3. Pourquoi le diabète insulino-dépendant ?

Alors que nous venons de dire que la classification des maladies en tant qu’entités nosologiques définies était impuissante à rendre compte du fonctionnement général des individus qui pouvaient en être atteints, il peut paraître surprenant que notre intérêt se centre sur une maladie aussi précisément circonscrite que le diabète insulino-dépendant. De fait, ce ne sera pas tant à la maladie diabétique elle-même que nous nous intéresserons, qu’aux différents sujets que nous avons examinés et qui en étaient porteurs.

1. Les caractéristiques de la maladie

Quoi qu’il en soit, le diabète insulino-dépendant présente un certain nombre de caractéristiques qui méritent d’être signalées. D’après une définition médicale actuelle il s’agit d’une maladie génétique dont le déclenchement est lié à un brusque changement de l’environnement22. C’est dire que le poids des facteurs liés au patrimoine héréditaire est ici prépondérant, mais c’est dire aussi qu’apparemment à lui seul il ne suffit pas et qu’il faut, pour que la maladie apparaisse, lui adjoindre des modifications extérieures

brutales ayant donc valeur de traumatisme. On peut penser que pour chaque diabétique il pourra exister un jeu interdépendant variable entre ces deux facteurs : ce qui revient au poids des facteurs génétiques et ce qui revient au poids du ou des traumatismes déclenchants.

En tout état de cause, lorsqu’apparaît le diabète insulinodépendant ou diabète sucré ou diabète maigre ou diabète génétique, il s’agit d’une maladie irréversible qui commande une prise en charge médicale sévère et continuelle. Rappelons que le diabète est dominé par un trouble de l’utilisation du glucose lié en général à une insuffisance insulino-pancréatique. Il se révèle par une fuite glucosurique qui, si elle est très importante, entraîne une chute pondérale par dénutrition malgré la compensation qui cherche à se faire par l’appétit et surtout la soif. En l’absence de traitement par l’insuline, l’évolution se fait vers le coma et la mort.

Il existe actuellement différentes écoles médicales pour traiter le diabète insulino-dépendant. Nous indiquerons brièvement les deux principales tendances existant actuellement à Paris :

— La première, animée par le professeur Lestradet, hôpital Hérold à Paris, consiste en une prise en charge relativement souple, les malades étant traités par une piqûre d’insuline journalière et ayant un régime alimentaire strict mais non draconien, auquel s’ajoute la nécessité de faire des analyses d’urine quotidiennes.

— La seconde, représentée notamment par le professeur Tcho-brousky, hôpital Hôtel-Dieu à Paris, prône une prise en charge beaucoup plus sévère, les sujets jeunes reçoivent jusqu’à trois piqûres d’insuline par vingt-quatre heures, deux piqûres au-delà de quarante-cinq ans, et doivent s’astreindre à un régime alimentaire extrêmement sévère auquel s’ajoutent plusieurs analyses d’urine par jour. Il s’agit par cette prise en charge très lourde de tenter de maintenir le plus possible la glycémie à un taux voisin de la normale.

Il n’est pas question de se prononcer ici en faveur de l’une ou l’autre de ces méthodes, ce qui ne saurait être de notre compé-

tence, nous nous contenterons de souligner à laquelle de ces deux tendances les sujets que nous avons examinés ont choisi de se rallier, lorsque ce choix leur a été possible et ce qu’un tel choix a pu représenter pour eux.

Que la prise en charge médicale soit très stricte, ou relativement plus souple, on voit que de toute façon le poids des contraintes liées à la maladie reste très lourd pour le diabétique insulinodépendant. De plus il s’avère que, malgré la qualité de la prise en charge médicale qu’il saura effectuer pour son propre compte, il n’est jamais assuré d’être totalement à l’abri de malaises hypo ou hyperglycémiques qui peuvent le cas échéant donner lieu à un coma. C’est dire que cette maladie constitue en elle-même une charge très pesante pour celui qui en est atteint, charge qui peut revêtir un aspect traumatique secondaire pour le malade comme pour son entourage.

Si bien qu’au total on peut considérer que les principales questions que soulève une atteinte comme le diabète insulino-dépen-dant vont être liées à l’apparition brutale d’une maladie grave et incurable dans la vie d’un sujet qui peut être un enfant ou un adulte, à l’installation dans cette maladie difficile à équilibrer et aux complications parfois tout à fait tragiques qui sont décrites comme secondaires à la maladie, c’est-à-dire comme revêtant un caractère plus ou moins inéluctable.

Étant donné le poids de ces éléments objectifs de la réalité, fonction de la reconnaissance de cette maladie somatique « vraie » dont la composante génétique est unanimement reconnue (bien que très inconstamment retrouvée dans la lignée familiale des sujets atteints), on comprend qu’il puisse exister une forte tendance à vouloir rassembler les diabétiques insulino-dépendants dans un même groupe nosographique, justifiant alors d’un même type de prise en charge médicale.

Dans cette perspective, la référence à l’existence d’un « profil psychologique » commun apparaîtrait comme une preuve supplémentaire de la justesse d’une telle conception.

2. Pas de « profil psychologique » commun mais des organisations mentales variées

Disons-le clairement, les résultats de notre travail vont à l’encontre d’une telle manière de voir. Il apparaît en effet à l’évidence que la classification par maladie (ici, le diabète insulino-prive) est impuissante à rendre compte de la variété du fonctionnement général des malades qui en sont atteints et que ceux-ci ne sauraient donc se ranger dans une catégorie et une seule de la classification nosographique psychosomatique énoncée au chapitre précédent.

