Chapitre IV. Nous irons à la maison verte

La « meilleure maternelle du monde » ?

La transformation opérée chez les mères qui fréquentent la Maison Verte est spectaculaire. Elles ont du temps pour penser et pour être, alors qu’avant elles étaient traquées par leurs enfants qui les accaparaient. Tout devient facile dans leur vie, et les maris qui viennent nous disent : « Quelle transformation à la maison depuis que ma femme vient ici... Le soir, quand je rentre, elle ne se précipite pas sur moi en me disant tout ce qui s’est passé dans la journée... » L’enfant s’occupe, la mère s’occupe, ils communiquent, ils ne sont plus collés ensemble, il n’y a plus de tension, et le père lui aussi, quand il vient là, découvre son enfant avec d’autres enfants ; il découvre sa femme avec d’autres femmes et d’autres enfants, et lui se découvre dans une dimension de père en même temps que d’époux vis-à-vis de sa femme. C’est énorme le travail qui se fait là.

Le nom même de notre « lieu de vie » est une création du collectif d’enfants. Il n’y a pas d’auteur, ni de baptiste. Ce nom est à eux, en eux. Il leur parle de leur maison. Quand la mère dit « la Maison Verte », tout de suite, l’enfant sait. Mon mari, évoquant son enfance en Russie, racontait que lorsque à table on disait : « Demain on va aller à la perdrix », le chien, qui était couché et avait l’air de dormir dans le coin de

la salle à manger, tout de suite se mettait à japper en tournant autour de la table ; il avait entendu le mot « perdrix »... Il y a des mères qui me confient : « Il suffit de dire “ la Maison Verte ” pour que mon enfant, qui était énervé, se calme immédiatement. » La Maison Verte est en orbite dans son espace. C’est extraordinaire. Sa création est peut-être aussi importante qu’il y a quelque 75 ans, le début des maternelles. Elle œuvre pour la prévention du sevrage, ce qui est la même chose que la prévention de la violence et, par là, des drames sociaux.

Rappelons quel était l’ancêtre de la « maternelle » d’aujourd’hui.

Ça s’appelait l’« asile ». Ce fut le nom commun des crèches et des maternelles. Enfant, là où j’allais en vacances, je lisais la pancarte « Asile ». L’asile, c’était une crèche. Les mères qui travaillaient mettaient leur bébé du matin au soir chez les bonnes sœurs, depuis les tout petits jusqu’à l’âge scolaire. Ça s’appelait « asile », et les enfants étaient en uniforme, de longues robes jusqu’aux pieds, dessous ils n’avaient pas de culottes ; c’était comme à la campagne, ils pouvaient faire pipi-caca, aucune importance : on ramassait. Il y avait le secteur des petits, le secteur des moyens, et le secteur des grands... et les grands, c’était la maternelle.

Pour se faire une idée du début des classes maternelles, il faut lire La Maternelle, de Léon Frappier. Ceux qui ont fondé la maternelle se sont trouvés, au départ, dans des difficultés semblables à celles que rencontre aujourd’hui pour exister la « Maison Verte ».

Les édiles ne croyaient pas aux méthodes qui ont été instituées et qui ont fait la qualité de l’Ecole Maternelle en France, et sa réputation mondiale.

Cette maternelle, qui a fait ses preuves, suit une évolution qui me paraît dangereuse. Elle trahit le bon travail de ses pionniers. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on y admette des enfants de 2 ans avec des professeurs qui sont formés pour des enfants de 3 ans. Mais quand on dit 2 ans et 3 ans, c’est comme si on disait 12 ans et 25 ans. Il y a une telle différence entre un enfant de 2 ans et un enfant de 3 ans... une différence aussi grande que pré-pubère et déjà jeune adulte. À 2 ans, le système nerveux central n’est pas terminé ; la queue de cheval n’est pas terminée ; l’enfant n’a pas le contrôle sensitif et émissif à plaisir de son fonctionnement sphinctérien. Si on le dresse à la continence, comme il a peur d’être en dysharmonie avec l’adulte, il greffe son bassin (son en-vie) sur le désir (le plaisir) de l’adulte tutélaire ; ça fausse toute son identité sexuée dont le bassin fait partie. Plus tard, garçon ou fille deviennent homme ou femme mais il y a de gros risques, la région génitale ayant été aliénée à l’adulte, pour un refoulement avec inhibition pathogène de la sexualité adulte. L’éducation sphinctérienne précoce est tout à fait nocive. On a récemment décidé en France d’ouvrir les classes maternelles aux enfants de 2 ans, 2 ans et demi ; on y prépare des inspecteurs de classes maternelles. Or à cet âge, de 3 mois en 3 mois, les enfants évoluent énormément ; leurs intérêts, leur mode de langage au sens large du terme sont en continuelle mutation. On enverra à l’école des enfants qui atteignent tout juste à la marche délurée. Avant 30 mois, aucun enfant n’est prêt pour la propreté « naturelle », tout au moins sans accidents dans la culotte, ni pour le rythme horaire de l’école. Si on veut élargir, accroître l’accueil des petits à l’école, il faut imaginer autre chose que la classe dite maternelle, laquelle est parfaite pour les enfants de 3 ans, de réellement 3 ans de maturité. À partir de 2 ans, les enfants qui restent à la crèche se puérilisent parce qu’il n’y a là que des petits et des femmes pour les encadrer, et même s’il y a des éducatrices, elles savent rarement parler vrai aux enfants de ce qui les intéresse. Elles visent à les initier à des manipulations, des chansons mais dans des activités dirigées... dirigées ! hélas ! déjà. Ces éducatrices de crèches y viennent en tant que vacataires et sont détestées par les maternantes qui, elles, sont reléguées à être des agents de tâches matérielles, biberons, nourriture et couches. C’est un problème. Ce serait tout différent si, au lieu d’éducatrices, on imposait des hommes à plein temps associés aux femmes pour s’occuper des enfants. Qu’on les appelle comme on voudra ! ni psy, ni éducateurs, ni animateurs, mais pourquoi pas des tontis, puisque les maternantes sont des tatis !

J’ai entendu les arguments allégués pour accueillir dès 2 ans les enfants en maternelle : quand un grand est à la maternelle, pourquoi son petit frère ou sa petite sœur n’irait-il pas à la maternelle avec lui ? C’est en ordre inverse ce qui se passe en crèche. Quand il y a un bébé à la crèche, alors on laisse le grand frère ou la grande' sœur à la crèche. Mais quand il va à l’école maternelle, pourquoi le petit, qui, déjà à la maison, se met à jouer avec ce grand, ne pourrait-il pas aller aussi au même endroit que le grand ? Pourquoi séparer la fratrie ? Leur maman et leur papa seront beaucoup plus avec eux s’ils restent ensemble que si on les met dans des endroits différents. En famille ils seraient élevés ensemble et ils s’aideraient mutuellement à se développer. Cet argument paraît juste mais c’est l’attitude éducatrice et ses exigences qui font problème.

En fait, il faudrait qu’il y ait une non-discontinuité depuis la naissance, l’apprentissage de la propreté, jusqu’à l’acquisition de l’écriture, la lecture et le calcul confirmés, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de 8 ans révolus ; il faudrait qu’il y ait une communication entre des pavillons ou des salles préposés aux enfants de 2 à

6 ans et que les enfants puissent aller et venir, se retrouver... lieux de vie, avec des aménagements d’espace et de centres d’intérêt, bref, on aurait besoin de vie encadrée sans directivité au début, puis à partir de la maturité (et non l’âge civil) de 3 ans, avec une directivité progressive. Les enfants iraient par affinité

selon le niveau de cet intérêt, en changeant de lieux. Actuellement, ils ne peuvent pas retourner en arrière dans une classe précédente, ni aller en avant, ne fût-ce qu’en auditeur libre. C’est pourtant cette souplesse qu’il faudrait ménager de 2 ans jusqu’à 6 ans, et après, de 5 à 8 ans.

Sur mon conseil, des architectes qui avaient à prévoir une ville nouvelle ont conçu un centre avec de

- telles ouvertures et possibilités de communication. Il paraît que ça marche très bien. Il n’y a aucune rupture, aucune ségrégation. La maternité et l’infirmerie où l’on met les enfants qui sont un peu malades sont un peu séparées pour la contagion, mais une maman peut aller y voir un bébé, et puis aller voir son second enfant qui est à la crèche, et de là l’aîné qui est à la maternelle, en empruntant des petits couloirs couverts. Sur le terrain de jeux, il y a, comme au jardin du Luxembourg, du macadam avec des petits toits, pour s’abriter s’il pleut quand on passe de l’un à l’autre. On laisse un enfant de maternelle retourner à la crèche s’il veut y retrouver son petit frère ou sa petite sœur pour jouer avec eux.

J’avais demandé aussi que le terrain pour les vieux qui jouent aux boules, avec des bancs pour les femmes qui tricotent, et qui est un terrain un peu dégagé, ensoleillé, ne soit pas séparé du jardin des petits ; qu’il n’y ait pas un mur, mais une haie d’arbustes qu’ils ne puissent enjamber, mais qui soient juste à la hauteur du nez d’un enfant qui marche. Il était souhaitable que les adultes puissent voir les enfants, et que les enfants puissent voir les vieux qui jouent aux boules et les grand-mères qui dès les beaux jours sont là sur des bancs. Les architectes ont ménagé cette visibilité. Et depuis que le jardin a été inauguré, il s’est établi une liaison extraordinaire entre les grands-pères et grand-mères et les petits qui sont dans les premières classes. C’est très important que les vieux puissent, s’ils le veulent, voir les enfants (il y a des bancs plus éloignés pour ceux qui ne veulent pas des cris d’enfants). C’est

ainsi que, dans la société, se tissent des relations entre tous les âges.

On constate en France une espèce d’autosatisfaction des hommes politiques ; chaque fois qu’ils sont sommés par l’opposition de faire le bilan de la politique d’éducation, ils répètent toujours : « Nous avons... comme nous avions le meilleur réseau routier en 1936, la meilleure poste du monde en 1920... la meilleure maternelle du monde... »

C’est vrai. Mais est-elle adaptée aux enfants qu’on veut lui confier ? À leur nombre et à leur âge ?

La maternelle qui a fait ses preuves dans la France de l'avant-guerre ne répond plus exactement au problème des enfants qui, aujourd’hui, sont admis beaucoup plus tôt : 2 ans au lieu de 3-4 ans.

Les femmes de service, qui s’appellent maintenant des agents municipaux, sont là pour le ménage et ne veulent pas de saletés. Elles sont au service des locaux, mais pas au service des enfants. Si bien que personne ne s’emploie à enseigner à un enfant à se laver tout seul, à se laver les dents, à se changer, à se mettre une culotte sèche.

Personne ne peut donc lui donner le vocabulaire de son corps. Ils sont grondés s’ils mouillent la salle d’eau, s’ils font une saleté. Ces femmes de service se sentent humiliées de faire ce qu’elles appellent des « corvées ». Elles protègent les locaux. Un enfant doit vivre dans l’eau, le pipi, le caca à certains moments, et il va dans la classe après. Et elles devraient être des femmes maternelles qui leur parlent leur corps, qui leur parlent leurs besoins, qui leur parlent leurs doigts, leurs mains, leur visage, qui les fassent s’aimer beaux et propres, prendre soin d’eux-mêmes. Des femmes qui leur parlent leur famille, en la connaissant. Enfin, elles devraient être instruites de l’éducation des petits. Mais non. Elles sont payées par la municipalité, alors que les maîtresses sont payées par l’Education nationale. Ça fait une séparation totale, et c’est très rare qu’elles fassent équipe avec la maîtresse. Très peu d’entre elles sont assez disponibles ou se permettent de s’intéresser aux enfants. Pourtant elles ont, pour la plupart, l’intelligence de cœur et aiment vraiment les enfants.

11 faudrait absolument, à mon avis, que la maîtresse de maternelle n’ait à s’occuper à la fois que de six enfants au maximum, et que tous les autres soient occupés par des éducateurs-éducatrices dont la fonction est maternante. Les femmes (dites de service) sont tout à fait capables d’assumer ce rôle à l’école des petits. Pourquoi pas hommes et femmes d’ailleurs ? Les enfants ne seraient pas centrés plus de vingt minutes (au maximum) autour de l’institutrice ou de l’instituteur, la personne... patemante. À l’école maternelle, la maîtresse est essentiellement « pater-nante », elle enseigne la discipline, la correction du parler, des gestes et l’adresse manuelle. C’est le groupe d’enfants qui est « porteur » maternant. On est loin de cette organisation désirable, pour les enfants qui n’ont pas encore le niveau de 3 ans pour lequel la classe maternelle a été pensée.

Que de classes surchargées en maternelle. 11 y a eu une grève d’institutrices : elles avaient 35 enfants, de 2 à 4 ans, et elles n’arrivaient à rien dans le chahut. Le tohu-bohu ne peut que s’amplifier s’il n’y a personne pour voir cette angoisse des petits et les aider. À cette occasion, j’ai écrit un article pour répondre à la question : « Quel est le nombre d’enfants souhaitable dans une classe maternelle ? »

Quand on voit tant de personnes qui sont au chômage, ne pourrait-on leur proposer de venir travailler à la maternelle et faire équipe avec des professeurs dûment formés selon une certaine méthode, à faire acquérir à l’enfant un savoir industrieux, habile, manuel, corporel, vocal, observation avec les yeux, ou éducation du toucher... enfin, vraiment tout ce qui est éducation de l’enfant : exercice de tous les sens et formation à la communication par langage corporel, mimique, verbal. Il faudrait que ces assistantes s’entendent bien avec les maîtresses, comme autrefois s’entendaient des braves dames du village qui avaient des enfants autour d’elles, pour éplucher les légumes. Ces nouvelles aides des maternelles pourraient parler à chaque petit en tant qu’enfant de sa famille, de son papa et de sa maman, et de ses frère ou sœur. Ces personnes pourraient connaître les mère et père de chacun de ces enfants, créer la médiation entre la famille et l’école. Dans les maternelles, on ne parle jamais aux enfants du père et de la mère. On convoque... ou bien on répond à la mère qui vient exposer ses problèmes.

Les maîtresses sont moins disponibles qu’autrefois. Maintenant, elles sont énervées, elles sont fatiguées, etc. Il s’y est instauré ce qui maintenant est devenu chronique dans le primaire et dans le premier cycle du secondaire : une espèce de rivalité parents/enseignants, les enseignants se plaignant que les parents ne fassent pas leur travail éducatif, et, à l’inverse, les parents ayant tendance à trop déléguer, trop s’en remettre aux maîtresses pour faire soi-disant l’éducation alors qu’elles n’ont été enseignées qu’à instruire les enfants.

La maison verte

L’inauguration de la Maison Verte, place Saint-Charles, dans le XVe arrondissement de Paris, a eu lieu le 6 janvier 1979. Ce n'est pas une garderie, ni un centre de dépistage, mais la première pierre de cette « Maison de l’Enfant » qui, selon le vœu de Françoise Dolto, devrait précéder la mise des bébés traditionnelle en crèche, en garderies puis à l’école maternelle. En ce lieu de loisirs et de rencontres où les bébés sont traités comme sujet, personne n’est fiché, l’anonymat est respecté, seule compte la présence humaine : le parent qui accompagne l’enfant et ne quitte jamais le lieu tant que l’enfant y est, lui aussi se repose et s’occupe. Il rencontre ses semblables. L’équipe de trois adultes d’accueil, dont un homme au moins, ne fait aucun traitement, aucune observation formelle, ni aucune expérience concertée. Ils sont simplement disponibles, à l’écoute et s’adressent aux enfants devant les parents.

