1. Les psychanalystes et les troubles psychosomatiques depuis S. Freud

Lorsque l’on a choisi très explicitement de s’intéresser en premier lieu à ce qui se joue chez l’individu humain au niveau de sa psyché, l’énigme que peut constituer l’apparition inopinée de troubles somatiques chez ce même individu peut entraîner chez l’observateur psychanalyste différentes attitudes. Celle qui consisterait à dire qu’il s’agit là de manifestations qui ne sont pas de son ressort et, qu’en conséquence, il s’en désintéresse pourrait être comprise comme une démarche assez cohérente d’un point de vue strictement scientifique et, dans cette perspective, la démarche inverse qui viserait, elle, à comprendre, voire à réduire les symptômes somatiques pourrait apparaître comme empreinte d’un fantasme de toute puissance dans lequel la maîtrise, même relative, de ce qui se joue sur la scène mentale devrait s’accompagner d’une même maîtrise en ce qui concerne les expressions au niveau du corps, y compris donc l’apparition des maladies.

Sans doute pourrait-on considérer que la reconnaissance de symptômes dits « psychosomatiques » témoignerait alors d’une sorte de compromis plus ou moins extensif selon les uns ou les autres, visant à délimiter une zone où les interactions entre psyché et soma pourraient aboutir à des tableaux symptomatologiques complexes donnant lieu à des affections somatiques précises. Il semble que d’une certaine façon c’est à ce type de compromis que

soit parvenue cette branche particulière de la médecine que constitue la médecine psychosomatique.

Pourtant si l’on se reporte aux positions qui ont été celles de

S. Freud en ce domaine, on aboutit à un constat qui paraît très éloigné de toute formation de compromis. Rappelons en effet que c’est dans un texte de 1895 que Freud met l’accent sur ce qui va s’affirmer comme des troubles somatiques, opaques, dénués de sens, liés à une névrose actuelle ou à une névrose traumatique, et des symptômes psychonévrotiques de type hystérique (dont la paralysie hystérique constituera un des meilleurs exemples), qui, s’originant dans une névrose mentale, ne sont maintenus en tant que tels que par la force du refoulement et donc disparaîtront en quelque sorte magiquement lorsque le sens caché se laissera dévoiler par la levée de ce même refoulement. Il s’agit là d’une distinction capitale en ce qui concerne la nature du symptôme somatique, véritablement somatique et dépourvu de sens dans un cas, faussement somatique pourrions-nous dire car lié au refoulement dans l’autre cas et cédant donc à l’apparente magie de l’interprétation juste.

Le fait qu’une telle distinction ait pu être en quelque sorte oubliée par les disciples de Freud de son vivant même, pourrait s’expliquer en grande partie par la coexistence possible chez les individus humains d’une symptomatologie hystérique de valeur conversionnelle qui s’allierait à des troubles somatiques plus ou moins transitoires ou installés selon les périodes de la vie. C’est ce qui ressort de l’examen du cas de Dora traité par Freud et publié en 1905 dans les Cinq Psychanalyses avec le sous-titre : « Fragment d’une analyse d’hystérie ». Cas repris par P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan et Ch. David en 1967 dans le cadre du Symposium de psychosomatique intitulé « le Cas Dora et le point de vue psychosomatique ». Il apparaît en effet qu’à travers la symptomatologie somatique floride que présentait Dora, tandis que certains troubles semblent indiscutablement liés à une conversion hystérique (la toux, les crises d’aphonie) d’autres (la migraine, l’asthénie) pourraient apparaître comme plus purement somatiques, n’étant

pas maintenus par la force du refoulement. C’est ce qui conduit les auteurs à parler de « l’existence d’une polysymptomatologie chez Dora3 » renvoyant à « une multiplicité de mécanismes étiopathogéniques : facteurs purement organiques, mécanismes propres aux névroses actuelles, identifications hystériques et allergiques…4 ».

En somme, c’est ce polymorphisme dont peuvent témoigner les troubles somatiques chez certains sujets qui serait responsable pour une part des extrapolations abusives faites par certains psychanalystes en dépit des positions prudentes de Freud.

