La figuration symbolique des principes de plaisir et de réalité dans le mythe d’œdipe

Schopenhauer écrit1 : « Toute œuvre procède d’une bonne idée, qui conduit au plaisir de la conception ; la naissance, la réalisation cependant, du moins dans mon cas, ne va pas sans douleur ; car je suis alors face à moi-même, comme un juge inexorable devant un prisonnier étendu sur le chevalet, qu’il contraint à répondre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à demander. Presque toutes les erreurs et folies ineffables qui remplissent les doctrines et les philosophies me paraissent résulter de l’absence de cette probité. Si la vérité n’a pas été découverte, ce n’est pas faute de l’avoir cherchée, mais à cause de la volonté de découvrir encore et encore à sa place une conception toute faite, ou, tout au moins, pour ne pas heurter une idée chère ; dans ce but, il a fallu employer des subterfuges, à l’en-contre de tous et du penseur lui-même. C’est le courage d’aller jusqu’au bout des problèmes qui fait le philosophe. Il doit être comme l'Œdipe de Sophocle qui, cherchant à élucider son terrible destin, poursuit infatigablement sa quête, même lorsqu’il devine que la réponse ne lui réserve qu’horreur et épouvante. Mais la plupart d’entre nous portent en leur cœur une Jocaste suppliant Œdipe pour l’amour des dieux de ne pas s’enquérir plus avant ; et nous lui cédons, c’est pour cela que la philosophie en est où elle est2. Comme Odin à la porte de l’enfer interroge sans cesse la vieille pythonisse dans sa tombe sans tenir compte de sa réticence, de ses refus et de ses supplications d’être laissée en paix, le philosophe doit s’interroger lui-même sans merci. Ce courage philosophique cependant, qui correspond à la sincérité et la probité dans la recherche que vous m’attribuez, ne jaillit pas de la réflexion, ne peut être arraché par des résolutions, mais est une tendance innée de l’esprit. »

La sagesse profonde concentrée dans ces remarques mérite d’être discutée et comparée aux résultats de la psychanalyse.

Ce que Schopenhauer dit de l’attitude psychique nécessaire à la production scientifique (philosophique) semble être une application à la théorie de la science des thèses de Freud concernant les « principes régissant les phénomènes psychiques »3. Freud distingue deux principes : le principe de plaisir, qui chez les êtres primitifs (animaux, enfants, sauvages) comme dans les états mentaux primitifs (rêve, mot d’esprit, fantasme, névrose, psychose) joue le rôle principal et met en œuvre des processus tendant au plaisir par le plus court chemin, tandis que l’activité psychique rejette les actes qui pourraient conduire aux sentiments de déplaisir (refoulement) ; et le principe de réalité, qui présuppose un plus grand développement et un stade d’évolution supérieur de l’appareil psychique, caractérisé par le fait que « à la place du refoulement qui exclut une partie des idées comme source de déplaisir, apparaît le jugement impartial qui doit décider si une idée est juste ou fausse, c’est-à-dire en accord ou non avec la réalité, au moyen d’une comparaison avec les traces mnésiques de la réalité ».

Une seule catégorie d’activités mentales n’est pas soumise à l’épreuve de la réalité, même après l’introduction du principe supérieur, c’est la fantaisie ; et c’est la science qui surmonte avec le plus de succès le principe de plaisir4.

La conception de Schopenhauer évoquée plus haut, concernant la disposition d’esprit nécessaire à une activité scientifique, pourrait s’exprimer, dans la terminologie de Freud, à peu près comme suit : le penseur peut (et devrait) donner libre cours à son imagination pour pouvoir goûter au « plaisir de la conception » — il n’est d’ailleurs guère possible d’avoir des idées nouvelles d’une autre manière5 — mais pour que ces notions imaginaires puissent devenir des idées scientifiques, elles doivent d’abord subir la dure épreuve de la réalité

Schopenhauer a perçu avec clairvoyance que, même chez un savant, les résistances les plus fortes à une épreuve de réalité libre de préjugés ne sont pas d’ordre intellectuel mais affectif. Même le savant est sujet aux défaillances et aux passions humaines : vanité, jalousie, préjugés moraux et religieux qui, face à une vérité désagréable, ont tendance à l’aveugler, et il n’est que trop enclin de prendre pour la verité une erreur qui s’accorde avec son système personnel.

