La psychologie du mot d’esprit et du comique1

L’intérêt que les médecins portent au mot d’esprit et au comique ne date pas d’hier. Des médecins de l’Antiquité dont l’enseignement a fait autorité pendant un millénaire, recommandaient fort sérieusement de faire rire les malades pour stimuler les contractions du diaphragme et favoriser ainsi la digestion. Toutefois, dans cette conférence, je n’ai pas l’intention d’initier mes auditeurs aux moyens et techniques du divertissement. Au contraire, j’envisage délibérément de détruire l’effet exercé par le mot d’esprit et le comique sur l’auditeur naïf. Je reprends le rôle d’un personnage typique du Borsszem Jankò2, la savoureuse caricature du professeur Tömb qui, au lieu de permettre à ses élèves de goûter les œuvres poétiques dans toute leur originalité, débitait celles-ci en fragments, assassinant leur beauté par ses analyses philologiques et esthétiques. Dès lors ce programme vous permet de prévoir que ce n’est pas le médecin dévoué, dispensateur de soins, qui parle en moi aujourd’hui, mais le psychologue. Je désire vous présenter une œuvre du professeur Freud, traitant du mot d’esprit3.

Comme toute caricature, celle du professeur Tömb contient aussi un fond de sérieux. Ce qu’accomplit bien involontairement ce philologue, à savoir rendre fastidieux par ses analyses ce qui était beau, se couvrant ainsi de ridicule, le professeur Freud le fait délibérément, et y puise un prodigieux matériel psychologique. Avant Freud, de nombreux auteurs se sont intéressés au problème de l’humour, beaucoup ont contribué de façon importante à la psychologie du plaisir par l’humour, mais ils se sont toujours contentés d’une vue unilatérale du problème, croyant en avoir traité l’ensemble. L’ouvrage de Freud au contraire embrasse toute la complexité et la profondeur des problèmes impliqués, de sorte que nous pouvons considérer le grand maître de la science et de la thérapeutique psychologiques comme un pionnier également dans le domaine de l’esthétique.

La méthode qu’il a choisie pour analyser l’humour est en elle-même un trait de génie : nous pourrions l’appeler, par référence à ce qui précède, « la méthode du professeur Tömb ». Freud a pensé que si nous voulions découvrir ce qui dans le mot d’esprit suscite la bonne humeur et stimule le rire, nous devions avant tout établir si c’est le contenu ou la forme, l’idée ou le mode d’expression — ou les deux — qui renferment ce facteur jusqu’à présent indéterminé qui incite l’auditeur à exciter ses muscles hilarants avec une force aussi irrésistible. Il a donc essayé de déterminer si toutes les plaisanteries, même les meilleures, pouvaient être « sabotées », c’est-à-dire présentées sous une forme qui les dépouille de toute qualité comique malgré une reproduction fidèle et complète du contenu. Si c’est le cas, il devient évident que ce n’est pas le contenu mais uniquement la forme — ou, comme dit Freud, la technique — qui caractérise le mot d’esprit. Freud a abouti ainsi à la surprenante conclusion qu’à l’aide de ce procédé qu’il appelle la « réduction du mot d’esprit », n’importe quelle plaisanterie ou presque peut être dépouillée de ses qualités comiques ; en d’autres termes, aucune plaisanterie n’est assez bonne pour qu’une technique adéquate n’en puisse venir à bout.

Voyons comment Freud en fait la démonstration sur une pièce de théâtre bien connue. Dans un des « Tableaux de voyage » de Heine, « Bäder von Lucca », figure un certain collecteur de loterie et pédicure de Hambourg du nom de Hirsch-Hyacinthe, qui veut briller aux yeux du poète par sa parenté avec le riche baron Rothschild tout en évoquant la morgue de ce dernier ; à la fin, il conclut : « et aussi vrai que Dieu me voit, j’étais assis aux côtés de Salomon Rothschild et il me traitait en véritable parent, — en famillionnaire. » Si Hirsch Hyacinthe avait dit : « Rothschild m’a traité en parent, familièrement, bien qu’il soit millionnaire », l’effet comique aurait été nul. Cet effet résulte donc exclusivement de la condensation, la contraction des deux mots. Pour visualiser la chose, écrivons les mots l’un en dessous de l’autre, comme deux nombres à additionner, et faisons la somme, de sorte que chaque syllabe ne figure qu’une seule fois dans le résultat :