De fait la charge que représente la maladie diabétique va être très diversement supportée selon la place qu’elle occupera dans l’économie générale des sujets. Plus leur fonctionnement mental sera solide (vigueur de la seconde topique et donc bonne qualité fonctionnelle de la première topique) plus la maladie apparaîtra comme circonscrite et assumée, et inversement, si le fonctionnement mental est altéré (seconde topique mal différenciée et faiblesse de la valeur fonctionnelle du préconscient pour la première topique) moinâ la maladie diabétique pourra être prise en charge et plus elle deviendra envahissante et inassumable, entraînant déséquilibre du diabète et complications précoces par exemple. Il existe de fait un lien direct entre la place dévolue à la maladie dans l’économie générale du sujet et le système économique fondamental dans lequel il se trouve engagé à tel moment précis de son existence (par exemple lorsqu’il nous est donné de l’examiner).

Par ailleurs, l’apparition du diabète dans la vie d’un individu, qu’il soit enfant ou adulte, obéit nécessairement à des causes multifactorielles 23 : un traumatisme externe repérable ne saurait donc en être responsable à lui seul.

Pour que la maladie survienne, il faut que se trouvent réunies en une conjonction particulière selon les individus :

— des caractéristiques internes liées au patrimoine génétique comme à l’état de développement de l’organisation mentale,

— des caractéristiques externes mettant en cause le monde relationnel à ce moment précis de l’histoire du sujet.

Compte tenu de ce que la psychanalyse nous a appris du développement mental des individus humains, on peut penser qu’il existera une plus grande fragilité lors des périodes de crises, notamment lors de la crise du conflit œdipien et au moment de sa réactivation à l’adolescence. Ces périodes précises n’existant cependant véritablement en tant que telles que pour des sujets qui se construiront effectivement autour de ces deux crises structurantes (ce qui n’est pas le cas pour les névrosés de comportement ni pour certains névrosés de caractère).

Enfin, une prise en charge psychothérapique spécialisée réalisée avec des diabétiques insulino-dépendants, sans aboutir à des modifications concernant la structure propre de l’organisation mentale qu’ils présentaient initialement, favorise des modifications économiques permettant de circonscrire la place dévolue à leur maladie dans leur économie générale et donc les rend plus résistants aux complications secondaires. 11 s’agit – comme pour tous les malades somatiques graves – de tenter de ramener leur système économique fondamental vers un système marqué par un mouvement évolutif positif avec préséance des mouvements de vie sur les mouvements frappés par la désorganisation.

Pour notre recherche, c’est fidèle à la perspective de P. Marty qui recommande d’adopter la démarche contre-évolutive – typique pour lui des mouvements de désorganisation – et de partir des structures les plus évoluées pour tenter d’appréhender les structures antérieures, que nous avons choisi de ne retenir que des individus adultes, écartant donc les enfants et les jeunes adolescents (un seul sujet est âgé de dix-sept ans).

Sur notre population de vingt et un sujets24 ce qui frappe c’est la variété des divers modes d’organisations qui participent à leur économie psychosomatique dans laquelle le diabète vient s’inscrire, voire s’intégrer, d’une façon toujours singulière et non univoque.

C’est dire encore qu’une classification qui ne repose que sur la réalité reconnue de la maladie somatique, même lorsque celle-ci est parfaitement définie comme c’est le cas du diabète génétique insulino-dépendant, ne peut rendre compte de la complexité des différences individuelles qui commandent en fait sa reconnaissance, sa prise en charge et donc son devenir. On peut reprendre ici le vieil adage selon lequel il n’y a pas de maladies mais des malades et, qui plus est, aux prises avec les aléas le plus souvent imprévisibles du déroulement de la vie humaine.

En fait, du point de vue de l’observateur, à la reconnaissance de la maladie somatique doit s’ajouter une appréciation générale du fonctionnement du sujet malade, appréciation qui tient compte, d’une certaine façon, des trois points de vue topique, dynamique et économique de la théorie freudienne. On peut en effet considérer dans cette optique que le point de vue topique cherchera à cerner la place dévolue à la maladie dans le jeu des instances psychiques du sujet malade ; que le point de vue dynamique tentera d’apprécier la qualité des forces en présence : forces de vie essentiellement, comme possibilité de contre-investir le mouvement de désorganisation lié à la maladie ; et que le point de vue économique, enfin, consistera à évaluer la qualité du compromis psychosomatique que le sujet peut réaliser compte tenu des données actuelles qui font sa vie. Faute d’une telle appréciation on est

amené à prendre des mesures thérapeutiques d’ordre général qui peuvent aller totalement à l’encontre de ce qui convient à tel malade précis.

Si nous évoquons la variété des divers modes d’organisation mentale que présentent nos vingt et un sujets, variété dont les particularités de leur économie psychosomatique témoignent, il nous faut souligner cependant que pour aucun d’entre eux il ne semble s’agir d’une organisation névrotique franche pouvant renvoyer à un tableau nosologique précis : névrose obsessionnelle, névrose hystérique, hystérie d’angoisse. La symptomatologie mentale positive à coloration obsessionnelle, hystérique ou phobique, telle qu’elle peut être repérée chez bon nombre de nos cas, ne semble en effet pas se présenter comme suffisamment solide et organisée pour permettre la constitution d’une névrose mentale franche, il s’y allie toujours, en des proportions variables selon les sujets et selon leur situation du moment, des défenses au niveau du caractère, voire au niveau du comportement. On ne trouve du reste pas davantage d’organisation pouvant renvoyer à une structuration psychotique dominante de la personnalité : les éléments psychotiques, s’ils existent, apparaissent le plus souvent comme fragiles et épars, ne parvenant pas à constituer un mode d’aménagement précis qui puisse entrer dans le cadre nosologique classique de la paranoïa, de la schizophrénie ou de la psychose maniaco-dépressive. Si bien qu’au total l’ensemble de nos sujets se situerait au long d’un continuum qui irait de la frontière des névroses à celle des psychoses, c’est-à-dire dans cet entre-deux où se trouvent les névroses de caractère et les névroses de comportement d’après la classification de P. Marty. Il s’agit en fait de deux catégories très larges qui groupent des organisations extrêmement diverses, en particulier en ce qui concerne les névroses de caractère. Celles-ci constituent, d’après P. Marty (1972, p. 51), « la majeure partie de la population de notre époque et de nos régions ». Une telle assertion correspond, semble-t-il, à ce que constatent bon nombre de psychanalystes qui voient progressivement se réduire dans leur pratique la place dévolue aux névroses mentales franches, au profit d’états mixtes à symptomatologie polymorphe où les défenses

au niveau du caractère deviennent de plus en plus prépondérantes.