La psychanalyse ne peut compléter le postulat de Schopenhauer que sur un seul point. Elle a découvert que les résistances internes peuvent se fixer dès la première enfance et devenir totalement inconscientes ; aussi demande-t-elle à tout psychologue qui se destine à l’étude du psychisme humain, de procéder auparavant à une exploration approfondie de sa propre structure mentale — jusqu’aux couches les plus profondes et à l’aide de toutes les ressources de la technique analytique.

Les affects inconscients peuvent cependant déformer la réalité non seulement en psychologie, mais aussi dans toutes les autres sciences ; aussi devons-nous formuler le postulat de Schopenhauer comme suit : tout travailleur scientifique doit d’abord se soumettre à une psychanalyse méthodique.

Les avantages que tirerait la science d’une meilleure connaissance de soi du savant sont évidents. Une puissance de travail considérable, actuellement gaspillée en controverses puériles et en conflits de priorité, pourrait être consacrée à des objectifs plus sérieux. Le danger de « projeter dans la science des particularités de sa propre personnalité en leur attribuant une valeur générale »6 serait beaucoup moindre. De même, l’hostilité qui accueille de nos jours les idées inhabituelles ou les propositions scientifiques soutenues par des auteurs inconnus qui ne sont appuyés par aucune personnalité autorisée, céderait le pas à une épreuve de réalité plus impartiale. J’irai jusqu’à soutenir que, si cette règle d’auto-analyse était observée, l’évolution des sciences qui, aujourd’hui, n’est qu’une suite ininterrompue de révolutions et de réactions coûteuses en énergie, prendrait un cours beaucoup plus régulier, et en même temps plus rentable et rapide.

Ce n’est certes pas un hasard si Schopenhauer a aussitôt pensé au mythe d’Œdipe pour illustrer par une analogie l’attitude psychique propre à la production intellectuelle du savant, et les résistances internes qui s’opposent à ce mode de travail approprié. S’il avait acquis la conviction — comme nous, psychanalystes — que tout acte psychique est strictement déterminé et déterminable, cette pensée lui aurait certainement donné à réfléchir. Pour nous qui avons la chance de disposer de la psychologie freudienne (qui, telle une pince-monseigneur mentale, ouvre tant de serrures jusqu’ici considérées comme inaccessibles), il n’est pas difficile de compléter cette analyse. Schopenhauer, avec cette idée, à montré qu’il a inconsciemment perçu que la plus puissante des résistances internes était celle constituée par la fixation infantile des tendances hostiles envers le père et incestueuses envers la mère.

Ces tendances, devenues très pénibles par suite de la civilisation, de la race et de l’individu, et par conséquent refoulées, entraînent avec elles dans le refoulement un grand nombre d’idées et de tendances liées aux mêmes complexes, les excluant de la libre circulation des idées ou tout au moins empêchant qu’elles soient traitées avec une objectivité scientifique.

Le « complexe d’Œdipe » n’est pas seulement le complexe nucléaire des névroses (Freud) ; l’attitude adoptée à son propos détermine les principaux traits de caractère du sujet normal de même, en partie, que la faculté d’objectivité du savant. Un homme de science que la barrière de l’inceste empêche de reconnaître les penchants d’amour et d’irrespect qui surgissent en lui pour des personnes de sa famille, ne voudra ni ne pourra — du fait de la nécessité de refouler ces penchants — vérifier avec une impartialité scientifique l’exactitude des actes, travaux et pensées des personnages investis d’une autorité rappelant l’autorité paternelle.

