2. Dire ou ne pas dire ?

Tu viens d’évoquer les brusques déstructurations de l’affectivité de l’enfant. Pourrais-tu dire quand et comment annoncer le divorce à l’enfant ? Les brochures, les guides du divorce consacrent en général peu de lignes aux enfants. La Commission sur la garde des enfants du divorce6 à laquelle tu avais participé avait proposé de rédiger une brochure pour attirer l’attention des parents sur les difficultés que peuvent rencontrer les enfants.

Il n’avait pas été question très sérieusement de faire cette brochure. On en avait parlé. En ce qui me concerne, j’avais dit : « Une brochure ne suffit pas ; les gens auraient besoin d’entendre quelqu’un leur parler, à eux en même temps qu’à leurs enfants, du divorce. » L’essentiel, c’est que les enfants soient avertis de ce qui se prépare au début de la procédure et de ce qui se décide en fin de procédure, même s’il s’agit d’enfants qui ne marchent pas encore. L’enfant doit entendre des paroles justes concernant les décisions prises par ses parents et homologuées par le juge ou imposées aux parents par celui-ci.

Au Québec, on procède à une petite cérémonie quand une famille est naturalisée. Toute la famille, les parents, les enfants, y compris les bébés, y participe. Chacun est reconnu individuellement et nommé citoyen de ce pays qui lui en octroie tous les droits à condition qu’il respecte la loi, et on lui lit des articles extraits de la Constitution. Le chef de famille doit signifier son accord ainsi que la mère et tous les enfants qui savent

parler. Le bébé qui ne parle pas encore doit être présent, parce qu’on estime qu’il est citoyen dès sa naissance.

De même, il serait très important que les enfants sachent que le divorce de leurs parents a été reconnu valable par la justice, que leurs parents ont désormais d’autres droits, mais que, libérés de la fidélité à l’autre et de l’obligation de vivre sous le même toit, ils ne sont pas libérables de leurs devoirs de « parentalité », dont le juge a stipulé les modalités.

Un divorce est honorable autant qu’un mariage. Sinon, tout le silence qui est fait autour, c’est pour les enfants comme si le divorce était une « saloperie », sous prétexte que cet événement s’est accompagné de souffrance. Or ce n’est pas parce qu’on souffre d’une fracture à la jambe qu’on le cache aux autres comme si c’était une « saloperie ».

Une brochure toute seule ne peut aider les parents. Ils ont besoin de ventiler leurs affects au contact de quelqu’un qui les y aide, car il est difficile pour eux d’avoir à faire subir à leurs enfants quelque chose qui va faire souffrir ceux-ci et qu’ils ne peuvent leur éviter.

Pourrais-tu expliquer ce que tu entends par « ventilation des affects » ?

Par « ventiler », je veux dire que les deux parents doivent humaniser leur séparation, la dire avec des mots et ne pas la garder pour eux sous forme d’angoisse non dicible, exprimable seulement par des humeurs, des états dépressifs ou d’excitation que l’enfant sent comme un ébranlement de la sécurité de ses parents. Il est important qu’ils assument vraiment la responsabilité de leur séparation et qu’un travail de préparation puisse être fait. Certains n’ont pas besoin d’un tiers, mais ils sont peu nombreux. Dans les états passionnels, on ne peut pas parler s’il n’y a pas de tiers. C’est pourquoi il serait souhaitable qu’avant de déposer leur demande en divorce les conjoints aient la possibilité de dire en présence d’un tiers les raisons pour lesquelles ils ne voient pas d’autre solution que leur séparation, et ce au nom du sens de leur responsabilité et non pour des griefs passionnels superficiels. Parler en présence d’un tiers mobilise des affects et des pulsions qui permettent forcément un travail au niveau de l’inconscient. Exprimer leurs différends devant un tiers aiderait les conjoints à reconnaître leur relation interpersonnelle comme insatisfaisante, à faire l’aveu de leur échec et à mûrir leur décision. C’est alors qu’ils pourront annoncer à leurs enfants que leur mésentente devient sérieuse, qu’elle ne s’arrange pas. À ce moment, les enfants devront porter l’épreuve avec leurs parents.

Tu as parlé jusqu’ici d’une ventilation des affects hors du processus judiciaire. Penses-tu qu’elle soit possible dans le cadre même de la procédure ?