Sans doute peut-on tenter d’affiner la description de cette catégorie des névroses de caractère et c’est ce que nous avons cherché à faire en essayant de préciser les qualités, c’est-à-dire la vigueur et la valeur fonctionnelle de la symptomatologie mentale positive que tel sujet pouvait présenter. On en vient alors à des formulations du type : névrose de caractère bien mentalisée renvoyant à une organisation très proche d’une organisation névrotique vraie, névrose de caractère moyennement mentalisée traduisant la médiocre valeur fonctionnelle de ce qui peut apparaître comme une « frange névrotique », névrose de caractère peu ou mal mentalisée évoquant une organisation mentale défaillante proche alors des névroses de comportement. On peut, bien entendu, discuter du bien fondé d’une telle appréciation et reprendre à ce propos toutes les critiques dont les classifications nosologiques peuvent être l’objet. En ce qui nous concerne, il nous semble que leur principal intérêt réside dans leur caractère opératoire dont on ne voit pas pourquoi il conviendrait de se priver, si, par ailleurs, on ne se contente pas d’une simple appréciation nosologique bien évidemment trop réductrice et que l’on n’hésite pas non plus à remettre continuellement en question les éléments sur lesquels elle se fonde.

Il va de soi, en effet, que le fonctionnement mental d’un sujet tel qu’il peut être repéré à un moment précis du déroulement de sa vie avec ce que cela comporte d’hypothèses quant à son fonctionnement antérieur et de supputations quant à son devenir, ne saurait se résumer à une étiquette diagnostique, même si celle-ci se veut la plus nuancée possible. On pourrait dire à nouveau, comme nous l’avons fait à propos du diagnostic médical, qu’il conviendrait toujours de lui adjoindre le triple point de vue topique, dynamique et économique, qui seul permet de réintroduire l’épaisseur de la psyché à travers l’appréciation des mouvements conflictuels qui la fondent.

Quoiqu’il en soit, dire que nos vingt et un sujets se répartissent

depuis des névroses de caractère bien mentalisées jusqu’à des névroses de comportement si sévères qu’elles peuvent renvoyer à d’apparentes inorganisations (P. Marty, 1976), c’est dire finalement qu’une très grande partie de la clinique humaine se trouve ici représentée, seules les névroses mentales franches et les psychoses à symptomatologie mentale positive dominante se trouvant exclues.

Le mode de recrutement de nos vingt et un sujets mérite sans doute d’être discuté à ce propos. Ils ont été choisis « au hasard », c’est-à-dire que leur médecin traitant leur proposait de participer à une recherche portant sur l’organisation mentale des diabétiques insulino-dépendants, en les laissant libres d’accepter ou pas. Or, aucun des patients à qui cette proposition a été faite ne l’a refusée, l’une même avait précédemment demandé à rencontrer un psychologue. On peut naturellement penser que ce n’est pas à n’importe lequel de ses malades que chaque médecin consultant (ils étaient au nombre de quatre) a formulé cette demande et, de fait, il nous a semblé qu’en tout cas, parmi les malades hospitalisés, ceux qui ont été retenus pouvaient apparaître comme ceux qui angoissaient le plus leur médecin, ou ceux qui leur posaient le plus de problèmes plus ou moins insolubles sur le plan de la réalité. Il est remarquable par ailleurs de constater qu’aucun de ces quatre médecins ne m’a demandé de conclusions ni même d’informations à propos de leurs malades, sinon en ce qui concerne le problème concret, juridiquement sans solution semble-t-il, que posait l’un d’entre eux, travailleur algérien, puisque l’administration de l’hôpital ne voulait plus le garder hospitalisé et que son pays d’origine, l’Algérie, estimait que c’était à la France de subvenir à ses soins, puisqu’il y était tombé malade alors qu’il y travaillait depuis près de vingt ans.

Le fait qu’implicitement, voire inconsciemment, le choix des sujets ait été orienté en fonction des préoccupations personnelles de leur médecin, nous paraît avoir plutôt contribué à élargir l’éventail des organisations mentales représentées par nos vingt et un cas ; ceci à la fois vers des organisations assez bien mentalisées

présentant une frange névrotique ayant une certaine vigueur fonctionnelle, mais aussi à l’inverse vers des organisations très gravement carencées sur le plan mental où les problèmes pratiques que pose la nécessité d’un environnement qui assure une complète prise en charge sont au premier plan. Cela revient à dire que les malades qui « font problème » pour leur médecin sont ceux qui s’écartent sensiblement de ce que l’on peut considérer comme le malade somatique type, sujet réputé « normal », c’est-à-dire qui ne présente pas une symptomatologie mentale positive nettement repérable, mais qui, à l’inverse, ne présente pas non plus un état de régression, voire de carence, qui l’empêche de pouvoir se prendre en charge et d’être l’allié du médecin sinon pour œuvrer avec lui à sa guérison, du moins pour participer positivement à la bonne marche de son traitement.

Ce serait vraisemblablement pour des raisons voisines que nos quatre consultants se sont montrés si peu concernés par nos commentaires comme s’ils risquaient d’être confrontés avec un point de vue trop différent du leur lorsqu’ils avaient senti chez leurs malades d’éventuelles implications psychologiques difficiles à maîtriser. En revanche, lorsque les problèmes se limitaient à un casse-tête concret si l’on peut dire, comme c’était le cas pour deux d’entre eux, la demande qui m’était adressée pour savoir si j’avais pu trouver une solution miracle visait vraisemblablement à me confronter à mon tour avec ma propre impuissance.