famili er

millionnaire

=

famillionnaire4

En réalité, que s’est-il passé ? Tout simplement que le mot d’esprit a réussi, au moyen d’une association acoustique superficielle, à condenser en un seul mot deux concepts extrêmement différents, celui de famille et de richesse, c’est-à-dire, évoquer les deux idées par un seul mot. Maintenant, comment Freud explique-t-il l’effet hilarant d’une telle condensation sur les auditeurs ? Le rire, comme il le montre par de nombreux exemples, est provoqué par le fait que l’effort intellectuel nécessaire, et déjà déclenché, pour associer les idées de famille et de millionnaire est brusquement devenu inutile grâce à la condensation, de sorte que la tension nerveuse destinée à la réflexion est économisée et abréagie sous forme d’excitation motrice des muscles du rire, c’est-à-dire déchargée par le rire.

Pour distinguer une « bonne » plaisanterie d’une « mauvaise », je vais vous donner également un exemple de la seconde espèce.

Dans un journal pour enfants que le hasard m’a mis entre les mains, j’ai lu une histoire de ce genre : il existe un pays étrange où vivent toutes sortes d’animaux bizarres : des canarrhinocéros volent dans les airs, une lapintade agite ses ailes, un chauvsoulévrier veille à la porte ; encore heureux qu’il ne pousse pas du tigriz dans les champs. Là encore ce sont des condensations de mots qui relient des notions très éloignées les unes des autres mais, sous l’association superficielle, aucun sens plus profond ne les rapproche ; aussi un tel assemblage peut-il passer pour une astuce et fera sourire, mais pour un mot d’esprit, c’est un peu mince.

Cependant, ce qui importe, c’est que même une telle condensation de mots exclusivement fondée sur l’acoustique et sans aucun rapport de signification, peut déjà faire sourire. C’est la preuve certaine que l’effet hilarant des jeux de mots résulte simplement d’un moment d’abandon où, faisant provisoirement l’économie d’un sérieux effort de logique, nous « jouons » avec les mots comme nous avions l’habitude de le faire dans notre enfance. Cependant la censure logique est rapidement mobilisée contre ces plaisanteries sans contenu profond, de sorte qu’elles ne suscitent pas cette bonne humeur souvent explosive qu’éveille une bonne plaisanterie. La censure n’autorise la bonne humeur que si l’auteur du mot parvient à dissimuler une relation intellectuelle plus subtile sous le rapport acoustique superficiel. Le contenu intellectuel réussit à corrompre les gardiens les plus vigilants du processus de pensée logique, et pendant qu’ils rongent l’os intellectuel qui leur est jeté, l’enfant dissimulé dans notre inconscient exploite largement la situation et nous rions de bon cœur d’avoir « joué », dans tous les sens du terme, la logique, ce censeur qui pèse si lourdement sur notre humeur.

Ceux d’entre vous qui ont déjà entendu parler d’analyse psychologique du rêve, seront certainement frappés par la grande analogie qui existe entre le travail du rêve et celui de l’humoriste. Dans le rêve comme dans le mot d’esprit, l’événement conscient, c’est-à-dire le contenu conscient du rêve ou le texte du mot d’esprit, ne prennent leur sens et ne permettent l’interprétation que si nous retrouvons le contenu latent du rêve ou le sens caché du mot d’esprit. Pour le rêve comme pour le mot d’esprit, le mobile qui pousse à les produire a des racines infantiles ; par conséquent, nos fantaisies nocturnes tout comme la création d’un mot d’esprit et le plaisir pris à l’entendre, n’obéissent pas à un ordre logique rigoureux, mais aux associations d’idées les plus superficielles. L’expérience des analyses de rêves nous apprend que ce caractère superficiel des associations est plus marqué encore dans le rêve que dans le mot d’esprit qui est tout de même produit à l’état de veille ; cependant il arrive que le rêve réalise des associations et des condensations de mots qui pourraient facilement passer pour des mots d’esprit.