Pas de la même manière, puisque alors le couple ou l’un des conjoints est déjà engagé dans ce processus ; mais il se produit généralement des déplacements très symptomatiques, qui varient d’un couple à l’autre : revendiquer certains objets, vouloir obstinément conserver le nom de son mari, désirer obtenir l’autorité parentale à tout prix, ne pas trouver un accord sur le montant de la pension alimentaire, autant de points de fixation possibles, de « chevaux de bataille ».

Ces points de désaccord doivent-ils être affrontés ?

Bien sûr ! Il est alors nécessaire qu’ils soient discutés suffisamment et que, si possible, les hommes de loi fassent comprendre à leurs clients qu’ils cherchent des prétextes plutôt qu’une solution juste pour les enfants et pour eux-mêmes.

La fixation sur certains points de désaccord comme, à l’inverse, la parfaite indifférence de l’un des conjoints face à des revendications de l’autre témoigneraient-elles d’une insuffisance de cette ventilation préalable des affects ?

Certainement ; et l’avocat aurait alors un rôle à jouer en ce qui concerne l’enfant. Assez souvent, les avocats ne pensent qu’à faire plaisir à leurs clients. Ils ne se rendent pas compte qu’à cette étape du divorce mettre l’accent sur l’enfant, c’est justement bien s’occuper de leurs clients parce que c’est s’occuper de leur descendance. Leurs clients sont mortels, mais leurs enfants vivront après eux.

Une fois la procédure engagée, je pense que ce serait au juge d’écouter les parties l’une devant l’autre. C’est d’ailleurs l’esprit véritable de la « conciliation », terme qui pour beaucoup n’a de valeur qu’institutionnelle, juridique.

Il existe des juges qui reçoivent très longuement certains couples qu’ils sentent hésitants ; parfois, si un délai de réflexion leur semble utile, ils vont jusqu’à ajourner l’audience ou la procédure.

Ils sont malheureusement trop rares. Le rythme des affaires oblige à un chronométrage. Alors que temporiser peut être très utile pour mieux aider à mûrir une décision.

Et si aucune ventilation n’a pu avoir lieu parce que deux conjoints, par exemple, ont déjà tout prévu d’un commun accord, sans discuter du fond du conflit, et affirment ne rien avoir à se reprocher l’un et l’autre ?

Il s’agit alors d’une sorte de refoulement, délibéré ou inconscient, qui peut parfois se passer sans dommages, mais qui peut aussi avoir pour effet, après le divorce, des conflits que l’un et/ou l’autre des ex-époux et l’enfant ressentiront d’autant plus intensément que, jusque-là, tout aura été mis en sourdine.

Tu as évoqué la déstructuration de l’affectivité provoquée par un événement qui touche intimement l’enfant. Dans l’enquête que tu as menée7, la très grande majorité des adolescents n’avaient pas été informés du divorce de leurs parents et des conséquences qui en découleraient pour eux ; ils le regrettaient tous.

À mon avis, l’enfant devrait être informé verbalement par les parents assumant leurs difficultés. Comme il leur est difficile d’en parler, une aide pourrait leur venir d’une éducation progressive apportée par des films ou par les mass media, si l’orientation de ceux-ci changeait. En général, les parents qui se disputent devant leurs enfants et qui ont une grande mésentente ne veulent pas l’avouer devant ceux-ci : « Va-t’en, circule ; cela ne te regarde pas, ce qui se passe ici entre nous. » Cela les regarde pourtant au premier chef.

Si les enfants étaient mis au courant, ils ne vivraient pas dans un rêve que l’on essaie d’entretenir, un rêve conforme à l’idéalisation du petit enfant, celui du « papa-maman » soudé, inséparable, qui représentait leur sécurité. Les informer pourrait être très positif pour eux ; car, plus les parents ont de difficultés, plus les enfants peuvent être soutenus à devenir rapidement autonomes.

Par ailleurs, c’est vraiment de la bêtise de ne pas les informer, car les enfants sont tout à fait capables d’assumer la réalité qu’ils vivent. Puisqu’ils la vivent, cela prouve qu’inconsciemment ils l’assument ; mais il faut mettre des mots dessus, pour que cette réalité leur devienne consciente et soit humanisable. Sinon, au lieu d’humaniser la réalité, ils l’animalisent ou bien l’idéalisent en fuyant dans des fantasmes.

À l’inverse de cela, certains parents évitent de se disputer devant l’enfant, essaient de cacher leurs désaccords et divorcent « à l’amiable ».