À la Maison Verte, qui n’a pas d’équivalent dans le monde, se pratique au jour le jour, hors de l’emprise de tout pouvoir médical ou soignant et sans récupération ni directives éducatives, le parler vrai à tout enfant de ce qui le concerne là, soit dans ce que ses parents disent, soit dans ce qu’il fait et qui lui vaut une déconvenue dans sa réussite ou une épreuve dans sa relation avec un autre. C’est l’entrée dans la convivialité, sans dépendance au groupe.

L’ouverture était annoncée par des panonceaux. Les gens regardaient repeindre et aménager cette boutique entre une teinturerie, anciennement laverie automatique, et un café avec des tables dehors, sur une place très passante. On en parlait dans le quartier. La place Saint-Charles est une place assez rurale dans une ville comme Paris, tout à côté de ces grandes tours du Front de Seine qui cachent la moitié du ciel ; c’est une place où les enfants jouent aux patins à roulettes, où les cyclistes qui font une course viennent attacher aux arbres leur vélo. C’est une place un peu vivante. Le jour où nous avons ouvert boutique, c’était le jour des Rois. Nous avions accroché ballons et couronnes à la fenêtre et nous avions écrit sur une pancarte : « Venez fêter les Rois à la Maison Verte, avec vos petits enfants de 0 à 3 ans. » Et des gens sont venus, comme ça, par curiosité. Quelques mamans avaient même apporté des galettes. Nous, nous avions préparé une grande galette. Les mères se sont assises sur les fauteuils et les enfants ont dispersé les joujoux par terre. Nous avons dit d’emblée aux femmes présentes : « Voilà, nous commençons quelque chose de neuf, quelle est votre idée ? La nôtre, c’est de préparer vos enfants à la crèche, à aller en garderie, puis en maternelle. » Ce premier jour, il n’y avait pas de bébés de moins de deux mois, mais je crois me rappeler qu’il y avait une femme enceinte qui, faisant sa petite marche recommandée par son accoucheur, était entrée par hasard.

C’est comme ça qu’on a commencé. Et le bouche à oreille a joué.

Les pères, au début, ne venaient que le soir chercher leurs femmes, après la sortie du travail, entre 6 et

7 heures. Sans doute pour monter l’enfant avec la poussette quand elles rentraient chez elles.

Au début, il y eut quelques malentendus... Certaines femmes, travaillant, ont cru que c’était une garderie. Dans les premiers jours, une femme nous a demandé : « Je peux vous laisser mon enfant ? » S’entendant dire : « Non, madame », elle nous a fait une petite scène : « Ben alors, si vous n’êtes pas une garderie, à quoi servez-vous ? » - « Eh bien, nous servons à ce que vous veniez, vous, avec votre enfant, pour le préparer à être séparé de vous sans histoire. » - « Ah ! ben, il fera des histoires ! » - « Mais si vous cherchez une garderie, on peut vous en indiquer. » Nous avons donné l’adresse de garderies, en insistant sur ce point : la Maison Verte, c’est un intermédiaire entre le foyer et la garderie, entre le foyer et la crèche. Les gens l’ont très bien compris, rapidement. Pour certains parents, surtout pour les mères dont la mise, une fois ou deux en garderie, avait beaucoup perturbé leur enfant, il a été moins facile d’admettre de ne pas laisser l’enfant, même pendant deux minutes. À une mère qui voulait laisser son enfant, âgé de quatre-cinq mois, le temps d’aller faire une course, j’ai dit : « Non, vous emmenez l’enfant pendant la course, et vous revenez. » -« Mais alors, ce n’est pas la peine que vous existiez ! »

- « Si, c’est la peine que nous existions, parce que le jour où vous voudrez, vous, faire des courses, vous pourrez, sans aucun souci pour vous ni risque pour lui, laisser en garderie votre enfant. Il sera en bonne intelligence, même en votre absence, avec les autres, enfants et adultes... » Furieuse, elle est restée tout de même pour sortir son venin, et une autre maman lui a dit : « Vous savez, vous pouvez très bien l’emmener faire votre course et revenir. » - « Non ! rhabiller l’enfant ! » Elle aurait voulu s’absenter pour soi-disant acheter des petits gâteaux, alors, l’autre maman lui a dit : « ...Mais, tenez, prenez mes petits gâteaux, j’en ai... » Les personnes d’accueil étaient toutes bouleversées de la colère de cette femme, et surtout de la détresse de son bébé dès les premiers mots : « Je vous le laisse cinq minutes, le temps de faire une course. » J’ai rassuré le bébé en disant : « Tu vois, ta maman, c’est très bien qu’elle fasse une scène... ça lui fait beaucoup de bien de faire une scène. » Du coup, le bébé s’est rasséréné, bien que la mère continuât sa scène. J’étais contente qu’elle fasse une scène, parce qu’elle ne comprenait pas et il fallait qu’elle comprenne. Au lieu de partir, elle est restée deux heures, alors qu’elle avait commencé par dire que ce n’était pas la peine de venir, etc. Et le soir, elle a dit à l’une d’entre nous : « J’ai compris... C’est formidable. Et je vous remercie de m’avoir retenue alors que je voulais faire une scène et m’en aller immédiatement. » En réalité, on ne l’avait pas retenue... Et elle nous a dit : « Vous avez tout à fait raison. Je ne vous ai pas dit, mais j’ai essayé la garderie, et ça a été épouvantable : l’enfant a hurlé tout de suite... mais ici, non, alors, comme il était bien là, je pensais que je pouvais vous le laisser. » - « Eh non ! Vous arriverez à le laisser à la garderie quand il aura été préparé ici. » Et d’ailleurs, quand on parle, le moment venu, de la garderie à l’enfant qui ne parle pas encore, l’enfant reste serein, il fait « oui » de la tête. On en parle à la Maison Verte, en disant : « Ta maman va te mettre à la garderie, ça veut dire qu’elle ne restera pas avec toi, mais c’est des enfants comme ici, c’est des dames comme ici, et si tu es un peu malheureux, tu penseras à la Maison Verte et ta maman te ramènera à la Maison Verte demain,

R

mais aujourd’hui, il faut qu’elle aille faire des courses. » Les enfants comprennent très bien.

Cette mère nous avait dit : Je le laisse, parlant de son bébé à la troisième personne, devant lui. Elle n’avait pas dit : « Je te laisse. » Nous, nous corrigeons ces façons de parler de l’enfant sans lui parler à lui.

Quand une mère arrive à l’accueil, c’est au bébé que nous parlons, c’est au bébé que nous présentons les lieux. « Voilà le cabinet... le même pour les grandes personnes et pour les enfants. » Si c’est un petit : « Voilà la table à langer : c’est là que ta maman pourra venir te langer. » C’est la mère qui devient la troisième personne. « Voilà les engins à roulettes, le bac à eau, l’échelle, le toboggan, les joujoux, le tableau à dessiner.

Tu peux jouer à ce que tu veux. Il y a un règlement : on ne peut pas jouer à l’eau sans tablier de caoutchouc.

Si on joue avec les engins à roulettes, on ne peut pas passer telle ligne de séparation entre les deux pièces. »

Carte d’identité de la maison verte (d’après une idée de Françoise Dolto)

Un lieu de rencontre et de loisirs pour les tout petits avec leurs parents.

Pour une vie sociale dès la naissance, pour les Parents parfois très isolés devant les difficultés quotidiennes qu’ils rencontrent avec leurs Enfants.

Ni une crèche, ni une halte-garderie, ni un centre de soins, mais une maison où Mères et Pères, Grands-Parents, Nourrices, Promeneuses sont accueillis... et où leurs petits y rencontrent des amis.

Les femmes enceintes et leurs compagnons y sont aussi les bienvenus.

La Maison Verte accueille tous les jours de 14 h à 19 h. Le samedi de 15 h à 18 h (sauf le dimanche), 13, rue Meilhac (rue piétonne), 75015 Paris. Tél. : 306-02-82.

La Maison Verte prépare l’enfant à être, à deux mois, séparé de sa mère, sans être le théâtre de ce fameux « syndrome d’adaptation », à vivre en toute sécurité sans elle dans la société. Beaucoup de mères qui viennent là savent qu’à deux mois elles seront obligées de mettre à la crèche leur enfant, parce qu’elles ont leur travail à reprendre et qu’elles ne pourraient pas vivre sans. Ces petits, au bout de cinq à six fois (c’est suffisant), sont préparés à vivre avec des adultes à qui la mère fait confiance et des enfants de leur âge dont les mamans ont le même problème de se séparer de leur enfant toute la journée. Ce- n’est pas humain, pour une femme, de se séparer, à deux mois, de son bébé. Elle est prise entre sa nécessité de gagner de l’argent et son impossibilité de rester auprès de son enfant. Pour d’autres, c’est une crainte de ne pas retrouver son travail après quelques mois. Pour d’autres encore, travailler, c’est échapper à l’expérience qu’elle a de s’ennuyer avec un bébé toute la journée dans un petit logement. Elle se sent coupable. Elle vient nous voir. C’est au bébé que l’on parle et elle entend ce que nous disons au bébé... Et les directrices de crèches n’y comprennent rien. Les bébés qui ont commencé par la Maison Verte sont différents. Ils n’ont pas de syndrome d’adaptation. En présence des mères, nous annonçons aux bébés ce qui les attend : « Quand ta maman te mettra le matin... elle ira à son travail, comme quand tu étais dans son ventre... Quand tu étais dans son ventre, tu allais au travail avec elle. C’est elle qui parlait avec les gens, et toi tu étais dans elle... Maintenant, tu es né, tu ne peux pas aller au travail avec les adultes, parce que tu dois être avec des enfants de ton âge... D’autres dames s’occuperont de toi, comme nous (les autres dames et les messieurs qui sont là) nous occupons de tous les enfants, et tu seras séparé de ta maman toute la journée, puisqu’elle travaille. » Le bébé entend tout ce qu’on lui dit ; il comprend. Comment ? Je crois qu’il comprendrait tout langage, même si nous parlions chinois. C’est après quelques mois qu’il ne comprendra plus que le français ; il comprend que nous parlons à sa personne de l’épreuve qui l’attend ; il se rassure de nous entendre dire que cette épreuve, c’est un signe qu’il aime sa maman, qu’il est aimé d’elle, qui est sa mère, seule et unique, de son père, de tous les deux qui l’ont mis au monde et qui travaillent pour lui. Nous préparons aussi les parents à retrouver leur bébé après huit heures d’absence : « Quand vous irez le chercher à la crèche, surtout, ne l’embrassez pas ; parlez-lui, parlez à la personne qui l’a eu dans la journée pour savoir comment ça s’est passé ; habillez-le avec vos gestes caressants, mais ne vous précipitez pas. Ne cédez pas à votre envie d’embrasser votre enfant. Huit heures par jour, pour un bébé, c’est comme sept ou huit jours pour un adulte. Alors il vous a oubliée, il ne sait pas, il est pris dans un autre climat. Lui, quand il est en état de besoin, il se jette sur le biberon ; si vous vous jetez sur lui, c’est qu’il est pour vous comme une nourriture ou un biberon : il se sent dévoré. Donc, mettez-le dans l’ambiance de votre relation à lui, parlez-lui, habillez-le, et rentrez à la maison. Là seulement, vous ferez la fête des bisous, tant que vous voudrez. » Et les mères qui ont été à la Maison Verte disent : « C’est formidable, la différence avec les autres enfants mis directement à la crèche : ceux-ci hurlent quand la mère part et qu’elle revient, ils n’ont pas d’autres moyens de marquer une tension, que ce soit une tension de plaisir ou une tension de douleur. Mais en tout cas, ils sont tout à fait en insécurité ; on les donne déshabillés à leur mère qui se précipite pour les embrasser. Alors qu’ils sont sevrés de leur mère, ces bébés, les mères, elles, ne sont pas sevrées de leur bébé. Elles se jettent sur le sein... le bébé, c’est leur sein. »

Ce travail que nous faisons à la Maison Verte, avant

que les bébés n’aillent à la crèche, c’est une prévention formidable des troubles consécutifs au malaise que l’enfant éprouve à ce ping-pong auquel il est soumis entre la pouponnière et sa maison. Nos anciens petits hôtes sont souriants avec les gens de la crèche qui disent : « C’est merveilleux, comme ces enfants sont observateurs et présents ! » Ce n’est pas la même chose quand on met à la garderie un enfant qui a toujours été avec sa maman : il hurle tout l’après-midi. Dans les garderies, les maternantes nous disent qu’elles passent leur temps à protéger les petits de l’agression, et les petits pleurent tout de même ; ils ont peur des grands, parce qu’ils n’ont pas été initiés, par la personne qu’ils connaissent, à ces petits risques de la société. Ces agressions les atteignent moins s’ils sont sûrs que la mère est toujours introjectée en eux pour les sécuriser. Mais pour que la sécurité (ce qu’est la mère pour son enfant) soit introjectée par lui, il faut qu’elle ait été témoin compatissant de la peine éprouvée par lui, de ses expériences et qu’elle l’en ait consolé. Il faut qu’elle lui permette d’affronter à nouveau le danger en même temps qu’elle, présente sans angoisse, et qu’elle lui parle du « danger » auquel il désire se mesurer, en le soutenant par des paroles justes sur la réalité du risque, souvent minime, mais qui, pour l’enfant, est tragique quand il est tout seul. Nous voyons arriver des enfants qui sont totalement phobiques d’un endroit où il y a des enfants ; ils restent à la porte, collés à leur mère. Alors, nous, nous sortons et nous leur parlons dehors : « Bien sûr que tu as raison... Ta maman t’avait mis en garderie et tu ne savais pas comment c’était, et puis ta maman était partie sans te prévenir... Tu avais cru qu’elle restait, et puis tu ne l’as plus retrouvée. »

Les adultes n’ont pas idée de ce qui se passe dans ces garderies : que d’arrachements d’enfants ! Quand ceci a été réparé (c’est assez long de réparer la phobie de la garderie), nous préparons l’enfant, lui proposant que sa maman s’en aille cinq minutes. (C’est uniquement dans le cas d’enfants traumatisés par l’expérience de garderie que nous agissons et cette expérience ne se vit que si l’enfant est tout à fait d’accord.) Mais il y a des mères qui disent « 10 minutes », on regarde la pendule, elles restent 20 minutes ; alors, l’enfant, depuis les

10    minutes où elle devrait être là, est affolé ; nous le calmons : « Tu vois comment sont les mamans... Elle dit “ 10 minutes ” et pour elle, c’est 20 minutes, elle ne sait pas ce que c’est qu’une pendule. » Quand elle revient, nous la grondons : « Vous voulez aider votre enfant et en même temps, vous ne tenez pas parole. Comment peut-il vous croire ?... Bien sûr, il est en sécurité ici, mais vous... est-ce que vous êtes en sécurité quand vous savez que vous avez fait souffrir votre enfant ? Il faut absolument que vous soyez dans la vérité, et pas dans le mensonge. » Dans des cas semblables, il lui faudra à nouveau trois visites avant qu’il ose recommencer l’expérience de la séparation. Et nous travaillons dans ce sens. Et puis, quand c’est accepté, nous disons : « Tu vois, bientôt, quand tu voudras, tu pourras aller à la garderie, là où les mamans ne restent pas... C’est comme ici mais sans les mamans. » Alors, il dit : « Non, pas encore, pas encore. »... - « Bon : pas encore ; le jour où tu voudras. » Et puis on en parle et, cinq ou six jours après,

11    dit : « Je crois que maintenant, la garderie, je pourrai... » Alors, la mère essaie. Nous lui disons : « Vous le mettrez une demi-heure à la garderie sans vous, puis une heure. Vous lui montrerez la pendule quand vous reviendrez. » Et elle revient le lendemain du premier jour de mise en garderie et l’enfant raconte comme ça s’est passé là-bas : « Il y avait un méchant qui faisait ça ; il y avait la dame qui tèssé. (Vrai ou faux.) » On écoute... Et s’il ne veut pas encore parler et qu’on le voit se précipiter pour jouer à l’eau, on lui dit : « Tu vois, l’eau, c’est comme quand tu étais bébé, que tu te baignais avec ta maman, que tu étais dans le

ventre de ta maman et que tu es sorti d’elle avec les eaux. À la garderie, tu penseras à l’eau et tu verras que tout ira bien... Tu penseras à l’eau et ça sera aussi bien que s’il y avait de l’eau. »... Et c’est vrai que ça marche.