Le déchiffrement du contenu émotionnel et intellectuel dissimulé dans le texte du mythe d’Œdipe, dépassait donc les possibilités même d’un Schopenhauer, si lucide par ailleurs. Il a méconnu — comme le monde civilisé tout entier avant Freud — que ce mythe n’est qu’un fantasme de désir, la projection sur une puissance extérieure, « le destin », de désirs refoulés (haine du père, amour pour la mère) avec une valeur-plaisir de signe inverse (répulsion, horreur). Le philosophe était donc bien loin de reconstituer le véritable sens du mythe, de l’interpréter comme un « phénomène matériel » (suivant le terme de Silberer). Tandis qu’il écrivait cette lettre, il était lui-même, j’en suis persuadé, sous l’empire d’affects excluant cette compréhension.

La suite de la lettre nous révèle à quelle occasion Schopenhauer s’est senti poussé à se comparer justement à Œdipe. Pour la première fois, le philosophe négligé se voyait reconnu par un homme aussi important et considéré que Goethe. Il lui répondit par l’expression de sa gratitude en des termes inattendus de la part de Schopenhauer si fier et conscient de sa valeur : « La lettre pleine de bonté de votre Excellence m’a fait un grand plaisir, car tout ce qui vient de vous m’est d’une valeur inestimable, sacrée. De plus, votre lettre contient un éloge de mon œuvre et votre approbation m’est plus précieuse que celle de tout autre. »

C’est vraiment l’expression d’une gratitude adressée à un aîné respecté, dont on attend la protection depuis longtemps recherchée, c’est-à-dire en qui l’on espère retrouver le père. Aux côtés de Dieu, du souverain et des héros nationaux, les héros spirituels comme Goethe sont aussi des « revenants » du père aux yeux de beaucoup d’hommes qui transfèrent sur eux tous les sentiments de reconnaissance et de respect ressentis autrefois pour leur père véritable. Cependant l’allusion au mythe d’Œdipe peut aussi être considérée comme une réaction inconsciente à cette expression de gratitude — peut-être un peu extravagante — envers le père, réaction qui, du fait de l’attitude émotionnelle fondamentalement ambivalente du fils pour le père, a permis également la manifestation des tendances hostiles. La fin de la lettre le confirme ; le ton est de plus en plus ferme et assuré. Schopenhauer propose à Goethe de contribuer à la publication de son ouvrage principal (Die Welt als Wille und Vorstellung), et dès lors l’aborde en égal ; il vante la valeur exceptionnelle de son livre, l’originalité de son contenu, ses qualités de style, terminant sur un mode d’objectivité assez froid, par quelques lignes sur un ton presque sec : « Veuillez, je vous prie, me communiquer une réponse ferme sans retard, car au cas où vous n’accepteriez pas ma proposition j’envisage de charger une personne qui part pour la foire de Leipzig de m’y trouver un éditeur. »

Peut-être est-ce précisément parce que son attention était détournée de l’interprétation concrète que Schopenhauer a pu dans cette lettre déchiffrer le « symbolisme fonctionnel » de certains fragments du mythe d’Œdipe (qui jusqu’ici ont échappé même aux psychanalystes).

Silberer appelle « phénomènes symboliques fonctionnels » les images surgissant dans les rêves, fantasmes, mythes, etc., qui, au lieu d’illustrer le contenu de la pensée ou du fantasme, représentent, indirectement, le mode de fonctionnement psychique (aisé ou malaisé, inhibé, etc...)7.

Si nous acceptons la comparaison de Schopenhauer et la traduisons en langage psychanalytique, nous devons affirmer que les deux héros principaux de la tragédie de Sophocle symbolisent également les deux principes de l’activité psychique. Œdipe « qui, poursuivant sa quête infatigable à la recherche d’une révélation concernant son terrible destin, même lorsqu’il devine l’effroyable horreur que lui réserve la réponse », représente le principe de réalité de l’esprit humain qui empêche le refoulement des idées incidentes, aussi pénibles qu’elles soient, exigeant que toutes soient soumises à l’épreuve de réalité. Jocaste, « qui supplie Œdipe, pour l’amour des dieux, de ne pas pousser plus avant sa recherche », est la personnification du principe de plaisir qui, sans se soucier de la réalité objective, n’a d’autre visée que d’épargner au Moi tout sentiment pénible, lui procurant le maximum de plaisir, et, pour y parvenir, bannit de la conscience autant que faire se peut toutes les représentations et idées susceptibles de susciter du déplaisir.

