6. La maladie somatique irréversible chez le jeune adulte

1. Les « périodes sensibles » : la naissance des enfants

Pour trois cas de notre population, le diabète va apparaître respectivement à vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept ans en liaison directe soit avec la naissance d’un enfant, soit au cours du déroulement de la grossesse. Si, de nouveau, le poids des facteurs organiques qui président aux remaniements de la grossesse peut être invoqué comme facteur déclenchant de la maladie chez les deux jeunes femmes (Danièle et Luce) qui vont déclarer leur diabète à cette occasion, une telle hypothèse ne peut guère être retenue en ce qui concerne le cas d’Antoine dont le diabète survient la semaine même de la naissance de son deuxième enfant, qu’il dit ne pas avoir désiré.

2. Observation n° 7 : Antoine

Antoine est un homme de trente-quatre ans, mince, brun, d’allure juvénile. Il a été adressé au centre de consultations et de traitements psychosomatiques par le médecin du dispensaire d’hygiène mentale où sa fille, âgée de neuf ans, est suivie pour une rééducation orthophonique. D’après Antoine, le médecin penserait que sa fille est perturbée par la vue des fréquents malaises hypoglycémiques qu’il présente. Il associe d’emblée sa fille à son diabète puisqu’il

signale que la découverte de sa maladie a coïncidé avec sa naissance : elle est née au moment même où il subissait sa première hyperglycémie provoquée. Il s’agirait là d’une simple coïncidence de date, bien qu’Antoine souligne qu’il n’ait rien désiré de ce qui constitue son environnement familial actuel : il s’est marié sans l’avoir voulu parce que sa femme était enceinte de son fils, âgé actuellement de douze ans, et il a eu sa fille parce que sa femme tenait beaucoup à avoir deux enfants alors que lui-même, fils unique, se serait fort bien contenté d’un seul. Évoquant l’apparition de son diabète et la recherche d’une éventuelle cause déclenchante, Antoine dit : « Disons que pour moi, enfin, le choc, le plus grand choc que j’ai pu avoir, enfin, disons, c’est peut-être de m’être marié, enfin ça fait sourire. » Interrogé sur ce qui fait sourire, Antoine évoque sa vie à vingt-deux-vingt-trois ans chez ses parents et le fait qu’il n’avait aucunement l’idée de se marier, bien qu’il l’ait fait sans difficulté lorsque la jeune femme avec laquelle il sortait s’est trouvée enceinte.

Le discours d’Antoine est très difficile à suivre, il s’agit d’un flot de paroles comportant une succession de phrases inachevées, hachées par des précautions verbales, des prises et des reprises de mots, des expressions répétitives parmi lesquelles reviennent constamment : « disons » et « enfin ». On note un raccourci constant dans l’expression auquel s’ajoutent des confusions dans les identités des personnages qu’il évoque, des lapsus, des condensations et des substitutions de toutes sortes. Il s’agit d’un discours qui porte la marque du processus primaire affleurant continuellement à travers une secondarisation défaillante. Ce qui est remarquable pour son interlocuteur, c’est qu’Antoine ne paraît nullement gêné parce que nullement conscient, semble-t-il, des difficultés qu’il suscite chez autrui à suivre le cours de ce qu’il veut dire. Mais si la forme est si notablement altérée en ce qui concerne le contenu, l’accent porte au premier plan sur tout ce qui est factuel et actuel. C’est ainsi qu’évoquant son caractère « tâtillon, économe, emmerdant », Antoine va parler du récent conflit qui l’a opposé à sa femme à propos du retapissage de leur chambre. Il estimait que le vieux papier pouvait tenir dix ans – il en avait huit – alors que sa femme souhaitait le faire refaire par un peintre afin d’éviter la fatigue pour Antoine ainsi, semble-t-il, que la durée des travaux étant donné sa méticulosité. Pour finir, c’est elle qui a eu gain de cause et qui a obtenu que le peintre refasse la chambre, mais Antoine insiste sur la mauvaise qualité du travail effectué, très inférieur à ce qu’il aurait pu faire lui-même, ce dont il a contraint sa femme à convenir. Il se décrit comme « emmerdant » et non comme « emmerdeur » notamment avec ses enfants, insistant sur cette différence puisqu’il ne cherche pas à embêter les autres mais qu’il les embête néanmoins puisqu’il tient absolument à ce que les choses soient bien faites.

Les relations avec sa femme paraissent établies sur le même mode que celles qu’il entretient avec sa mère et marquées de ce fait par un aspect rédu-

plicatif. Il dit du reste que sa femme a su profiter des conseils de sa belle-mère pour savoir comment le prendre. Ces conseils n’ont pas été de très longue durée car Antoine a perdu sa mère, morte d’un cancer, environ deux ans après l’apparition de son diabète. Il évoque à propos des femmes : sa grand-mère, sa mère, sa femme, tout une théorie basée sur le fait qu’elles sont au fond plus fortes que les hommes parce que beaucoup plus résistantes et qu’en « attaquant par-derrière » ou « par en dessous » elles parviennent toujours à leurs fins. Il se décrit actuellement comme étant pratiquement toujours d’accord avec sa femme et cherchant à lui faire plaisir : c’est ainsi qu’il dit porter la barbe parce qu’elle aime les barbus ; c’est ainsi également qu’il a eu ce deuxième enfant parce qu’elle le voulait. On peut ajouter que si elle a eu ce deuxième enfant qu’elle désirait, elle a eu simultanément un mari diabétique qui s’est trouvé très vite dans une relation de dépendance étroite à son égard. Antoine nous apprend en effet qu’au début de sa maladie c’est sa femme qui lui faisait ses trois piqûres d’insuline par jour car il s’était révélé incapable d’enfoncer lui-même l’aiguille. Il décrit comment l’aiguille s’est arrêtée au moment où elle touchait la peau et comment son bras se trouvait bloqué et dans l’incapacité de faire la piqûre. Au bout de quelque temps, il a quand même réussi à se piquer lui-même mais c’est alors que les comas hypoglycémiques ont fait leur apparition, nécessitant l’intervention de sa femme lui injectant du Glucagon pour le réveiller. En neuf ans de diabète, il a fait plus de vingt comas dont plusieurs ont conduit à des hospitalisations.