Si l’enfànt n’est pas encore au stade du langage, il entend tout. Il comprend tout. Il faut voir sa joie de

1 retrouver la Maison Verte. Il vient avec son papa et sa maman, le jour de congé des parents, où il ne va pas à la crèche. D’autres jours, il vient après, le soir : nous sommes ouverts jusqu’à 19 heures.

Le financement de la Maison Verte, qui est très minime étant donné le nombre des enfants et des adultes qui la fréquentent, ne pourrait-il pas être pris en charge en qualité de publicité par des grands magasins, des banques, avec ou sans la commune ? Si l’un de ces sponsors faisait savoir qu’il investit sur la jeunesse et sur les jeunes parents qui ont des enfants, ça lui ferait une publicité formidable. Une banque devrait comprendre que la vie humaine est à promouvoir alors qu’elle n’est encore que promesse, que ce sont les enfants la première valeur d’une société, que l’argent est signe d’échange entre vivants, son rôle est d’intervenir et promouvoir la vie humaine. Eh bien, les vivants, c’est là qu’ils commencent. À l’âge de la Maison Verte, de la crèche, des garderies, de la maternelle. Ce n’est pas l’Etat nourrice, ce sont les particuliers motivés qui devraient prendre à cœur le rôle de solidarité vis-à-vis des jeunes parents et de leurs enfants. On fait bien des prêts au logement, et on ne fait pas des prêts à l’éducation première des enfants. Il y a bien, par l’argent de l’Etat, des allocations pour la « mère au foyer », mais cela peut être une prime au piège d’une vie repliée sur l’enfant et la mère, sans les contacts sociaux nécessaires à la stimulation mentale, physique et affective de ces deux citoyens d’âge différent, qui chacun ont à être ensemble en sécurité au contact vivifiant de leurs semblables.

Il reste à accomplir tout un cheminement mental nouveau pour que l’éducation dans les premières années de l’enfant non séparé des siens devienne prioritaire. Ce qui est relégué à la rubrique du domaine scolaire et de l’éducation n’est pas considéré comme le sujet des sujets, quelque chose de majeur.

On a peur aussi d’aller y regarder de près, parce qu’on se rend compte effectivement, ne serait-ce que par intuition, que tout l’avenir social dépend de cela, et alors, à ce moment-là, on a mauvaise conscience, parce qu’on sait qu’on ne donne pas priorité au problème de l’humanisation de la petite enfance, à ce moment capital de la séparation réussie mère-enfant. Ce sujet-là est refoulé, masqué, alors que c’est là que prennent source la tolérance des différences, l’entraide entre les êtres humains, les amitiés structurantes, l’intégration réussie des enfants en tant qu’éléments actifs, porteurs et créatifs en société de leur âge, et les amitiés d’adultes, hommes et femmes, en tant que parents, initiant leurs petits, par exemple, à la convivialité entre générations quand des intérêts et des plaisirs leur sont partageables, dans des lieux et temps adéquats.

Quand un enfant en agresse un autre - celui-là et pas les autres -, nous remarquons à la Maison Verte qu’ils sont faits pour devenir amis. L’agression élective est signe d’affinité réciproque chez ceux qui ne peuvent encore parler.

Scène classique : les mères des enfants qui se battent se prennent de bec. Il y a une manière de parler à l’enfant agressé devant sa mère et celle de l’agresseur, qui incite l’enfant à comprendre pourquoi l’autre l’a bousculé ou lui a arraché un jouet, au lieu de le fuir, de crier et de se réfugier auprès de sa mère. « Ce n’est pas ton jouet qu’il veut, mais ton attention. Il est attiré par ta façon de jouer, ou parce que tu lui apparais comme le petit frère qu’il voudrait avoir, etc. » Il est bon qu’il ait recours à sa mère, pour se remettre de son émotion. À la surprise de celle-ci, à peine remis, il la quitte pour repartir vers l’autre, son agresseur de peu de date. Il n’y a ni blâme ni conseil à distribuer. Il s’agit de compatir, bien sûr, de revigorer et de chercher le sens du différend. Ce comportement, axé sur le fait que tout est langage à décoder, est la base de notre travail préventif des troubles psychosociaux des petits.

La Maison Verte prépare l’enfant à être confié à une crèche ou à la maternelle, en lui évitant les épreuves d’un passage trop brutal, sans le recours à la personne qui jusque-là est garante de son identité, de son intégrité corporelle, de sa sécurité. Il a à se « vacciner » contre les épreuves de la vie en société.

Une mère vient-elle avec un petit de 3 ans à qui l’entrée en maternelle pose de graves perturbations et se plaint-elle que son enfant ne manifeste aucun intérêt pour la vie scolaire, « Il n’aime pas la maîtresse ». Nous disons à l’enfant : « Tu joues bien à la Maison Verte, ta maman est là comme à la maison, et tu y rencontres aussi d’autres personnes. À l’école, ta maman ne peut pas être présente, elle confie à l’institutrice le soin de t’apprendre des choses intéressantes et d’animer le groupe des enfants. » - « La maîtresse est moche, elle n’est pas comme Maman. » - « La maîtresse n’a pas à être jolie ou laide, ou à ressembler à ta maman, c’est une institutrice. Elle est payée pour instruire les enfants. L’école n’est pas la maison. Tu dois faire la différence. » Nous relativons les situations. C’est très important de relativer avec les enfants, de leur montrer comment les rôles et fonctions se distribuent dans la société. Chacun a sa place. « L’école est comme elle est. À toi de l’accepter et de ne pas attendre de la maîtresse ni qu’elle remplace ta mère ni qu’elle soit comme tu la voudrais. » Ces colloques sont réellement opérationnels ! Combien de mères voudraient que la maîtresse soit comme elles la souhaiteraient, et surtout « gentille » avec tous les élèves pareillement !

Quand on a ouvert la Maison Verte, des gens ont dit : « Mais enfin, vous ne faites rien, vous laissez vivre. »

Oui, nous laissons vivre, en parlant de la vie qui s’élabore à chaque minute, en nommant tous les mots du vocabulaire concernant les activités de ces enfants, en étant présents et disponibles. Mais jamais nous ne dirigeons un jeu. « Mais qu’est-ce que vous faites donc ? » nous demande-t-on.

« Vous ne faites pas de direction de jeux pédagogiques, sensoriels, de groupes d’orthophonie ou de psychomotricité, pas de groupe de parents... Alors quoi ? » Etre avec les humains, ce n’est pas faire. Il faut faire ! Est-ce ça le jeu ? Non. C’est de développer plus d’être.

Faudrait-il tendre vers ce « meilleur des mondes28 » qui consisterait à sélectionner et à tester à la naissance le plus tôt possible ?

Sélectionner en vue de quoi ? En vue d’une production alors qu’on ne peut pas sélectionner l’être qui au jour le jour se développe, pour être plus un être de communication. La communication peut présager qu’il y aura productivité mais c’est une autre dimension de l’être humain, la communication restant la dimension principale, si elle développe un plaisir réciproque entre ceux qui communiquent.

Défendre son propre désir et non pas prendre le désir de l’autre pour soi, c’est une condition essentielle pour construire sa personnalité. Or, l’être humain à l’état d’enfance a tendance à inverser les valeurs. Le lui rappeler, c’est encore un travail de prévention que nous sommes bien placés pour faire tout le temps à la Maison Verte. Lorsqu’un enfant dédaigne un jouet qui ne l’intéresse pas, et qu’il voit un autre s’y intéresser, il veut lui prendre ce jouet. Nous nous sommes arrangés pour qu’il y ait deux ou trois exemplaires de chaque sorte de jouet. Que voyons-nous ? Michel veut prendre le camion de Marcel. À sa portée de main, il y a un autre véhicule, sa réplique exacte. Disponible. Eh bien, il n’en veut pas. Il veut le camion que Marcel a. Et nous lui en parlons sans lui reprocher d’agir ainsi : « Est-ce que tu comprends que c’est parce que Marcel est assis dessus et qu’il le fait marcher que tu veux ce camion-là... alors que le même camion, qui est à côté, il est libre... Tu peux le prendre si toi tu as envie de ce camion... Mais as-tu envie d’être Marcel ou as-tu envie de jouer avec le camion ? Si tu as envie de jouer au camion, il est là ; si tu as envie d’être Marcel, tu n’y arriveras jamais, parce que tu es toi. » Et l’enfant attentif écoute, il réfléchit, c’est cela qui est extraordinaire. Mais on peut aussi, à ce moment-là, dire : « Si Marcel te connaît et si tu le connais, peut-être qu’il te prêtera son camion. »

Marcel entend ce que nous disons. « Marcel y tient, à son camion. Mais peut-être Marcel serait aussi content de prendre l’autre camion. « Marcel, que ce soit ce camion-là ou l’autre, toi, tu veux bien l’un ou l’autre... » Marcel regarde l’autre camion et, parce que ça a été dit avec des mots, laisse son camion et va à l’autre. Mais Michel, lui, veut prendre le camion que Marcel a pris... Et c’est à ce moment-là qu’on voit qu’il veut être Marcel... Il veut être son grand frère s’il a déjà un grand frère, et c’est à l’adulte de lui dire : « Tu vois, moi aussi, quand j’étais petite, ton papa aussi quand il était petit... nous nous trompions, nous ne savions pas si nous voulions être nous ou si nous voulions être un autre... Et c’est ça qui est compliqué quand on est des humains. »

En deux ou trois fois, ils ont compris que d’être soi, c’est mieux que de faire comme l’autre. Ça commence aussi avec le goûter : un enfant demande le goûter à sa mère ; alors, tout de suite, un autre veut le goûter de cet enfant ; alors, la mère se dit : « Je vais lui donner le sien. » Et nous lui disons : « Pourquoi voulez-vous donner son goûter à votre enfant, vous n’y pensiez pas il y a trente secondes. » - « Mais il le réclame. » -« Mais est-ce qu’il vous le réclame parce qu’il en a besoin, ou c’est parce que l’autre a découvert qu’il en avait besoin ? » Elle dit : « Oui, il ne devrait l’avoir que dans une heure, étant donné son repas. » -« Alors, pourquoi le lui donnez-vous ? » Et nous disons à l’enfant : « Tu voudrais être Paul, à qui la maman donne le goûter ? »... Il nous regarde d’un air étonné... « Tu voudrais être Paul ? Tu voudrais avoir la maman de Paul ? Et le papa de Paul ? Et pas ta maman ? »... Alors cela, non ! Il se précipite contre les jambes de sa mère à lui. « Tu vois, chaque maman pense le goûter de son enfant. Et si tu ne veux pas changer de maman, eh bien, ta maman, elle sait que ton estomac n’a pas encore faim... C’est tes yeux qui avaient faim, mais pas ton corps... Va jouer. » Alors, maintenant, nous avons des enfants qui mangent à leurs heures... et ils ne s’imitent pas les uns les autres. Et les mères ont compris qu’il ne faut pas être la servante de n’importe quelle demande qui n’a pas de sens de nécessité matérielle. Le plaisir de goûter ensemble, de faire la dînette, c’est d’un autre âge. Il faut d’abord être assuré qu’on est soi-même et que ce « soi-même » est dans une sécurité telle que, n’importe où, on sait ce dont le corps a besoin et on ne se laisse pas piéger par le regard, par l’oreille... Le besoin du corps peut se révéler par une tentation des yeux, à condition que dans la parole intelligente le sens critique de l’enfant par rapport à ses propres désirs et besoins lui soit enseigné.

La Maison Verte n’est-elle pas un petit peu l’embryon de la Maison des Enfants ?

Si on veut. Elle en serait la première étape, celle qui prépare de part et d’autre, le moment venu pour chacun et progressivement, le sevrage de la mère et de son enfant quant à F« auxiliariat » de dépendance totale.

Elle dépend de l’aide de la société qui en comprend la nécessité. C’est l’Administration de la D.D.A.S.S. qui actuellement en finance le budget. Mais pour nous c’est une expérience tout à fait neuve, cette association réunit des psychanalystes (qui n’y font aucune consul-

I tation) et un personnel d’accueil qui permet aux mères et aux pères de parler et de se reposer pendant que leur enfant, jamais loin d’eux, est en sécurité dans ses libres jeux sous les yeux vigilants de l’équipe du jour (toujours 1 homme et 2 femmes). Nos débuts administratifs ont été difficiles.

À nos débuts (1979 et les premières années), notre président, qui est allé à la préfecture, dit qu’il n’a jamais été reçu avçc autant d’agressivité et de négativisme, même par Brejnev qui lui a accordé une audience, que lorsqu’il a été reçu par le représentant du préfet. Celui-ci était furieux d’avoir une première fois signé la convention : « Nous avons été piégés par ces gens “ ridicules ” et qui ne font rien... À quoi ça sert de socialiser des enfants avant l’âge de la scolarité ? »

À la préfecture, on m’a dit : « Il faut que vous représentiez une demande de convention, et dans 18 mois vous n’aurez rien du tout, et c’en sera fini avec cette imbécillité. » Ce qui montre à quel point ils sont angoissés... Sinon, il n’y aurait pas cette animosité ; il y aurait de l’indifférence bureaucratique.

D’un autre côté, de partout en France, les gens viennent nous voir et veulent créer des Maisons Vertes, parce que des mères en ont parlé. Quand une délégation d’éducateurs de pays étrangers vient en France et demande au ministère de I’Education nationale ou au ministère de la Santé : « Que faites-vous pour les petits ? », on répond : « Allez voir la Maison Verte, c’est ce qu’on fait en France... »

Ils viennent, et ils ne se doutent pas des difficultés que nous avons traversées. Pour réduire la subvention, les fonctionnaires divisaient le nombre d’enfants que nous accueillions par le nombre d’adultes de permanence, et ils marchandaient : « Vous n’avez pas besoin d’y être de 2 heures à 7 heures puisque les gens viennent surtout entre 4 heures et 7 heures. Alors, ne venez qu’à 4 heures. » - « Et ceux qui viennent de 2 à 4 ? » - « Eh bien, il y aura foule d’enfants entre 4 heures et 5 heures et demie. Vous avez trois personnes, vous n’avez que six mères et enfants, pendant une heure, tandis qu’après, vous en aurez vingt-cinq, pendant 1 heure et demie... Eh bien, vous n’avez qu’à fermer pendant les deux premières heures et vous en aurez vingt-huit... » Comme si on pouvait faire ces comptes d’épicier avec du vivant ! Si des mères arrivent plus tôt avec leurs enfants, c’est parce qu’elles sentent qu’ils sont mieux quand il y a moins de monde, ils ont un peu plus d’espace.