L’expression « à l’amiable » est un terme juridique. Cela signifie que les conjoints ne sont pas forcés de s’envoyer des lettres d’injures, que la justice leur permet de choisir un même avocat pour soumettre au juge leurs décisions concernant les enfants. Celui-ci les accepte en général. C’est cette procédure-là que l’on appelle « à l’amiable ». Mais si « à l’amiable » signifie « hypocritement », c’est-à-dire « divorcer sans prévenir l’enfant », c’est dramatique, car c’est justement ce qui est traumatisant pour lui.

Pour être informées des formalités à accomplir en vue d’un divorce, il arrive assez souvent que des mères s’adressent en premier lieu soit à une assistante sociale, soit à une conseillère conjugale et familiale, soit à un conseiller juridique. Ceux-ci notent le plus souvent la grande réticence des mères à parler de l’enfant à cette occasion. À leurs questions à propos de l’enfant, ces mères répondent souvent : « Il ne se rend compte de rien », « Il est trop petit », « Il encore bébé pour son âge. » Le premier intervenant doit-il cependant tenter d’inciter la mère à parler à l’enfant ?

Les premières paroles entendues par une personne en état de bouleversement affectif ont toujours un impact très important. L’intervenant doit dire à une mère : « Le problème que pose votre divorce, ce n’est pas vous, mais votre enfant, et l’âge qu’il a. »

Tu as écrit qu’il était important que les parents disent, au moment où ils annoncent leur intention de divorcer, qu’ils ne regrettent pas la naissance de l’enfant8.

C’est important en effet, parce que, sinon, l’enfant pense qu’ils regrettent tout puisqu’ils veulent annuler la parole donnée. Il croit alors que les parents annulent non seulement leurs accords entre eux, mais en même temps l’amour qu’ils ont pour lui, d’autant plus qu’il est incité à dire dans cette situation : « Je ne t’aime plus » à l’un des parents, lorsqu’il s’identifie à l’autre parent. Et, comme en lui-même il a besoin de continuer d’aimer ses deux parents, si rien ne lui est expliqué, il se passe quelque chose qui gauchit son équilibre profond.

Si les parents se sont aimés, s’ils se sont désirés au moment de la conception et de la naissance de l’enfant, il ne faut pas qu’ils dénient l’amour qu’ils ont eu pour lui parce qu’ils dénient l’amour qu’ils ont eu l’un pour l’autre à un moment donné. Il faudrait éviter que l’enfant ne soit amené à imaginer que, puisque ses parents ne s’aiment plus entre eux, ils n’aiment plus en lui l’autre parent – c’est-à-dire au moins la moitié de sa vie à lui –, même s’ils aiment chacun la partie qui a été conçue par eux. L’enfant a besoin que chacun de ses deux parents lui dise : « Je ne regrette pas de m’être marié, même si c’est difficile de divorcer, puisque tu es né et que chacun de nous est si heureux que tu sois là que nous nous disputons pour t’avoir davantage » ; ou, puisque les procédures de séparation des parents non mariés sont désormais assez semblables à celles du divorce : « Je ne regrette pas d’avoir vécu avec ton père [avec ta mère], puisque chacun de nous est si heureux de t’avoir que nous nous disputons pour t’avoir plus. »

Si l’enfant est né d’un désir physique et non d’amour, s’il est né à un moment où les corps de ses géniteurs s’étaient unis sans qu’ils fussent certains de rester ensemble, je crois que, là aussi, il est important de le lui dire, car cela signifie que lui a eu cette force de venir dans un couple qui n’était pas certain de durer. C’est lui qui a désiré prendre vie ; il n’a pas « faussecouché », ce qui prouve qu’il y avait pour lui de quoi vivre dans ce couple qui apparemment ne s’entendait pas : il a donc, lui, la responsabilité de sa vie. L’influence réciproque de deux êtres qui partagent leur veille et leur sommeil n’est pas négligeable, car la communication des inconscients peut s’y révéler totalement différente de celle qu’ils prévoyaient lors de leur liaison amoureuse sans vie commune.

De plus, la naissance des enfants peut être le point de départ de difficultés qui, si le couple avait été stérile, ne seraient pas apparues. Il s’agit là de ce que la psychanalyse a permis de comprendre : les répétitions de situations mal vécues par un parent dans sa propre enfance. Si une tierce personne parlait à l’enfant devant ses parents devenus passionnément ennemis, ce qu’elle aurait d’important à lui dire serait : « Ce divorce et cette souffrance ne sont pas inutiles, puisque tu es né et que tu es une réussite de ce couple. » Car, même s’il y a des difficultés pour un couple à cause des enfants, le fait d’avoir une descendance est une réussite du couple.