Depuis son premier coma, Antoine dit qu’il ne sent pas venir ses malaises, sa femme ou sa fille, surtout sa fille à présent, s’en aperçoivent avant lui et l’obligent à manger du sucre. C’est à ce moment précis de l’investigation qu’Antoine signale qu’il doit être en hypoglycémie et qu’il faudrait qu’il mange du sucre, à notre grande surprise il s’avère qu’il n’en a pas sur lui et nous allons lui en chercher. Étant donné la fréquence et l’intensité de ses malaises, Antoine redoute beaucoup les séparations d’avec sa femme à l’occasion des vacances scolaires des enfants par exemple. Il précise cependant que ses comas surviennent électivement au moment du week-end ou de ses vacances et qu’il en est partiellement responsable puisqu’il ne baisse pas suffisamment son insuline en fonction des efforts physiques qu’il déploie alors. Il passe en effet d’une activité tout à fait sédentaire à Paris où il est employé dans un bureau d’études de signalisation de la S.N.C.F., à une activité physique beaucoup plus intense en fin de semaine, où il construit et aménage sa résidence secondaire. L’incapacité à modifier son dosage d’insuline en fonction de l’intensité de ses activités physiques paraît à première vue difficile à comprendre chez un homme hyper-organisé qui planifie à l’avance et dans le plus grand détail la succession des travaux qu’il va effectuer.

Lorsque nous reverrons Antoine sur sa demande quelques mois après notre investigation, il apparaîtra très clairement que cette incapacité va de pair

avec la surévaluation qu’il fait de ses possibilités de travail. Le week-end s’achève sans qu’il ait jamais pu mener à bien tout ce qu’il avait programmé. Si bien qu’à la conduite paradoxale : se donner trop de travail et ne pas baisser suffisamment la dose d’insuline, s’ajoute la déception de se révéler inférieur à ce qu’il attendait de lui-même, le tout se résolvant dans le coma hypoglycémique.

Cette surestimation de ses forces peut avoir encore d’autres conséquences tout aussi catastrophiques : c’est ainsi que l’été précédent il s’est cassé quatre côtes en charriant tout seul une poutre de sa charpente et que cet accident ayant entraîné le déséquilibre de son diabète il a dû être transporté d’urgence à l’Hôtel-Dieu en très mauvais état.

Quelque chose manque chez Antoine au niveau de ses instincts de conservation qui s’estompent, semble-t-il, face à l’idéal de la tâche à accomplir, comme s’il y avait chez lui une faille, un manque de l’intériorisation du pare-excitation maternel, faille qui se retrouverait dans un investissement narcissique sinon insuffisant du moins altéré. Peut-être peut-on évoquer à son propos une image de « soi grandiose » qui se traduirait par le fait qu’aucune entreprise matérielle ne lui apparaît comme étant au-dessus de ses forces, ce qui l’amène à mettre son corps en danger en dépit de la mise en garde que devrait constituer la reconnaissance de la maladie diabétique. En fait, il semble bien que chez un tel sujet cette reconnaissance ne soit que de surface, comme en témoigne l’oubli des morceaux de sucre dans la « poche à sucre » qu’il nous désigne mais qui se révèle vide.

Il est difficile de repérer comment s’est déroulée l’enfance d’Antoine. Il dit n’avoir guère de souvenirs, se contentant d’évoquer l’absence de son père qui, employé à la S.N.C.F., quittait la maison du lundi matin au vendredi soir et qui réclamait le calme lorsqu’il rentrait. Durant la semaine Antoine se retrouvait face à sa mère et à sa grand-mère maternelle qui vivait au foyer. C’est à travers l’évocation du souvenir actuel de ses voisins – il vit en effet à présent dans l’ancien appartement de ses parents où il a passé son enfance – qu’Antoine retrace le climat relationnel de cette période. Ceux-ci s’exclament encore, lui rappelant : « Quelle calamité Antoine ! Qu’est-ce qu’il en faisait voir à ses parents et à sa grand-mère ! Il courait autour de la table quand on voulait lui imposer quelque chose qu’il ne voulait pas. » Antoine précise que c’était pour éviter les raclées de sa mère qu’il courait ainsi autour de la table et que celles-ci avaient souvent pour origine sa grand-mère avec laquelle il était impoli et dont il supportait mal la surprotection et les marques de tendresse.

Il dit n’avoir du reste jamais aimé les embrassades, pas plus à présent avec ses enfants ou sa femme que par le passé, et il évoque son goût tout à fait

modéré pour les relations sexuelles qui lui apporteraient peu de plaisir « Coucher avec quelqu’un, comme je dis, c’est pour faire plaisir à l’autre mais c’est tout, j’ai fait plaisir à la femme quand j’ai couché avec elle. » Ce qu’il recherchait surtout à l’adolescence et jusqu’à son mariage c’est « avoir des contacts avec les autres » que ce soit avec des filles ou des garçons en colonie de vacances ou à l’armée, « ce qui est indispensable lorsqu’on est fils unique ».

Si l’on ajoute qu’au peu de souvenirs d’enfance répond une apparente absence de projection dans l’avenir et un vide affirmé en ce qui concerne la vie onirique – à la différence de sa femme, Antoine ne se souvient jamais de ses rêves – il semble bien que l’organisation mentale de ce sujet se centre essentiellement sur un raccrochage à la réalité concrète, matérielle, palpable, l’actuel et le ponctuel occupant continuellement le champ de la conscience. C’est dire qu’il existe peu de perméabilité entre les différentes instances psychiques, en particulier au niveau du système préconscient dont le fonctionnement n’apparaît guère. On ne peut qu’être frappé en effet par les irruptions du processus primaire qui hachent le discours d’Antoine sans qu’il en soit aucunement perturbé, le retour quasi incessant de ses « mots-bobines » : « disons », « enfin », ne le gênant apparemment nullement. Nous disons « mots-bobines » et non « mots-valises » dans la mesure où il nous semble s’agir beaucoup plus d’un contenu itératif qui vient remplir un vide (vide du discours, vide de la pensée, comme la bobine du jeu venait remplir le vide de l’absence de la mère) que d’un contenant recueillant une somme de significations marquées par la condensation, comme c’est le cas pour les « mots-valises » décrit chez certains sujets psychotiques.

Nous avons évoqué un système relationnel de type réduplicatif qui se serait instauré avec sa femme à l’image de ce qui existait avec sa mère, voire avec sa grand-mère, et qui serait en quelque sorte explicité consciemment par la théorie qu’Antoine développe à propos des femmes plus résistantes que les hommes qui en « attaquant par derrière » parviennent toujours à leurs fins. (Serait-ce en rapport avec cet « enfin » répétitif ?) Une modification notable paraît pourtant s’être introduite chez Antoine avec le « choc » qu’aurait constitué le passage de la vie de jeune homme chez ses parents à la vie d’homme marié et de père de famille, modification en rapport avec le maniement de l’agressivité. Il semble en effet qu’à l’opposition et la révolte qui aboutissaient « aux tours de piste » autour de la table lorsque sa mère voulait le frapper, Antoine ait substitué avec sa femme une attitude d’acceptation où il cherche à lui faire plaisir même si ses désirs à elle sont en contradiction avec les siens notamment à propos de la naissance de son deuxième enfant. C’est pourtant bien le système réduplicatif lui-même qui est mis en cause par cette seconde naissance qui fait basculer l’environnement d’Antoine de la famille connue, la sienne : père-mère-fils, à cette famille inconnue, celle de sa

femme, qui comportait deux enfants. L’aménagement fragile essentiellement basé sur l’investissement de la réalité concrète et la répétition du même, dont nous voyons la trace dans l’organisation actuelle d’Antoine, n’a pu y résister, entraînant un mouvement de désorganisation et l’apparition de la maladie diabétique.

