« Nonum prematur in annum »

C’est un fait connu que nombre d’artistes et d’écrivains se séparent à contre-cœur de leurs productions ; d’autres (comme par exemple Léonard) les malmènent et ne tardent pas à perdre tout intérêt pour elles. Forment un groupe à part ces artistes et écrivains qui, durant des mois, couvent une idée — élaborée en esprit jusqu’au moindre détail — sans pouvoir se décider à la réaliser. Je tiens du Pr Freud, et j’ai pu moi-même le constater, que les obsessionnels ont une tendance particulière à faire traîner ainsi en longueur des projets de travail déjà tout prêts.

J’ai eu en analyse un jeune écrivain qui, à côté d’autres traits névrotiques, présentait de façon marquée cette tendance à différer, et j’ai pu constater que cette conduite était à interpréter comme un rejeton éloigné de son narcissisme démesuré. L’hésitation à réaliser et à faire imprimer ses idées se manifestait chez ce patient de manière spéciale. Tant que son sujet lui « tenait à cœur » intensément, il le gardait comme un secret ; en disait-il le moindre mot, il était troublé à l’idée qu’on pourrait le lui dérober. Il y pensait de préférence au cours de promenades solitaires ou dans son bureau. Mais, là non plus, il ne « travaillait » pas longtemps son thème, tout au plus notait-il en quelques mots (que souvent il ne comprenait pas lui-même plus tard) les nouvelles idées qui lui venaient à l’esprit. S’il lui arrivait cependant de publier de temps à autre, cela se passait dans les conditions suivantes : il lui fallait avoir une nouvelle idée dont la valeur lui paraissait supérieure à celle qu’il nourrissait jusque-là ; et il était même obligé de tenir cette nouvelle idée pour si importante qu’il se mettait enfin — poussé par sa conscience artistique — à la travailler à fond. Mais au lieu de celle-ci, c’était toujours son ancienne idée, désormais dépassée, qu’il s’avisait de réaliser et qu’il rédigeait alors rapidement et sans hésitation, tout en gardant pour lui sa nouvelle idée. Nous avons dû mettre son comportement en rapport avec son narcissisme. Pour ce patient, tout ce qu’il produisait était aussi sacré qu’une partie de son propre Moi. Dès que son idée avait perdu de sa valeur à ses yeux, il pouvait se résoudre à l’« exprimer » en mots, autrement dit à s’en séparer, mais cela n’arrivait qu’au moment où son narcissisme était « gros » d’autres idées, neuves et d’une valeur supérieure. Cependant, même en rédigeant son ancienne idée, il devait par moments interrompre sa tâche lorsque, au cours de son travail, l’importance et la valeur de son ancien sujet lui apparaissaient à nouveau.

L’analyse montra par la suite que ses idées étaient réellement « les enfants de son esprit » dont il refusait de se séparer, pour les abriter au plus profond de lui-même. À ces enfants spirituels correspondaient dans son Ics des enfants de chair qu’il désirait concevoir d’une manière véritablement féminine. Le comportement de ce patient m’a fait songer à l’attitude de ces mères qui préfèrent toujours leur plus jeune enfant. On sait bien que ce n’est pas la section du cordon ombilical mais le retrait progressif de la libido qui signifie la séparation véritable de l’enfant d’avec sa mère.

Conformément à ce trait passif de son caractère, ce patient avait également un érotisme anal très marqué. Les jeux qu’il pratiquait dans son enfance avec ses excréments n’étaient pas sans rappeler la manière dont il traitait ses productions intellectuelles ; il ne livrait ses matières fécales qu’après les avoir, elles aussi, longtemps retenues et lorsqu’elles avaient perdu toute valeur pour lui. Nous savons depuis Freud que les névrosés obsessionnels possèdent une constitution sexuelle fortement érotique anale, et nous pouvons à bon droit concevoir leur tendance à l’atermoiement par analogie avec le cas communiqué ici.

De même la prescription de l’Ars Poetica « Nonum prematur in annum » pourrait devoir son origine à une attitude psychique analogue chez son auteur. On retiendra en faveur de cette hypothèse non seulement le chiffre suspect « 9 » mais aussi le double sens du verbe « premere ».

Quoi qu’il en soit, des observations de ce genre montrent combien il est erroné de donner la paresse, comme le fait l’École de Zurich, pour cause ultime et irréductible de la névrose, le seul remède consistant alors en « la référence aux tâches de la vie ». La paresse anormale — celle de mon patient par exemple — a toujours des motifs inconscients qui sont à découvrir par la psychanalyse.