Encouragés par l’interprétation de Schopenhauer et sa surprenante confirmation analytique, risquons un pas de plus en nous demandant si c’est par pur hasard que le mythe d’Œdipe, comme la Saga de Edda, également citée par nos philosophes, incarne le principe de réalité par un homme (Œdipe, Odin) et le principe de plaisir par une femme (Jocaste, Edda). En règle générale, les psychanalystes n’ont pas l’habitude de se précipiter sur l’explication par la notion de « hasard » et auraient plutôt tendance à attribuer aux peuples Grec et Teuton, comme à Sophocle et à Schopenhauer, une connaissance inconsciente de la bisexualité de tout être humain. Schopenhauer dit en effet que la plupart des êtres humains portent en eux aussi bien Œdipe que Jocaste. Cette interprétation s’accorde avec l’observation quotidienne que la tendance au refoulement — c’est-à-dire le principe de plaisir — prévaut en général chez la femme, tandis que l’aptitude au jugement objectif et la tolérance à la perception des vérités déplaisantes — c’est-à-dire le principe de réalité — dominent chez l’homme.

Un regard affiné par l’expérience de la psychologie individuelle pourra sans doute encore découvrir et interpréter de nombreux symboles significatifs dans la tragédie de Sophocle. Je ne veux signaler que deux symboles particulièrement frappants, tous deux de la catégorie des « phénomènes symboliques somatiques » (Silberer) qui reflètent, par conséquent, des états physiques. Pour commencer, il y a le nom du héros de la tragédie, Œdipe, qui en grec signifie « pied enflé ». Ce nom étrange et absurde en apparence prend son sens lorsque nous apprenons que dans les rêves et les mots d’esprit, comme dans le fétichisme du pied ou la phobie névrotique de ce membre, le pied symbolise l’organe sexuel masculin8.

L’enflure du membre, signalé dans le nom du héros, s’explique suffisamment par son érectilité. Au demeurant, nous ne pouvons être surpris de voir le mythe identifier au phallus l’homme qui a accompli le destin monstrueux d’avoir des relations sexuelles avec sa mère, destin sans aucun doute conçu comme surhumain.

L’autre phénomène symbolique somatique est le fait qu’Œdipe se crève les yeux en châtiment des crimes commis inconsciemment. Certes, le tragédien explique ce châtiment : « Oui, que pouvais-je voir qui me pût satisfaire ? »9, fait-il s’écrier Œdipe (non sans équivoque d’ailleurs). Mais l’expérience psychanalytique est mieux informée à ce sujet qu’Œdipe lui-même : elle sait avec quelle fréquence les yeux sont une représentation symbolique des organes génitaux, nous autorisant ainsi à interpréter l’acte de se crever les yeux comme un déplacement de l’auto-castration — la peine du talion — qui est la véritable intention d’Œdipe et plus compréhensible dans ce contexte. A la question horrifiée du coryphée cependant :

— « Oh ! qu’as-tu fait ? Comment as-tu donc pu détruire tes prunelles ? Quel dieu poussa ton bras ? »

Le héros répond :

— « Apollon, mes amis ! oui, c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. »

En d’autres termes, c’était le soleil (Phœbus Apollo), le plus tyrannique des symboles paternels10, que le héros ne devait plus regarder en face ; l’on pourrait y voir un deuxième facteur déterminant le déplacement du châtiment de castration à celui des yeux crevés11.