Or bien des enfants se sentent coupables du divorce en raison des complications des charges et des responsabilités que leur existence fait peser sur leurs deux parents. Cela peut devenir une épreuve terrible pour eux. Ils disent : « Je n’aurais pas dû vivre. Je ne me marierai pas pour être sûr que je ne rendrai pas des enfants malheureux. » Cette culpabilité apparaît au moment de la puberté. C’est la culpabilité d’être né de ce couple-là. On ne se méfie pas assez de ses effets délétères, non pas à court terme, mais au moment de l’adolescence, au moment de prendre soi-même en charge une liaison amoureuse.

Certains auteurs affirment qu’il est nécessaire de dire à l’enfant les motifs du divorce : « Ton père boit », « Ta mère est trop jalouse et me fait des scènes » ou « Ton père fréquente une autre femme » (« Ta mère fréquente un autre homme »). cela afin qu’il comprenne qu’il s’agit de raisons sérieuses.

Je pense que ces raisons invoquées par chacun des parents séparément – on ne peut les empêcher d’en donner – sont toujours de fausses raisons, en tout cas pour les psychanalystes. Car nous savons bien que, si un homme prétend qu’il s’est mis à boire depuis son mariage, en réalité, ou bien il buvait déjà avant – et sa femme, pour des raisons personnelles (elle était, par exemple, la fille d’un homme qui buvait), avait besoin d’épouser un homme qui buvait –, ou bien c’est effectivement que quelque chose de nouveau s’est produit dans ce couple : la maternité a peut-être rendu cette femme négligente à l’égard de son mari – ce que l’on voit très souvent.

Quant aux : « Ta mère est trop jalouse et me fait des scènes », l’enfant assiste aux scènes, mais il en ignore la raison profonde. Il n’est pas témoin de ce que le père fait quand il n’est pas à la maison. Il voit simplement que ses parents se disputent. Or il voit aussi des camarades dont les parents se disputent et qui restent ensemble. Les disputes ne sont pas une raison de divorce, contrairement à ce que croient beaucoup de gens. Ce qui est motif de divorce, c’est que chacun veut retrouver sa liberté, soit sa liberté sexuelle, soit sa liberté d’action, soit sa liberté pécuniaire, sans avoir à entendre les critiques de l’autre, parce qu’il n’y a plus d’amour et, surtout, qu’il n’y a plus le désir qui fait que deux êtres, malgré des désaccords fréquents, ont une électivité de recherche sexuelle l’un pour l’autre et, pour des raisons qui ne sont jamais logiques, jamais justifiables, ne peuvent se séparer ; bref, quand ce ne sont plus des êtres qui ont le besoin en même temps que le désir de rester ensemble. Toutes les justifications du divorce, à mon avis, sont de fausses justifications. Mais ce que l’on peut dire, expliquer à un enfant – et qui l’initie à ce qu’est la vie de l’adulte –, c’est que chacun de ses parents a pris ses responsabilités, y compris lorsqu’il y a désaccord entre leurs intentions : par exemple, quand l’un veut divorcer et l’autre non. Celui qui veut divorcer a pris ses responsabilités. C’est en tant qu’adulte responsable qu’il ne voit pas d’autre solution que le divorce à la continuation de sa vie en bonne santé.

De même, l’enfant, que l’on ne trompe pas, sent très bien si celui qui ne veut pas divorcer s’y refuse par sécurité ou parce qu’il ne voit pas comment trouver une solution satisfaisante pour lui-même. L’enfant sent très bien la vérité chez celui qui est le « vivant », celui qui cherche à divorcer, et chez le « clopinant », l’» œuvrant », le « besogneux » qui refuse le divorce parce qu’il ne sait plus ce que c’est que d’aimer un adulte de l’autre sexe. En réalité, tout divorce est une question de désir sans amour, de désir devenu lassant, de désir mort entre deux adultes. L’enfant, lui, ne peut pas savoir ce qu’est le désir puisqu’il est encore enfant. Il croit savoir ce qu’est l’amour, mais il ne sait pas ce qu’est l’amour nécessairement lié au désir chez l’adulte, ni l’amour dissocié du désir chez des parents qui continueront d’avoir ensemble de bonnes relations sociales après avoir divorcé.