Dans un de mes propres rêves par exemple figurait le mot « hippo-litaine », qui à première vue peut paraître un agrégat de syllabes dépourvu de sens. L’analyse a cependant permis d’y reconnaître une condensation des mots Hyppolite Taine, hippopotame et métropolitain, répondant ainsi parfaitement à la technique des jeux de mots par condensation.

C’est précisément son travail sur l’interprétation des rêves qui a conduit Freud à s’interroger sur le mot d’esprit ; il est instructif de savoir comment il y a été amené.

Lorsque Freud a publié sa Science des Rêves et la méthode de libre association qui y est systématiquement appliquée, il eut la surprise de voir de nombreuses personnalités scientifiques, dont certaines de grande valeur, réagir par des sourires apitoyés ; quant aux plus bornés, ils se gaussaient ouvertement de lui. Ils ont donc présenté très exactement le comportement de ces névrosés qui se défendent par le rire contre les vérités déplaisantes mises à jour par l’interprétation d’un rêve.

La plupart des gens qui verraient accueillir de la sorte leurs connaissances patiemment rassemblées pendant des décades réagiraient en rappelant sévèrement à l’ordre les railleurs, dévoilant sans merci leur ignorance et leur inconsistance ; bref, en les rembarrant vertement. Mais non Freud. Cet éclat de rire général lui parut un phénomène psychique digne d’être scientifiquement analysé ; il n’a donc eu de cesse avant d’avoir établi que si les ignorants sont portés à rire de la plupart des rêves et interprétations de rêves, c’est parce que le rêve et le mot d’esprit ont la même origine psychique — la couche inconsciente des pulsions infantiles refoulées — et les mêmes mécanismes et moyens psychotechniques.

Pour user d’une condensation humoristique, je pourrais donc dire que, face à la moquerie, Freud a d’abord commencé par écrire le livre qu’ensuite il a jeté à la tête des railleurs.

Je ne puis m’étendre ici à toutes les variétés de jeux de mots. Quiconque lira le livre de Freud, et je le recommande à tous ceux qui désirent se renseigner plus amplement sur ce problème, tout en sachant apprécier la perfection formelle d’un ouvrage scientifique magistralement construit, pourra se convaincre que toutes les variétés de mots d’esprit appelés jeux de mots, c’est-à-dire l’humour qui s’appuie sur le « double emploi d’un même matériel » ou le « sous-entendu », obéissent aux mêmes lois fondamentales que les jeux de mots par condensation précédemment mentionnés. Tous suscitent la bonne humeur au moyen du jeu infantile avec les mots, tandis que le sens que contiennent néanmoins les associations de mots et les répétitions absurdes sert d’une part à déjouer la censure, d’autre part à augmenter l’effet humoristique en accroissant d’abord l’effort d’association qui, aussitôt entrepris, devient superflu, ce qui permet d’en faire l’économie et la décharge par le rire.

Pour exemple, je ne citerai qu’un seul jeu de mots encore, extrait d’une année assez ancienne du « Borsszem Jankò », où interviennent à la fois « le double emploi d’un même matériel » et le « double sens »5.

Le voici : « Louis Olay déclare qu’il refuse de saluer le ministre Erdélyi, mais déclare également qu’il respecte la personne privée du ministre. Dans ce respect, point de salut ».