Si nous reprenons les différentes organisations mentales que présentent nos vingt et un sujets et que nous les confrontons avec l’état de leur maladie diabétique au moment de l’investigation, nous constatons dans une première approche que ceux qui ont un diabète bien équilibré paraissent se ranger parmi les organisations mentales les plus évoluées : névroses de caractère bien mentali-sées, assez bien mentalisées, voire moyennement mentalisées et qu’à l’inverse, les sujets qui ont un diabète continuellement déséquilibré avec de fréquents accidents hypo ou hyperglycémiques graves, présentent le plus souvent des névroses de caractère mal mentalisées, voire des névroses de comportement. Mais nous

l’avons dit, il s’agit là d’une première approche qui ne saurait se recouper exactement avec chaque cas individuel. Si tel était le cas, cela impliquerait que seule l’organisation mentale du sujet influe sur l’état de sa maladie, ce qui reviendrait à éliminer l’existence de tous autres facteurs, que ceux-ci soient d’origine interne : liés aux particularités génétiques, humorales, historiques du sujet ou qu’ils soient d’origine externe : liés essentiellement aux données environnementales récentes ou actuelles auxquelles celui-ci se trouve confronté.

Néanmoins, qu’il existe effectivement un lien entre l’organisation mentale d’un individu et sa façon de prendre – ou de ne pas prendre – en charge une maladie grave et irréversible comme le diabète ne paraît guère douteux, mais le rôle et le poids qu’on peut assigner à un tel lien peut prêter à bien des discussions. C’est en effet le point de vue de l’observateur, fonction de ses options théoriques personnelles, qui va faire la différence et celle-ci pourra s’avérer radicale d’un observateur à un autre car si le point de vue organiciste est prépondérant, c’est la gravité de l’atteinte somatique qui sera rendue responsable des difficultés à équilibrer le traitement mais si, au contraire, la référence majeure est ouvertement psychologisante, ce qui revient à l’organisation mentale du sujet peut apparaître comme survalorisé. Toutes les positions intermédiaires pouvant bien évidemment se rencontrer.

En somme, à la variété des organisations mentales des individus humains, diabétiques ou non, et à la mouvance des aménagements intra-individuels qu’ils sont amenés à opérer en fonction des aléas internes et externes de leur vie (parmi lesquels peut venir s’intégrer leur relation avec leur maladie diabétique, si tel est le cas) il faut encore ajouter les particularités de l’observateur jamais neutre et donc partie prenante dans ce qu’il observe, quels que soient par ailleurs ses efforts pour critiquer, analyser et objectiver sa démarche.

Cette extrême complexité, il semble que nous l’ayons rencontrée chaque fois différemment agencée à travers les vingt et un cas qu’il nous a été donné de voir. Il semble aussi que notre investiga-

tion, telle qu’elle a été conduite, nous permet d’évaluer le lien singulier qui unit chez le sujet, au moment où nous le voyons, son organisation mentale à l’état de sa maladie diabétique.

En voici comme première illustration, l’observation de Diane.

3. Observation n° 1 : Diane

Diane est une jeune femme de vingt-neuf ans, féminine et apparemment charmante, qui se présente dans une élégante chemise de nuit et déshabillé – elle est actuellement hospitalisée – très soigneusement maquillée et très souriante. Sa présentation contraste avec son extrême maigreur, frappante d’emblée et qui est à l’origine de son hospitalisation. Nous apprendrons qu’elle a maigri de seize kilos depuis environ deux ans – elle pèse quarante kilos – et que les investigations médicales se sont jusqu’à présent révélées négatives pour en déterminer la cause.

Elle relie, semble-t-il d’un lien purement chronologique, le début de son amaigrissement avec l’annonce de la découverte d’un cancer du colon chez son père. Puis, progressivement au cours de l’investigation, elle fait état d’une série d’événements catastrophiques survenus depuis environ trois ans : tout d’abord la naissance d’une petite fille mongolienne chez sa sœur de quatre ans son aînée, l’annonce de la maladie de son père et son décès un an après, la naissance de sa petite fille par césarienne à sept mois et demi de grossesse et son hospitalisation durant les deux premiers mois à l’école de puériculture où elle a fait de nombreuses et graves complications, son amaigrissement suivi d’une pneumonie lorsque sa fille avait onze mois et enfin, il y a deux mois, la demande de séparation de son mari qui souhaite divorcer. Tout cela est dit sans émotion visible, comme on énonce des faits sur lesquels il n’y a pas à revenir. On note cependant un flou constant sur les dates, ce qu’elle reconnaîtra en riant, disant qu’elle a toujours beaucoup de mal à situer les événements dans le temps. On note également une sorte de volonté de dire que tout va bien et que malgré tout elle va parvenir à s’en sortir.

Dans ce contexte, le diabète apparaît comme un avatar de plus. Diane est diabétique depuis l’âge de sept ans, ses premiers souvenirs ont trait à une consultation avec le professeur Debré et à sa déception de ne pas avoir été hospitalisée pour jouer avec d’autres enfants comme ses parents le lui avaient promis. Elle insiste sur le fait qu’elle a parfaitement accepté les piqûres d’insuline que lui faisaient dans un premier temps son père ou sa mère. La seule chose désagréable, c’est-à-dire vexante, qu’elle dit avoir ressentie, c’est

lorsque le médecin de famille lui avait fait des croix au stylo à bille sur les fesses pour montrer à ses parents où ils devaient la piquer.

