Annexe : consultation médicale

Le Dr Sandor Ferenczi parle du problème de la guerre et de la paix pour le public de « Esztendö ».

L’article qui va suivre n’est pas de la plume de Ferenczi. Il s’agit d’un entretien qu’il accorda en avril 1918 à un écrivain hongrois considéré comme un des meilleurs de sa génération, Kosztolànyi, pour une revue littéraire qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « progressiste » : Esztendö. Nous avons choisi d’inclure ce texte dans les œuvres complètes de Ferenczi car il donne un portrait extrêmement vivant de sa personne, de son caractère et de sa manière de réagir. Quant aux idées développées dans cet entretien, on peut en retrouver l’essentiel dans un article publié dans ce même volume intitulé « L’ère glaciaire des périls ».

Un de mes amis a dit au début de la guerre que l’humanité ne voit la vérité que si on lui crève un œil. Depuis lors, on lui a crevé un œil. Mais avec l’œil qui lui reste, elle ne voit toujours pas la vérité.

Après quatre années et demi de guerre, une moitié de l’humanité a quelque peu perdu ses illusions au sujet de la guerre et l’autre moitié a quelque peu perdu la foi en la révolution, qui est une variété plus méchante de la guerre. Partout le manque d’information, le chambardement politique. Je marche dans ce printemps acide, calciné, mes espoirs réduits en cendres, et je réfléchis à qui m’adresser pour obtenir un peu de lumière.

Une étrange idée me vient : c’est à un médecin qu’il faut aller demander à quoi s’en tenir en définitive au sujet de l’humanité, cette « race maudite ». Quel est le diagnostic et quel est le pronostic ? Y a-t-il un espoir de guérison durable pour le malade ? Ou bien faut-il y renoncer définitivement ?

Je me rends donc chez le Dr Sandor Ferenczi, l’excellent neurologue, qui me reçoit dans sa chambre d’hôtel au deuxième étage de l’Hôtel Royal. Je ne connais guère d’homme qui pense avec plus de passion que lui. Il a consacré sa vie à un travail scientifique rigoureux ; il est un collaborateur plein d’esprit et d’invention du Dr Sigmund Freud, de Vienne, fondateur de la seule théorie psychologique révolutionnaire et appelée à connaître un sérieux développement dans l’avenir.

Après en avoir terminé avec ses patients, Ferenczi me fait entrer à mon tour.

Docteur, dis-je, c’est encore d’un grand malade que je viens vous parler aujourd’hui : de l’humanité actuelle. Je vous appelle en consultation, si je puis m’exprimer ainsi. Elle est condamnée par la plupart des penseurs les plus éminents. Si je m’adresse à vous, c’est la conséquence directe d’une démarche logique. Je désire informer les lecteurs de « Esztendö », d’une façon claire et honnête, sur ce que pense la science actuelle de la guerre et de la paix, quelle est son opinion sur l’homme. J’ai l’impression que c’est vous, les médecins, que cette question concerne. Car chaque individu aussi bien que l’humanité tout entière pourraient aujourd’hui devenir vos patients.

— Moi aussi je pense que la guerre est avant tout un problème psychologique. Quelle est la cause des guerres ? Nous pouvons répondre sans hésiter : la nature humaine. Et pourquoi cet état de choses continue-t-il ? Parce qu’elle en a encore besoin et qu’elle le désire avec ténacité. Pour cette humanité qui est en guerre aujourd’hui, la guerre en réalité est son « Normalzustand », son état naturel, et je peux ajouter que la majeure partie de l’humanité est relativement à son aise dans cette forme de vie. Je vous ferai remarquer que la guerre n’est à l’origine d’aucune nouvelle maladie nerveuse, du moins à l’arrière du front. Ceux qui sont restés chez eux continuent à bricoler au milieu de leurs menus soucis, leurs désirs et leurs amours. Je dirai même que le problème de la survie ayant pris le pas sur tous les autres, beaucoup de névroses dont la maladie prend sa source dans des conflits sexuels ont guéri. Nombreux sont ceux qui revivent une seconde enfance bienheureuse : ils sont entretenus, nourris et, libres de tout souci matériel, ils sont dégagés de toute responsabilité. Quant à la guerre elle-même, elle est redevenue la bonne vieille guerre antique, ouvertement cruelle. Il semble que la guerre « chevaleresque », celle qui rappelle le combat singulier, soit en voie de disparition. Les instincts humains se montrent à nu dans cette guerre, même si on refuse encore de l’admettre ; seule la plus audacieuse hypocrisie peut encore faire parler d’une « humanisation » de la guerre. À mon avis, seule est sincère une conduite dure et cruelle de la guerre.

— Comment expliquez-vous, docteur, les lamentations poussées par les partisans sincères de la paix, chez nous comme à l’étranger ?

