Le symbolisme du pont

Lorsqu’on établit la relation symbolique entre un fantasme inconscient et un objet ou une activité, on en est tout d’abord réduit à des conjectures qui, sous l’influence de l’expérience, devront subir toutes sortes de modifications et parfois même être entièrement révisées. Les preuves que les domaines scientifiques les plus divers nous fournissent souvent en abondance ont dans ce cas valeur d’indices importants, si bien que toutes les branches de la psychologie individuelle et collective sont susceptibles de contribuer à établir une relation symbolique spécifique. Cependant, l’interprétation des rêves et l’analyse des névroses restent comme toujours la base la plus sûre de tout symbolisme car elles nous permettent d’observer in anima vili la motivation et, en général, toute la genèse de ces formations psychiques. Il n’y a en somme que la psychanalyse qui soit en mesure, à mon avis, de procurer le sentiment de certitude d’une relation symbolique. Des interprétations symboliques pratiquées dans d’autres domaines scientifiques (mythologie, folklore, contes, etc.) ont toujours quelque chose de superficiel et de plat ; on a constamment l’impression que l’interprétation aurait pu tout aussi bien être différente, d’autant qu’il existe dans ces branches une tendance à attribuer sans cesse de nouvelles significations aux mêmes contenus. Ce manque de profondeur est peut-être également ce qui différencie la plate allégorie du symbole, fait de chair et de sang.

Les ponts jouent souvent un rôle remarquable dans les rêves. Fréquemment, au cours de l’interprétation de rêves rapportés par des névrosés, on se heurte au problème de la signification typique à attribuer au pont, notamment lorsque aucun élément historique concernant le pont de son rêve ne vient à l’esprit du patient. Le hasard du matériel fourni par mes patients a voulu que, dans toute une série de cas, je sois en mesure de remplacer le pont par l’interprétation symbolique-sexuelle suivante : le pont est le membre viril et en particulier le membre puissant du père, qui relie deux contrées (il est gigantesque parce qu’il figure le couple parental pour l’être infantile). Ce pont surplombe une étendue d’eau, vaste et dangereuse, d’où jaillit toute vie, où l’être humain désire retourner tout au long de son existence et où effectivement il retourne périodiquement une fois adulte, ne serait-ce que représenté par une partie de son corps. Les sujets qui font ces rêves présentent une particularité qui nous permet de comprendre pourquoi il est impossible, même en rêve, de s’approcher directement de cette eau, pourquoi un support de planches est nécessaire : ils souffrent tous, sans exception, d’impuissance sexuelle et se protègent de la dangereuse proximité de la femme par la faiblesse de leurs organes génitaux. Cette interprétation symbolique des rêves de pont s’est donc vue confirmée dans un grand nombre de cas. Par ailleurs, j’ai trouvé confirmation de mon hypothèse dans un conte populaire et dans le croquis obscène d’un artiste français : dans les deux cas il est question d’un gigantesque membre viril disposé au-dessus d’un large fleuve et, dans le conte, ce membre est même assez fort pour supporter un lourd attelage de chevaux.

Mais c’est à un patient qui souffrait d’une phobie des ponts et d’éjaculation retardée que je dois la confirmation ultime de ma manière d’appréhender ce symbole, ainsi que son approfondissement véritable, qui jusque-là me faisait défaut. À côté de toutes sortes d’expériences propres à éveiller et à accroître l’angoisse de castration et de mort éprouvée par ce malade (il était fils de tailleur), l’analyse mit au jour cet événement bouleversant, qui datait de sa neuvième année : la mère (une sage-femme !), qui l’idolâtrait, ne voulut pas renoncer à la présence de son enfant même la nuit où elle fut prise par les douleurs de l’accouchement et où elle mit au monde une petite fille ; le petit garçon, de son lit, eut par conséquent la possibilité de déduire, à partir du processus de la naissance qu’il dut sinon regarder du moins entendre, ainsi que des propos tenus par les personnes qui s’occupaient de sa mère, des détails sur l’apparition et la redisparition provisoire du corps de l’enfant. Le petit garçon ne peut avoir échappé à l’angoisse qui s’empare irrésistiblement de tout témoin d’une scène d’accouchement ; il s’est senti dans la situation de cette enfant qui était en train de subir sa première et sa plus grande angoisse, prototype de toute angoisse future, et qui pendant des heures était ballottée entre le ventre de la mère et le monde extérieur. Ce va-et-vient, ce point de jonction entre la vie et ce qui n’est-pas-encore (ou n’est-plus), la vie a donc donné à l’hystérie d’angoisse de ce malade la forme spécifique de la phobie des ponts. La rive opposée du Danube signifiait pour lui l’au-delà qui, comme d’habitude, était conçu à l’image de la vie prénatale1. De sa vie, il n’avait jamais franchi un pont à pied, seulement dans des véhicules qui allaient très vite et en compagnie d’une forte personnalité qui lui en imposait. La première fois que je l’amenai — après affermissement suffisant du transfert — à tenter de nouveau, après un long intervalle, le trajet en ma compagnie, il se cramponna à moi de façon convulsive, tous les muscles tendus, la respiration coupée. Au retour, il en fut de même mais seulement jusqu’au milieu du pont : lorsque le côté de la rive qui signifiait pour lui la vie devint visible, la crampe céda, il devint gai, bruyant et bavard, l’angoisse avait disparu.