On note à ce propos un net mouvement d’idéalisation des parents qui en même temps permet de nier tout conflit. Pas de problème avec le diabète parce que les parents se débrouillaient très bien, ils n’ont pas fait ce que font souvent les parents de diabétiques, surprotéger leur enfant, elle, elle a été traitée comme les autres. Pas de problème non plus avec ses deux sœurs aînées qui avaient respectivement neuf et quatre ans de plus qu’elle. Le seul problème reconnu comme tel et que Diane qualifie d’un « refus du diabète » survenu à treize, quatorze ans, est aussitôt rapporté à la crise de l’adolescence et justifié par le fait « qu’il paraît que c’est assez fréquent ». Il s’est greffé sur la peur de grossir, idée très investie à ce moment-là et qui est restée présente pour Diane jusqu’à son mariage. Cette peur de grossir faisait qu’elle refusait qu’on augmente ses doses d’insuline, mais dans le même temps elle ne voulait pas non plus suivre de régime et elle avait tendance à se gaver de bonbons. Malgré le flou des dates et des souvenirs, il semble que cette crise, qui aurait duré deux ans, ait débuté à peu près en même temps que la prise en charge de son diabète, c’est-à-dire au moment où elle a commencé à faire elle-même ses dosages d’urine et ses piqûres. Cette opposition au diabète a entraîné plusieurs malaises hypoglycémiques et le renvoi du lycée qui a estimé ne pas pouvoir la garder dans ces conditions. En fait, Diane dit s’être très bien trouvée de cette décision car elle avait des professeurs qui ne lui plaisaient pas et elle s’est beaucoup plu dans l’école privée où elle est restée jusqu’à son baccalauréat et qui, étant très fantaisiste, correspondait beaucoup mieux à son caractère. Elle se décrit effectivement comme très fantaisiste et, jusqu’à ces dernières années, d’un optimisme effarant, très facile à vivre et d’un caractère toujours égal. Elle s’est toujours beaucoup intéressée à la mode, à la couture, elle aime réaliser des vêtements dont elle crée le modèle. Au niveau de son orientation professionnelle, elle avait d’abord souhaité être conservateur de musée et faire l’École du Louvre, puis, cette carrière étant fermée aux diabétiques, elle avait souhaité être costumière et devant l’absence de débouché de ce métier, vraisemblablement désapprouvé par les parents, elle est devenue infirmière, métier qu’elle a exercé durant trois ans dans un service de cancéreux, avant de devenir esthéticienne. Elle dit elle-même que le contraste était trop grand entre le travail très dur du service hospitalier et la futilité du travail d’esthéticienne, si bien qu’elle a repris un poste d’infirmière intérimaire jusqu’à son mariage et qu’elle envisage, à présent qu’elle va se retrouver seule avec sa petite fille de vingt mois, de reprendre à nouveau un poste équivalent.

Cette remise au travail après une interruption d’environ trois ans ne va pas, semble-t-il, sans une certaine anxiété qui paraît assez vite se déplacer sur des préoccupations concernant son diabète et les complications qu’il entraîne, notamment les complications oculaires. Celles-ci sont apparues chez Diane

au quatrième mois de sa grossesse et ont entraîné un traitement au laser. Diane craint que sa vue ne baisse au point qu’elle ne puisse plus exercer son métier. Elle tente alors de se rassurer en évoquant son mari qui tout en voulant divorcer, ne souhaite pas de réelle rupture et ne l’abandonnera pas sur le plan financier.

On ne peut qu’être frappé par l’absence d’agressivité vis-à-vis du mari dont la décision de divorcer est apparue à Diane comme totalement imprévue et imprévisible. Elle dit à ce propos : « Je ne suis pas d’un tempérament jaloux… je n’aurais pas trompé mon mari… j’aurais eu un peu tendance à croire que tout le monde est pareil. » Et pourtant elle nous dira que son mari avait quitté pour elle sa première femme en la laissant avec trois enfants en bas âge et qu’il la quitte, elle, à nouveau pour une autre femme. À la suite de cette annonce Diane dit qu’elle a vraiment été « très, très dépressive… disons pendant une semaine ». Sa mère et sa sœur aînée ont été pour elle d’un grand secours, surtout sa sœur qui est d’un tempérament très énergique et qui lui a dit que si « c’était comme cela il fallait prendre les choses en main ». Elle explique qu’après être passée pour une première phase où elle rejetait l’idée du divorce en tâchant de se persuader qu’il ne s’agissait que d’une passade, elle s’est finalement convaincue qu’il valait mieux qu’elle aille vivre de son côté afin d’éviter « de vivre éternellement avec le sentiment que ce sera peut-être pour dans un mois ou pour dans deux mois ». Les seules émergences agressives vis-à-vis de son mari concernent son attitude indifférente par rapport à ses enfants, non pas tant par rapport à sa dernière petite fille que par rapport aux trois enfants du premier mariage. D’après Diane, sa petite fille avait été désirée par son mari à la différence des trois premiers enfants qui seraient nés « par accident ». C’est peut-être en fonction de cet investissement différent qu’elle dit avoir eu tellement peur quand il lui a annoncé le divorce parce qu’elle « se voyait sans sa petite ». En fait, il s’est avéré que son mari n’avait nullement l’intention de la priver de sa fille et Diane aujourd’hui va jusqu’à se demander si au total celle-ci ne l’embarrasserait pas…

La qualité de la relation établie entre Diane et son mari est difficile à apprécier. Depuis trois ans qu’elle vit avec lui, ses maladies somatiques ont été pratiquement incessantes mais c’est aussi depuis trois ans que se déroule la série d’événements catastrophiques. Au point de vue somatique il y a eu dans l’ordre : la grossesse, difficile au début puisqu’elle a dû être hospitalisée au Bon Secours et que craignant d’avoir un enfant handicapé comme sa petite nièce, elle avait recommandé à la religieuse de ne pas jouer les apprentis sorciers et de ne pas conserver l’enfant à tout prix ; la césarienne, puis l’amaigrissement de seize kilos, la pneumonie lorsque son bébé avait onze mois et enfin, il y a quatre mois, une sciatique à début insidieux qui aurait entraîné des troubles persistants du sommeil, lesquels n’ont fait que se renforcer avec la demande de divorce d’il y a deux mois. Si l’on considère les