Celle-ci, semble-t-il, n’a pas permis la constitution d’un réel palier de réorganisation dans la mesure où elle n’est pas reconnue en tant que telle. Il s’agit d’une reconnaissance de surface, avons-nous dit, qui correspond à un savoir appris, mais en quelque sorte plaqué, et qui coexiste sans modifier aucunement cette image de soi grandiose qui conduit Antoine à s’exposer à travers des tâches qui seraient écrasantes pour tout un chacun et a fortiori pour un sujet diabétique. C’est ainsi que la succession des accidents hypoglycémiques aboutissant à des comas ne l’amène nullement à modifier sa façon d’être alors même qu’il reconnaît consciemment, pourrait-on dire, qu’il y est pour quelque chose et qu’il ne modifie pas suffisamment son dosage d’insuline. La répétition du même prend le pas ici comme ailleurs sur une possibilité d’aménagement qui traduirait une meilleure interprétation de la réalité somatique nouvelle qui est la sienne depuis l’apparition de son diabète.

On peut s’interroger sur ce qui a manqué au niveau de la relation maternelle précoce pour qu’il existe chez lui une telle faille en ce qui concerne l’intériorisation des processus de pensée. Sa mère vraisemblablement n’était pas une mère qui donne à penser. On pourrait même faire l’hypothèse que son fonctionnement mental était peu différent de celui de son fils, ceci d’autant plus qu’il existe une séquence temporelle proche entre l’apparition du diabète d’Antoine et le décès de sa mère d’un cancer environ deux ans après. (Antoine est tout à fait flou sur les dates). Il paraît impossible de savoir si les mouvements de désorganisation qui les ont affectés ont été simultanés ou, dans le cas contraire, lequel a précédé l’autre.

Compte tenu de la faiblesse des possibilités d’intériorisation et de rétention, il n’est pas surprenant de constater le peu de valeur défensive des éléments du niveau œdipien, ce que le T.A.T. confirme à l’évidence. Le père apparaît plus comme un alter ego également démuni que comme un rival face à ces images de femmes qui « attaquent par derrière » et auxquelles il ne peut être question de résister – pas même lorsqu’il s’agit de relations sexuelles destinées à leur faire plaisir, voire à les apaiser ?

Antoine apparaît donc comme une névrose de caractère mal mentalisée chez laquelle le recours à la vie opératoire est fréquent de même que le recours au comportement : agir, faire. La maladie diabétique, témoin d’un mouvement de désorganisation, n’a pas permis la constitution d’un palier de réorganisation stable et demeure de ce fait constamment en déséquilibre,

c’est-à-dire soumise aux aléas de l’è*istence, que ceux-ci viennent du monde extérieur ou des propres impulsions du sujet. Le risque d’évolution vers une désorganisation progressive ne paraît donc nullement à écarter.

Compte rendu du T.A.T.1

C’est un protocole faussement abondant dans la mesure où il ne s’agit à aucune planche d’une véritable histoire racontée, en rapport avec l’image comme le veut la consigne, mais bien plutôt d’une suite d’associations ou de commentaires dans lesquels on peut retrouver des éléments du thème banal noyés dans des attachements à des détails factuels dont le surinvestissement même peut donner un caractère bizarre à ce qui est dit. C’est dire que ce qui frappe en premier, c’est la très mauvaise qualité de la secondarisation : phrases inachevées, décousues, associations par contiguïté à la limite du coq à l’âne. Le processus primaire perce à de nombreuses reprises à travers des condensations, des substitutions, des persévérations, des perceptions sensorielles, comme à travers les détails factuels surinvestis ou les références personnelles beaucoup trop claires.

Ce qui est remarquable – et en somme tout à fait différent de ce que l’on observe chez un sujet psychotique – c’est le fait qu’Antoine n’est nullement dérangé par ce qu’il nous dit, comme s’il n’avait aucunement conscience de ce que sa production pourrait ne pas répondre à notre attente.

Face à ces particularités « constitutives » peut-on dire, on voit que la problématique du sujet ne peut guère apparaître puisque, outre le fait qu’il n’y a pratiquement jamais d’histoire, on assiste à une oscillation permanente entre une défense par la réalité du matériel (c’est-à-dire le factuel et l’actuel) et la brusque irruption à travers une condensation d’un aspect de la problématique à laquelle renvoie le matériel (sexualité, agressivité, dépression, etc.).

Si l’on peut parler de blocage fantasmatique, notamment à la planche 16 où Antoine opère un raccrochage tout à fait opératoire à « l’organisation des tests » mais amorce aussi un mouvement de mise à ma place en s’interrogeant sur ce que je vais faire de sa production, il s’agit beaucoup plus, nous sem-ble-t-il, de la mise en évidence du défaut de l’outil mental pour réaliser une synthèse entre les données de la réalité : la perception des images et la réactivation des motions pulsionnelles inconscientes que celles-ci suscitent, c’est-à-dire en définitive la défaillance du système préconscient.

Plus que d’un blocage fantasmatique c’est d’une carence des possibilités d’élaboration fantasmatique qu’il s’agirait ici.

Figure de Rey

Les résultats chiffrés sont bons tant à la copie qu’à la mémoire en ce qui concerne le type de reproduction, le temps et même l’exactitude, laquelle est pourtant comparativement moins bonne à la copie qu’à la mémoire. S’il n’existe donc pas ici d’altération de la réalité, encore que l’on note l’existence d’un élément mal placé mais corrigé à la copie et de quelques éléments omis plus un élément surajouté symétriquement à la mémoire, on peut remarquer des variations nettes dans la qualité et l’intensité du tracé. Celui-ci est mieux contrôlé à la copie, la représentation conservant une meilleure cohérence lorsque le repère de la réalité subsiste, bien que les lignes de force à l’intérieur de la figure soient extrêmement peu affirmées et ne coïncident pas entre elles.

En l’absence de la référence à l’image réelle, on note que si l’enveloppe générale demeure, il y a un étirement de la figure et un tracé beaucoup plus impulsif et bâclé à l’image d’un investissement narcissique de ce que l’on a à l’intérieur de soi de faible intensité.