Rappelons qu’en ce qui le concerne, à part ses travaux sur les névroses actuelles, c’est exclusivement sur l’étude des processus psychiques qu’il s’est centré laissant de côté les troubles somatiques proprement dits lorsqu’ils ne lui paraissaient pas entrer dans le cadre de la conversion hystérique et ceci bien qu’il ait fait intervenir des facteurs explicatifs de nature spéculative tels que : la complaisance somatique, les différences quantitatives héritées de la libido, les facteurs liés à la constitution ou à la prédisposition. Cependant la notion de symptôme somatique opaque, dénué de sens, n’a jamais été abandonnée par Freud tout au long de ses travaux. Nous citerons comme exemple ce qu’il en dit en 1916 dans la conférence n° 24 « la Nervosité commune » dans l’Introduction à la Psychanalyse-. « Fes symptômes des névroses actuelles, lourdeur de tête, sensation de douleurs, irritation d’un organe, affaiblissement ou arrêt d’une fonction, n’ont aucun “sens”, aucune signification psychique. Ces symptômes sont corporels, non seulement dans leurs manifestations (tel est également le cas des symptômes hystériques par exemple) mais aussi quant aux processus qui les produisent et qui se déroulent sans la moindre participation de l’un quelconque de ces mécanismes psychiques compliqués que nous connaissons5. »

Chez les disciples de Freud, c’est Paul Federn qui le premier, en 1913, s’intéresse aux symptômes somatiques en présentant une communication à la Société psychanalytique de Vienne à propos d’un patient asthmatique. Ce sera ensuite G. Groddeck (1923) qui prend une position en quelque sorte extrême lorsqu’il écrit : « La maladie de cœur nous parle d’amour et de sa répression, l’ulcère peptique renvoie à ce qui est au fond de l’âme (car c’est dans le ventre que le Ça a placé l’âme), le cancer de l’utérus évoque les péchés contre les devoirs de la maternité et ceux de la débauche repentie, comme la syphilis ceux d’un Ça doté d’une morale sexuelle rigide… C’est le Ça qui décide si les os vont se casser lorsque vous tombez6. » On conçoit que face à de telles assertions, marquées par la toute-puissance de la pensée, même si celle-ci dépend de la toute-puissance de l’inconscient, les réactions dans le monde médical aient pu être extrêmement négatives et ce d’autant plus que les résultats thérapeutiques obtenus par les psychanalystes qui souscrivaient à de telles thèses n’étaient pas, et de loin, purement négatifs. Les travaux d’Angel Garma (1957) en Argentine nous paraissent en effet s’inscrire dans cette même lignée avec l’utilisation d’interprétations de type kleinien visant directement la symptomatologie somatique qui est traitée alors comme s’il s’agissait d’une symptomatologie mentale.

Le fait que de telles interprétations puissent aboutir à l’amélioration, voire à la sédation du trouble somatique – avec A. Garma il était question surtout d’une pathologie ulcéreuse gastrique – nous paraît pouvoir se comprendre autrement que comme la conséquence d’une interprétation qui s’avérerait ainsi pertinente. Ce n’est pas en effet la construction interprétative que le psychanalyste propose à son malade quant à la genèse ou à l’évolution de son symptôme somatique qui nous paraît conduire d’une manière directe à la levée de ce symptôme – selon un schéma qui est celui de la levée du symptôme conversionnel hystérique – mais bien plutôt les modifications qui vont se produire dans l’économie psychosomatique générale du malade à travers des voies très com-

plexes en fonction de la prise en charge globale dont il est l’objet au cours de son traitement psychothérapique, l’interprétation magique n’étant en somme qu’un des éléments d’un ensemble qui comporte de très nombreuses variables.

Du reste cette extension outrancière des interprétations psychanalytiques d’un lieu où elles sont judicieuses à un lieu où elles ne le sont plus va amener Franz Alexander à une critique nécessaire et féconde. C’est ainsi qu’il écrit : « L’extension de la théorie de la conversion hystérique à toutes les réactions psychosomatiques a été un exemple typique d’une erreur qui s’est produite fréquemment dans l’histoire des sciences : celle de l’application non critiquée de concepts d’un domaine où ils sont valables à un autre domaine où ils ne le sont pas7. »

Alexander et ses collaborateurs ont évoqué l’existence de « types spécifiques de conflits » (spécifie patterns of conflicts) qui seraient à l’origine d’un certain nombre d’affections psychosomatiques comme les ulcères duodénaux, les colites, l’hypertension, l’asthme bronchique, les dermites d’origine nerveuse, l’arthrite rhumatismale, l’hypertyroïdie. Pour que le trouble psychosomatique apparaisse il faudrait que se trouve réunie une triple conjonction de facteurs :

— un type spécifique de conflit ;

— une prédisposition particulière du corps du sujet appelé : facteur somatique X ;

— une situation actuelle de conflit.