On veut introduire la notion de rentabilité, alors que c’est tellement important que l’être humain, justement, ne soit pas là pour sa rentabilité, mais qu’il soit accueilli. Qu’ils viennent nombreux ou pas nombreux, ils sont là, et c’est très bien, et tout s’arrange. Et on voit les mères qui, avant, venaient vers 2 heures et s’en allaient quand la foule des enfants arrivait à 4 heures et demie... peu à peu, l’enfant les supportant bien, elles restent le temps de parler à d’autres mères... Et il y en a d’autres, au contraire, qui arrivent en fin de foule, et avec les pères, entre 6 et 7 heures.

Pour l’Administration, il n’est pas question de rester jusqu’à 7 heures, tous les bureaux doivent s’arrêter à 6 heures. Nous répliquons : « Mais si vous arrêtez à 6 heures, vous n’aurez pas les enfants qui viennent après la crèche. » - « Mais après la crèche, à quoi ça sert ? Les parents n’ont qu’à s’occuper de leurs enfants ! » - « Mais c’est justement pour mieux s’occuper de leur enfant : c’est, pour les parents, une détente de venir avec d’autres parents passer un instant à la Maison Verte avec leur enfant, après le travail et le retour de la crèche. »

Autre exigence de l’Administration : elle veut que ce soit le même personnel toute la semaine : « Qu’est-ce que c’est que ces gens qui ne travaillent qu’un jour là et ailleurs les quatre autres jours ? Ils devraient travailler toujours au même endroit. » - « Mais non, parce que nous voulons que les mères, les pères et les enfants se sentent chez eux et non pas les personnes d’accueil. Elles sont à leur service mais pas chez elles. » Nous y tenons beaucoup : que personne n’inféode personne sur la façon de faire. C’est tout un état d’esprit. La rotation fréquente évite qu’un même individu impose sa manière de voir les choses.

Il y a des gens qui disent : « Moi, je viens le lundi pour voir Mme Dolto. » D’autres : « Je préfère venir le mardi puisque je peux alors voir Marie-Noëlle... » Et puis c’est fini. Mais elles en ont parlé... Elles disent : « Ah ! Je vois toujours la mère avec cet enfant-là... quel jour vient-elle ? » - « Elle vient plutôt le mercredi. » - « Ah ! bon... Eh bien, je ne viendrai plus le mercredi ; je viendrai le jeudi. » Et un beau jour, elle revient le mercredi, elle revoit cette dame et lui dit : « Vous savez, je ne voulais pas vous voir, parce que votre fils, avec ma fille, c’était terrible... » Si c’était tous les jours la même personne et les mêmes habitudes, jamais il n’y aurait cet informel grâce auquel ce sont les parents et les enfants qui décident pour eux, et non pas les personnes d’accueil. C’est cela que les fonctionnaires ont beaucoup de peine à comprendre. Ce qui est le comble pour eux : nous ne voulons savoir ni le nom de famille, ni l’adresse, ni le statut économique et social des gens. Nous ne faisons pas de fiches. Nous faisons deux feuilles de statistiques dont l’une est tenue par les parents eux-mêmes. C’est très amusant, parce que les « petits grands », ceux qui vont bientôt avoir 3 ans, viennent voir ce que leur mère inscrit : « Qu’est-ce que tu mets là ? » - « Je mets que tu as plus de 2 ans et moins de 3 ans. » -« Ah oui... C’est là, dans cette colonne... Alors, je vais le faire moi-même. » Alors, la mère tient la main de l’enfant qui met sa petite croix là où il faut cocher les colonnes. Il dit ainsi tour à tour qu’il est lui fille ou garçon de tel âge, qu’il est venu à la Maison Verte, que son papa est (ou n’est pas) français, que sa maman est (ou n’est pas) française...

Si nous tenons aussi notre statistique, c’est parce qu’il y a des parents qui oublient, mais nous la tenons sur un autre cahier. Et quelquefois, les mamans vérifient si nous avons bien mis que leur enfant est venu. Les personnes d’accueil leur montrent volontiers leurs statistiques à elles. Quelquefois, une mère veut faire des recherches, savoir si elle est venue tel jour... Les feuilles de statistiques vont tout de suite au comptable. On lui explique : « On n’a plus votre feuille de statistiques, mais on va voir sur notre petit cahier à nous. » Elle commente ce qu’elle lit : « Si on est venu tel jour, c’est le lendemain qu’il est arrivé... » C’est vivant, mais ce n’est pas une statistique pour la statistique.

L’Administration, elle, voudrait des fiches individuelles. Si un enfant a été vu comme un enfant difficile ou retardé, ils voudraient que ça soit dit à la maternelle. Ils font des fiches qui suivent l’enfant toute sa vie. Cette inquisition policière, justement, nous ne voulons pas la servir. Aussi ne savons-nous ni le nom de famille, ni le statut économique et social, ni l’adresse de nos hôtes. On sait le prénom de l’enfant, et c’est tout, si ses parents sont venus l’un ou l’autre, combien d’heures. Et s’il y a des frères et sœurs, on met un petit repère indiquant qu’ils sont frères et sœurs. Et quand c’est un prénom masculin et féminin, comme Dominique par exemple, on met G. ou F. pour que le sexe soit précisé. Mais ce sont des documents qui n’ont rien de policier et uniquement pour la meilleure connaissance affective de cet enfant. Il est certain que cette démarche ne va pas dans le sens de l’Administration qui vise à assurer la surveillance permanente de la population.

À l’heure actuelle, par son interventionnisme, l'Ad-ministration entretient une sorte d’antagonisme entre les familles et les jeunes. Si on l’en croit, les enfants de cette génération, il faut les enlever tôt à leur famille, il faut les éduquer en dehors de la famille. L’enfermement, c’est malsain. On procède par arrachement. Nous, nous aidons les enfants à vivre un détachement progressif. C’est tout à fait différent. Il n’y a pas d’antagonisme, mais collaboration. Le groupe social coopère d’autant mieux qu’il y a signification, en paroles, des différences. La diversité entraîne les uns et les autres à collaborer ensemble dans le respect de chacun. C’est cela qui se passe, c’est un fait. Et j’y assiste. Et toutes les personnes qui viennent, qui ont des garderies, des crèches dans des départements différents, sont absolument passionnées par l’expérience. Elles n’en reviennent pas de découvrir le climat détendu de la Maison Verte : « Je n’aurais jamais pensé que vingt-cinq enfants et vingt-cinq parents, parfois trente-cinq ou quarante enfants et autant d’adultes, pouvaient se réunir sans bruit, sans cris... c’est social... » Bien sûr, il y a du brouhaha, chacun est occupé, un psychanalyste, homme ou femme, est présent sur les trois personnes d’accueil, mais il ne fait aucun entretien singulier ni ne donne aucune consultation. Ça passe l’entendement de nos fonctionnaires, qu’un analyste qui est médecin soit là sans y être ès qualités ! mais comme un simple citoyen, encore plus s’il est psychiatre ou pédiatre de formation prépsychanalytique.

L’attitude de l’administration avec les parents est tout à fait différente surtout dans des cas dits « sociaux ». Les travailleurs sociaux décrètent que ces parents sont nuisibles, incapables d’élever leurs enfants (or, ils ne le sont jamais ou exceptionnellement, c’est ceux-là qui ont mis au monde l’enfant). À ce moment-là, ia société prend en charge les enfants, en fait des assistés individués, déviant le lien affectif parents-enfants.

À la Maison Verte, nous avons une manière très douce de montrer aux parents les tendances possessives, castratrices, frustrantes qu’ils ont vis-à-vis de leurs enfants. Sans les juger. On le leur montre par une observation immédiate, apparemment anodine. Ils se sentent alors le droit de revivre à leur niveau, pour eux. Et les mères disent : « Quand je pense qu’avant de venir ici, tout était tellement difficile... Mais c’est facile d’élever un enfant... Maintenant, pour moi, c’est facile. Je ne me sens plus anxieuse. Il s’occupe autour de moi. Je peux faire ce que j’ai à faire. »

Ce travail de prévention est très novateur, même par rapport aux recherches du Children’s Bureau en Angleterre, dont les responsables ont été jusqu’à envisager un C.A.P. de l’aptitude à être parents. Mais cette prévention aurait lieu trop tard, alors que tout s’est déjà joué. Il faut aider les bébés et leurs mères dès la naissance et avant la mise en crèche ou en garderie. Quand nous les voyons anxieux, surstimuler ou inhiber leurs petits, nous ne leur donnons pas tort, nous rassurons l’enfant ; en décrispant la mère, nous l’excusons auprès de son bébé ! « Elle agit ainsi parce qu’elle t’aime, qu’elle s’inquiète à ton sujet. » Par exemple, nous avons un bac rempli d’eau qui attire les nouveaux. Certaines mères se précipitent sur leur enfant qui court vers le bac, et lui donnent une fessée : « Je t’interdis de jouer à l’eau. Je t’ai toujours interdit de jouer à l’eau. » Nous l’informons de notre règlement intérieur : quand on joue à l’eau, on met un tablier. La mère s’obstine : « Même avec un tablier, je t’interdis de jouer à l’eau. » Alors, l’enfant est un peu perdu de voir les autres qui jouent à l’eau... Et c’est nous qui lui disons : « Ta maman a ses raisons de craindre que tu attrapes froid..., mais il y a beaucoup d’autres choses ; tu peux jouer à autre chose qu’à l’eau. » L’enfant est consolé et la mère désarme : après quelques venues, elle n’a plus envie de poursuivre ce qui était son anxiété que l’enfant prenne froid, ou provocation à notre égard, surtout après qu’elle en a parlé avec des mères qui ont vécu les mêmes angoisses à leurs premiers contacts avec la Maison Verte.

Je citerai un autre exemple de décrispation : une mère crie : « C’est épouvantable ! » à sa fille parce qu’elle a taché sa robe avec des feutres destinés à dessiner au tableau. Elle dit : « C’est terrible ! » et regarde si on la regarde. Et sans que personne ne lui dise rien s’adresse à un visage qu’elle prend à témoin : « Enfin, il faut tout de même qu’elle apprenne à protéger sa robe... » Elle exige cela, alors que l’enfant a juste un an. Nous nous taisons. Elle se tourne vers nous : « Vous trouvez que j’ai eu tort de donner une fessée ? » et on répond : « Mais qui vous dit que vous avez eu tort ? » - « Ah ben, moi, c’est comme cela que j’ai été élevée. » Et puis elle se raconte. Pendant ce temps-là, l’enfant revient tout barbouillé : « Qu’est-ce que je peux faire ? » - « Eh bien, vous la laverez en rentrant à la maison ! »... On rit, on met de l’humour. Et elle revient quelques jours après... « Jamais ma petite, dit-elle, n’a si bien dormi, ni si bien mangé que depuis sa venue ici ! »

Comment parlent les bébés à la maison verte

À la Maison Verte, nous voyons chaque jour combien se transforment les relations de l’enfant à la société et de l’enfant à sa mère, et de la mère et du père à leur enfant, à partir du moment où ils ont constaté qu’un enfant de quinze jours comprend la parole et qu’on peut lui parler de ce qu’il lui est arrivé aux dires de sa mère, de ce qui se vit pour lui et qui le concerne. Dans ces implications et applications, on en est aux balbutiements d’une découverte essentielle : que l’être humain est un être de langage dès sa conception ; qu’il y a un désir qui habite cet être humain ; qu’il a des potentialités que nous soutenons ou que nous négativons. C’est surtout cela : il a des potentialités de désir mais, si celui-ci n’est pas tissé d’éléments langagiers, la fonction symbolique qui est toujours en activité, durant les états de veille, marche à vide sans code, sans organiser un langage communica-ble. L’accueil et la communication interpsychique langagière sont indispensables. Nous ne croyons pas le bébé capable d’entendement de la parole, parce qu’il ne peut encore émettre des sons spécifiques qui répondent de son entendement des paroles qu’il entend. Mais si on assiste et sait observer sa mimique, il répond à tout.

À la Maison Verte, les autres mères qui sont là - pas seulement sa mère - deviennent attentives à la mimique éloquente des enfants. L’autre jour, une femme est venue avec un bébé de moins de trois mois. Elle nous dit : « Je le laisse ; je vais juste en face chercher quelque chose... » C’était la première fois que cette femme venait, et je lui ai dit : « Mais, madame, il n’en est pas question. Vous ne laisserez pas votre bébé. Ici, aucune mère ne laisse son bébé. » - « Mais c’est pour aller juste en face ! » - « Eh bien, vous lui remettez son petit vêtement, vous allez juste en face et vous revenez. » - « Ah ! Eh bien alors, je ne reviendrai pas. » - « Vous ferez comme vous voudrez, mais vous ne laisserez pas Untel (le bébé en question). » Au moment où elle venait de dire cela, on avait vu le visage du bébé qui était tout angoissé à l’idée que sa mère allait le laisser. C’est le seul être au monde qu’il connaît et elle va le laisser dans un monde inconnu où elle vient d’arriver depuis cinq minutes ! Je lui ai dit : « Mais regardez votre bébé ! » - « Vous croyez ? Mais c’est par hasard ! » Elle avait bien vu... et toutes les mamans présentes aussi mais elle le niait, c’était un hasard... J’ai dit au bébé : « Tu vois, ta maman, elle partira avec toi ; elle ne reviendra peut-être pas ; mais elle partira avec toi ; ici, aucune maman ne laisse son bébé. » Immédiatement, il s’est rasséréné, il a regardé sa mère et c’était fini. Alors, elle est restée avec lui. À la fin de l’après-midi, elle a dit aux autres mères : « Eh bien, maintenant j’ai compris... C’est extraordinaire ! Tout à l’heure, j’étais décidée à ne plus jamais revenir... Je croyais que Mme Dolto m’attaquait, mais j’ai compris que c’est dans l’intérêt du bébé... C’est extraordinaire qu’un bébé entende le langage. »

S’il entend, s’il comprend ? Tout ce que l’on dit et ne dit pas. Je voudrais citer le témoignage de Claude, trois mois, huit jours. Avant qu’il ne nous montre comme il suit le discours des adultes, parlons de la jalousie de sa sœur aînée, Lucienne, âgée de trois ans. On verra que les parents qui viennent à la Maison Verte sont associés très étroitement au travail que nous faisons sur le terrain. Et combien se dénouent sur place, en douceur et « en direct », de situations qui, non prises à temps, pourraient devenir dramatiques.

