacun des points de vue qu’elle développe de rapports d’investigations ou de compte rendus psychothérapiques nuancés, précis, vivants. Ses observations expriment son esprit psychanalytique incisif et sûr, ses aspirations de psychosomaticienne à découvrir des éléments sémiologiques d’une nature neuve. Les mouvements qu’elle repère et qu’elle dégage des multiples combinaisons que lui offre la clinique de patients atteints pourtant d’une même maladie, donnent lieu chaque fois à discussion et à références. Elle respecte les malades dont elle s’occupe, ne les séduit ni ne les blesse, gardant sa place, ayant en permanence le souci de leur économie, comme celui de la prévalence mentale de leur homéostase. Cette manière de Rosine Debray se retrouve jusque dans sa présentation des épreuves psychologiques. Il n’est qu’à lire son travail, écrit dans un style net et dépouillé où les qualités de l’enseignante transparaissent, pour voir la méthodologie psychosomatique se dégager.

Rosine Debray affronte la tâche particulièrement difficile de s’adresser à des sujets atteints d’une maladie irréversible dans son essence, avec ses crises, ses menaces et ses complications, qui placent le psychosomaticien, observateur ou thérapeute, à la fois devant un objectif plus réduit et dans une nécessité d’attention plus soutenue qu’à l’habitude. Elle montre avec simplicité en quoi peut consister l’entraide de la médecine et de la psychosomatique. Nul doute que les diabétologues, dans leur majorité, se trouvent satisfaits de voir des psychosimaticiens assurer une partie également redoutable du traitement de leurs patients.

Pierre Marty