— Ils ont tout simplement surestimé, mal évalué le degré de « civilisation » de l’humanité. Freud a exprimé ce qu’il y avait de tragique dans cette guerre actuelle. Nous commencions à considérer le monde comme une plus grande patrie et aujourd’hui la réalité s’est imposée à nous ; nous avons appris que notre patrie ce n’est pas le monde entier et que la « civilisation » humaine actuelle n’est bâtie que sur un pseudo-humanisme instable. Nous avons dissimulé nos instincts, mais nous ne les avons pas apprivoisés ; selon la terminologie de Freud, nous les avons « idéalisés » mais non « sublimés ». Et tant que cette sublimation ne se fait pas, il y aura toujours des guerres. Il n’y a qu’une différence formelle entre la civilisation des sauvages et notre morale actuelle. La guerre a mis à jour d’importantes et de grandes vérités. Lorsque pendant très longtemps il n’y a pas de guerre, des déviations idéologiques considérables se produisent, de puissantes tendances à l’idéalisation apparaissent chez les peuples. Les courants idéologiques les plus divers, toutes sortes de conceptions unilatérales, nationalistes, impérialistes, socialistes, anarchistes, s’opposent les uns aux autres et provoquent des guerres ou, ce qui revient au même, des révolutions, Il semble que c’est là où nous en sommes en fait de réalité matérielle et psychique. Voyez, par exemple, je suis en train de lire Kjellen. Il décrit de façon très claire et intéressante la structure de la Russie d’avant la guerre, il dégage les rapports de force, souligne la confrontation des tendances impérialistes et démocrates en présence et signale les revendications d’indépendance des différentes nationalités de l’empire (des Ukrainiens par exemple). Naturellement il n’ose pas prophétiser. Mais maintenant la guerre répond à toutes les questions. Songez à quel point elle a déjà transformé toutes les notions. Par exemple, autrefois la Russie était le « colosse slave ». Et aujourd’hui...

Le Dr Ferenczi, très excité, va et vient dans la pièce. C’est maintenant que je remarque combien son front vertical, sa tête intéressante, évoquent Schopenhauer ; même ses yeux bleus pleins de gaieté ont quelque chose du joyeux pessimisme schopenhauerien.

— Le psychisme humain, dit-il poursuivant sa pensée, présente deux modes d’évolution, une évolution apparente et une autre, réelle. J’ai mentionné tout à l’heure qu’un des modes d’évolution était l’idéalisation, la fausse idéalisation de la réalité, que nous-mêmes avons pratiquée. L’idéalisation ne fait que voiler les instincts primitifs qui nous habitent. Notons que l’idéalisme et la méchanceté humaine font très bon ménage. Nous pouvons voir autour de nous des idéalistes sincères et enthousiastes qui sont éventuellement des êtres misérables et vils dans leur vie privée. Pour expliquer ce qu’est l’idéalisation, je vais choisir l’exemple de l’instinct que nous, neurologues, avons le mieux étudié : l’instinct érotique1. Certaines personnes tombent malades parce que, dans ce domaine, ils exigent d’eux-mêmes beaucoup plus que ce qu’ils peuvent supporter. Par exemple les hystériques, inconsciemment, s’adonnent au mode d’érotisme le plus primitif, qu’on a coutume d’appeler « perversion », et dont 1’ « idéalisation » se manifeste en général par un esthétisme recherché et raffiné à l’excès et une aversion générale pour la sexualité. Ces outrances parviennent pendant longtemps à dissimuler la vie instinctuelle inconsciente ; mais un jour cet idéalisme fabriqué s’effondre et la réalité psychique apparaît à la surface ; c’est alors que la maladie éclate. Le traitement de cette maladie par la psychanalyse conduit le malade à renoncer aux perfections imaginaires, à admettre sur son compte des choses qui jusqu’alors lui paraissaient méprisables et vulgaires et dont il niait la réalité. Car celui qui nie ses instincts est amené à développer deux personnalités opposées en lui-même. Sous la fausse bonté se déchaîne le volcan des instincts.

— Croyez-vous, docteur, que l’humanité d’aujourd’hui soit « idéaliste » dans ce sens ?

— Indiscutablement nous sommes tombés malades faute de nous connaître. Il y a un proverbe allemand : Was ich nicht weiss, macht mir nicht heiss. (Ce que je ne sais pas, ne me fait ni chaud ni froid.) Alors que c’est juste le contraire qui est vrai. En réalité, ce qui peut nous faire du mal c’est ce que nous ne savons pas, ce que nous n’avons pas voulu savoir, ce qui n’a pas été rendu conscient en nous, et c’est pour cela que nous souffrons tous actuellement, nous les hommes. Nos instincts cachés de cruauté se sont dévoilés. Ce qui est vrai pour l’individu est plus vrai encore pour les peuples, pour les grandes communautés que Freud a appelés « Gross-Individuum », grandes unités. Mais le degré d’évolution de celles-ci est de loin inférieur encore à celui des individus.

— Quel est donc le chemin d’une véritable évolution ?