derniers à-coups somatiques, on peut se demander si son corps avant sa tête ne savait pas ce que l’avenir lui réservait en ce qui concernait la relation avec son mari. En parallèle avec son amaigrissement, Diane fait état de changements importants dans son humeur, elle s’énerve facilement et se sent avoir des colères soudaines ce qui lui était complètement étranger auparavant, son « effarant optimisme » n’est plus non plus ce qu’il était. Ces changements tant sur le plan physique que sur le plan du caractère semblent bien évidemment signer la rupture de l’équilibre psychosomatique antérieur et l’état de « crise », c’est-à-dire de régression actuelle. Ceci entraîne la nécessité de tenter d’apprécier si l’état actuel peut constituer un palier de réorganisation et donner lieu ultérieurement à une reprise évolutive, ou s’il s’agit au contraire d’une possible évolution vers une désorganisation progressive.

Si l’on considère l’organisation mentale actuelle de Diane, on note l’existence d’éléments névrotiques qui constituent son niveau de fonctionnement le plus évolué, il s’agit essentiellement d’éléments d’allure hystérique liés à son image narcissique : l’investissement de son apparence extérieure a été et demeure très intense, sa peur de grossir dont sa famille se moquait et qui aujourd’hui, lui a-t-on dit méchamment, était punie, a été une préoccupation importante depuis son adolescence. C’est peut-être du reste en fonction de l’importance de cette préoccupation antérieure que l’on peut comprendre son peu d’inquiétude apparente pour son impressionnant amaigrissement actuel qu’elle déplore uniquement, semble-t-il, pour son aspect inesthétique.

Par ailleurs, sur le plan de sa vie onirique, Diane fait état d’un rêve typique de nudité qu’elle faisait très souvent vers dix-sept-dix-huit ans et de moins en moins à présent où elle a le sentiment de ne plus rêver, en tout cas de ne plus se souvenir de ses rêves, ce qui ne fait que souligner l’état de crise qu’elle vit en ce moment.

Elle rêvait qu’elle se promenait toute nue dans la rue, éprouvant des sentiments de gêne intense alors que les gens qui étaient autour d’elle, vêtus normalement, paraissaient indifférents. Comme seule association, Diane dit que ce rêve traduisait peut-être le fait qu’elle ne se sentait pas bien dans sa peau.

Son désir de séduire qui s’exprime dans son rêve et qui s’exprime aussi dans sa vie avec son goût pour la parure, la mode, le maquillage, pourrait être rapproché de sa relation avec son père, voire avec son mari. Elle décrit son père comme à la fois solide, énergique, organisant la vie de tous et en même temps fantaisiste, aimant les femmes élégantes et soignées. Après avoir été inspecteur des impôts, il est devenu directeur d’une maison de bijoux de fantaisie. Sa mort a laissé toute la famille désemparée et en particulier la mère de Diane dont le caractère – comme celui de sa fille – a complètement changé : elle est devenue hyperactive, pour justement oublier qu’elle est à

présent seule, nous dit Diane. L’identification de Diane à son père fantaisiste nous apparaît en fait comme assez superficielle, ce qui nous paraît beaucoup plus frappant c’est l’aspect idéalisé et non critiqué que revêtent les images parentales, leur apparente solidité cache en définitive une grande fragilité que Diane ne semble pas pouvoir élaborer. C’est ainsi que le deuil de son père ne paraît nullement en train de se faire, pas plus du reste, mais c’est très récent, que celui de son mari. Diane ne fait pas de lien réel entre l’annonce de l’atteinte du cancer du colon qui frappe son père et le début de son propre amaigrissement qui met en cause son système digestif. Elle ne dit rien non plus du déroulement de la maladie de son père alors qu’elle signale qu’elle a travaillé pendant trois ans dans un service de cancéreux et que c’était très dur. En somme, on ne peut que souligner l’absence de toute problématique mettant en cause des conflits interpersonnels et en particulier des conflits ayant trait à la rivalité, ce qui est également manifeste au niveau du T.A.T. Une telle absence peut paraître étonnante chez une femme qui s’est trouvée être la dernière de trois filles, mais elle l’est encore bien davantage si l’on considère le choix de son mari. Ce qu’elle nous dit de sa surprise lorsqu’il lui a annoncé qu’il souhaitait la quitter pour une autre est à cet égard révélateur : elle ne l’aurait pas trompé et elle avait tendance à croire que tout le monde est pareil, ayant « oublié » en somme l’abandon de la première femme et des trois enfants. En fait d’oubli qui mettrait en cause le refoulement, il semble s’agir beaucoup plus d’une sorte de déni qui, court-circuitant toute prise en charge par le travail de la pensée, précipiterait Diane dans des « acting » d’allure œdipienne mais qui ne sont nullement vécus à ce niveau-là.

On saisit ici les limites et la fragilité des aménagements défensifs de type névrotique et le recours à des mécanismes qui mettent en jeu le comportement donc les actes. Déjà à treize-quatorze ans, son « refus du diabète » passe par son opposition à augmenter les doses d’insuline et sa tendance à se gaver de bonbons, alors qu’il s’agissait en fait du moment où ses parents lui laissent la charge de sa maladie qu’ils avaient jusque-là assumée en lui faisant ses piqûres. Son diabète ne paraît du reste faire l’objet d’aucune élaboration particulière, elle sait l’équilibrer d’une façon très opérante même lorsqu’elle présente un brusque déséquilibre transitoire à l’occasion d’une maladie comme ce fut le cas lors de sa pneumonie, mais il ne lui donne pas à penser. On ne sait rien d’ailleurs des conditions de son apparition si ce n’est qu’il aurait été décelé à l’occasion d’un état de fatigue intense.