Nous pouvons comprendre maintenant l’anxiété que ce patient éprouvait en approchant les organes génitaux féminins et son incapacité à s’abandonner complètement à une femme, qui représentait toujours pour lui, bien qu’inconsciemment, une eau profonde et menaçante dans laquelle il allait se noyer si quelqu’un de plus fort ne le « maintenait à la surface ».

Selon moi, les deux interprétations : pont = lien entre les deux parents, et pont = jonction entre la vie et la non-vie (la mort), se complètent très efficacement ; le membre paternel n’est-il pas en effet le pont qui fait passer à la vie ce qui n’était pas encore né ? Et seule cette dernière sur-interprétation a donné à la comparaison ce sens plus profond sans lequel il ne peut y avoir de vrai symbole.

En cas de phobie névrotique des ponts, il est naturel d’interpréter le recours au symbole du pont, comme un mode de représentation de « relations », de « liaisons », d’« enchaînements » purement psychiques (les « ponts verbaux » de Freud), bref : comme la figuration d’une relation psychique ou logique, comme un phénomène « autosymbolique », « fonctionnel » au sens de Silberer. Mais de même que dans l’exemple cité on trouve des représentations bien matérielles concernant le processus d’un accouchement à la base de ces phénomènes, il n’existe pas à mon avis de phénomène fonctionnel sans parallèle matériel, c’est-à-dire sans référence à des représentations d’objet. Sans doute est-il possible qu’en cas de renforcement narcissique des « systèmes mnésiques du Moi »2, l’association aux souvenirs d’objet vienne à s’estomper et qu’il y ait alors l'apparence d’un autosymbolisme pur. D’autre part, il n’existe peut-être pas non plus de phénomène psychique « matériel » auquel ne s’ajouterait quelque trace mnésique, même faible, de la perception de soi qui l’accompagne. Enfin, on se souviendra de ceci : en dernière analyse, presque tout symbole, peut-être même tout symbole en général, a également une base physiologique, c’est-à-dire exprime d’une façon ou d’une autre le corps tout entier, un organe du corps ou une fonction de celui-ci3.

Ces notations me semblent contenir des indications pour une future topique de la formation symbolique et, puisque nous avons déjà décrit le dynamisme du refoulement mis en œuvre à cet égard4, il ne nous reste plus, pour avoir une vue « métapsychologique » de la nature du symbole au sens de Freud, qu’à reconnaître la répartition des quantités psycho-physiologiques qui interviennent dans le jeu de ces forces, ainsi qu’à avoir des données plus précises sur l’onto- et la phylogenèse5.

Le matériel psychique mis au jour dans la phobie des ponts apparaît également chez ce patient dans un symptôme de conversion hystérique. Un effroi soudain, la vue du sang ou d’une lésion physique quelconque pouvait provoquer chez lui un évanouissement. Le modèle de ces accès lui était fourni par le récit de sa mère selon lequel il serait venu au monde à moitié mort après une naissance difficile et on aurait eu beaucoup de mal à le faire respirer.

Inutile de souligner que le pont peut également se présenter dans les rêves dépourvus de tout sens symbolique et provenir du matériel historique du rêve.


1 Voir à ce sujet les travaux de Rank qui s’appuient sur la psychologie des peuples, dans « La Légende de Lohengrin », 1911.

2 Cf. mon essai sur les tics, Psychanalyse III.

3 Cf. mes remarques à ce sujet dans l’article « Phénomènes de matérialisation hystérique », Psychanalyse III.

4 Voir « Ontogenèse des symboles », Psychanalyse II.

5 Cf. l’article de Jones sur le symbolisme, Int. Zeitschr. f. PsA, V, 1919.