Le dessin de personne

Il s’agit d’une représentation assez disproportionnée d’un homme torse nu avec une carrure impressionnante et une tête minuscule assez proche, semble-t-il, de l’image idéale qu’Antoine paraît avoir de lui-même à travers les travaux matériels considérables qu’il entreprend tout seul. Il est à noter que si « les seins » et le nombril sont indiqués sur le torse nu, celui-ci est barré par une ceinture qui se poursuit sur un pantalon flottant et des sortes de pantoufles. Les bras apparaissent dans un mouvement très raide, la main droite étant affublée d’un doigt supplémentaire alors que le bras gauche est barré au niveau du coude. Au total le graphisme est très peu affirmé sauf au niveau des détails de la tête, l’ensemble traduisant ce qu’une telle représentation a d’ambiguë sur le plan de la différenciation sexuelle – il se met la ceinture – comme sur celui de l’affirmation d’une force physique qui se révèle tout à fait illusoire.

Avec l’observation d’Antoine, différents points méritent d’être soulignés. Tout d’abord le fait qu’il s’agit d’un diabète d’apparition relativement tardive, Antoine avait vingt-six ans, et qui n’a jamais pu être durablement équilibré d’une façon satisfaisante. L’explication de cet état de choses par l’insuffisance des possibilités intellectuelles ne peut guère être retenue, pas plus semble-t-il

que celle d’une attitude d’opposition par rapport au traitement, encore qu’une telle hypothèse puisse tenter de rendre compte superficiellement de phénomènes profonds qui, nous l’avons vu, apparaissent comme beaucoup plus complexes. On pourrait dire en effet que la faille qui existe chez lui au niveau des possibilités d’intériorisation, de rétention, et donc de manipulation des objets internes le laisse dépourvu lorsqu’il s’agit de faire face à des changements concernant ses objets extérieurs privilégiés, son aménagement habituel se faisant sur un mode réduplicatif par la répétition du même.

Que de tels changements puissent introduire chez lui un mouvement de désorganisation puis l’apparition d’une maladie somatique n’a rien de surprenant. En revanche, le fait qu’il s’agisse avec le diabète d’une maladie incurable, nécessitant des ajustements thérapeutiques variables en fonction notamment des variations de l’activité physique du sujet constitue pour Antoine une surcharge économique à laquelle son mode de fonctionnement mental actuel ne lui permet guère de faire face. Et il ne semble pas que des explications même très pertinentes à propos de la technique de prise en charge de son traitement puisse modifier d’une façon quelconque cet état de fait. Pour qu’une telle modification se produise, il faudrait que s’opère progressivement une sorte d’intériorisation de ce qui constitue son Moi, celui-ci se dégageant de l’espèce d’indifférenciation dans laquelle il se trouve par rapport aux objets perçus essentiellement comme des objets extérieurs. C’est à ce prix, c’est-à-dire en se reconnaissant comme un être distinct, avec des caractéristiques personnelles et précises variables dans le temps et selon les modifications de l’environnement, qu’Antoine pourra tenir compte des besoins de son corps et diminuer la fréquence de ses malaises. La question de savoir s’il peut exister chez lui un certain désir d’entreprendre un travail psychothérapique de cet ordre est difficile à apprécier dans la mesure où il s’agit là d’un terrain dont il n’a pas conscience qu’il puisse exister, ce dont il nous donne de nombreuses preuves tant au niveau de l’investigation que du T.A.T.

Il est à noter cependant qu’il a accepté la consultation au centre de psychosomatique suggéré par le psychiatre qui l’avait convoqué à propos des difficultés de sa fille et qu’il accepte également notre investigation. Au décours de celle-ci un traitement psychothérapique spécialisé va lui être proposé, traitement auquel il donne son assentiment dans un mouvement où nous sommes tentés de voir cette soumission qu’il manifeste par rapport aux désirs de l’environnement (D. Winnicott, 1971) qui priment alors totalement semble-t-il sur ce qui pourrait peut-être venir de lui personnellement.

Chez Antoine donc, le diabète va survenir en même temps que la naissance de son deuxième enfânt qu’il ne désirait pas. Ce sont les particularités de son organisation, fondées sur la réduplication, qui nous ont paru être responsables de ce mouvement de désorganisation au moment où ce qui avait constitué ses repères de toujours : la référence à la structure familiale (père, mère, fils) qui était la sienne, se trouvait remise en question par l’arrivée de ce second enfant. La quasi-impossibilité où il semble se trouver de pouvoir retenir en lui les éléments d’un conflit psychique, devenant du même coup tout à fait dépendant de la configuration et donc des modifications de ses objets externes, est objectivée par son incapacité à équilibrer son diabète en tenant compte des variations de son activité physique pour doser son insuline. Car, en dépit de ce qu’il reconnaît consciemment, à savoir qu’il ne baisse pas suffisamment son insuline au moment des week-ends, où il se livre à des travaux herculéens pour aménager sa maison de campagne, il sombre dans des comas hypoglycémiques répétitifs trahissant ainsi – face au conflit qu’engendre les impératifs de son « Soi grandiose » confronté à sa réalité humaine – la méconnaissance des limites de ses forces.

3. Observation n° 8 : Danièle

Danièle est une femme encore jeune, de quarante-deux ans, très touchante et fine malgré un langage fruste, souvent très altéré dans la construction grammaticale des phrases durant l’investigation. Son besoin de s’exprimer,

manifestement intense, sera explicite en fin d’entretien lorsqu’elle dira que ça lui a fait du bien de pouvoir parler à quelqu’un librement. Elle est hospitalisée depuis près d’une semaine pour le déséquilibre de son diabète et un état de fatigue intense pratiquement chronique depuis près de six ans.

D’entrée de jeu elle paraît lier l’apparition de son diabète à son mariage, c’est-à-dire pour une part à sa vie sexuelle : « Je me suis mariée, je n’étais pas diabétique. » Puis elle énonce un certain nombre de faits avec des précisions chiffrées répétitives (en trois puis en huit) toutes liées à sa vie sexuelle puisqu’il s’agit d’une première fausse couche trois mois après le mariage, de l’accouchement à huit mois d’une petite fille morte, d’un accident de vélo à l’occasion duquel on a découvert une nouvelle grossesse et de l’accouchement à huit mois de son fils suivi de « confusions » durant les trois ou quatre premiers jours où les médecins ne pouvaient pas se prononcer au sujet de la vie de l’enfant. « J’ai fait des confusions à mon accouchement, j’ai… enfin… ça, c’était le sucre. » En fait, cet épisode confusionnel lié au danger de perte libidinale semble annoncer les crises d’hypoglycémie qui vont suivre et qui elles aussi peuvent être comprises comme une protestation face à un manque libidinal insupportable.