Une fois ces interprétations assimilées, nous pourrions nous étonner que l’âme populaire ait pu ainsi concentrer dans ce mythe la connaissance du contenu psychique essentiel, le complexe nucléaire de l’inconscient (c’est-à-dire le complexe parental), et la forme la plus générale et la plus large (symbolisée, il est vrai) de l’activité psychique. Nous pouvons cependant comprendre, en étudiant dans les travaux mytho-psychologiques fondamentaux d’Otto Rank la manière dont travaille l’âme poétique populaire. Rank a montré par un très bel exemple12 que chaque poète « parvient, sous l’influence de ses propres complexes, à mettre en lumière certains aspects du matériel transmis ». Toutefois, les productions dites populaires doivent aussi être considérées comme l’œuvre d’individus nombreux ou innombrables qui inventent, transmettent et embellissent la tradition. « C’est ainsi seulement, dit-il plus loin, que l’histoire sera reprise par une série d’esprits individuels similairement orientés, travaillant tous dans le même sens, parfois des générations durant, à isoler des thèmes humains universels et à les débarrasser des éléments accessoires gênants. »

Voici comment nous pourrions imaginer le processus de cristallisation décrit par Rank après cette double interprétation du mythe d’Œdipe :

Chaque contenu psychique significatif mais inconscient (fantaisies agressives à l’égard du père, désir sexuel pour la mère avec tendances à l’érection, crainte de castration par le père en châtiment des intentions coupables) a suscité un représentant symbolique indirect dans la conscience de tout homme. Des individus doués de capacités créatrices particulièrement développées, les I poètes, ont donné une expression à ces symboles universels. C’est ainsi qu’ont pu prendre naissance, d’abord séparément et indépendamment les uns des autres, les différents thèmes mythiques d’exposition par les parents, de victoire sur le père, de rapport sexuel inconscient avec la mère, de crevaison volontaire des yeux. Au cours du passage du mythe par d’innombrables esprits poétiques individuels (suivant l’hypothèse bien étayée de Rank), une condensation des différents thèmes a mené secondairement à une unité plus vaste, qui a subsisté et se reproduit sous une forme approximativement identique chez tous les peuples et en tous les temps13.

Il est probable, cependant, que dans ce mythe comme dans tous les autres mythes et peut-être aussi toute production psychique en général, se manifeste, parallèlement à la tendance à la symbolisation des contenus psychiques, l’objectif inconscient de représenter les mécanismes psychiques qui régissent ces contenus14. C’est cette dernière fusion qui produit enfin le mythe parfait qui, sans rien perdre de l’effet produit sur les hommes, se transmet inchangé au cours des siècles. Ainsi le mythe d’Œdipe, qui est non seulement une représentation en images des complexes d’idées et d’affects les plus profondément refoulés de l’humanité, mais aussi l’expression du jeu des processus psychiques intervenant pour maîtriser ces contenus, et qui varient suivant le sexe et la personnalité.

Laissons quelques passages de la tragédie elle-même témoigner de l’exactitude de cette interprétation.

Œdipe : Et comment ne pas craindre la couche de ma mère ?

Jocaste : Et qu’aurait donc à craindre un mortel, jouet du destin, qui ne peut rien prévoir de sûr ? Vivre au hasard comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore15. Ne redoute pas l’hymen d’une mère ; bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d’importance à pareilles choses est aussi celui qui supporte le plus aisément la vie.

Jocaste (à Œdipe qui, recherchant l’affreuse vérité, fait mander le seul témoin du crime) : Et n’importe de qui il parle ! N’en aie nul souci. De tout ce qu’on t’a dit, va, ne conserve même aucun souvenir. A quoi bon !

Œdipe : Impossible. J’ai déjà saisi trop d’indices pour renoncer désormais à éclaircir mon origine.

Jocaste : Non, par les dieux ! Si tu tiens à la vie, non n’y songe plus. C’est assez que je souffre, moi.

Jocaste : Arrête-toi pourtant, crois-moi, je t’en conjure.

Œdipe : Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai.

Jocaste : Je sais ce que je dis. Va, mon avis est bon.

Œdipe : Eh bien ! tes bons avis m’exaspèrent à la fin.