C’est dire qu’il s’agit là d’une conception tout à fait dynamique de ce qui préside à l’instauration d’un trouble somatique puisque la notion de conflit est au premier plan, mais c’est dire aussi que la notion de « terrain », ou de complaisance somatique pour garder l’expression de Freud, intervient également. L’aspect en quelque sorte double que prend ici la notion de conflit nous paraît

particulièrement intéressante : à la situation de conflit actuelle (dans laquelle on peut voir comme une référence à la notion de névrose actuelle de Freud) s’ajoute celle de sensibilité particulière du sujet à tel type spécifique de conflit et, ce n’est en définitive que de la conjonction qui va s’établir entre sa sensibilité propre, sa prédisposition somatique et la réactivation ou la surcharge que constitue la situation présente à vivre, que va naître la maladie somatique. L’insistance d’Alexander à reconnaître l’importance des différences individuelles s’exprime à travers ce qu’il écrit : « Il peut être à coup sûr établi que l’importance des facteurs émotionnels varie de cas à cas à l’intérieur de la même catégorie diagnostique, en conséquence la démarche thérapeutique aussi peut être hautement individuelle… la plupart des cas requièrent une coordination judicieuse des différentes méthodes somatiques et psychothérapeutiques '. »

Cette focalisation sur ce qui fait la spécificité individuelle de chaque cas se trouve en quelque sorte combattue par Flanders Dunbar, élève et ancienne analysée d’Alexander qui s’attache, elle, à décrire des profils psychologiques (persormality profils) lesquels seraient associés à un type particulier de maladie somatique : maladie de cœur, ulcère, allergie, diabète, tuberculose, cancer, etc.

Le profil psychologique des diabétiques a, bien sûr, particulièrement retenu notre attention. Il est établi à partir de six rubriques :

— hérédité,

— état de santé antérieur,

— vie familiale,

— attitudes hors de la maison,

— comportement individuel,

— réaction à la maladie,

et donne lieu à des généralisations difficilement acceptables. À la rubrique vie familiale il est dit par exemple : « Il y a une grande 8

proportion d’enfants “gâtés” parmi les diabétiques et une vive jalousie vis-à-vis des frères et sœurs. » Et un peu plus loin : « Un nombre surprenant de ces patients parle de divorce et de séparation sans pour autant passer à l’acte. Leur fréquent dégoût de l’acte sexuel fait que beaucoup d’hommes restent célibataires et que ceux qui se marient ont un petit nombre d’enfants. Les femmes, souvent frigides, se plaignent souvent de ce qu’elles considèrent comme des demandes sexuelles excessives de la part de leur mari. » À la rubrique comportement individuel, l’auteur note : « En général peu précautionneux de leur santé, ils cherchent à accuser les autres des troubles qu’ils peuvent avoir. Ils ont tendance à s’écarter des sports de compétition et à rechercher un travail dans lequel ils pensent que la compétition ne sera pas trop vive. Ils temporisent et ajournent les décisions mais cherchent à en rejeter la responsabilité sur les autres si cela entraîne des conséquences néfastes9. »

S’il ne nous semble pas utile de multiplier les exemples ni de donner in extenso les pages qui ont trait à ce profil psychologique des diabétiques, c’est qu’une telle approche de type phénoménologique, globalisante (mais qui n’est pas dénuée non plus de référence à la morale puritaine anglo-saxonne de l’époque9 110), ne nous semble pouvoir susciter chez le lecteur que des sentiments ambivalents. Ceux-ci ne nous paraissent avoir d’égal que la propre ambivalence de l’auteur qui, tout en se livrant à de vastes généralisations, exprime une mise en garde en insistant sur le fait qu’il ne s’agit là que de traits généraux auxquels ne se conforment pas les individus pris un à un ! Les exemples cliniques nous semblent devoir susciter la même réserve bien que Flanders Dunbar puisse faire preuve de finesse et de pertinence dans ses remarques.

Avec G. Engel et ses collaborateurs (1955, 1960), l’accent est mis sur la notion de perte d’objet, réelle ou imaginaire et sur les sentiments de perte d’aide et de perte d’espoir qui lui font suite

comme éléments déclenchants de la maladie. C’est ce que la langue anglaise permet d’exprimer dans un raccourci saisissant à travers la double expression : giving up/given up et helplesness/hope-lesness.

Cette approche a trouvé une confirmation dans des travaux statistiques faits aux U.S.A., qui révèlent l’augmentation significative du taux de mortalité dans l’entourage proche d’un sujet, dans l’année qui suit son décès.

A. Mitscherlich (1965) développe, lui, la théorie d’une défense biphasique : les troubles psychosomatiques apparaissent quand les patients qui présentent des troubles névrotiques ne sont plus capables de faire face à une perte d’objet, réelle ou imaginaire, en utilisant des mécanismes de défenses névrotiques. C’est la théorie de la resomatisation des affects développée par Max Schur (1955).

En somme, pour tous ces auteurs qui depuis Alexander constituent une phase plus scientifique des travaux faits par des psychanalystes à propos des patients présentant des troubles somatiques, il semble bien que ces troubles soient appréhendés à partir du même modèle que celui du conflit intra-psychique et que les malades psychosomatiques puissent leur apparaître le plus souvent comme souffrant de névroses particulièrement sévères.