La mère de Lucienne et de Claude était venue une première fois à la place Saint-Charles - la première adresse de la Maison Verte - avec sa petite aînée avant qu’elle n’ait trois ans et aille à l’école. Quand le second a eu trois mois et huit jours, elle est revenue nous voir avec son mari, le bébé et l’aînée. Le bébé allait bien. Son père le portait. Ils avaient l’air heureux tous les deux. Mais l’aînée, dès son arrivée, s’est mise par terre (cachée), comme si elle était une morte, sous le vêtement de cuir de son père. La mère, désolée : « Vous connaissiez Lucienne ; ce n’est plus elle, regardez ! Elle est devenue insupportable ; elle refait pipi-caca, etc. » L’enfant, que je savais très intelligente, très sensible, était là, le visage caché comme un paquet, mais elle écoutait tout ce que sa mère disait. Celle-ci était venue me confier que Lucienne faisait une jalousie térébrante depuis la naissance du petit frère. Je calmai la mère : « Oui, mais laissez-la ; elle rejoue sa vie fœtale, parce qu’elle essaie d’aimer son petit frère et elle ne sait pas comment ; probablement vous vouliez déjà qu’elle fût née garçon. » Elle me dit : « Mais oui ! Mais comment le savez-vous ? » - « Mais, à la réaction de votre fille... La joie que vous avez montrée à ce petit frère ; elle s’est demandé si on lui avait montré la même joie, à elle quand elle est née ; à elle qui était fille. » Je le disais, sachant que ce « paquet », sous le cuir du père, entendait tout : « Mais, vous-même, avez-vous eu, après vous, un autre enfant dans la famille ? » Elle me dit : « Oui, j’ai eu une petite sœur... Et ma mère m’a dit que ma jalousie avait été épouvantable. » - « Et maintenant, avec votre sœur ? » - « Oh... Ma sœur, c’est pour moi une étrangère... » Elle racontait avec un ton froid, voire agressif... Et tout d’un coup, après avoir parlé comme cela, cette femme s’est précipitée dans l’épaule droite de son mari qui était à côté, et qui avait le petit Claude sur les genoux. Et elle s’est précipitée, elle a sangloté dans l’épaule de son mari, en se rappelant brusquement, en revivant sa jalousie d’enfant, jalousie de sa sœur, pendant que sa fille était là en train de vivre cette épreuve terrible qu’elle pouvait vivre parce qu’elle était à la Maison Verte. Cette femme a été bouleversée elle-même de cette détresse subite qui l’avait envahie. Son mari me regardait, essayant de la calmer... Elle est restée comme cela à sangloter sur l’épaule d’un époux papa-maman-grand-père-grand-mère... Elle revivait intacte, à 25 ans, la jalousie de sa petite sœur. Et elle est revenue quelques jours après en disant : « C’est extraordinaire... J’ai été soulagée... D’abord, plus du tout d’agressivité contre ma fille qui montrait cette souffrance... Ça m’a étonnée... Ce n’est pas commode, mais j’ai compris... Et surtout moi, j’ai téléphoné à ma sœur, et c’est complètement fini : je n’ai plus rien contre ma sœur... Alors qu’elle était pour moi quasiment une étrangère contre qui j’avais gardé un reste d’animosité... » Une semaine après avoir « craqué » à la Maison Verte, ayant liquidé complètement la jalousie de sa sœur, elle a permis à sa fille de vivre la jalousie de son petit frère, sans en entraver l’expression et sans être angoissée, ce qui auparavant l’obligeait à se fâcher contre sa fille. Un dénouement à une vitesse étonnante. Elle est revenue quinze jours après, sans son mari, avec le petit Claude et sa fille aînée qui jouait avec les autres et qui avait retrouvé le comportement de son âge. C’était presque terminé : elle était un petit peu négligente de son petit frère ; elle ne s’occupait que des autres gens ; elle a reparlé de notre première Maison Verte, place Saint-Charles... Enfin, une enfant parlant, vivante comme elle était auparavant.

Voilà pour Lucienne. Maintenant, au tour de Claude, trois mois. Il était sur les genoux de sa mère pendant que Lucienne jouait, et ce jour-là, il y avait une délégation canadienne - trois éducatrices que le ministère des Affaires sociales nous avait envoyées. Elles avaient demandé ce qu’il y avait de nouveau en France concernant les crèches, les pouponnières, et le ministère les avait orientées vers nous, comme il le fait d’habitude lorsque des visiteurs étrangers s’adressent à lui. Un éducateur de permanence, Dominique, s’occupait de ces trois dames et, pour leur faire comprendre notre travail, il leur parlait d’Hector, trois ans, qui était là, chez nous, avec sa sœur cadette, Colette ; il était tellement agressif avec elle qu’elle n’osait pas marcher ; si son frère la voyait marcher, il la renversait. Un jour, la mère nous a raconté que Hector s’était réveillé un beau matin en claironnant : « J’ai fait un rêve, que papa était mort. » Et il semblait aux anges. « C’est terrible, son père a fait une dépression subite en voyant son fils très content d’avoir rêvé qu’il était mort. » Et le père est arrivé, le samedi suivant, complètement déconfit, en disant : « Mon fils ne m’aime pas puisqu’il se réjouit de me voir mort. Comment peut-il penser une chose pareille ! » Il a parlé avec un des psychanalystes qui étaient là, lequel lui a expliqué que cet enfant « naissait » à sa propre identité et qu’à partir de ce moment-là, il avait à vivre ce que nous appelons l’Œdipe - un ensemble de sentiments contradictoires. Mais évidemment, n’étant pas au courant de la psychanalyse, il n’en est pas plus

avancé. Les gens croient que l’âge de l’Œdipe commence automatiquement à l’adolescence alors que cela se passe à trois ans et que c’est totalement inconscient.

Il faudrait expliquer à ce père que, justement, Hector est en train d’aimer en lui le père qui naît, puisqu’il est en train de donner imaginairement, dans un rêve, la mort à son père en devenant lui le seul mâle de sa mère, à la maison... Alors, il est tout content de prendre la place du père, ce qui prouve qu’il l’aime, car sans cela il ne prendrait pas sa place ; il ne chercherait pas son identité de mâle de cette façon-là.

Dominique racontait donc l’histoire d’Hector à ces trois Canadiennes, pour dire à quel point nous pouvons faire une prévention de ces tensions qui naissent entre enfants et parents au moment de l’Œdipe, en les aidant à comprendre, sans faire de grande psychanalyse... C’est le développement d’un enfant à comprendre et à lui faire comprendre que d’autant plus qu’il peut rêver ça, d’autant plus il devient un fils aimant et sain qui honore son père.

Et voilà Claude qui, la fois où il était venu, avait montré cette espèce de confiance jubilatoire quand il était dans les bras de son père, voilà Claude, garçon de trois mois et huit jours, qui se met à se décomposer et à hurler. La mère m’avait dit que cet enfant ne pleurait jamais, toujours souriant ou calme. Alors je me dis : « Claude pleure ; il a quelque chose... Il pleure parce que Dominique vient de raconter que Hector a rêvé la mort de son père et qu’il en était heureux... Il a entendu ça. » Alors, immédiatement, je m’adresse à Claude, le petit de trois mois, et je lui dis : « Mais, Claude, ce n’est pas toi qui as rêvé que ton papa mourait, puisque toi, tu aimes beaucoup ton père et que tu ne pourrais pas encore rêver cela ; c’est Hector, qui a rêvé ça, ce n’est pas Claude... Claude aime son papa et Claude est trop jeune pour rêver que son papa serait mort. » Immédiatement, Claude s’est calmé. Il a

tourné son visage vers sa mère, vers moi, vers Dominique qui venait de parler... Alors, rasséréné, il a retrouvé son habitus souriant. Les dames canadiennes qui ont vu ça étaient stupéfiées : « C’est extraordinaire, un enfant de trois mois comprend ! » Oui, et non seulement il comprend, mais il se met à l’unisson de la conversation qu’il y a autour de lui et qui, par

- rapport à lui, le touche à cause de l’éventuelle annulation de la valeur de ce qu’il ressent ou, au contraire, d’autres fois en soutien de ce qu’il ressent, suivant la parole qui lui est donnée à ce moment-là. Ce n’est pas rien de parler devant un bébé. Il a une réceptivité parfois beaucoup plus fine et plus grande que celle des adultes. Mais n’est-ce pas cela « comprendre », faire sien ?

Il est à l’unisson de ce qui est exprimé comme émoi dans le langage. À la Maison Verte, quand des parents viennent avec leur enfant, on peut, par le bébé qui ne parle pas, comprendre ce que la mère ne peut pas dire.

Il y a environ deux ans, une mère est venue nous voir, inquiète de sa petite fille qui, à vingt-deux mois, ne parlait pas encore : « Quand elle a eu dix-huit mois, j’ai commencé à m’étonner qu’elle ne parle pas. » L’enfant avait apporté un ours qu’elle avait calé dans les bras de son papa, et je voyais qu’elle suivait la conversation. Je lui ai dit : « Ta mère vient pour toi, elle est un peu ennuyée de voir que tu n’entres pas dans la parole comme les autres enfants de ton âge. Nous allons parler pour toi, et toi, pendant ce temps-là, tu peux écouter. » Nous étions tous les trois ensemble, ses parents et moi, à essayer d’approfondir le problème. J’ai demandé à la mère ce qui s’était passé quand elle avait dix-huit mois, puisque c’est à cet âge que la mère a commencé à s’inquiéter que sa fille n’entre pas dans le langage. « Rien... Rien », me dit-elle. Et je vois l’enfant qui va prendre dans un coin une poupée tout à fait délabrée, la met sur le devant de la jupe de sa mère et s’arrange pour qu’elle tombe,

alors qu’elle avait bien calé le nounours dans les bras de son père. Elle la ramasse et elle la remet, visiblement pour qu’elle retombe. Alors, je dis à la mère, en nommant la petite : « Regardez ce que fait Laurence : elle apporte cette poupée délabrée (et Dieu sait qu’il y a des poupées qui sont en bon état), elle apporte cette poupée délabrée et vous la met sur votre sexe et s’arrange pour qu’elle tombe... Ça veut dire quelque chose. Il me semble que Laurence est en train de me dire que vous auriez fait une fausse couche quand elle avait dix-huit mois. » - « Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Mais oui, c’est vrai ! » Et la petite me regarde, regarde sa maman, regarde son papa... et va se nicher dans sa maman quand elle me dit : « Oui, c’est vrai... J’ai fait un avortement volontaire parce que nous ne voulions pas... » - « C’est cela qui s’est passé : vous ne l’avez pas raconté à votre fille... Alors, elle ne comprend pas et, depuis, elle se dit : « Mais ma mère ne veut pas de moi, enfant, puisqu’elle n’a pas voulu d’un enfant. » Un bébé est enceint co-sa mère, et si la mère refuse les potentialités de la vie, à ce moment-là ça joue sur les potentialités vivantes de l’enfant, qui sont alors freinées. Laurence, à ce moment-là, est restée nounours de son papa, au lieu de continuer de se développer fille à l’image de sa mère. »

Ça a été un entretien absolument magique, diraient des gens qui ne connaissent pas la psychanalyse ; miraculeux, diraient les autres, parce que la petite fille est redevenue positive à sa mère, ce qu’elle n’était plus depuis ce temps-là : sa mère était pour elle une potentialité de danger quant à la vie qu’elle sentait en elle, parce qu’elle n’avait pas eu d’explication verbale sur le refus temporaire d’avoir un autre enfant : ses parents ne disaient pas qu’ils n’auraient pas d’autre enfant plus tard, mais que ce n’était pas le moment, pour leur budget, pour ceci, pour cela... On n’avait pas prévenu cette enfant que l’on n’entamait pas pour autant ses potentialités fécondes pour elle-même... puisque la fécondité est constante chez un être, avec ce qu’il reçoit des autres. Et ce freinage de la fécondité peut freiner le développement d’un enfant.

Sans elle, nous n’aurions pas su quel événement - la fausse couche de sa mère - pouvait avoir joué sur elle. C’est l’enfant qui nous le signifiait. Bien sûr, ça aurait pu ne rien vouloir dire... Un pur hasard. Mais je ne crois pas au hasard. Elle avait niché ce petit ours, c’est-à-dire l’enfant avant d’être fille, dans les bras de son père... Et elle avait ensuite joué à ce jeu de chute d’un pipi-caca sous forme d’un bébé délabré. Elle voulait dire quelque chose... Elle ne nichait pas cet enfant sur sa mère - pas du tout - comme elle avait mis l’ourson sur son père. Elle écoutait ce que nous disions et c’était sa façon à elle de nous signaler ce qui s’était passé à l’insu de sa mère.

C’est extraordinaire... Si on fait attention aux mimiques des enfants pendant que nous parlons, ils sont à l’unisson de ce qui est signifié à travers ce qu’ils perçoivent.

Au moment où sa mère, devant nos questions concernant le signifié gestuel de l’enfant qui semblait parler d’une fausse couche, a confirmé avec émotion la réalité de cet événement, Laurence, soi-disant muette, a tiré son père par la manche : « Viens, papa, cette dame est embêtante, je veux m’en aller ! » Je rappelle qu’elle avait vingt-deux mois et ne « parlait » pas.

L’attachement que l'on observe dans le monde animal montre que tout n 'est pas dans le rite alimentaire. Les animaux ont une affectivité avec leur mère, d’adoption ou pas, enfin la nourricière, et ils peuvent ne pas se nourrir ou dépérir, etc., si cet attachement est coupé. Est-ce de nature différente chez l’homme ?

Non. Même l’animal est en communication. Les canards qui sortent de leur œuf adoptent le premier être humain vivant qui prend soin d’eux comme étant la mère. Konrad Lorenz l’a bien constaté. S’il ne se mettait pas à croupetons devant les petits canards pour les amener à la mare, ils n’iraient pas. Il faut que ça soit lui qui leur donne l’exemple, lui, leur mère de remplacement, qui les mène à la mare, et alors, arrivant sur les bords, ils savent, par la mémoire ancestrale qui est dans leur organisme, ils savent nager ; mais, élevés sur terre, ils ne se mettraient pas à l’eau si ce n’était pas lui qui les amenait à la mare. Il leur sert de mère du fait que les rencontres vitales de perception, les rencontres visuelles - perception optique, perception sensorielle, etc. - les ont accrochés à lui comme étant la mère.

La mère coucou ne va déposer ses œufs que dans le nid de l’espèce où elle est née...

Il y a donc une sorte de mémoire ancestrale. Ce qui se voit d’ailleurs chez les enfants que nous avons en analyse... Même des adultes, parfois. Pour ceux qu’on dit être « psychotiques », le travail analytique, le travail inconscient nous exprime ce qui s’est passé dans la vie de leur mère avant de nous exprimer ce qui s’est passé dans la leur. Le psychotique est une expression de cette vie fœtale qui a reçu l’héritage symbolique dont sa mère était chargée encore et qui n’avait pas pu se dire. Tout ce qui n’a pas pu se dire s’inscrit dans le corps et gêne, dans cet individu de l’espèce, ses fonctionnements eugéniques, ses fonctionnements euphoriques. C’est l’individu de l’espèce qui prend en charge la dette du sujet de son histoire, articulé au sujet de l’histoire de sa mère et de son père. On peut donc dire qu’il y a des enfants qui portent leurs parents ; ils sont les premiers thérapeutes de leurs parents qui, ayant refoulé, enfants, une partie de leur histoire, la rejettent chez leur enfant quand il a l’âge où ils ont souffert sans être entendus.

Avec les psychotiques de moins de cinq ans, et même de moins de dix ans, il y a quand même plus de réversibilité que lorsqu’on attend les psychoses de l’adolescence. C’est pour cela que le travail analytique doit être fait précocement pour que la dette que les parents ont réussi à avaliser, mais qui est restée enclavée en eux, ne soit pas le poids pour un autre enfant qui a besoin de l’exprimer. Ce qui a besoin de s’exprimer doit s’exprimer... Et si ce n’est pas le parent, ce sera son enfant, ce sera son arrière-petit-enfant, mais ça doit s’exprimer dans cette lignée, parce que c’est une épreuve symbolique, c’est une souffrance qui a besoin d’être criée et partagée et reçue par quelqu’un qui l’écoute, l’éponge et, en en permettant l’expression, réhabilite la valeur affective de cet individu redevenu pleinement humain. « C’est ni bien ni mal ; ce n’est pas commode à vivre, mais c’est ton épreuve et tu aides ta mère et tu aides toute ta famille et tu t’aides toi, ta famille du passé en même temps que ta famille future... en exprimant la douleur humaine, celle qui s’exprime, qui en appelle à un autre, celle qui se venge... mais celle aussi qui se pardonne. »

Là, aucune comparaison avec l’éthologie animale ne tient ; c’est le propre de l’être humain que de pouvoir prendre en compte l’histoire de la mère, l’histoire du père, l’histoire de la famille ; de pouvoir, finalement, être chargé d’une énergie, d’une souffrance que les autres n’ont pas résolue. Et cette transmission-là est unique dans notre espèce. Je crois que c’est cela que le mythe a inclus sous le signe péché originel. Ce qui a été souffert, dévitalisant, ou survalorisant, certaines perceptions au mépris d’autres, ce qui est la suite de la consommation du fruit défendu (enfin, ce qu’on a formulé de cette façon), c’est une intuition extraordinaire de l’humanité, des relations émotionnelles de père en fils et de mère en fille piégés par la loi inconsciente de leur fonction symbolique, quand leurs actes démentent leur dire et vice versa.