L’humour réside dans la dernière phrase. Si l’auteur avait exprimé la même idée d’une autre façon, écrivant par exemple : « Comment ce soi-disant respect peut-il s’accorder avec le refus de saluer le ministre ? », ç’aurait pu être un passage d’un éditorial ou un entrefilet, mais certainement pas un mot d’esprit. L’effet humoristique est dû au retour des mots respect et salut dans la première et la dernière partie, répétition agréable dans le mot d’esprit, tout comme dans les bonnes rimes, les allitérations, les refrains ou les rythmes ; ce n’est guère autre chose qu’une survivance de notre passion enfantine pour les répétitions et les reconnaissances. Un effet doublement humoristique de ce jeu de mots provient du double sens du mot salut. Nous avons l’habitude d’employer ce mot essentiellement dans un seul sens, celui de salutation ; mais, lorsque l’auteur de la plaisanterie, au lieu de salutation écrit salut, il éclaire brusquement la parenté des deux termes si éloignés par leur sens, économise ainsi un travail d’association, et suscite nos rires empressés.

Cependant, le jeu de mots n’est qu’une forme du mot d’esprit, et non la plus efficace. Une autre catégorie de l’humour déclenche un rire beaucoup plus joyeux et procure aussi plus de plaisir ; nous l’appelons — par opposition aux jeux de mots — des mots d’esprit.

Voyons un exemple :

« Adolphe et Maurice ont une violente querelle, puis se séparent. Lorsque Maurice arrive chez lui, il trouve sur sa porte, inscrit en gros caractères : « salaud. » Il se rend aussitôt chez Adolphe et y dépose... sa carte de visite. »

Qu’est-ce qui nous fait rire dans cette plaisanterie ? Pourquoi nous semble-t-elle bien trouvée et spirituelle ? Après tout, il peut paraître absurde que l’offensé réponde à la grossière insulte par un geste de courtoisie, le dépôt de sa carte de visite. Une réponse naturelle et spontanée de Maurice eût été d’aller à son tour inscrire sur la porte d’Adolphe : « Le salaud, c’est toi ! ». Toutefois ce n’aurait pas été un mot d’esprit, mais une réplique directe grossière. La courtoisie absurde et déplacée est devenue mot d’esprit du fait que Maurice a intentionnellement mal interprété l’insulte griffonnée sur sa porte, en faisant semblant de croire que cette inscription tenait lieu de carte de visite à Adolphe. Cela lui a permis de déguiser sa réplique en geste de politesse, c’est-à-dire d’exprimer sa véritable intention par son contraire, en sorte que son procédé absurde apparaisse comme plausible, au moyen d’un malentendu pas tout à fait invraisemblable. L’insulte, « le salaud, c’est toi », devient mot d’esprit plaisant et amusant, grâce à l’emploi des deux moyens de la technique humoristique. Et quels sont au juste ces moyens techniques ? Des absurdités, des erreurs d’interprétation, des fautes de logique, enfin des modes de jugement et de déduction caractéristiques de la pensée infantile, pour un moment frauduleusement introduits dans le monde intellectuel prudent et raisonnable des adultes sérieux. L’effet de cette plaisanterie est encore augmenté par le fait que la réplique directe, projetée à l’origine et si caractéristique des querelles enfantines, s’y retrouve, quoique déformée. « Si tu griffonnes sur ma porte, je griffonne sur la tienne », se dit Maurice, et agit en conséquence. Ceci dit, il ne devrait plus rien subsister du bon mot, une fois tous ses moyens techniques dévoilés, ce coup d’œil jeté dans les coulisses en quelque sorte. Et cependant nous constatons que, même racontée sous cette forme, l’histoire suscite la bonne humeur, montrant que la plaisanterie n’est pas encore définitivement sabotée, qu’elle cache encore quelque chose. Mais ce quelque chose n’est plus un mot d’esprit, ce n’est plus le mariage de l’absurde et du sensé, mais un comique de situation. Nous trouvons comique et risible l’impuissance d’Adolphe, frustré par le dépôt courtois d’une carte de visite de la possibilité de poursuivre la querelle, malgré l’intention offensante qu’il ne peut manquer de percevoir sous la courtoisie. Et si nous ajoutons que toute cette longue explication n’est l’analyse que d’un seul geste, le dépôt de la carte de visite, nous ne pouvons douter que ce mot d’esprit ne soit également un chef-d’œuvre de condensation. Tous ces artifices sont nécessaires pour parvenir à suspendre pour un instant le fonctionnement répressif du psychisme humain disposé au sérieux et adapté aux réalités de la vie, et pour recréer de façon magique l’enfance enjouée, simplette et prompte au rire.

