De la portée de l’éjaculation précoce1

La recherche de l’explication physiologique d’une expulsion prématurée du sperme et des états nerveux concomitants a déjà donné naissance à toute une littérature. Mais on a très peu parlé, voire pas du tout, des conséquences nerveuses d’un coït ainsi abrégé dans le temps chez le partenaire de l'autre sexe. Cependant, fondés sur les recherches novatrices de Freud, ceux qui ont examiné de plus près la vie sexuelle ou conjugale des femmes souffrant d’une névrose d'angoisse, ont pu constater que les états de peur, d’anxiété ou d’angoisse sont toujours provoqués par l’insatisfaction sexuelle, ou par la satisfaction incomplète ou imparfaite, dont la cause la plus fréquente est l’éjaculation précoce du partenaire masculin. Et même, mis à part les cas franchement pathologiques d’éjaculation précoce (habituellement associée à de nombreux autres signes de neurasthénie sexuelle et toujours imputable à une masturbation excessive), il apparaît que d’une façon générale, le sexe masculin présente par rapport au sexe féminin une éjaculation précoce relative. Autrement dit, même dans le cas le plus favorable, lorsque la durée de la friction chez l’homme est normale, un grand nombre de femmes n’arrivent pas jusqu’à l’orgasme ; soit que l’anesthésie reste complète jusqu’au bout, soit que, une certaine excitation libidinale s’étant produite, elle n’atteigne pas le degré nécessaire à l’orgasme, l’acte est achevé pour l’homme, la femme restant excitée mais insatisfaite.

Cet état, s’il devient permanent, aboutit nécessairement à un état de tension nerveuse ; seul l’égoïsme masculin, survivance du vieux régime patriarcal, a pu en détourner l’attention des hommes... donc des médecins.

Nous sommes de longue date habitués à admettre que seuls les hommes ont droit à la libido sexuelle et à l’orgasme ; nous avons établi, et imposé aux femmes, un idéal féminin qui exclut la possibilité d’exprimer et de reconnaître ouvertement des désirs sexuels et ne tolère que l’acceptation passive, idéal qui classe les tendances libidinales, pour peu qu’elles se manifestent chez la femme, dans les catégories du pathologique ou du « vicieux ».

Se soumettant aux conceptions de l’homme tant pour son monde éthique que sous bien d’autres rapports, la femme a si bien assimilé ces vues, que toute idée contraire, appliquée à elle-même, lui paraît impensable. Même la femme souffrant de la plus sévère des angoisses et qui — d’après l’interrogatoire — n’a jamais éprouvé que des excitations frustes, rejette avec force et une indignation sincère d’être « du genre » de celles à qui « ces choses-là » puissent manquer. Non seulement elle ne les désire pas — dit-elle en général — mais elles les considère, en tant qu’elle est concernée, comme un traitement déplaisant, répugnant, et dont elle se passerait bien volontiers si son mari n’y tenait pas tant2.

Cependant les impulsions libidinales de l’organisme, éveillées et non satisfaites, ne se résolvent pas à coups de décrets moraux ; à défaut d’être assouvi, le désir sexuel trouve son issue dans des symptômes pathologiques — généralement l’angoisse ; et chez les individus prédisposés, des névroses (hystérie, névrose d’angoisse).

Si les hommes rompaient avec leur mode de penser égocentrique pour imaginer une vie où ce serait à eux de subir constamment l’interruption de l’acte avant la résolution orgastique de la tension, ils se rendraient compte du martyre sexuel enduré par les femmes et du désespoir provoqué par le dilemme qui les réduit à choisir entre le respect d’elles-mêmes et l’assouvissement sexuel. Ils comprendraient mieux également pourquoi un pourcentage aussi important de femmes s’en échappe par la maladie.

La téléologie propre au raisonnement humain ne se résigne pas aisément au postulat que dans « le meilleur des mondes possibles » un fonctionnement organique aussi élémentaire doive présenter naturellement pareil écart de durée pour aboutir à la satisfaction dans les deux sexes. Et l’expérience paraît confirmer en effet qu’il ne s’agit pas d’une différence organique des deux sexes, mais d’une différence de conditions de vie et de pression culturelle, pour expliquer cette « dyschronie » dans la sexualité des conjoints.

La plupart des hommes se marient après un nombre plus ou moins grand (généralement assez grand) d’aventures sexuelles et l’expérience montre que, dans ce domaine, l’habitude n’entraîne pas une élévation du seuil d’excitation, mais au contraire, plutôt une accélération de l’éjaculation. Cet effet augmente considérablement si — comme c’est indiscutablement le cas pour 90 p. 100 des hommes — la satisfaction a été longtemps obtenue par voie autoérotique. Aussi, chez la grande majorité des hommes qui se marient, l’éjaculation est-elle relativement précoce.

Par contre la femme, pendant ses années de jeune fille, est méthodiquement soustraite à toute influence sexuelle, qu’il s’agisse du plan réel ou du plan mental, et de plus les efforts tendent à lui faire haïr et mépriser tout ce qui touche au domaine de la sexualité. Ainsi donc, comparée à son futur époux, la femme qui se marie est, du point de vue sexuel, pour le moins hypoesthésique, sinon anesthésique.

Je ne me sens pas qualifié pour tirer les conclusions sociologiques du problème et décider qui des deux a raison : celui qui inclut les hommes à leur tour dans l’exigence de chasteté jusqu’au mariage, ou celui qui propose l’émancipation des femmes3. Le médecin, lui, ne cherchant remède qu’aux souffrances individuelles, et moins préoccupé des maux de la société, penchera évidemment vers cette deuxième position ; il sera plus séduit par une tendance propre à provoquer une diminution de l’hystérie féminine que par celle qui, en prônant l’observance de la chasteté chez l’homme, tend à étendre l’hystérie au sexe masculin également.

En réalité, je ne crois pas que le choix se réduise à ces deux extrêmes. Il doit exister une solution pour mieux ménager l’intérêt sexuel de la femme, sans pour autant sacrifier l’ordre social fondé sur la famille.

Un timide début en ce sens est constitué par le mouvement d’initiation sexuelle des femmes avant le mariage. Et si le nombre des suggestions et projets simplistes et absurdes est grand, il existe toutefois un espoir que le procédé brutal et généralement pratiqué qui consiste à livrer, le jour du mariage, une femme apeurée et ignorante de la sexualité à un homme déjà fort de nombreuses expériences, sera abandonné un jour. Tant que les conditions actuelles restent en vigueur, il n’est pas surprenant que l’éjaculation relativement rapide de l’homme et la relative anesthésie de la femme soient naturellement admis dans la vie conjugale, et que, par suite de « la signification exemplaire de la sexualité »4, les unions fondées sur la satisfaction, c’est-à-dire heureuses, soient si rares.

 


1 Journal médical de Budapest, 1908.

2 Nota bene : l’instinct féminin a raison à cet égard ; l’abstinence totale est moins nocive pour le système nerveux que l’excitation fruste.

3 À mon avis, les femmes ont tort de croire que le remède à leurs maux serait le droit de vote. Ce n’est pas le droit au choix politique mais celui au choix sexuel qu'elles seraient le plus fondées à revendiquer.

4 « Vorbildlichkeit der Sexualität », Freud.