Les sociétés ont, en quelque sorte, transposé, exemplarisé cette condition humaine. Certaines, même encore de nos jours, maintiennent la responsabilité familiale : on est comme responsable d’une faute commise par un ascendant, et aussi d’une action valeureuse

Le tragique est que les humains n’arrivent pas à faire la différence entre la responsabilité et la culpabilité. L’épouvantable chez l’humain, c’est qu’il se sent coupable de ce dont il est responsable (alors qu’il n’est en rien coupable). Et, comme il se sent coupable, il a honte et il s’empêche d’exprimer... Comme la mère de Lucienne qui a eu honte d’être prise dans cette violence de détresse et a cherché une épaule pour pouvoir la dire... Il se trouvait que c’était l’épaule de son élu d’aujourd’hui qui était son mari et qui lui servait, à ce moment-là, de grand-mère ou de mère pour comprendre ce qui se passait. De façon punctiforme dans le temps et dans l’espace, cet homme a été cette épaule de quelqu’un quand elle était petite pour comprendre cette souffrance. C’était ni bien ni mal ; c’était souffrance que son père et sa mère avaient désiré un enfant qu’elle n’avait pas désiré, et qui était sa sœur. De même, la petite Lucienne : son père et sa mère, dans leur amour réciproque, avaient désiré mettre au monde Claude, le petit frère dont elle ne voulait pas : d’abord, c’était un second après elle ; et en plus, il était du sexe que sa mère avait désiré pour elle... Et la réalité avait fait que le désir de cet enfant s’était inscrit en sexe féminin. Alors, elle se disait : « À quoi ça sert d’être fille... à rien... je veux mourir. »... Comme si l’enfant - le sujet - démolissait ce corps qui n’était plus représentable de sa dignité humaine. Et elle reculait dans son temps, jusqu’à vivre à l’état fœtal. Et la mère disait : « Mais elle va étouffer sous ce manteau de cuir. » - « Mais pas du tout : elle désire être là, tranquille ; elle dort et elle écoute tout ce que nous disons. » - « Comment peut-on dormir et écouter ? »

- « Comme quand elle était dans votre ventre : elle dormait en écoutant aussi ; elle vivait avec vous. »

Symboliquement, Lucienne refaisait le chemin pour mener tous ceux qui étaient concernés, tous les protagonistes, à l’endroit où tout s’était arrêté. Une part de ses potentialités vitales était freinée par un langage non dit et qui inhibait en elle le droit d’être, dans son individuation et dans son identité sexuée de grande sœur.

Finalement, la crise, pour chaque individu, se noue dans le non-dit et dans le mal entendu. Par exemple, pour le petit Claude, c’était dans le mal entendu : on parlait d’un garçon qui pour lui était un modèle de vie : ce petit Hector, un « grand » qui court, qui va, qui vient tout autour et qui est un modèle du garçonnet qu’il a envie de devenir. Claude, lui, il est encore dans l’impuissance du nourrisson, mais les petits garçons qui sont autour de lui lui apportent l’image de lui qui l’attire à grandir. Et voilà que grandir provoquerait en même temps la mort du père. Claude était au désespoir. Alors, je lui ai dit : « Mais ce n’est pas toi... C’est Hector qui a rêvé ça de son papa à lui, qui n’est pas ton papa à toi ; toi, tu ne rêves pas ça de ton papa à toi. » Immédiatement, il était rendu à son individuation et à son identité.

Voilà*un exemple de cette prévention que nous faisons là-bas. Cette mère-là ne serait jamais allée chez un psychiatre, ni pour sa fille, ni pour elle.

La prévention doit surtout éclairer l’attitude des parents pendant la vie fœtale, la façon dont ils se représentent l’enfant et dont ils échangent avec lui ; puis, à la naissance, et pendant les premiers mois. Je crois qu’on peut faire un travail de démystification et d’information encore plus précis dans cette période-là. C’est dans cette phase qu’il y a le plus d’idées reçues, de malentendus. Justement, cela concerne le temps de l’être humain qui a paru complètement insaisissable et inintéressant à des générations d’éducateurs. Encore aujourd’hui, la plupart des adultes passent à côté de cela avec leurs enfants. Il reste plus de travail à faire sur les premiers mois de l’être humain que sur les dix premières années, qui ont été largement étudiées.

Un exemple vraiment très intéressant pour saisir sur le vif le « langage » intégré par un enfant et qu'il a besoin de répéter pour se retrouver lui-même. C'est un langage au sens large du terme

Dans notre Maison Verte, nous avons un petit bac à eau qui est en haut de deux petites marches. Jamais on n’avait vu, après deux ans de fonctionnement, des enfants jouer à monter des engins à roulettes sur la deuxième marche, près de ce bac. Et voilà qu’une petite fille de dix-huit mois s’amuse à y faire grimper, en la faisant avancer avec effort entre ses jambes, une petite voiture de poupée et puis à la descendre : toc, toc... Et de recommencer l’ascension difficile. Sans l’imiter, semble-t-il, à un autre moment son frère, âgé de 3 ans, hisse son camion de la même façon. Tous deux avaient besoin de faire ça. Observant ce manège, je vois la mère et surtout le père très fâchés de ce jeu inventé par leurs enfants, alors que ça ne dérangeait personne. Ça leur était particulier. J’ai demandé à la mère : « Mais, quand ils étaient petits et qu’ils étaient dans la poussette, est-ce que vous aviez des marches à descendre et à monter quand vous sortiez ? » - « Ne m’en parlez pas ! » Elle rit avec son mari et lui glisse : « Tu te rappelles notre appartement ? » Lui : « Pourquoi cette question ? » - « Parce que je vous vois tellement fâché de ce que vos enfants font, qui ne gêne personne. » Et il était prêt à les en empêcher. La mère me dit : « Nous habitions un rez-de-chaussée surélevé, nous avions une concierge insupportable qui ne permettait pas que je laisse le landau dans la petite entrée... Si bien que j’étais obligée de monter sept ou huit marches pour arriver à notre appartement ; et quand le deuxième est né, il y avait deux enfants dans la voiture et je ne pouvais pas les descendre, remonter chercher la voiture, etc., si bien que je descendais... toc, toc, toc... » Le mari faisait des scènes à la concierge et engueulait sa femme qui ne pouvait pas convaincre la concierge qu’il fallait qu’on laisse la voiture en bas, que vraiment c’était inhumain d’obliger une maman à faire cela... Si bien qu’il engueulait ses enfants de la même façon ici et maintenant qu’il se fâchait là-bas. Et finalement, ils ont déménagé pour trouver un appartement de plain-pied avec un ascenseur et où il ne serait plus obligatoire de faire ce manège. Alors, je leur dis : « Voilà ce que vos enfants font. » La petite avait vécu ça pendant trois ou quatre mois ; le garçon, lui, toute sa petite enfance. Et dans leur langage à eux, exprimé avec un engin, ils refaisaient la sécurité avec maman : c’était de faire toc, toc, toc et de remonter pour faire toc, toc, toc. Ces deux enfants ne jouaient vraiment qu’à ça.

Des gestes qui paraissent insignifiants ou intolérables à des parents peuvent, au contraire, être tout à fait révélateurs. Ce manège était significatif de la sécurité avec maman. Les gronderies du père ne leur faisaient aucun effet ; dès qu’il avait le dos tourné, ils recommençaient. Pour eux, c’était plus essentiel de jouer à ça ; ils retrouvaient leur sécurité, celle qui résiste aux variations d’humeur des gens.

On voit sur le vif comme les parents ont tendance à étouffer et censurer des expressions, des manifestations de leur enfant qui devraient leur apprendre quelque chose d’important sur son intelligence.

Ces deux parents ont appris quelque chose ce jour-là : que l’enfant est en sécurité quand il répète un langage qu'il a assimilé au contact de sa mère, et que le langage va bien plus loin que les paroles : il veut dire la manière de bien vivre. C’est un bon sensorium de base ; être en sécurité avec soi-même depuis qu’on est petit, c’est reproduire certaines situations en bravant les gronderies. C’est certainement un processus d’intégration et d’initiation au vivre, que les enfants répètent de cette façon. Mais il faut des petites observations comme celle-là pour le saisir. La Maison Verte s’y prête. Et c’est important parce que cela se passe avant l’entrée en maternelle, donc avant que l’enfant soit pris dans l’admissible et le non-admissible par la société. À ce stade, non seulement des perturbations de l’enfant, mais bien des malentendus, des incompréhensions des adultes sont réversibles. Les parents découvrent ce que c’est que l’intelligence du monde de leur enfant. Ce qu’ils ont d’abord pris pour un « tic », une « manie », un caprice, une bêtise, et qui les a énervés, leur révèle un extraordinaire réseau de connexions psychiques tissé autour des événements les plus quotidiens du premier âge et de la vie de l’enfant, dans ce cas contemporaine de la vie difficile du jeune couple. Ce père furieux de cette navette incessante avec le camion ou la voiture de poupée a fini par en rire d’un rire libérateur : « Je n’aurais pas pensé que mon fils et ma fille puissent se souvenir de cette comédie de l’escalier et qu’ils aient envie de la recommencer ! »

La pudeur n’a pas d’âge

À la Maison Verte, nous avons réservé un coin pour une petite table à langer, derrière un pilier. Nous ne voulions pas qu’elle soit au milieu de la salle d’accueil. Changé devant tout le monde, l’enfant n’est pas à son aise comme un enfant langé dans l’intimité, seul, éloigné des regards des autres. Ce qui semble montrer que l’enfant a déjà une pudeur et qu’il est gêné quand on dénude devant tout le monde la région de son corps qui est à changer. Les mères s’en rendent compte : « Vous avez raison, il est tellement mieux : il est comme un enfant changé à domicile. » Nous voyons arriver des enfants qui ne peuvent pas faire pipi ou caca sans aller chercher le pot et l’amener au milieu des gens. Et c’est nous qui disons à la mère : « Non, ici les enfants vont derrière le rideau (c’est un petit rideau), on ne sort pas les pots de chambre29. » Une mère est allée jusqu’à dire : « Mais alors, il ne faudrait pas qu’ils mangent devant tout le monde ? » À quoi j’ai répondu : « Si, parce que dans notre ethnie, nous mangeons les uns devant les autres, sans sentir que c’est de l’impudeur. Quand vous faites quelque chose avec un enfant, imaginez-vous que c’est vous. Est-ce que vous, vous seriez contente d’apporter votre pot de chambre devant tout le monde ? » - « Non, bien sûr... Mais les enfants ce n’est pas pareil. » - « Peut-être que si. » Et l’on voit, quand on respecte l’enfant, que, même très petit, il acquiert une dignité de lui-même qu’il n’avait pas du tout concernant ces opérations de besoin, de change.

Au XVIIe siècle, les nobles recevaient, assis sur leur chaise percée. Aux yeux des manants, de leurs gens, de leurs enfants, c’était promotionnant30. Devant tel modèle adulte, l’enfant se voit tel qu’il désirerait être. Pourquoi lui imposer de faire des choses que la personne qui représente l’adulte idéal ne ferait pas par pudeur ?

En chaque enfant, on l’ignore trop, naît et se développe le projet intuitif d’être considéré comme une (grande) personne. Aussi attend-il qu’on ait à son égard le comportement et le respect que l’on a vis-à-vis d’un adulte. Il a raison.

Pour tout ce qui touche à la pudeur, il faut ne pas perdre de vue cette exigence. Prenons les situations les plus quotidiennes. Ainsi, pour les parents qui se promènent chez eux en costume d’Adam et Eve. On me demande : « Si les enfants nous voient, c’est bien ou ce n’est pas bien ? » Je leur dis : « Lorsque vous avez des amis chez vous, des amis que vous honorez, est-ce que vous faites du nudisme ? » - « Ah ! non. » -« Alors, ne le faites pas devant l’enfant. Vous promener ainsi, ça veut dire que vous faites du nudisme avec votre conjoint, c’est très bien. Mais votre enfant n’est pas appelé à être votre conjoint. Mais si vous faites du nudisme en société, avec d’autres, pourquoi pas ? » Les parents qui font du nudisme à domicile sont très étonnés de voir les garçons, entre 6 et 8 ans, devenir d’une pruderie maladive. Encore plus d’apprendre que les petites filles, dès qu’elles sont à la maternelle et qu’il y a une école de plus grands, courent les cabinets pour voir se dénuder les grands. Justement pour fuir la privauté de l’inceste... que ce soit avec tout le monde comme avec papa-maman. J’ai reçu beaucoup de lettres de parents qui grondent, se fâchent même contre leur enfant qui s’enferme dans les toilettes. La pudeur naît très tôt, mais l’enfant la manifeste quand il ne peut plus faire autrement et quand il est menacé par l’interdit de viol et l’interdit d’être lui-même violé par le regard d’autrui.

La génération qui avait 20 ans en 1968 a eu le souci de ne pas faire croire aux enfants que le corps est honteux, à l’encontre des ascendants qui cachaient encore ces parties du corps : « Ne te montre pas à tout le monde. » Mais, en même temps, les parents donnaient l’exemple de ne pas se montrer nus. Maintenant, ils donnent l’exemple de le faire, et ils ne se rendent pas compte que le corps adulte de ses parents, c’est tellement beau pour un enfant que celui-ci en est infériorisé. Engagé dans la compétition de la valeur esthétique, il ne peut pas lutter par rapport au corps adulte. Les enfants entre eux ne sont pas choqués par la nudité. Celle des adultes qui ne sont pas leurs parents ne les trouble pas. Mais celle de leurs géniteurs est vue d’une manière tout à fait particulière ; pour l’enfant, ce sont des modèles intérieurs. Si c’est l’extérieur qui parade et s’exhibe, l’enfant ne sait plus du tout où est son advenant adulte qui est mis en question par le fait que son propre corps nu n’est pas comparable. Ces femmes qui se promènent nues devant leur garçon jusqu’à je ne sais quel âge réduisent chez l’enfant sa marge de liberté. La mode était de « banaliser » la nudité. Mais le nu de la mère ou du père, ce n’est pas banalisable pour l’enfant. Il est opportun de remettre les choses au point. Les parents, à ce sujet, sont aussi déboussolés qu’un prêtre à qui on demande aujourd’hui si, dans l’Eucharistie, il y a vraiment la présence du Christ, et qui vous répond : « Jugez en conscience. » Entre le souci de ne pas faire comme leurs parents et de dire à l’enfant que c’est naturel et puis le respect d’un certain mystère, les parents d’aujourd’hui sont perdus.

Même embarras en présence des enfants pour tout ce qui est de la vie du couple. La nudité, oui, et la tendresse ? Entre les couples qui s’abstiennent de s’embrasser devant les enfants, et même de se faire des petits signes d’affection - alors que l’enfant a besoin de savoir que ses parents s’aiment -, et ceux qui se caressent en public sans retenue, peu savent garder leur naturel.