Ces plaisanteries par déplacement sont les meilleurs des mots d’esprit ; une question intentionnellement mal interprétée, des déviations par surprise dans une voie imprévue, au moyen d’un double sens. C’est ainsi également que le travail du rêve déplace les intensités psychiques du principal vers l’accessoire. Les autres moyens du mot d’esprit : la représentation par le contraire ou le sous-entendu, la surenchère, le raisonnement par sophisme, tous exercent un effet humoristique parce qu’ils déroutent pour un moment notre jugement, nous faisant économiser ainsi un certain travail de refoulement que l’habitude a déjà déclenché.

La thèse de Freud paraît paradoxale, mais elle est néanmoins vraie : au fond nous ne savons jamais ce qui nous fait rire dans un mot d’esprit ; détourner l’attention des véritables moyens de l’effet comique est un des trucs essentiels de l’humoriste expérimenté. Mais si nous analysons les mots d’esprit, nous en arrivons à l’étrange constatation que certains d’entre eux ne brillent ni par leur contenu intellectuel ni par les moyens techniques mis en œuvre, et font néanmoins beaucoup d’effet. En les examinant de plus près, il apparaît que ce sont sans exception des plaisanteries à sous-entendu agressif ou sexuel, éventuellement sceptique ou cynique. Les plaisanteries à sous-entendu agressif ou sexuel nous paraissent donc plus amusantes que ne laisserait prévoir leur contenu intellectuel ou leur qualité technique.

Freud en a justement déduit que ces tendances latentes en chacun de nous, fortement chargées d’affect, mais pour la plupart refoulées dans l’inconscient, dont notre pensée consciente se détourne avec dégoût ou même avec indignation, saisissent l’occasion pour se manifester sous leur forme primitive ; autrement dit, elles s’accompagnent de plaisir, dès qu’à l’occasion d’un jeu de mots enfantin ou d’une faute de raisonnement, la rigueur de la censure psychique se relâche pour un moment. Dans les mots d’esprit à sous-entendus, la technique humoristique ne joue qu’un rôle d’appât, de condiment, entraînant secondairement la satisfaction principale, qui est la suspension provisoire de la censure éthique. Ce soulagement de l’humeur peut être si intense que certaines plaisanteries agressives et principalement à sous-entendu sexuel, même à moyens techniques assez faibles, peuvent maintenir en bonne humeur toute une assemblée pendant plusieurs minutes.

Plus le niveau culturel de la société est bas, plus le sous-entendu agressif ou sexuel doit être grossier pour atteindre son but. Mais même dans la société la plus cultivée l’on écoute et l’on colporte avec prédilection des bons mots qui ne diffèrent en rien des plaisanteries grossières du peuple, pour peu qu’ils répondent à certaines exigences esthétiques, que les sous-entendus soient subtils et surtout que la plaisanterie parvienne pour un instant à tromper la censure par sa façade intellectuelle et morale.

Même après avoir établi ces vérités fondamentales de l’effet humoristique, à la fois révolutionnaires et d’une simplicité inattendue, l’on reste surpris par la sensibilité subtile et la pénétration dont Freud a fait preuve dans l’analyse du mot d’esprit en tant que phénomène social. L’humoriste professionnel, tout neurologue peut le confirmer, est en général un être au caractère déséquilibré, nerveux, qui se défend de ses propres imperfections intellectuelles et morales, de son propre infantilisme, en en dévoilant le contenu pour lui-même et pour les autres, sous la forme avouable d’un déguisement humoristique. Il n’y a pas à s’étonner alors que sa propre plaisanterie ne le fasse pas rire, et qu’il se contente de subir la contagion de la bonne humeur lui venant parfois des autres. Mais d’autant plus grand est le plaisir de l’auditeur à qui tout est offert en cadeau.