En même temps qu’elle énonce ces faits, Danièle laisse percer des éléments de critique vis-à-vis des médecins et du personnel de l’hôpital qui malgré les quantités d’eau incroyables qu’elle absorbait, n’ont pas fait le diagnostic de diabète, lequel n’a été posé qu’un mois après l’accouchement de la petite fille morte. Son diabète a été facile à équilibrer dans un premier temps, malgré les incidents post partum et jusqu’à ce que son fils ait trois ans, moment où le mari de Danièle est décédé d’un cancer du foie après une horrible agonie au domicile des beaux-parents.

Les éléments de critiques qui peuvent prendre une coloration persécutive seront repris plusieurs fois :

— par rapport au patron garagiste du mari qui a fait refaire son atelier de tôlerie-peinture après le décès de son ouvrier, puisqu’on avait parlé d’un empoisonnement par la peinture et que le médecin-conseil préconisait un procès, ce qui a été déconseillé par le spécialiste de Nantes et Danièle y a renoncé par manque d’argent (ou par masochisme ?) ;

— par rapport à la Sécurité sociale du département qui fait des difficultés pour qu’elle soit soignée hors de son département et par conséquent dans le Service parisien où elle est cependant hospitalisée pratiquement tous les ans ;

— par rapport à son directeur de la maison de retraite où elle travaille et qui l’avait mise à un poste trop fatigant malgré sa santé chancelante, etc.

À partir de la mort de son mari il y a onze ans, Danièle entre dans un état dépressif plus ou moins intense selon les périodes mais, semble-t-il, peu men-

talisé, avec déséquilibre plus ou moins constant de son diabète et divers autres troubles somatiques dont des douleurs de la colonne vertébrale, des sciatiques (séquelles de son accident de vélo pour elle) et des crises d’hypoglycémie (véritables crises confuso-oniriques, survenant essentiellement depuis six ans et pouvant prendre soit une allure agressive dominante : elle casse la vaisselle, jette le verre d’eau sucrée qu’on tente de lui donner, gifle son père, crache à la figure de sa sœur aînée avec laquelle elle a un vieux conflit d’enfance qu’elle nie pourtant sur le plan conscient, soit une allure d’équivalent suicidaire quand elle part en voiture, avec ou sans son fils, ou quand elle fait des « bêtises » avec ses doses d’insuline).

Les crises d’hypoglycémie surviennent surtout la nuit et ont pendant toute une période empêché son fils de dormir car il la surveillait. Cette nécessité d’être surveillée empêche ses parents de dormir lorsqu’elle séjourne chez eux ou oblige sa sœur cadette à coucher à côté d’elle, la séparant ainsi de son mari, lorsque Danièle vient à son domicile. Il semble que pendant ses crises, le plus souvent l’intervention de son fils ne suffise pas et que c’est d’un homme dont elle a besoin, ce qui se réalise avec l’apparition du médecin que son fils fait venir. Si bien que l’ensemble du tableau évoque bien une protestation face à un manque libidinal intenable et cela particulièrement la nuit. D’autant plus que les crises se sont accentuées depuis six ans, date à laquelle Danièle a rencontré alors qu’elle se rendait en Tunisie où son frère cadet, professeur de C.E.G., l’avait invitée, un Tunisien divorcé, père d’un petit garçon, qui voulait lui écrire et la revoir, ce qu’après beaucoup d’hésitation elle a refusé : « Ça m’a fait peur et je n’ai pas donné suite, disons que j’ai eu peur. » Ce fut pourtant un renoncement intolérable qui a abouti probablement au symptôme « crises », lequel paraît cependant impossible à assimiler à une crise d’hystérie, il s’agirait plutôt du « ratage » de la crise d’hystérie.

C’est là d’ailleurs, nous semble-t-il, le problème essentiel que pose Danièle puisqu’au total c’est surtout la voie somatique qui paraît assurer des décharges et en même temps permettre une certaine survie face à un vécu particulièrement traumatique et frustrant. Il est à noter que lorsque la situation réelle extérieure s’améliore – ce qui a été le cas à un moment où le directeur ayant changé elle a pu avoir un travail moins fatigant – la situation intérieure, c’est-à-dire somatique, empire : les crises d’hypoglycémie s’accentuent. De même, grâce à quatre-vingts séances de massage et de rééducation chaque année, elle souffre moins du dos mais elle a à présent de l’artérite des membres inférieurs, complication secondaire de son diabète.

Il semble qu’avec elle on puisse parler d’un très précaire « équilibre dans le déséquilibre » et ce malgré ses protestations conscientes : « Si c’était à peu près équilibré (mon diabète), que tout ça ne se passerait pas (les crises et leurs conséquences désastreuses pour son fils qui paraît très traumatisé), je crois que ça irait beaucoup mieux, certainement même. »

Sa vie onirique, à travers ce qu’elle en dit, paraît refléter un état de névrose traumatique indépassable. Elle rêve de son fils qui crie ou de son mari durant l’année de sa maladie : « Il demande qu’on lui fasse des piqûres pour en finir. » Et on ne peut être que saisi par l’aspect de surdétermination d’un élément comme la piqûre : mauvais objet, véhicule de mort et en même temps pour elle indispensable à sa survie. Comment élaborer autour d’un tel élément et pourquoi ne pas court-circuiter toute pensée à la faveur de la crise confuso-onirique dont elle dit ne conserver aucun souvenir conscient et durant laquelle elle fait des « bêtises » avec ses doses d’insuline, doublant parfois semble-t-il sa piqûre et souvent se trompant de dose, ce qui oblige son fils à surveiller la montée du liquide dans la seringue. Comment s’étonner en outre de ce que le liquide se résorbe mal, qu’elle souffre de plus en plus de lypodystrophies et que les différentes médications essayées à l’hôpital (changement d’insuline, produit spécial pour faciliter la résorption) se soldent toujours par un échec ? Danièle dit en parlant de l’insuline : « ça mange la chair ».

Elle fait état d’une amnésie infantile complète et très tardive, un seul souvenir d’enfance resterait vivace : à six ans, la maîtresse lui donne une punition qu’elle refuse et appelle la directrice enceinte qui cherche à l’empêcher de sortir en même temps que les autres enfants. Danièle lui passe entre les jambes et se sauve à la maison. Mais la sœur aînée de sept ans prévient les parents de l’incident et la punition – ne boire que de l’eau et rester seule dans sa chambre à la sortie de l’école – sera maintenue dix jours.