C’est bien simple, je dis aux parents : « Qu’est-ce que vous faites devant des hôtes qui sont chez vous ? Eh bien, comportez-vous vis-à-vis de vos enfants comme devant des hôtes que vous respectez ; n’en faites pas plus devant votre enfant. » Il n’y a pas d’autres critères. C’est une attitude éthique et bien des parents ne l’ont pas. Convaincus qu’ils sont que leur éducation leur a apporté les complications émotionnelles, affectives, sexuelles dont ils souffrent, ils veulent les empêcher chez l’enfant, et finalement le but qu’ils visent, c’est de prendre le contre-pied de leurs propres parents. Résultat, leurs enfants arrivent à être en contradiction avec eux. Il est très nuisible que les parents adoptent une conduite vis-à-vis de leurs enfants, uniquement en fonction de leurs propres parents : il est pourtant possible de perpétuer l’espèce autrement qu’en perpétuant les cadavres d’Œdipe. Encore faut-il avoir égard à la liberté de l’autre.

Respecter la liberté d’un enfant, c’est lui proposer des modèles et lui laisser la faculté de ne pas les imiter. Un enfant ne peut se créer lui-même qu’en disant Non. Devant ses refus répétés, les parents sont complètement déroutés et font un constat d’échec. Mais qu’est-ce qui est raté ? Leur projet de voir aller leur progéniture dans tel sens, selon leur norme. Mais pas le projet que porte leur enfant. En vivant mal leur échec, ils surexcitent la sexualité de l’enfant. Ils se comportent à son égard comme si le devenir de cet enfant n’avait de sens qu’au moment de leur intimité dans le coït et pas le reste du temps. Ils nient que son désir d’être autre chose que celui qu’ils attendent ait un sens.

Avec les maternantes de la pouponnière

J’ai soigné deux petits Mauritaniens, un frère et une sœur qui étaient confiés à une pouponnière. Dominique, 3 ans, et Véronique, 22 mois. Deux prénoms de consonance voisine. Le garçon, depuis trois mois qu’il était là, n’avait jamais dit un mot ; il agressait sa sœur qui, elle, était atonique et dépressive, mais il ne parlait pas. Alors, on le croyait retardé. Il ne l’était pas du tout : il était dans un contexte où rien ne lui avait été expliqué de la raison pour laquelle il avait été tout d’un coup séparé de son père et de sa mère : des Mauritaniens. Il n’avait que sa petite sœur comme souvenir de la famille. Et il l’agressait parce qu’il voulait probablement qu’elle reste bébé, comme avant la rupture familiale.

La mère est venue une fois avec son mari : elle ne regardait même pas les enfants. C’était une femme déracinée de son milieu tribal personnel de Mauritanie ; elle n’était pas du tout adaptée à Paris ; elle faisait

des ménages pour gagner de l’argent ; et on comprend que, enceinte d’un troisième, elle n’ait pas pu garder les premiers.

C’est la Justice qui les a séparés, par plainte des voisins, parce que les enfants étaient battus. Le juge les a confiés à la pouponnière. J’ai vu les parents, traumatisés qu’on leur ait retiré leurs enfants, uniquement

l parce que la mère, en état de troisième grossesse tout en continuant à travailler, ne supportait plus les cris de la petite Véronique. Quand les parents venaient, la petite fille se réfugiait avec les dames et hurlait de crainte que sa mère ne la reprenne. Le petit garçon, lui, allait vers sa mère, ensuite vers son père.

Je me suis dit : le plus grand n’est malheureux dans ce lieu et n'a régressé que parce qu’il y a eu dans l’espace ce petit qui est venu compliquer la vie de la famille. Donc, c’est tout à fait normal qu’il agresse cette enfant ; il n’agressera pas un autre enfant du même âge ; c’est sa sœur qu’il agresse, en lui prenant les objets qu’elle touche... parce que cette sœur lui a pris sa maman et que c’est à partir de là que la maison s’est déglinguée. Mais si on ne lui explique pas cela, il va persister dans ce comportement qui inhibe la deuxième : la deuxième ne peut pas se développer parce que l’aîné lui interdit tout intérêt pour un objet en le lui arrachant des mains. Les séparer serait une erreur. Si on les sépare, on sépare complètement cette famille. C’est pour cela qu’il faut les laisser ensemble, mais il faut aider l’aîné à comprendre que son comportement, en empêchant sa sœur de vivre, ne lui permet pas davantage de vivre. Et lui donner un sens : il interdit que sa sœur prenne un objet parce que, quand elle est née, elle lui a pris sa maman ; il pense que si sa sœur n’était pas née, il n’aurait pas été chassé de la famille ; que Maman ne serait pas devenue si nerveuse, qu’elle ne les aurait pas battus, que les voisins ne se seraient pas plaints des cris, et que le juge ne les aurait pas enlevés aux parents. On le lui explique et il comprend parfaitement. Sa façon d’agir

avec sa sœur n’est ni bien ni mal. Il est « parlant » et compris et il est remis dans une dynamique qui a un sens pour lui. Et alors, il se met à communiquer, de nouveau, au lieu d’empêcher que sa sœur communique avec les objets.

On voit très bien comment ça se passe : l’aîné qui gêne la maman autour du bébé, parce que par exemple il vient prendre les couches ou boit le biberon du bébé ; elle le tape ; l’enfant pleure, elle le tape. Et puis, un beau jour, les tapes deviennent un véritable tapage pour les voisins ; ils se. plaignent, et puis le juge alerté fait faire une enquête : milieu sous-développé dit « cas social » ; on leur retire leurs enfants. Tout le travail est à faire. L’aîné fait cette fixation sur sa sœur, parce qu’il se dit que c’est à cause d’elle que ces malheurs arrivent. Mais ça ne lui est pas dit verbalement, pour qu’il comprenne alors une situation qui est tout à fait autre : sa mère fatiguée est de nouveau enceinte ; c’est une bonne mère, mais sans sa mère (la grand-mère restée dans son pays), elle est toute seule pour élever les enfants, et c’est difficile dans leur famille. Les enfants la gênaient pour trouver à faire des ménages, parce que aucun client ne voulait qu’elle vienne avec ses deux petits.

Il s’agit de faire comprendre au garçon que c’est une erreur de sa pensée que de croire que le départ de sa maison est la faute de sa sœur (ou la sienne) ou celle de ses parents impuissants contre les gendarmes.

Je lui ai dit : « C’est pas parce que tu es Dominique ; n’importe quel grand enfant ayant besoin de sa maman aurait été malheureux à ce moment-là... Pierre, Paul, Jacques... Dominique, c’était toi, et toi tu étais malheureux et tu croyais que c’était à cause de Véronique. Mais c’est parce que ta maman a eu deux enfants et c’était beaucoup de fatigue alors qu’elle faisait des ménages à côté pour gagner de l’argent. »

Au lieu de se mettre à parler avec des enfants de son âge, Dominique était constamment en train de guetter sa sœur, pour l’empêcher d’être. Et la petite dépérissait parce qu’elle aimait son frère, et, pour lui obéir, elle se réduisait comme pour disparaître.

Les éducateurs qui veulent que les deux enfants se développent d’après leur âge voient qu’il y en a une qui se retarde et l’autre qui stagne. Ce n’était relationnel entre les deux qu’en apparence ; en fait, c’était parce que tous les deux avaient besoin d’entendre la raison pour laquelle ils étaient entrés à la pouponnière et qui n’était pas due à eux en tant que sujets, mais qui était due à une situation où ils étaient des enfants de tel âge. Mais ils ne sont pas que des enfants : ils sont des sujets de leur propre intentionnalité... C’est-à-dire de la triangulation père-mère, avec des frères et sœurs autour.

Je disais à Dominique, pour qu’il fasse la différence entre sujet et individu de tel âge : « Toi, tu comprenais, mais ton corps était enfant et ton corps-enfant ne savait pas comment faire autrement. Alors, ta maman, parce que tu étais un enfant, croyait que si elle te tapait dessus, tu allais savoir... Mais toi, tu ne savais pas comment faire. » Et je leur dis, quel que soit l’âge : « Ce n’est pas à cause de toi, Untel, c’est à cause de toi parce que tu as cet âge-là... Mais ça aurait pu être Pierre, Paul ou Jacques... Ce n’est pas Dominique qui est fautif, c’est la situation qui est difficile. »

L’état d’enfance, c’est aussi l’impuissance de tel âge à pouvoir se sortir de désirs qui ont à manifester. Dominique voudrait s’exprimer, mais il n’a que ce moyen-là - battre sa sœur - pour s’exprimer.

Au terme de ces entretiens avec Dominique, en présence de sa petite sœur et avec le concours d’une maternante, le garçon a retrouvé le langage et n’a plus besoin de psychothérapie ; il est entré dans la petite classe du jardin d’enfants intégrée à la pouponnière et il n’ennuie plus sa petite sœur qui est dans le même dortoir que lui ; il dort près d’elle, très gentiment.

Je me suis alors occupée de sa sœur qui, elle aussi, avait besoin d’une aide langagière. Je me suis concertée avec les maternantes de la pouponnière : « La petite Véronique, je veux la voir toute seule, parce que maintenant le grand, ça y est : il s’en est sorti, il est en classe, il aime bien sa sœur, il va avec ses parents, tout content quand ils arrivent... Mais la petite a encore un peu peur : elle va vers son père, mais elle évite sa mère. Alors, la mère est malheureuse, parce qu’elle aime tout de même bien sa fille. » Sûrement, cette femme, d’après ce que j’ai compris, était incapable d’élever une fille sans la présence d’une auxiliaire familière. Elle portait encore les habits de son pays, elle restait avec ses souvenirs, complètement isolée. Bien sûr, c’était insupportable pour les voisins d’entendre cette femme qui faisait brailler ses enfants sans arrêt. Véronique avait des yeux vivants, intelligents. Mais elle était en retard de langage. Je lui proposais des modelages en lui disant : « C’est Geneviève » (la maternante du matin), ou : « C’est Christine » (la maternante du soir), ou : « Ça, c’est Mme Dolto. » Quand je lui donnais quelque chose, elle proférait maladroitement un ou deux phonèmes, et j’avais remarqué que tout en essayant de parler, elle se tortillait du derrière, comme un canard qui joue du croupion. Alors, je lui dis : « Véronique, tu voudrais parler avec ta bouche ; ta bouche de figure ; et c’est ta bouche de derrière qui parle. » Elle m’a regardée, très intéressée, et la fois d’après, elle a parlé en même temps. Et elle a ri aux éclats de remuer son derrière en même temps qu’elle sortait des phonèmes. Ça parlait des deux pôles. Et cette enfant va pouvoir préférencier le pôle oral, mais chaque fois qu’elle parle, c’est en fait les fessées qu’elle recevait de sa mère qui parlent à son derrière. Je ne lui ai pas encore parlé de fessées ; j’ai seulement fait prendre conscience que pour parler, son derrière parlait avant que sa bouche ne parle. Et elle trouvait ça très drôle, parce que c’était vrai.

Je la stimule avec des modelages : « Ça c’est la vache », elle sourit, elle répète les mots. Quand elle dit « bieu » au lieu de bleu, et « apiu » au lieu de a plus,

je l’aide à reprendre31. Moi, je suis attentive à corriger les moindres phonèmes qui viennent, parce que c’est cela vivre avec un enfant. Quand elle essaie la correction du phonème, il faut d’abord qu’elle secoue son derrière. Et alors, elle y arrive. Elle veut le faire, elle veut parler bien... mais pour parler bien, il faut faire bien caca avant... Le bien est autour du derrière qui a

- reçu les fessées ou qui a fait caca, lieu de son corps électif dans la relation de sa mère à son bébé. Et, finalement, c’est un don qu’elle fait à l’adulte avec qui elle communique : lui donner en don un phonème auditif qui va être conforme à ce que l’adulte demande. Et si elle le dit bien, elle sera comprise par tous les enfants et par tout le monde. En ce moment, elle commence à être industrieuse. Voilà une psychothérapie. Mais si on voulait filmer cette enfant, qu’est-ce qu’on en verrait ? On en verrait que c’est une enfant qui s’anime et qui, tout le temps, joue avec et de son derrière... On ne comprendrait pas exactement à quel moment d’intentionnalité expressive ça se confond pour elle : faire bien... en bas ou en haut ? On ne sait pas. La petite Véronique n’a pas encore d’autres moyens pour s’exprimer que la zone de son derrière : c’est là le lieu qui donnait satisfaction à sa mère ; elle y retourne. Elle est fantastiquement intelligente, sensible au moindre mot que l’on dit. C’est merveilleux ! On voit que l’enfant n’est pas encore dans les moyens langagiers qui sont ceux de son âge dans une civilisation où on parle avec sa bouche, et pour trouver les phonèmes, il faut qu’elle secoue son derrière - qui est à la fois son sexe -, en même temps, son désir est là admis et reconnu par sa mère et après elle, les maternantes, dans son bassin. Et c’est toute une civilisation que d’arriver à exprimer, en faisant des choses avec les mains (« faire » a le sens lié au caca et pipi),

le déplacement de l’idée de sphincter sur les mains au contact de la pâte à modeler. Le premier objet que l’enfant touche, c’est évidemment son caca. Et quand il se promène, qu’est-ce qu’il ramasse ? Les cacas de chien, tout de suite. Pour lui, c’est intéressant. 11 faut se mettre au niveau où est l’enfant. L’amener à la civilisation consiste à déplacer son intérêt sur autre chose. Mais on ne peut pas tout déplacer d’un coup, et le corps joue encore en souvenir de l’époque où la mère la langeait. Ce que la caméra ne peut faire apparaître, la psychanalyse le fait voir à des témoins comme la maternante, et qui peuvent confirmer le résultat observé.

Tout ce que fait l’enfant doit être justifié au niveau dynamique. 11 est alors déculpabilisé d’être enfant. En fin de compte, ce qui est important, ce n’est pas qu’il soit enfant, c’est que l’on s’adresse à lui comme à une personne n’ayant provisoirement que des moyens d’enfant.

Le but des parents, c’est de socialiser l’enfant, mais ils ne le prennent pas au niveau où il se trouve. Ils veulent tout de suite avoir le résultat en le coupant de ses racines.

En fait, tout est fondé, dans le comportement familial et social, sur l’oubli, l’amnésie de la vie fœtale, de la vie néo-natale, de la petite enfance neurologique-ment inachevée.

La mère de Véronique m’a dit que sa fille était tout de suite sale, dès qu’elle la changeait ; ayant été nourrie au sein, elle n’avait pas eu les troubles du début, mais elle a eu les troubles secondaires : voulant que sa mère s’intéresse à elle, elle gardait toujours de quoi déféquer ou uriner pour sa mère revienne à elle. Et la mère disait que ça n’était plus possible ; alors, elle lui donnait des fessées pour qu’elle ne fasse plus pipi-caca tout le temps.

On peut dire que l’éducation est trop fondée sur la transplantation et la bouture. On coupe les racines et l’enfant n’a plus les fondements de sa propre histoire :

il ne sait plus communiquer, il est complètement perdu.

Les adultes croient que c’est salutaire pour sortir l’enfant du stade immature, animal. Ils se cachent la raison économique : la mère veut être libre pour aller à son travail. Or, cet enfant a besoin d’elle. Et elle, sûrement, aurait besoin de son enfant, comme quand . elle était petite et que, privée de sa mère, sa grand-mère la gardait sur elle et la portait partout avec elle. Et cet enfant répond à cette demande inconsciente de la mère : ne pas se séparer de son enfant, et pourtant gagner des sous comme on dit. Tout le drame des enfants mis trop tôt à la pouponnière vient de là.