Cette forme primitive de plaisanteries sexuellement agressives, répandue dans les couches inférieures de la société, ne se contente plus de deux personnes, il lui en faut au moins trois : une femme, objet de l’agression, et deux hommes dont l’un joue le rôle de l’agresseur et l’autre celui de public. S’agissant d’agression sexuelle, la présence du troisième, du public, devrait agir comme facteur de gêne ; et en effet, le but de la plaisanterie est de désarmer, d’acheter le public, d’en faire un complice même, en lui procurant un plaisir gratuit, le plaçant, comme on dit à Budapest6, aux premières loges. Dans les sociétés plus raffinées, la femme ne participe plus personnellement à ce genre de divertissement, mais en pensée, elle n’en est jamais absente.

Dès que les membres d’une société se regroupent selon le sexe, il se trouve toujours quelqu’un parmi les hommes pour lancer la dernière plaisanterie sexuelle, donnant le départ au flot ininterrompu des mots d’esprit équivoques. Et c’est un phénomène curieux à constater que ceux-là mêmes, dont les conceptions morales rigides écartent fermement toute compréhension qui les obligerait d’admettre qu’eux aussi abritent des tendances en opposition avec l’humanisme ou l’éthique, inventent, entendent et diffusent avec un plaisir extrême les plaisanteries à pointe cruelle ou sexuelle, trahissant pour l’initié — sans s’en rendre compte — beaucoup de leur personnalité profonde, peut-être à eux-mêmes inconnue.

Le mot d’esprit joue un rôle non seulement dans les cercles réduits, mais aussi dans les assemblées plus vastes. Tout orateur, tout démagogue en assaisonne volontiers son discours ; et ce n’est pas seulement pour provoquer un plaisir esthétique ; il pressent semble-t-il cette vérité qu’un argument faible convainc plus facilement un auditoire mis en bonne humeur. Par contre il n’y a pas de personnalité assez honorable, de tendance politique ou scientifique assez digne de respect, qui ne puisse être démolie par une bonne plaisanterie. La foule sacrifie tout à ses plaisirs, aujourd’hui comme il y a deux mille ans. Panem et circenses !

Les mots d’esprit les plus efficaces sont les mots d’esprit à sous-entendus qui suspendent pour un instant le refoulement moral présent en chacun de nous. Mais ces plaisanteries à sous-entendus où du fait d’un obstacle extérieur — par égard pour une personne présente par exemple — l’on renonce à l’agression directe, la déguisant en mot d’esprit, ont souvent aussi un puissant effet comique. Je citerai pour exemple, à la suite de Freud, la plaisanterie dite du « Sérénissime » : le souverain, passant en revue une garnison de province, est averti par son aide de camp de la présence d’un soldat connu pour sa grande ressemblance avec son souverain. Le souverain, s’approchant du soldat, lui demande avec une intention ironique : « Votre mère n’aurait-elle pas servi à la résidence de mon père ? » « Elle non », répond le soldat, « mais mon père si ».

Cette réponse d’apparence innocente est la plus cruelle des répliques que le soldat pouvait faire au soupçon exprimé par le souverain quant à l’honneur de sa mère — mais en même temps, et justement grâce à son allure innocente, elle sauve le soldat des lourdes conséquences du crime de lèse-majesté. Et nous, auditeurs, nous y prenons plaisir, car il est agréable à chacun de voir une autorité bafouée, et si adroitement encore qu’aucun châtiment ne puisse s’ensuivre.

Outre le contenu intellectuel, l’habileté technique et le sous-entendu, l’actualité également augmente l’effet humoristique. Le jeu de mots sur l’affaire des salutations entre le député Olay et le ministre Erdélyi paraissait certainement beaucoup plus spirituel en 1889 lorsque le « Borsszem Jankò » l’a publié, qu’aujourd’hui. Par contre le mot d’esprit d’intérêt actuel fera plus d’effet aujourd’hui qu’il n’en aura d’ici quelques années lorsque l’événement ne sera plus aussi présent dans la mémoire publique. L’effet plaisant de l’actualité s’explique, selon Freud, par le plaisir dû à la répétition, tout comme dans certaines catégories de plaisanteries, jeux de mots ou mots d’esprit précédemment mentionnés.