Danièle approuve beaucoup aujourd’hui leurs positions éducatives fermes. C’était une famille de cultivateurs où l’on parlait peu et où la vie était dure. Danièle est la deuxième fille d’une fratrie de quatre enfants, sa sœur aînée ayant sept ans de plus qu’elle, sa sœur cadette trois ans de moins et son jeune frère « que l’on n’attendait plus » douze ans de moins qu’elle et seulement onze mois de différence avec son neveu, le fils de la sœur aînée. Une seule chose manquait à la maison : l’argent. Le poids de cet élément objectif manquant dans la réalité a bloqué et bloque toujours – le manque d’argent reste pour elle un problème crucial – toute possibilité d’aménagement matériel. À ce blocage répond comme en écho le blocage sur le plan fantasmatique : l’absence d’associations est quasi totale et l’expression pulsionnelle se fait à travers des comportements qui passent par le corps.

Que dire de ce souvenir vraisemblablement écran, où tant d’éléments paraissent condensés : cette petite fille qui passe entre les jambes de la directrice enceinte et la punition par rapport à cette réalisation sexuelle interdite, liée à la sœur aînée jalouse et aboutissant à ne boire que de l’eau alors que le diabète a débuté par une soif intense pendant de nombreux mois ?

Au total, le meilleur niveau d’aménagement mental paraît s’exprimer avec les éléments de critique à coloration persécutive – qui paraissent souvent justifiés – et qui n’ont pourtant pas donné naissance à une véritable organisation paranoïaque. Le poids du masochisme est-il à considérer ou surtout, comme nous le pensons, la défaillance des capacités d’élaboration mentale ? Tout se passe comme si la problématique du conflit œdipien et de la castration était en quelque sorte enfouie, masquée, voire scotomisée par une problématique beaucoup plus massive liée au manque et donnant lieu aux secousses somatiques : les crises d’hypoglycémie à la faveur desquelles s’expriment et sa protestation face au manque libidinal intenable (peut-on parler d’un équivalent d’orgasme d’allure confuso-onirique ?) et en même temps une décharge agressive intense, toujours en rapport avec le manque, tout cela ne pouvant se faire qu’à l’abri de cet état second dont elle ne conserve pas de souvenirs.

Ce qui est frappant dans l’investigation de Danièle, c’est l’apparente absence de culpabilité en ce qui concerne ses crises et ce que cela donne à vivre à son fils et à sa famille. Elle n’y est pour rien, et à la limite si les choses se passent ainsi, la responsabilité en incombe totalement aux médecins qui sont incapables de lui équilibrer son diabète. « Les docteurs disent : un diabétique peut avoir une vie normale, alors je dis moi : c’est pas vrai ! » C’est la réponse qu’elle fait peu après que nous lui ayons suggéré qu’elle avait quand même de bonnes raisons pour taper sur les gens lorsqu’elle était en crise.

Si l’on peut retrouver quelques traces de culpabilité, c’est par rapport à l’argent que lui prêtent ou lui donnent ses frère et sœurs lorsqu’elle est par trop à court et qu’ils refusent ensuite qu’elle leur « remette », ce qui la place en contradiction avec un Idéal du Moi où l’on doit être autonome et s’assumer financièrement seul.

En définitive, malgré l’aspect sexualisé et œdipifié de cet unique souvenir écran que conserve Danièle, il nous semble en fait que loin de renvoyer à un matériel traduisant une quelconque élaboration autour de l’œdipe et de la castration, il révèle au contraire la confusion qui existe entre les images parentales confondues dans ce fantasme de la directrice toute-puissante enceinte entre les jambes de laquelle elle doit se faufiler. Quelque chose d’inélaborable s’est joué là, autour de la confusion qu’entraîne l’exercice de la sexualité et le fait d’être enceinte, sa propre première grossesse ayant pu constituer une réactivation tout aussi inélaborable sur le plan mental qui a ouvert la voie à la désorganisation somatique et à l’apparition du diabète. La suite de son vécu si dramatique pourrait apparaître comme une répétition ayant valeur de reprise de l’interdit concernant la possibilité d’avoir une vie sexuelle. Après la naissance de son fils et les « confusions » des trois premiers jours, elle raconte : « On m’a dit : de toute façon c’est terminé, vous

aurez celui-là mais vous n’en aurez pas d’autres. » Pas d’autre enfant et pas d’autre mari.

Soulignons, enfin, l’aspect de clivage que présente Danièle avec sa double personnalité : l’une douce, touchante, dépressive, écrasée par un sort particulièrement cruel où le diabète paraît vécu comme un fait extérieur persécutant et non maîtrisable au même titre que le décès du mari, l’autre personne, celle des crises hypoglycémiques, qui terrifie son entourage et son fils en premier lieu, indomptable et en révolte comme la petite fille du souvenir écran qui ne se soumet pas face à un personnage tout-puissant : la directrice enceinte. L’enjeu paraît bien alors se jouer en terme de toute-puissance, c’est-à-dire en terme de tout ou rien et on peut dire que ce qui en reste dans la vie vigile de Danièle, c’est cette aura de mort quotidiennement possible comme l’indispensable piqûre d’insuline.

Compte rendu du T.A.T.1

On observe un blocage fantasmatique quasi total dans un premier temps puisqu’il va jusqu’au scotome d’une partie du stimulus, le centrage se faisant uniquement sur l’expression des affects dysphoriques prêtés à un personnage dans un mouvement de référence personnelle. Cela peut évoquer un état dépressif.

Mais dans un deuxième temps, l’aménagement se fait plus par l’accrochage au contenu manifeste en se centrant sur les détails et la restriction toujours massive apparaît davantage comme une impossibilité d’imaginer. Il y a oscillation entre l’accrochage aux détails du contenu manifeste et des références personnelles plus ou moins explicites mais toujours dans le registre du manque, c’est-à-dire de la dépression, avec l’acmé à la planche 11 puis 16 où Danièle livre l’épisode de son vécu qui a déterminé, il y a six ans, l’état de déséquilibre permanent du diabète, lié à l’état de manque libidinal qui est le sien et celui de son fils.

En somme, tout est dit en clair ici au niveau du T.A.T. où la quasi-absence de défenses de type mental face à la permanence des affects dysphoriques, montre le rôle d’équilibrage que jouent les troubles somatiques dans la mesure où ils assurent une certaine décharge (les crises d’hypoglycémie sont quotidiennes) en particulier sur le plan du maniement de l’agressivité dont l’expression sur le plan mental paraît tout à fait barrée. C’est sans doute ce qui empêche la constitution d’un véritable état mélancolique de même que celle d’une organisation à coloration paranoïaque.