Les enfants peuvent se contenter artificiellement de ce qu’on leur dit sur les disputes, la boisson et les mésententes apparentes, conscientes, auxquelles ils assistent ; mais il est beaucoup plus difficile pour eux d’assister ensuite à des colloques tranquilles entre leurs parents, à des rencontres au restaurant, au café ou ailleurs, dans des réunions familiales dans lesquelles les parents semblent, comme ils disent, « s’aimer bien ». I l faut donc des réponses justes, avec des mots qui à la fois initient à la vie sensée des adultes et justifient chez l’enfant sa confiance dans le sentiment de responsabilité assumée par les adultes – tout autant s’ils sont divorcés –, même s’il ne peut pas comprendre encore vraiment cette responsabilité. Il existe de nos jours des divorcés qui revivent ensemble une quinzaine d’années plus tard. Comme les enfants s’autorisent davantage maintenant à parler entre eux de divorce, ils sont au courant de situations semblables.

Une fillette de cinq ans à qui son père avait annoncé son intention de divorcer et son départ immédiat a pu dire, trois ans plus tard, qu’elle avait immédiatement perdu tous ses bons souvenirs des moments qu’elle avait passés avec lui pour ne garder que les mauvais souvenirs.

Quelle est la question ?

Les parents ne sont pas toujours conscients qu’il se passe dans le cœur d’un enfant un processus dynamique dont il ne peut parler sur le moment mais qui va porter ses fruits.

Je pense que cela a été reconstruit après coup par la fillette. Le fait d’annoncer quelque chose à quelqu’un et de l’exécuter aussitôt, de passer à l’acte immédiatement, est traumatisant pour ce dernier, car les actes chez les humains sont toujours précédés de projets. Dans ce cas, le père a mis son enfant brusquement devant un fait accompli : ce qu’il lui a dit s’est immédiatement réalisé. Je crois que cela a été tellement mutilant pour elle que, pour moins souffrir de l’absence non prévue, elle a préféré ne garder que les mauvais souvenirs de leur co-vivance antérieure.

Cela me rappelle un exemple ancien, celui d’une fillette de onze ans, non encore réglée, à qui son père avait annoncé qu’il allait quitter sa femme. C’était une jeune fille calme, qui savait déjà se contrôler. Or, quand il le lui a annoncé, elle a poussé un hurlement de bête blessée et a ressenti une douleur épouvantable au ventre. Au moment de ses premières règles, cette jeune fille a fait une péritonite tuberculeuse et elle est restée stérile. Elle se souviendrait toujours, disait-elle, de ce bouleversement de son ventre et de ce hurlement de douleur, car le hurlement avait été concomitant. Son père venait de lui annoncer la séparation, et c’est cette douleur qui l’avait fait hurler. Je pense que, si cela s’est passé ainsi, c’est parce que la nouvelle lui a été annoncée dans une relation duelle père-fille, alors qu’elle aurait dû lui être annoncée dans une situation triangulée : aussi bien par la mère que par le père.

Dans le cas que je viens d’évoquer, la mère était présente, mais c’est le père qui a parlé.

Ce qui compte, c’est que, pour l’enfant, cela n’avait pas été prévu et que ce fut tout de suite suivi d’effet, comme dans mon exemple. Dans les deux cas, il y a similitude : annonce de la séparation dans un ciel serein qui, aux yeux de l’enfant, ne la laissait pas prévoir, suivie d’une exécution immédiate.

Cependant, la fillette de cinq ans, c’est dans son histoire qu’elle dit avoir mutilé tous ses bons souvenirs, tandis que l’autre, c’est dans son corps que le processus de mutilation de sa féminité s’est originé, au moment de la révélation du divorce, et qu’il a continué à bas bruit jusqu’au moment de la puberté ; alors cette souffrance s’est exprimée somatiquement par la péritonite tuberculeuse et la stérilité pour la vie.

L’important, c’est que l’enfant sache que le divorce est toujours un moindre mal. Comme une opération chirurgicale qui retire ce qui n’est plus vivant dans le corps qui était engagé dans un processus mortifère. C’est bien le cas lorsque la vie commune d’un couple est devenue insupportable pour l’un des deux, et parfois pour les deux. Ce climat de vie commune est porteur d’une souffrance que le divorce a pour but de faire cesser.

Certains parents, après avoir expliqué à leurs enfants qu’ils vont divorcer, s’étonnent que le jour suivant ceux-ci semblent avoir tout oublié ; d’où ils concluent que leur explication n’a servi à rien.