Si dans la suite de cet exposé je consacre beaucoup moins de temps à un autre genre d’expérience psychique hilarante, la psychologie du comique, je suis en cela fidèlement l’ouvrage de Freud qui traite ce chapitre de la psychologie de façon moins exhaustive et ne considère en détail que les différences entre le mot d’esprit et le comique.

Tandis que les plaisanteries à sous-entendus demandent trois personnages, l’auteur du mot, l’objet de la moquerie et le public, le comique se contente de deux : celui qui présente le caractère comique et celui qui le perçoit et en rit. Le mot d’esprit est fabriqué par l’homme ; à la suite d’une idée, il se produit dans notre conscience un moment de « vide intellectuel » ; pendant ce temps, l’idée s’enfonce dans l’inconscient et n’en émerge que condensée, déplacée, truffée d’erreurs et d’associations superficielles, sous forme de mot d’esprit accompli. L’atelier psychologique où se fabrique le mot d’esprit est donc la couche des fonctionnements psychiques inconscients. Pour réaliser l’effet comique, cette immersion n’est pas nécessaire ; la scène de son origine est accessible à la conscience, elle peut se localiser dans cette couche psychique échappant partiellement au point focal de l’attention, que Freud appelle la couche préconsciente.

Un exemple caractéristique du comique est fourni par la naïveté, qui s’exprime dans le langage et les actes des enfants et des personnes sans instruction. Par exemple, dans le « Kakas Màrton »7, il y a un personnage d’enfant, appelé Samuel si mes souvenirs sont exacts, qui assaille constamment sa mère de questions de ce genre : « Maman, Papa est-il vraiment si pauvre ? » — « Pourquoi, bêta ? » répond la mère. « Parce que le monsieur d’en face prétend qu’il partage le lit de la voisine. »

Lorsque j’entends ce genre de choses — à supposer que j’aie la certitude que l’enfant n’a pas volontairement déguisé ses connaissances secrètes en forme de plaisanterie — c’est la sottise, l’ignorance de l’enfant qui me font rire ; plus exactement, je compare ma propre science à l’ignorance de l’enfant auquel pour un instant je m’identifie. Dès lors la tension intellectuelle ou la quantité d’énergie dont je ne peux me passer que si pour un bref moment « je suis, je redeviens enfant », devient inutile, et peut se décharger en rire. Le notaire de Peleske8 nous paraît comique parce que nous imaginons quelle serait notre puérile ignorance si nous aussi prenions les événements qui se déroulent sur une scène de théâtre pour la réalité, et voulions nous précipiter sur le plateau pour arracher Desdémone aux mains d’Othello. Ce sont ces comparaisons qui donnent leur valeur comique au personnage trop maladroit, trop bête, affligé d’un nez trop grand, d’une tête trop petite, d’automatismes moteurs ou mentaux, ou trop distrait. Dans tous ces cas, je compare mon état réel à l’état où je serais si je me mettais à la place du personnage comique, et c’est la différence quantitative de travail intellectuel devenu superflu qui se décharge en rire, accompagné d’une sensation de plaisir.

Le comique de situation correspond également à la prise de conscience soudaine d’une différence de ce genre ; toutefois elle se situe non entre moi-même et une autre personne, mais entre deux situations où se trouverait un tiers. Il est comique par exemple qu’une personne, au cours d’une grave conversation intellectuelle et abstraite, se trouve brusquement dérangée par un besoin naturel pressant.

Un troisième genre de comique ridiculise l’homme trompé dans son attente, incitant au rire non seulement le public, mais aussi la victime. L’homme rit de sa propre sottise, de son manque de réflexion, disons de son enfantillage, lorsque sans raison valable il a pris pour assurée la satisfaction escomptée. Dans le comique de révélation, les tendances agressives interviennent également.