Signalons encore qu’à la fragilité des références temporelles s’ajoutent des difficultés de structuration spatiale et d’orientation (cf. la figure de Rey), ce qui ne l’a pas incitée à apprendre à conduire. Ces difficultés ne retentissent pas au niveau du dessin ; elle exécute de très jolis dessins de mode et elle souhaite entreprendre du dessin sur tissus.

Au total, il semble s’agir d’une névrose de caractère assez peu mentalisée avec des possibilités de recours au niveau du comportement. De ce fait l’évolution de la crise actuelle nous paraît essentiellement liée aux possibilités d’investissement que Diane va pouvoir réaliser sur les personnes de son entourage dans cette période tout à fait critique où ayant perdu son père, elle doit également se séparer de son mari. Un élément positif semble résider dans la personne de la sœur aînée que Diane investit comme énergique et prenant les choses en main à l’instar de son père. Mais en l’absence de tout soutien extérieur le risque d’évolution vers une désorganisation progressive ne nous paraît pas à exclure.

Compte rendu du T.A.T. 1

Il s’agit d’un protocole marqué par des temps de latence initiale très brefs traduisant un mouvement de fuite en avant dans l’interprétation. Si le thème banal est souvent évoqué, l’ensemble est cependant peu opérant en raison de la présence de défenses apparentes et appauvrissantes. On note en effet un mouvement d’accrochage aux détails du contenu manifeste qui entraîne le blocage de l’élaboration fantasmatique, sans pour autant empêcher l’expression d’affects sous-jacents violents qui percent à travers des critiques du matériel et qui peuvent aller jusqu’à la projection du mauvais objet sur les personnages, essentiellement les personnages féminins semble-t-il. C’est dire que les conflits, s’ils peuvent parfois être évoqués, ne peuvent être élaborés et repris dans le cadre d’une histoire réellement construite.

Dans ce contexte, les mécanismes les plus évolués à coloration hystérique, voire hystéro-phobique face aux planches peu structurées, n’ont qu’une relative valeur défensive. L’élément dominant réside sans doute dans une intolérance à la dépression telle qu’elle renvoie soit à la répression par le contrôle de la réalité, soit encore à la fuite dans l’inhibition ou le refus, soit enfin et surtout à la projection au-dehors, mais sans qu’il puisse y avoir une vraie prise en charge par l’élaboration fantasmatique en raison même de la quantité d’affects engagés.

En somme il semble que ni les défenses de la série hystérique, ni les défenses plus primaires qui utilisent la projection à coloration paranoïaque, ni même celles qui s’appuient sur l’utilisation des clichés et des placages ne parviennent à constituer un compromis défensif stable. C’est dire qu’il s’agit d’une organisation de type névrose de caractère chez laquelle les défenses mentales n’ont qu’une relative valeur défensive et qu’en cas de surcharge économique, ce qui semble à l’évidence le cas actuellement, la voie mentale

paraît insuffisante pour assurer une véritable décharge compte tenu de la violence des affects sous-jacents.

Notons cependant qu’il existe une tentative de récupération à un niveau régressif narcissique qui s’exprime à minima à la planche 16 avec l’évocation de la mer et des gens qui se chauffent au soleil « Avec peut-être un petit palmier dans un coin ». C’est ce même aspect que l’on retrouve au niveau du dessin de personne.

Figure de Rey

Les résultats chiffrés sont médiocres. Si le temps d’éxécution est rapide à la copie comme à la mémoire, l’exactitude y est faible et le type de construction très archaïque aux deux épreuves. Il existe d’incontestables difficultés de structuration spatiale, les repères habituels : l’armature centrale, les diagonales, etc. n’étant pas perçus.

Le dessin de mémoire révèle des anomalies sous forme d’éléments omis, déplacés, tronqués, surajoutés. Si l’aspect général du dessin mal formé, ouvert même, peut évoquer des troubles du schéma corporel, il nous paraît surtout renvoyer à une image narcissique inconsciente très mal délimitée évoquant une véritable « béance » narcissique. Les éléments de remplissage (à l’intérieur du rectangle comme les droites qui le prolongent, de même que la bizarrerie que constitue le fait que le rond soit traversé par une droite) ont ici la même valeur de tentative de colmatage que les mécanismes hystéro-phobi-ques signalés au T.A.T. à ceci près que leur caractère dérisoire (discordant même ?) apparaît ici à l’évidence.

Le dessin de personne donne lieu au contraire à une représentation apparemment très opérante de type figurine de mode. Il s’agit d’une mince silhouette de jeune femme, fine et élégante, abritée sous une vaste capeline et munie d’accessoires très féminins : collier de perles, large collerette, grand sac.

L’ensemble évoque bien l’investissement narcissique à coloration hystérique que peut présenter Diane par rapport à elle-même, mais il en souligne aussi l’extrême fragilité comme l’aspect essentiellement extérieur qu’il revêt, marquant du même coup la faiblesse des repères intérieurs tels qu’ils apparaissent au dessin de mémoire de la figure de Rey.

Avec l’observation de Diane, c’est surtout le problème de ce que nous appellerions volontiers sa « névrose de destinée » que nous

souhaiterions discuter. Si névrose de destinée il y a, disons tout de suite que c’est à nous qu’elle apparaît comme telle et non à Diane pour qui la succession des événements catastrophiques dont sa vie est traversée semble se réduire à une énumération de faits sur lesquels il n’y a apparemment pas à revenir. À vrai dire, dans tous ces événements, seul le choix de son mari semble lui être directement imputable et ce serait donc à ce niveau-là, et seulement à celui-là, que l’on pourrait évoquer à juste titre la névrose de destinée. Sa méconnaissance en ce qui concerne l’organisation psychologique de son mari que, semble-t-il, en dépit du démenti que lui donnait la réalité, elle persistait à vivre comme semblable à elle-même, est à cet égard stupéfiante. Comme si son désir qu’il soit identique à elle, ou plutôt son déni qu’il puisse être différent, atteignait à un véritable scotome de la réalité, réalité que pourtant elle avait vécue avec lui puisque c’est elle qui a été à l’origine de sa rupture avec sa première femme et de l’abandon de ses trois enfants en bas âge.

