Mains honteuses

Souvent des jeunes gens, mais aussi des adultes, présentent un symptôme qui consiste à ne savoir que faire de leurs mains. Un sentiment inexplicable les force à occuper leurs mains d’une manière ou d’une autre, sans jamais trouver une occupation adéquate. De plus, ils se croient observés par les personnes présentes, essayent de toutes les façons (le plus souvent maladroitement) d’employer leurs mains, puis ils ont honte de leur maladresse, ce qui ne fait qu’augmenter leur embarras et les entraîne à toutes sortes d’actes manqués : objets ou verres renversés, etc. Quoi qu’il en soit, leur attention est trop centrée sur la position et les mouvements de leurs mains et cette observation consciente perturbe leur « aisance » habituelle, c’est-à-dire l’automatisme postural et gestuel de leurs mains. Certains se tirent d’affaire en dissimulant leurs mains sous la table ou dans leurs poches, d’autres serrent le poing ou s’habituent à donner à leurs bras et à leurs mains une position compassée.

Selon mon expérience, il s’agit la plupart du temps d’un penchant insuffisamment réprimé à l'onanisme (plus rarement d’une tendance imparfaitement refoulée à se livrer à quelqu’autre « habitude inconvenante » comme de se ronger les ongles, fouiller dans son nez, se gratter, etc.). Dans ces cas, le seul effet de la répression du penchant à l’onanisme est de plonger dans l’inconscient le but de l’acte à accomplir (la masturbation), toutefois l’impulsion au geste se manifeste encore. Cette compulsion à occuper ses mains n’est que l’expression déplacée de la tendance à la masturbation et aussi, en même temps, une tentative de la rationaliser1. Cet étrange délire d’observation s’explique par une tendance exhibitionniste refoulée qui, à l’origine, concernait les organes génitaux, puis fut déplacée sur les quelques rares parties du corps restées à découvert (visage et mains).

En considérant avec attention les tendances refoulées pendant la période de latence, qui tentent de s’imposer au cours de la puberté mais sont rejetées ou incomprises par la conscience, peut-être pourrons-nous mieux comprendre d’autres particularités de la période pubertaire qui se manifestent de façon « bizarre » ou « comique »2.

 


1 Dans la version hongroise de ce texte, Ferenczi suit une démarche de pensée légèrement différente dans cette phrase : « Cette compulsion à occuper ses mains n’est que l’expression refoulée de la tendance à la masturbation, mais en même temps aussi une tentative de la réaliser. » Il semble donc que Ferenczi ait hésité entre l’idée d’un refoulement incomplet et d’un déplacement rationalisant (N.d.T.).

2 Je dois au Dr Otto Rank ce précieux complément à ma communication : Dans « Les Mains », une étude d’une fine psychologie, Hans Freimark a décrit en quelques traits concis le sort d’un homme a qui « une petite main rude de garçon avait enseigné ... il y a des années ... que l’inconvenance, la dissimulation et le péché peuvent être doux ». Cet homme échoue dans la vie comme en amour à cause de son incapacité finale à surmonter ce penchant, car il n’y réussit que difficilement et provisoirement. L’activité sexuelle de ses mains, pénible et puissamment réprimée, reprend involontairement dans ses rêves, pendant son sommeil et à l’état de veille. « Au cours de son sommeil, ses mains se révoltaient contre lui... Il les attacha. Mais elles faisaient fi de tout lien... Il inventa mille ruses pour les tromper. Elles étaient plus malignes que lui. Elles, les membres de son corps, devenaient des ennemis de son corps, des ennemis de son âme. Plus il les contemplait, plus elles lui paraissaient indépendantes. Quand ses doigts jouaient sans qu’il eût conscience de le vouloir, cela lui semblait diabolique, cela saisissait et s’agrippait, se pliait et se détendait sans qu’il le sache... L’angoisse l’envahit. Il évitait de regarder ses mains. Mais elles venaient se mettre devant lui. En rêve, elles lui apparaissaient en premier... elles se multipliaient. Elles devenaient de plus en plus importunes, de plus en plus effrayantes dans leur avidité. Du rêve l’une s’étira jusque dans la veille, le jour. Une seule, une petite main rude de garçon. » Cette irruption de la représentation infantile refoulée fait tomber l’homme dans la maladie psychique : il se précipite en criant à travers les rues pour se sauver de ses mains qui le poursuivent. « Et ses mains ont pouvoir sur lui. »