C’est que les parents n’ont pas dit : « Nous avons mis longtemps à nous décider à nous marier, et ce n’est pas du jour au lendemain non plus que nous allons nous décider à divorcer. Nous avons pris beaucoup d’engagements en vous mettant au monde, il faut maintenant que nous y voyions clair. Ce n’est pas parce qu’on se dispute sur le moment que les

choses peuvent se défaire tout de suite. Ce n’est pas comme quand on joue et que l’on dit : je ne joue plus. C’est trop sérieux, le mariage. Mais cela ne veut pas dire que nous revenons sur ce que nous avons dit : cela ne va pas bien entre ta mère et moi [ton père et moi]. »

Il faut que les enfants sachent que les parents temporisent et ne font pas les choses par caprice.

Cependant, même lorsque les parents disent qu’ils ont mûri leur décision, certains enfants disent avoir oublié le jour suivant.

C’est leur affaire. Il faut leur dire : « Tu as oublié parce que tu voulais oublier. » Il faut toujours laisser les enfants avec leurs fantasmes et leurs manières de réagir ; mais ce n’est pas une raison pour que les parents se mettent à leur diapason. Souvent, l’enfant réagit en se mettant à inventer. Quand il fabule qu’» on va aller en Amérique », les parents lui diront : « Tu sais bien qu’on va en Normandie. Mais raconte ça à tes copains si cela peut te faire plaisir. » Les enfants ont besoin de fabuler lorsque quelque chose est trop difficile à assumer. Il faut leur dire la vérité, tout en leur laissant leur mode de réaction à cette vérité quand elle est difficile et qu’ils ont besoin de fabuler.

Si les deux parents se parlaient et parlaient à leurs enfants de leur projet de séparation, de façon responsable, les enfants pourraient apporter plus facilement des suggestions, des nuances, des modifications, faire évoluer le projet pour ce qui les concerne. Dans ces conditions, la convention (si c’est un divorce par demande conjointe), les propositions (si c’est un divorce par faute) seraient travaillées avec eux, et ils pourraient espérer que la décision serait mieux préparée, donc mieux appliquée.

En effet.

Tu as écrit que la loi ne prévoit pas que le juge puisse dire, dans certains cas, aux parents qu’il serait dangereux pour leur enfant de divorcer actuellement ; qu’ils feraient mieux d’attendre trois ou quatre ans9. Voulais-tu dire par là qu’il y a une période particulièrement délicate de la vie de l’enfant qui pourrait amener les parents à différer la procédure de divorce ?

J’évoquais la période du petit âge, jusqu’à quatre ans révolus ; mais, dans des situations précises, cette période peut se prolonger jusqu’à ce que l’enfant ait onze, douze ans.

Il faudrait, dans ces situations, que chacun des parents, tout en acceptant de différer le divorce, soit symboliquement présent à l’enfant ; que l’autre parent permette au premier d’être présent pour l’enfant, même si le couple vit désormais un couplage « socio-amical » – ce qui est le contraire de la mésentente. En effet, pour l’enfant, le couplage socio-amical d’un homme et d’une femme n’implique pas obligatoirement qu’ils couchent ensemble et que tous deux soient toujours présents à la maison. Pour lui, même si l’un de ses parents n’est plus à la maison, celui-ci est toujours responsable de son éducation.

S’intéresser à chacun de ses enfants et ne pas laisser jouer son rôle par d’autres, c’est la fonction symbolique et affective du parent absent de chez lui. J’en veux pour preuve qu’autrefois de nombreux enfants dont le père était aux armées ou aux colonies, vivant avec leur mère, avaient une relation épistolaire avec le père. Le sentiment de responsabilité paternelle de certains pères qui écrivaient une lettre mensuelle à chacun de leurs enfants les rendait symboliquement beaucoup plus présents à ceux-ci que ne l’étaient d’autres pères, présents chez eux mais sans s’intéresser personnellement à l’éducation. De son côté, chaque enfant écrivait personnellement au père. Celui-ci entretenait des relations épistolaires personnalisées avec sa famille qu’il entretenait pécuniairement – ce qui donnait un impact tout à fait suffisant à la fonction symbolique du père.

Aujourd’hui, il existe des situations de fait, dues soit à des circonstances professionnelles (éloignant par exemple l’homme ou la femme de son foyer), soit à des arrangements entre les deux conjoints dont la vie sexuelle et affective n’est plus satisfaisante. Ces situations n’infirment pas le lien entre l’enfant et ses deux parents, à condition qu’elles impliquent des relations personnalisées et régulières de l’enfant avec chacun de ses deux parents, même si elles ne sont pas nécessairement quotidiennes.