Ce scotome de la réalité, nous le rapprocherions volontiers de ce qui nous apparaît comme un autre mouvement analogue : son apparente absence d’anxiété en ce qui concerne son état somatique actuel fonction de son extrême maigreur. Diane se présente, de ce point de vue-là, comme une grande anorexique – alors qu’elle dit manger tout à fait normalement – affichant à l’égard de ce symptôme une indifférence qui ne va pas sans rappeler la belle indifférence des hystériques, mais qui sans doute dépasse largement un tel aménagement pour atteindre au déni de la réalité telle qu’on peut la voir à l’œuvre chez certaines anorexiques qui mettent ainsi leur vie en péril. Le sentiment que sa vie est en danger est très exactement ce que l’on éprouve en face de Diane, sentiment d’autant plus aigu que son aspect (elle est parfaitement maquillée dès neuf heures du matin alors qu’elle est hospitalisée) et son discours constituent un perpétuel démenti par rapport au fait que ce qu’elle est en train de vivre pourrait être grave ou dangereux pour elle. À ce niveau-là, on saisit peut-être encore plus clairement qu’au T.A.T. son intolérance quasi absolu, semble-t-il, à la dépression, ce qui ne va pas sans entraîner pour nous un senti-

ment de malaise que nous qualifierions volontiers de caractéristique.

Peut-être pourrait-on parler de clivage entre ce qui se passe sur le plan conscient où les événements traumatiques sont repérés et énumérés dans leur réalité – à ceci près tout de même qu’il existe un flou constant en ce qui concerne les repères temporels – mais apparemment sans beaucoup d’écho affectif, et les réactions au niveau du corps où les incidents somatiques se succèdent avec en toile de fond cet amaigrissement inexplicable dont le début coïncide avec l’annonce du cancer du colon qui frappe le père de Diane. C’est à un clivage comparable que l’on a parfois l’impression d’être confronté avec les anorexiques que nous venons d’évoquer mais avec cette différence que le déni en ce qui concerne leur état somatique, qui peut prendre parfois une allure quasi délirante, ne s’accompagne pas pour autant d’un effacement des conflits sur la scène mentale, bien au contraire.

Il convient cependant d’insister sur l’aspect d’exacerbation du mode de fonctionnement actuel de Diane en fonction de l’indéniable état de crise (crises à répétition pourrions-nous même dire) auquel elle est confrontée depuis plus de trois ans et dont l’issue nous paraît encore incertaine.

Dans ce tableau, ce qui revient au diabète n’occupe pas, sem-ble-t-il, le devant de la scène encore que tout ce qui touche au domaine nutritionnel et donc au poids du sujet ne puisse pas en être réellement dissocié. Nous avons signalé précédemment que Diane présente des complications secondaires au diabète sous la forme d’hémorragies rétiniennes apparues durant sa grossesse, ce qui est fréquent, surtout avec un diabète qui évolue depuis déjà vingt-deux ans. Après traitement au laser, il semble que l’état de ses yeux se soit stabilisé. D’une manière habituelle, son diabète est bien équilibré et la prise en charge médicale qu’elle opère pour son propre compte paraît particulièrement satisfaisante. De fait les incidents somatiques répétés depuis trois ans ne concernent que secondairement son diabète dans la mesure où une maladie

surajoutée avec forte fièvre, comme cela a été le cas pour sa pneumonie, ne peut qu’entraîner le déséquilibre transitoire du diabète.

En somme les modifications de l’économie psychosomatique chez Diane, en période de crise, se font par l’apparition de maladies somatiques surajoutées plutôt que par le déséquilibre ou l’aggravation de son diabète, en plus de l’exacerbation très vraisemblable de son mode de fonctionnement psychique habituel.

Mais bien d’autres éléments méritent d’être discutés et suscitent nos questions : Existe-t-il des liens entre le mode d’organisation mentale du sujet et l’âge d’apparition de son diabète ? Qu’en est-il du rôle des traumatismes dans l’apparition du diabète ? Comment le diabète est-il vécu aux différentes phases de la vie ? celles de la séparation d’avec la mère, celle du conflit œdipien, celle de la période de latence, celle de l’adolescence, celle de l’entrée dans la vie adulte puis la période de la crise de la maturité, celle de l’entrée dans le troisième âge, etc. ?

Enfin, et peut-être surtout, car c’est là un problème qui concerne tous les individus humains qu’ils soient diabétiques ou pas, comment comprendre pour chaque sujet les particularités de la constitution de son appareil psychique, dès lors qu’il apparaît nettement que ce qu’on peut dénommer la force ou la faiblesse du Moi va jouer un rôle considérable face à un mouvement de désorganisation somatique, soit pour le réduire, le surmonter, voire l’intégrer, soit encore pour y succomber ?


22 Il s’agit d’une définition qui a été donnée en cours aux étudiants de DCEM 1, U.E.R. Cochin-Port-Royal, en décembre 1977.

23 Comme l’indique la définition de la maladie donnée au début de ce chapitre.

24 Il s’agit de dix femmes âgées de 20 à 50 ans et de onze hommes âgés de 17 à 71 ans ;

— dix sujets vont être vus au cours d’une hospitalisation dans un service parisien de diabétologie (six femmes et quatre hommes) ;

— onze sujets (sept hommes et quatre femmes) sont vus à l’occasion d’une consultation ambulatoire : sept dans un autre service parisien de diabétologie, quatre au Centre de consultations et de traitements psychosomatiques.

Chaque sujet est vu par moi au cours d’un examen systématique qui comprend : une investigation de type entretien clinique non-directif mais dans certains cas semi-directif du fait de l’inhibition du sujet ; un T.A.T. (Thematic Apperception Test) : une Figure Complexe de Rey (épreuve de copie puis épreuve de mémoire) ; le dessin d’une personne.