Que de mères à bout de nerfs battent leur bébé pour qu’il ne se resalisse pas sitôt changé. Elles sont pressées de sortir, elles sont débordées et fatiguées. On leur a inculqué que l’enfant doit accepter le code de la société et satisfaire l’adulte parce que celui-ci lui dit : « Fais-le parce que j’en ai besoin, etc. » Il en va autrement. L’enfant n’acceptera finalement le code que s’il est connecté à lui-même, s’il a retrouvé la bonne relation à lui-même, dont le corps a souvenir. Pour cela, on s’adresse au sujet qui est en lui comme un interlocuteur valable, en lui expliquant ce que le sujet par ce corps est en train d’exprimer. Sinon, il régresse et flotte dans ce brouillard, à la recherche de lui-même, et ne peut pas être sensible aux propos normatifs de l’adulte. Il se dévitalise, refusant une norme qu’il prend pour un interdit de vivre. « Il faut que je sois une chose, une chose qui ne fonctionne plus. » Alors, tous ses fonctionnements se dérèglent. Avant que je m’occupe d’elle, on donnait des hormones à la petite Véronique, pour qu’elle ait de l’appétit, pour qu’elle dorme à l’heure dite et pour qu’elle remue, qu’elle s’agite une fois réveillée, alors qu’elle était devenue complètement passive et éteinte, inquiétant la pouponnière. On appelait « retardée », parce qu’elle en montrait l’apparence, cette petite personne tellement intelligente !

Même dans la « meilleure des sociétés ». on ne peut pas réduire les besoins de l’enfant à des insuffisances biochimiques

Je crois que le désir, qui est spécifiquement humain (en tout cas, que nous n’observons pas chez l’animal), c’est le désir de communication interpsychique avec les adultes. Tout est langage pour un enfant avec l’adulte... L’histoire de cette famille de Mauritaniens est révélatrice.

Actuellement, dans notre société civilisée où il y a tant d'enfants de mère déracinée ou de père déraciné, on voit comment, finalement, ces enfants s’acculturent au point de vue langage. Les parents ont avec leurs petits des façons de communiquer qui ne sont pas celles qu’ils avaient avant. Ils voudraient continuer d’avoir le langage qu’ils ont reçu quand ils étaient bébés de leur mère, mais ils ne sont pas dans les conditions de pouvoir le donner, ce langage de la vie tribale. L’enfant ne sait plus du tout comment se développer. La mère veut que l’enfant se comporte de façon à lui permettre d’aller travailler, ce qui n’était pas du tout le cas dans sa vie tribale.

C’est le traitement des tout-petits qui nous confirme cette découverte capitale : l’être humain est accroché à une histoire depuis son œuf. Mais il ne peut se développer que si rien ne le brise du passé. Et il ne peut se séparer d’une image du corps, que si cette image du corps a été symbolisée par la parole32. Par exemple, un bébé qui tète ne peut être sevré que si la mère fait le même travail que lui et se met, quant à elle, à prendre plus de plaisir à communiquer avec lui par la parole que par les soins corps à corps. Si elle sèvre le bébé, mais continue à l’embrasser sur son corps, partout - c’est-à-dire qu’elle a droit à son corps, avec sa bouche, alors que lui n’a plus de droit au corps de la mère avec sa bouche -, l’enfant vit dans une contradiction totale : il est devenu le sein de la mère, mais lui n’a plus de sein. Et il n’a plus le lait de la parole, car la parole est un lait auditif. 11 devient un objet de jouissance sans échange de plaisir : il a comme plaisir de devenir l’objet de sa mère, et non plus le sujet de sa propre recherche de communication. Ainsi s’installe le début d’un dysfonctionnement qui peut arriver à la débilité, à la psychose. Plus les enfants sont intelligents, plus, exploités, ils débouchent rapidement sur la débilité ou la psychose. Véronique débouchait sur la psychose ; son frère aîné débouchait sur la débilité, puisqu’il ne parlait plus et, n’ayant plus de communication par la parole, ses mains étaient une gueule agressive qui retirait tout objet à sa sœur. Il fallait protéger sa sœur de lui pendant qu'il mangeait : il aurait pris sa nourriture, pour qu’on ne la lui donne pas : « Pour que je sois encore là avant qu’elle vive, parce que là, on vivait bien. » C’est cela que ça veut dire ; non pas qu’il ne voulait pas qu’elle vive mais : « Je veux, moi, me retrouver vivant. »

Maintenant qu’il est vivant à son niveau, il voit ses parents tous les huit jours et tout se passe très bien pour lui. Ils ont même repris Véronique un week-end, et elle en est revenue toute narcissisée, avec ses cheveux de Mauritanienne tout frisés, avec des petits nœuds partout. La semaine d’après, elle a pleuré, non pas quand elle a vu sa maman comme elle le faisait avant le traitement, mais quand elle a vu son papa. Celui-ci a dû se fâcher de quelque chose, disant peut-être : « Regarde le temps que tu passes à lui faire des coiffures... » Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais c’était le père qui était craint. Elle tenait la maternante pour aller vers maman... Et elle a été à son devant, sûre que de nouveau elle pouvait chérir sa mère.

Les maternantes de cette pouponnière font le travail analytique avec moi. Moi, je ne fais que de la parole, et c’est la maternante qui touche l’enfant. Quand je dis quelque chose, Véronique regarde Geneviève et je dis : « Geneviève, ta maman de remplacement, permet que je te dise cela. » Alors, elle est contente, ça se passe par la médiation du corps.

Quand un enfant est traité en présence de sa mère, nous devons agir de même. La mère aussi se met à comprendre combien son enfant est intelligent dans ses réactions. Jusqu’au moment où l’enfant ne veut plus de la mère. Son comportement est très clair. 11 prend le sac de la mère, lui met sur les genoux et la tire pour qu’elle aille vers la porte. C’est ce que fait un enfant qui ne parle pas encore. « Vous voyez, votre enfant aujourd’hui voudrait rester seul avec moi... Est-ce que vous permettez ? » La mère dit : « Mais, je peux laisser mon sac. » Et l’enfant prend le sac et le lui donne : il ne veut pas qu’il reste quelque chose de sa mère1. À ce moment-là, il faut vraiment veiller au grain, parce que la mère souffre beaucoup. Il y a aussi des sujets qui laissent entrer leur mère et restent à la porte. Alors, on laisse la porte ouverte ; l’enfant va et vient. Puis, peu à peu, il entre en contact avec nous, en même temps que nous parlons avec la mère. Et on donne, à ce moment-là, de l’importance à ce que fait l’enfant par rapport à ces deux personnes (le thérapeute et la maman).

Ça commence toujours ainsi : au début, il esquisse un geste mais ne tarde pas à se remettre sur les genoux de sa maman. S’il fait quelque chose avec ses mains, par exemple de la pâte à modeler, il ne sait pas si ça ne va pas le séparer de sa racine qui est dans sa mère. Les enfants que l’on voit toujours en psychopathologie, ce sont toujours des enfants dont la mère précisément a raté le sevrage. L’enfant veut rester un objet pour être sûr d’avoir son corps dans le corps de la mère, mais dès qu’il commence à fonctionner (s’exprimer) avec une autre personne, il a peur : puisque lui, pendant

 !. Pour accéder à la mère symbolique l'enfant doit renoncer temporairement à la présence de la mère réelle et toute mère de même. C'est le travail de « sevrage » de part et d’autre. L’initiative venant de l’enfant et acceptée par la mère est plus favorable à l’enfant que l’inverse.

une minute, oublie sa mère, il a peur qu’elle en fasse autant. Ça se verbalise : « Tu sais, tu peux oublier une minute que ta maman est là ; elle permet que tu oublies qu’elle est là, puisqu’elle est venue avec toi, ici, pour que tu deviennes toi, une petite fille (ou un petit garçon) amie des autres enfants. » Ce sont des paroles comme ça, qui sont dites, paroles qui tentent d’exprimer ce qui se passe dans l’angoisse immédiate de l’enfant. L’enfant s’éloigne de sa mère, on sait que ça ne va pas durer plus de deux minutes. « Tu veux aller la retrouver ? Tu veux voir si ta maman est toujours là ? » On ne sait pas ce qu’il veut voir. Alors, on l’accompagne. « Tu vois, ta maman est toujours là ; elle ne te laisse pas, elle t’attend. » Il revient ; puis, il repart ; il a fait quelque chose et veut lé porter à sa mère ; on le suit, on parle : « Votre enfant craint que s’il fait quelque chose que vous ne voyez pas, vous pourriez être fâchée... Peut-être aussi regardez-vous toujours le caca qu’il fait ? » - « Ah oui ! C’est vrai, je veux toujours vérifier ce qu’il fait. » - « Là, ce qu’il a fait avec ses mains, c’est un peu comme une autre sorte de pipi, mais c’est faire, c’est toujours faire. » Le traité du style d’Aragon commence par cette phrase : « Faire, en français, veut dire chier. » Il est tellement vrai, cet esprit d’enfance qu’ont les poètes quand ils expriment le fond des choses, que tout un chacun éprouve mais ne saurait dire.

C’est un déplacement d’un faire. Chez Véronique, c’est ou sa vulve ou son anus qui parle. Mais tout ça peut être dit en paroles, et c’est très chaste, ce n’est pas du tout érotisant. Au contraire, c’est une manière de quitter l’érotisme pour la communication langagière.

Ce sont des découvertes récentes... Et on en est tellement au début !... Et chaque enfant est différent. Mais c’est là, même à petits pas, que peut s’élaborer une autre approche.

Les maternantes, comme les mères, sont très prises par les besognes matérielles, elles n’ont presque pas le temps de parler et de jouer avec les enfants. Et puis : « Nous n’avons même pas de papier, même pas de jouet. Dès que nous avons quelque chose, tout est démoli, alors on ne peut pas leur redonner des jouets. » Je leur répondais : « Oui, je comprends très bien. Mais c’est pour cela que vous venez ici... pour assister, justement, au développement de cet enfant au fur et à mesure. »

Dès que l’enfant y est préparé, il est mis avec une éducatrice dans ce qu’on appelle le « jardin d’enfants intérieur ». Là ils ont des objets. Mais dans l’endroit où vivent les enfants - il y en a de six mois à trois ans

- ce n’est pas possible : très vite il n’y a plus que des débris ; il faudrait trop d’argent pour les remplacer très souvent. Dans la salle de séjour de la pouponnière, les petits n’ont que des chiffons, des couches, les pots, mais ils n’ont rien pour créer, c’est-à-dire jouer.

Les maternantes sont un peu frustrées parce qu’elles ne voient que l’enfant de besoins. L’enfant de désirs se révèle dans les classes du jardin intérieur, là où il se met à faire des choses avec ses mains. Le fait que les maternantes assistent aux entretiens thérapeutiques avec les enfants, et qu’elles comprennent ce qui s’y passe, change déjà leur manière d’être avec eux, et avec les autres enfants, ceux qui posent moins de problèmes.

Des animateurs sans limite d’âge

Certains enfants sont des animateurs-nés pour les tout-petits. Mais il ne faut pas les mettre avec leurs frères et sœurs. Je sais que c’est dangereux.

Nous avons reçu à la Maison Verte une petite fille de 5 ans qui était un parasite de son petit frère âgé de 3 ans (maintenant, nous n’avons pas le droit de les prendre au-delà de 3 ans) : elle était tout le temps avec lui, le possédant comme un objet partiel. Quand nous lui avons interdit de s’occuper de son frère, ça a été épatant. Et son frère a commencé à respirer de ne pas être étouffé par sa sœur. Mais ça, c’était quelque chose d’ordre œdipien : elle voulait être la mère et le père à la fois de cet enfant. Finalement, elle le détestait en tant que vivant par lui-même. Mais elle s’occupait très bien des autres enfants, à partir du moment où nous lui avons, nous, interdit : « Tant que tu es dans les murs, ici, ton frère est chez lui et libre de faire ce qu’il veut. Et toi, tu fais ce que tu veux avec les autres ; ou tu t’en vas, tu ne viens pas... Tu peux aller dehors, il y en a d’autres... » Elle a compris. Nous formions comme un commando... les trois personnes d’accueil qui étaient là. La mère laissait sa fille parasiter son frère plus jeune. Et à partir du moment où on a dit : « Tu parasites tous, mais pas celui-là », elle n’a pas du tout parasité les autres ; elle a été animatrice avisée des autres enfants sur lesquels elle transférait son intérêt. Tout se passait bien parce qu’elle n’était pas associée à l’œdipe des autres ; elle était avec eux une petite fille qui, pour eux, n’était pas une doublure de leur père ou de leur mère. Il y avait un transfert. Un lien génétique direct empêche le transfert, il se produit une espèce de gauchissement de l’œdipe et le petit frère c’est comme son enfant à elle, comme si imaginairement elle l’avait reçu de son père ou de sa mère. Un frère aîné de 9 ans qui ne « savait que faire crier » son petit frère à la maison, était pour les autres un animateur excellent. La mère me disait : « Si on va dans un jardin public, tous les enfants sont autour de lui, il les fait jouer et ça l’amuse. Et de temps en temps, il dit : Je suis fatigué ! Je vais prendre un livre, vous allez me laisser tranquille... » Il se mettait dans un coin calme. Et les autres attendaient qu’il ait fini de lire et de se reposer. Donc, c’est en dehors de cette fratrie réelle qu’un grand peut aider, guider de plus jeunes sans dommage secondaire.

De même, il y a des grand-mères qui sont d’excellentes meneuses de jeu, mais elles sont trop possessives avec leurs propres petits-enfants. D’autres, moins possessives, prennent l’initiative de réunir d’autres enfants autour des leurs. Je crois que les vieilles personnes sont très bien dans les centres de loisirs où il y a des petits de diverses familles. Elle est tyrannique, cette possessivité chamelle, si l’enfant est comme un morceau de soi. Et il faut la pourchasser sans répit. C’est par le langage que les personnes âgées peuvent le mieux communiquer avec les enfants.

Actuellement, on essaie de créer des groupes de grand-mères qui racontent des histoires. Plusieurs d’entre elles sont passées à la télévision. Je verrais très bien une chaîne de radio où on ne ferait que raconter des histoires. Pourquoi pas ? On y ferait aussi lire des morceaux choisis des grandes œuvres par des gens qui savent dire.

Pendant une longue période, François Périer a lu des contes sur France Inter. Récemment, à Europe 1, Annie Girardot a raconté une histoire tous les matins ; une histoire vraie. Elle demandait aux gens : « Envoyez-moi une histoire qui vous est arrivée, ou qui est arrivée à quelqu’un que vous connaissez. » Et puis, elle la mettait en forme et la racontait : des histoires vraies de jeunes filles au travail, de femmes exploitées, de mariages où apparemment tout va bien et puis, dès le mariage, le loup qui était caché derrière l’amant devenu mari montre les dents. Il y aurait une expérience intéressante à faire : ce serait qu’un poste (pourquoi pas une radio libre) demande aux enfants de raconter des histoires ; ça pourrait aider les autres enfants, à l’écoute ; ils se rendraient compte qu’ils ne sont pas tout seuls à avoir vécu certaines choses. Et en même temps, le langage serait très libérateur.


28 Cf. Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley.

29    Nous étions alors dans un lieu temporaire. Maintenant la Maison Verte a un W.-C

30    Est-ce le regret que tout Monsieur ou Madame, père ou mère ne soient pas frère et sœur de roi, qui leur fait traiter leur enfant comme autrefois le roi, amenant son pot de chambre dans les pièces à vivre ?

31 Mais le fait de prononcer « i » au lieu de « 1 » signifie une vérité pour Véronique : « i » de « id » et de « io », « je » au lieu de « 1 », elle, la fille.

32 L'Image inconsciente du corps, F. Dolto, Le Seuil, 1984.