Ce serait en fait reprendre là, bien que différemment, la perspective ancienne défendue notamment par J.C. Heinroth qui le premier, en 1818, avait introduit l’expression « psychosomatique » pour désigner des troubles somatiques dont l’origine psychique serait déterminante. Perspective qui avait été rapidement combattue par F. Jacobi avec le terme « somato-psychique » qui visait à mettre l’accent sur l’origine purement somatiquç des troubles, lesquels pouvaient entraîner, mais secondairement seulement, des répercussions psychiques.

Il semble du reste que cette double approche puisse rester encore valable pour nombre d’auteurs psychiatres et psychanalystes contemporains comme en témoignent A. Haynal et W.

Pasini dans leur récent Abrégé de médecine psychosomatique où ils évoquent « les réactions somato-psychiques11 » liées aux répercussions des troubles somatiques chroniques sur l’organisation psychique des malades, et parlent de « maladie multifactorielle avec somatisation des problèmes psychiques comme c’est le cas pour les maladies somatiques majeures12. »

C’est une position très voisine qui nous paraît être celle des médecins pratiquant la médecine psychosomatique – terme qui a été introduit par Félix Deutsch en 1922 – position qui souligne et confirme, nous semble-t-il, la dichotomie entre la psyché et le soma puisqu’elle revient à considérer que les facteurs psychiques seraient à l’origine de certaines maladies, ce qui privilégie alors la dimension psychique, la prédominance des facteurs somatiques apparaissant comme indiscutable pour d’autres maladies.

Sans doute des tentatives comme celle de M. Balint (1960), et des groupes de discussion entre médecins qui se sont constitués à partir de ses travaux, cherchent pour une part à réduire cette dichotomie puisque l’accent y est mis sur la relation qui s’établit entre le médecin et le malade, relation qui semble avoir bien souvent un rôle déterminant en ce qui concerne l’amélioration de l’état somatique du malade. Mais une telle option, qui peut entraîner des résutlats thérapeutiques heureux, ne repose pas pour autant sur une théorie psychosomatique solidement étayée, à la différence de travaux actuels comme le point de vue psychosomatique défini par Pierre Marty, dont nous parlerons au chapitre suivant, ou encore des travaux allemands de Th. et J. Van Üexküll (1966).

Il s’agit pour ces auteurs d’une théorie des unités fonctionnelles ou circulaires qui combinées avec le concept de « stress » a l’avantage d’être une vraie théorie psychosomatique incluant la dimension somatique et psychique. L’organisme en liaison avec son environnement constitue une unité fonctionnelle. Celle-ci sera

variable selon les individus puisque l’organisme utilise les données de la perception et de l’action pour la formation de son environnement ou de sa réalité spécifique. Confronté à une situation de « stress » – les auteurs se réfèrent à la théorie du stress de H. Selye (1956) – l’organisme peut réagir par la mise en œuvre de programmes innés (constitutionnels) ou acquis (immunologiques par exemple), voire encore par la faillite des programmes dont il dispose lorsqu’il s’agit d’expériences passées basées sur l’apprentissage ou la communication et qui peuvent se révéler inadéquats ou incompatibles avec la situation actuelle. La réponse face à cette « situation de crise », où il s’agit de comprendre et d’utiliser les signifiants, engagera nécessairement, d’une façon inséparable à des niveaux variés d’organisation et d’intégration, les aspects psychiques et somatiques du sujet. La capacité de créer de nouveaux programmes grâce à son imagination et à une certaine activité d’anticipation pourra permettre au sujet humain de faire face à la situation sans troubles majeurs, par contre si cela s’avère impossible l’organisme réagira par une réaction d’alarme qui peut aboutir en cas d’épuisement à l’apparition de maladies, voire même de la mort.

On le voit, il s’agit là d’une théorie qui cherche à intégrer l’apport de différentes disciplines, tant psychologique que linguistique ou biologique, dans une vaste et riche approche où la dimension psychanalytique peut apparaître cependant comme quelque peu négligée.

Ce ne sera pas le cas avec le point de vue psychosomatique de Pierre Marty ni avec les écrits originaux de ses collègues et amis Michel Fain (1969, 1971, 1975), Denise Braunschweig (1971, 1975), Michel de M’Uzan (1968), Christian David (1963, 1975) et Sami Ali (1969, 1974) dont nous nous réservons de parler dans la suite de ce travail.


3 P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan, Ch. David, 1968, p. 705.

4 Ibid., p. 706.

5 S. Freud (1916), 1972, p. 365.

6 Cité par W. Wesiack, 1978, p. 32.

7 Ibid.

8 F. Alexander, 1953, p. 342.

9 F. Alexander, 1953, p. 342.

10  

11 A. Haynal. W. Pasini, 1978, p. 205.

12 Ibid., p. 243.