Figure de Rey

Les résultats chiffrés sont mauvais en dépit d’un long temps d’exécution à la copie comme à la mémoire. Mais si l’exactitude est moyenne à la copie où les proportions de la figure ne sont pas respectées malgré la recherche d’un point d’ancrage au centre du dessin, la reproduction de mémoire est, elle, méconnaissable, lacunaire et ouverte.

On voit que le raccrochage à la réalité, s’il existe, ne se fait pas cependant sans altérations notables et que les possibilités de rétention de ce qui a été perçu sont extrêmement réduites, malgré le très long temps d’exécution, comme si la mauvaise image intérieure, béante et désorganisée, prenait le pas sur une réalité en fin de compte défaillante malgré les efforts de maîtrise. C’est dire à quel point une béance narcissique massive apparaît ici.

Le dessin de personne

Ce test a été refusé par Danièle sous le prétexte qu’elle dessinait vraiment trop mal et étant donné l’épreuve pénible qu’avait constitué le dessin de la figure de Rey, nous n’avons pas insisté.

Le rôle économique que jouent les crises d’hypoglycémie dans le fonctionnement général de Danièle est sans doute le point de cette observation qui mérite le plus d’être discuté. Tout se passe en effet comme si la somme des deuils et des traumatismes – la perte du premier enfant, l’apparition du diabète, la mort dramatique du mari, le renoncement à refaire sa vie avec l’homme qui souhaitait la revoir il y a six ans – réalisent un état de névrose traumatique, repérable notamment en ce qui concerne sa vie-onirique, alors que les crises hypoglycémiques d’allure confuso-onirique viennent assurer une certaine décharge pulsionnelle, réduisant pour un temps la tension qui ne parvient pas à être métabolisée autrement. Il semble y avoir de fait, chez Danièle, une impossibilité d’élaborer la position dépressive sur le plan mental, comme en témoigne l’aspect itératif de ses rêves à caractère traumatique à propos desquels elle ne peut donner aucune association, pas plus du reste qu’en ce qui concerne ce qui peut apparaître comme des actings à valeur d’équivalent suicidaire : ses fuites

en voiture où elle frôle l’accident alors qu’elle est en hypoglycémie. Nous avons insisté sur l’aspect « dissocié » de son fonctionnement comme de ce que nous avons appelé sa double personnalité, l’ensemble contribuant à réaliser un « équilibre dans le déséquilibre » et renforçant le sentiment que l’on peut avoir d’être en face d’une situation bloquée.

Ce qui apparaît cependant comme tout à fait singulier chez Danièle c’est la coexistence qui semble exister entre des éléments à caractère apparemment névrotiques quant à leur contenu (les rêves traumatiques ou les passages à l’acte lors des crises confuso-oniriques par exemple) et des éléments marqués par la vie opératoire traduisant la non-intériorisation de ce qui se passe dans son corps, comme lorsqu’elle ne se reconnaît aucune participation réelle dans ses malaises, lesquels sont dus seulement, d’après elle, à l’impuissance des médecins à équilibrer son diabète. Il semble bien que le lien, s’il pouvait se faire, devrait passer par la reconnaissance du manque majoré par les frustrations, voire les préjudices dont elle est l’objet, ce qui devrait permettre dans un deuxième temps un meilleur aménagement de cette protestation face à ce qui nous est apparu comme un manque libidinal intolérable non reconnu cependant comme tel par Danièle. Par la reconnaissance du manque, nous entendons une série de processus complexes s’établissant d’abord sur ce que Winnicott appelle « le sentiment d’être » (sense of being') qui permet la constitution progressive de cet en-dedans psychique dans lequel vont venir s’intégrer les perceptions internes venues du corps. Danièle, dissociée au niveau de son fonctionnement général, nous montre que ce qui se passe sur le plan conscient ne doit pas ou ne peut pas communiquer avec son inconscient et avec son corps, même si elle nous dit qu’elle est déprimée et malheureuse. La réalité extérieure, elle-même dès l’origine frappée par le manque (manque de mots, manque de moyens matériels) vient sceller l’impossibilité de modifier un aménagement psychosomatique où la pathologie de « crise » équivaut en définitive à une possibilité de survie. La crise hypogly-

cémique d’allure confuso-onirique renforcerait ici, en le réitérant autrement, le rêve traumatique répétitif dont elle traduit du même coup l’insuffisance et l’échec ; mais elle ne donne lieu, moins encore que le rêve traumatique, à aucune ressaisie élaborative.

Pour Danièle, ce n’est qu’un mois après l’accouchement de son premier enfant mort-né, que le diagnostic de diabète va être posé, alors qu’il semble bien être apparu en fait au cours de la grossesse et être responsable et de la venue prématurée et du décès du bébé. Si l’on ne retrouve pas chez elle de traumatisme externe repérable précis (si ce n’est un assez grave accident de voiture qui frappe son fiancé et retarde d’un an son mariage puis une fausse couche spontanée trois mois après), sa vie entière (et en particulier à la suite de cette première perte) va se dérouler sous le signe répété des deuils et des pertes entraînant progressivement, le temps passant, un état de déséquilibre quasi permanent de son diabète si bien que ses crises d’hypoglycémie quotidiennes prenant l’allure de crises confuso-oniriques vont sembler jouer un rôle homéosta-sique de décharge, malgré leur caractère dangereux pour sa vie même, assurant ce que nous avons appelé une sorte d’équilibre dans le déséquilibre.

Sans doute peut-on considérer pour Danièle, comme pour Luce qui déclare son diabète à vingt-sept ans au sixième mois de sa première et unique grossesse, que les particularités de la relation qui les unissaient à leur mère respective (dans ce qu’elles peuvent avoir d’insuffisamment élaboré notamment au niveau des positions identificatoires conflictuelles) leur interdisaient dans une large mesure de pouvoir intégrer les remaniements mentaux que suscitait en elles le déroulement de leur grossesse. D’une certaine façon, cesser d’être enfant pour devenir mère à son tour était d’autant plus difficile pour Luce, qu’elle avait précocément contre-investi les insuffisances maternelles, jouant un rôle de mère par rapport à sa sœur et à son frère cadets, dans un mouvement où l’identification beaucoup trop précoce au rôle maternel s’était faite, engageant au premier chef le comportement et le registre de l’activité et court-circuitant du même coup les conflits relationnels structurants de la période de latence et de l’adolescence.