— En vérité, il faudrait soigner les peuples. Jusqu’à présent la médecine connaissait trois types de traitements psychologiques. Le premier, c’est le traitement par suggestion, par hypnose, universellement employé par la société actuelle ; la religion est une thérapeutique de ce type : elle édicté des lois morales, fait peser sur les gens son autorité et donne des directives en exigeant qu’elles soient suivies. L’autre méthode est celle qui veut développer le sens de la logique dans l’espoir que plus l’être est raisonnable, plus il est bon. La troisième méthode, qui n’a pas encore été expérimentée dans le domaine de l’éducation des personnes et des peuples, est la méthode psychanalytique qui fonde son procédé thérapeutique sur la découverte, sur la connaissance des principes de base du psychisme. La pédagogie psychanalytique n’existe pas encore. Moi-même, je n’oserais guère donner de conseils, à peine fournir un projet. Je prendrais peut-être en charge l’éducation d’un enfant, mais ici il s’agit d’éduquer des peuples, l’humanité tout entière. Cette éducation devrait tenir compte du véritable sens des instincts humains ; ainsi, au lieu de les nier, il faudrait orienter — consciemment — l’énergie motrice des instincts dangereux et primitifs au service d’objectifs justes et raisonnables, pour qu’elle devienne la force active d’un mécanisme et se transforme en travail utile. C’est ce que nous appelons, en opposition avec l’« idéalisation », la « sublimation ». Pour remplacer le « refoulement » des désirs, il faudrait rétablir dans ses droits la « condamnation » consciente de certains d’entre eux. Ainsi le problème de la guerre est aussi un problème d’éducation. Comme l’homme ne vient pas au monde déjà tout fait mais qu’il doit se faire, je dirais même que c’est un problème d’éducation des enfants. S’il est possible de vaincre la guerre quelque part, c’est sans doute dans les chambres d’enfants.

— Quels résultats peut-on attendre de cette scolarisation psychologique ?

— Elle nous permettrait de connaître nos véritables instincts et de les transposer sur un autre terrain. Il n’est pas nécessaire que les instincts ainsi mis à jour soient tous assouvis. Dans le traitement des peuples c’est également la prévention du mal qui compte ; certains conflits devraient être reconnus et réglés d’avance, alors que nous n’en prenons conscience qu’au bout de sanglants combats en passant par l’explosion et l’assouvissement des instincts. Chez l’enfant et chez les peuples primitifs, désirer et agir, c’est la même chose ; chez l’adulte et les peuples plus évolués la pulsion ne se transforme pas aussitôt en acte. Certains névrosés peuvent guérir en détournant leurs instincts sexuels vers d’autres terrains. C’est ce qui pourrait se faire pour la société malade. Même spontanément, les hommes réussissent d’ailleurs souvent à transposer leurs pulsions socialement nuisibles dans d’autres domaines. Nous connaissons d’excellents chirurgiens qui sont des hommes foncièrement cruels. « Quel grossier personnage, dit-on de tel chirurgien, mais quel bon médecin tout de même. » En fait c’est parce que c’est vraiment un grossier personnage que cet homme est un chirurgien plein d’enthousiasme.

— Quel serait le premier pas à faire dans l’éducation des peuples ?

Mon interlocuteur sourit.

— Les enfants sont éduqués par des instituteurs, les instituteurs par des professeurs, et ces professeurs par les professeurs d’université. Mais malheureusement très peu de professeurs d’université sont actuellement partisans de cette psychologie qui seule à mon avis est apte à éduquer l’humanité. L’Allemagne se ferme obstinément à la théorie psychanalytique, elle construit sur l’idéalisme, elle se donne des principes à suivre. Chez nous aussi, seuls des écrivains, des poètes s’intéressent à la psychanalyse. Mais en Hollande, en Suisse, en Amérique il y a déjà un grand nombre de professeurs de psychologie à l’esprit ouvert qui détiennent des chaires dans les universités. Nous avons vu tout à l’heure que l’élimination de la guerre n’est qu’une question de pédagogie. Maintenant modifions cette idée de la façon suivante : le problème de la guerre c’est le problème de l’éducation des professeurs d’université.

— J’ai l’impression que le résultat de la consultation est plutôt déprimant. Une fois, lors d’une consultation médicale, j’ai entendu prononcer deux vilains mots latins : nihil faciendi. En d’autres termes, n’est-ce pas ce que vous me dites-là, docteur ?

— Mais pas du tout. Loin de ne pouvoir rien faire, il y a au contraire beaucoup, beaucoup à faire pour éviter la guerre d’une façon ou d’une autre.

— Donc le patient pourrait tout de même guérir ?

— Je le crois.

Mais quant à savoir si cette guérison surviendra dans mille ans ou dans cent ans, je n’ai pas obtenu de réponse.

Désiré Kosztolànyi.


1 Au lieu du terme approprié de « pulsion », nous employons ici celui d’« instinct » qui est le terme plus courant utilisé par Ferenczi dans cette circonstance (N. d. T.).