Jocaste : Ah ! puisses-tu jamais n’apprendre qui tu es !

Œdipe : Eh ! qu’éclatent donc tous les malheurs qui voudront ! Mais mon origine, si humble soit-elle, j’entends, moi, la saisir.

Le serviteur : (qui avait reçu ordre de tuer Œdipe nouveau-né mais qui avait préféré l’exposer dans la campagne). Hélas ! j’en suis au plus cruel à dire.

Œdipe : Et pour moi à entendre. Pourtant je l’entendrai.

« La Jocaste en nous », comme dit Schopenhauer, ou le principe de plaisir, dans notre terminologie, veut que l’homme soit obligé de « vivre au hasard, comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore », qu’il supprime ce qui le gêne. c’est-à-dire qu’il refuse en vertu de la plus superficielle des motivations, d’accorder la moindre signification aux fantasmes et aux rêves concernant la mort du père et les relations sexuelles avec la mère, de prêter attention aux paroles désagréables et dangereuses, de chercher l’origine des choses, et par dessus tout, d’apprendre qui il est.

Cependant, le principe de réalité, l’Œdipe qui est en tout être, ne se laisse pas détourner de la vérité, même amère ou terrible, par les séductions du plaisir ; rien ne lui paraît indigne d’une vérification ; il n'éprouve aucune honte à explorer les prédictions issues de la superstition ou les rêves, pour y retrouver le noyau de vérité psychologique, et apprend à supporter l’idée que le fond de son âme recèle des instincts agressifs et sexuels que n’arrêtent même pas les barrières érigées par la civilisation entre les parents et les enfants.


1 Lettre à Goethe, du 11 novembre 1815.

2 Passage non souligné dans l’original.

3 Freud : Jahrb. d. Psychoanalyse, vol. III, p. 1.

4 Freud, loc. cit., p. 4.

5 Voir Robieschek : « Symbolisches Denken in der chemichen Forschung ». Imago, Jahrg. I, Heft I.

6 Freud : « Ratschläge, etc. ». Zentralbl. f. Psychoan. Jahrg. II.

7 Voir les travaux originaux et féconds de Silberer sur le symbolisme, en particulier ceux publiés dans 1e Jahrb. d. Psychoanalyse, vol. I, III.

8 L’interprétation de Ferenczi reste valable sans doute même si nous rappelons l’explication du nom d’Œdipe que donne Sophocle lui-même : le serviteur qui fut chargé d’exposer Œdipe nouveau-né, lui perça les talons et y passa une corde pour le porter. (N.d.T.).

9 Toutes les citations sont extraites de la traduction de Paul Mazon, Livre de Poche. (N.d.T.).

10 Freud : « Nachtrag zur Analyse Schrebers ». Jahrb. d. Psychoan. Bd. III.

11 Ces interprétations de symboles apparaîtront immédiatement au psychanalyste expérimenté ; il peut en trouver d’innombrables confirmations dans ses analyses de rêves. Cependant, tandis que je relisais cet article, j’apprenais par le Dr Otto Rank que l’exactitude de l’explication du nom d’Œdipe proposée ici et l’interprétation de la crevaison des yeux comme symbole sexuel étaient rigoureusement vérifiées par l’étude de la mythologie comparée. Dans son œuvre récente « Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage », ces interprétations sont confirmées par une riche collection de faits, les rendant accessibles au non-analyste également.

12 Rank : « Der Sinn der Griselda-Fabel », Imago, Jahrg. I, Heft I.

13 Voir à ce propos, Rank : Der Mythus von der Geburt des Helden, Schriften zur angewandten Seelenkunde, Heft V.

14 Silberer, à qui nous devons la notion de symbolisme fonctionnel, cite une longue série de mythes et de contes qui peuvent se traduire en phénomènes symboliques matériels et fonctionnels. (« Phantasie und Mythos », Jahrb. d. Psychoan. Bd. II).

15 Les passages soulignés ne le sont pas dans l’original.