Quelque part entre le mot d’esprit et le comique volontaire se situe l’ironie, la plus vile manière de faire rire. Il suffit de dire toujours le contraire de ce qu’on pense, tout en exprimant clairement sa véritable pensée par la mimique, le geste, l’intonation. L’homme ironique ne dit pas « tu as mauvaise mine », mais « tu as bonne mine ! ». Il ne dit pas « je ne crois pas que tu puisses réussir cet examen », mais « tu vas joliment bien réussir cet examen si tu ne travailles pas plus que ça », etc...

L’humour, autre moyen de faire rire, est d’autant plus noble. Pour en faire saisir la nature, Freud part de la constatation que nous ne sommes pas toujours capables de rire d’un mot d’esprit ou d’un effet comique. Si nous avons des soucis, si nous sommes tristes, si le sujet de la plaisanterie nous touche de trop près, le meilleur mot, la situation la plus comique ne parviendront pas à nous dérider, sinon d’un rire « amer ». Il n’en est pas de même pour l’homme doué d’humour. Il se place au-dessus de sa propre amertume, ses difficultés, ses émotions et, économisant ainsi une grande quantité de « travail » affectif, il lui en reste assez pour sourire ou rire là même où d’autres s’abandonneraient aux affects dépressifs. Le sommet de l’humour est ce qu’on appelle l’humour noir ou macabre ; quiconque en est capable, la proximité de la mort même ne peut l’abattre au point qu’il ne puisse rire ou sourire de sa situation. Cependant, nous « élever » au-dessus des choses équivaut à dégrader, rabaisser, taxer d’ « enfantillage » tout obstacle sur ce chemin ; cette mégalomanie est bien la même que celle de l’enfant qui tente d’échapper à la pénible conscience de sa petitesse au moyen de fantaisies de grandeur.

Freud ramène donc à l’enfantillage le mot d’esprit comme le comique et l’humour.

L’auteur de bons mots joue avec les mots ; il tente ainsi de faire accepter les inconvenances et les sottises ; l’acteur comique se comporte lui-même comme un enfant maladroit et ignorant ; et l’humoriste prend pour modèle les fantaisies de grandeur des enfants.

Autrement dit, le mot d’esprit provoque le plaisir par l’économie de travail de refoulement, le comique par l’économie de travail intellectuel, l’humour par l’économie de travail affectif ; et tous trois visent à nous replonger pour un instant dans le monde naïf de l’enfance, le « paradis perdu ».

Le seul but de cette communication est d’éveiller votre appétit et de vous inciter à lire l’ouvrage de Freud dans sa forme originale. Une vraie satisfaction ne peut jaillir que d’une étude plus approfondie de la psychologie du mot d’esprit et du comique.


1 Conférence prononcée à Budapest, à l’« Ecole Libre des Sciences Sociales ». Publiée in « Populare Vorträge über Psychonanalyse », chapitre VII.

2 Hebdomadaire humoristique hongrois. La traduction littérale du titre serait : « Jeannot-grain-de-poivre ».

3 Pr Freud : Der Witz und seine Beziehung zurn Unbewussten, II. Auflage, Wien 1921. Trad. anglaise par A. A. Brill, 1917, New York, Moffatt, Yard et Co ; London, Broadway House. Standard Edition, vol. VIII.

4 Contrairement à ce qui se passe en français, dans la langue allemande et hongroise l’orthographe rejoint la phonétique. (N.d.T.).

5 Le sens de la plaisanterie est légèrement modifié par la traduction. La traduction des jeux de mots pose des problèmes faciles à imaginer. C’est ainsi que dans la version anglaise de cet article parue dans « Further Contributions to the Theory and Technique of Psychoanalysis », Hogarth Press, ce passage a dû être supprimé. (N.d.T.).

6 Et à Paris... (N.d.T.).

7 Journal humoristique hongrois de l’époque.

8 Ferenczi se réfère ici au héros d’une longue œuvre poétique de l’écrivain hongrois Gvadànyi qui met en scène un notaire de province en visite dans la capitale. (N.d.T.).