Luce, fausse mère avant l’âge, pour son frère et sa sœur, se-désorganise lorsque les transformations internes et externes liées à sa grossesse vont remettre en question cet aménagement plaqué sur lequel elle avait vécu jusqu’alors. Cet enfant en elle, conséquence des relations sexuelles qui seules avaient manqué à son rôle de mère dans l’enfance, réintroduit massivement l’excitation sexuelle et les conflits d’ambivalence qui avaient été évacués au profit de l’investissement de comportements à valeur de formation réactionnelle. On peut dire qu’à nouveau avec l’aggravation de sa maladie diabétique et le changement d’humeur qu’elle présente vers quarante ans, reproduisant un changement analogue survenu au même âge chez sa propre mère, c’est un mouvement du même ordre qu’elle développe, fuyant dans les modifications caractérielles et la maladie, la réactivation des conflits qui mettent en jeu la sexualité et la rivalité féminine en fonction d’une supposée infidélité de son mari.

4. Les changements dans la relation d’objet

Avec ces trois cas où l’apparition du diabète survient chez de jeunes adultes en concomitance avec la naissance d’un enfant ou au cours d’une grossesse, ce qui nous paraît important à souligner c’est le fait qu’il s’agit alors toujours d’une modification externe concernant la configuration des objets privilégiés, modification qui entraîne nécessairement des remaniements libidinaux, tant en ce qui concerne la répartition de la libido narcissique que celle de la libido objectale.

C’est pourtant dans la mesure même où ces modifications libidinales internes ne vont pas pouvoir s’effectuer en raison de ce que nous avons appelé jusqu’à présent la fragilité, ou la faille narcissique du sujet, que la modification externe très importante que constitue la survenue d’un enfant va pouvoir revêtir un caractère traumatique, introduisant un mouvement de désorganisation qui va engager le corps avec l’apparition du diabète. Il y a loin dans cette perspective, tant sur le plan quantitatif, c’est-à-dire économi-

que, que topique ou dynamique, de ce que pouvait représenter cet « en-trop » à caractère sexuel dont la première survenue des règles chez une jeune adolescente nous avait paru constituer un bon exemple (avec tout ce qu’il sous-tendait comme réactivation des conflits de l’enfance et projection dans le monde de la vie sexuelle adulte), à cette modification extérieure concernant la configuration objective des objets réels signifiants pour le sujet. On pourrait alors faire l’hypothèse – ce que nos trois cas confirment, mais il ne s’agit que de trois cas – que lorsque le diabète apparaît dans un tel contexte, à savoir une modification objective touchant à la répartition des objets privilégiés du sujet, l’organisation mentale se montrera plus défaillante que lorsqu’un facteur sexuel pris au sens large et intervenant à cette période fragilisante que constitue l’adolescence semble pouvoir être invoqué. Du même coup il en résultera des difficultés plus importantes dans la prise en charge ultérieure que le sujet tentera d’effectuer pour équilibrer sa maladie.

Pour ces sujets dont le diabète apparaît au-delà de la période de l’adolescence, il semble que l’impact traumatique intrusif que constitue la réalité de la maladie et de son traitement, rapporté aux caractéristiques générales de leur fonctionnement mental, est tel qu’il dépasse le plus souvent leurs possibilités d’intégration et que l’on aboutit à ces états particuliers où le déséquilibre du diabète dans le temps paraît être la règle. L’aménagement individuel peut alors se faire selon diverses modalités : soit comme nous l’avons évoqué pour Danièle à travers les décharges quotidiennes que constituent les « crises » qui témoignent de son impossibilité (et surtout de celles de ses médecins traitants) à équilibrer son diabète, soit encore à travers une pseudo-reconnaissance plaquée de la maladie comme c’est le cas pour Antoine qui applique son traitement mécaniquement sans tenir compte des variations de son activité physique, ce qui le conduit à de nombreux comas. On peut dire que chez de tels sujets le diabète et ses conséquences occupe tout le champ mental, rendant extrêmement difficile toute tentative de redonner vie à un vécu mental dont il ne serait pas la référence majeure, et on en saisit alors très bien l’aspect mortifère,

parce qu’éteignant toute expression pulsionnelle par valorisation d’éléments de réalité objective inscrits dans le corps propre.

La vie s’écoulant, il semble cependant qu’on assiste chez tout un chacun à un mouvement de fermeture, sinon comparable en intensité à celui que nous évoquons là, du moins correspondant à ce que l’on décrit habituellement comme un rétrécissement des intérêts et à une centration de plus en plus exclusive sur la personne propre. On conçoit que dans le cas où il existe une altération organique irréversible comme le diabète, un tel processus s’accuse et se cristallise autour de la symptomatologie somatique et ce d’autant plus que, parallèlement à ce mouvement de repli sur soi, la tolérance aux traumatismes externes se trouve diminuée, rendant le sujet plus vulnérable à ce qu’il peut vivre comme une intrusion par des éléments de réalité insupportables.

Une remarque s’impose à propos de l’ensemble de nos observations, c’est le caractère traumatique répétitif du vécu objectif auquel sont soumis la majorité de nos sujets, l’histoire de leur vie étant à bien des égards beaucoup plus chargée en deuils, pertes d’objets et catastrophes diverses que la moyenne des sujets névrosés qu’il nous est donné de voir par ailleurs. Le diabète apparaît alors dans la suite de ces divers événements comme un avatar supplémentaire auquel le sujet doit se confronter et les liens qu’il établira avec sa maladie et son traitement suivront d’une certaine façon les aléas qui vont venir ponctuer les différentes phases de sa vie.

Vu sous cet angle, on saisit mieux la valeur économique de l’aggravation du déséquilibre de leur diabète chez Danièle, et chez Luce à une période de leur vie où la fuite dans la maladie et le changement d’humeur, en particulier chez Luce, permettaient d’éviter une confrontation apparemment insoutenable avec une problématique renvoyant à la rivalité féminine et à la sexualité. De même l’intensification de la pathologie de « crises » chez Danièle a suivi de peu le moment où elle a renoncé (par peur, dit-elle) à tenter de « refaire sa vie » avec un homme qui lui plaisait. Il n’en demeure pas moins que considérer ces crises d’hypoglycé-

mie comme des équivalents somatiques de crises d’angoisse, par exemple, ou de tout autre symptomatologie mentale positive, telles des crises caractérielles agressives, ne nous paraît pas pouvoir rendre compte de l’engagement qui se scelle au niveau de la réalité même de l’altération somatique indiscutable et qui vient bloquer toute tentative de reprise psychique, en particulier en ce qui concerne l’élaboration de la position dépressive.

En somme, répondre à l’intrusion traumatique de la réalité extérieure par l’aggravation de la réalité d’une atteinte somatique repérée et repérable c’est court-circuiter ce qui pourrait se vivre sur la scène mentale, c’est-à-dire dans un en-dedans intériorisé où se retrouverait la réalité psychique, et dont il est difficile de savoir si le peu de valeur fonctionnelle actuelle est la cause et/ou la conséquence de l’atteinte somatique elle-même, comme d’apprécier si un tel état de choses est réversible ou pas, et si oui, par quels moyens.