Science qui endort, science qui éveille

(Lettre à Frédéric Karinthy)1

Mon cher Karinthy,

Ne vous étonnez pas d’être ainsi tout à coup publiquement apostrophé par moi du fond de ma retraite. Quoique j’en sois moi-même un peu surpris, à vrai dire. Depuis près de vingt ans j’ai pris l’habitude de laisser sans réponse le grand nombre d’attaques aberrantes et contradictoires que toutes sortes d’individus non initiés (de soi-disant spécialistes) lancent inlassablement contre la psychanalyse, le seul métier que je connaisse un peu. Mais il m’est impossible de garder le silence lorsque vous aussi allez rejoindre les assaillants. Car même sans s’arrêter à l’ironie (manifeste malgré son caractère indéniablement spirituel), je ressens comme une douloureuse agression votre article paru dans le numéro du 23 décembre de Vilàg, dans lequel vous classez l’enseignement de Freud parmi ces « prophéties macbethiennes » qui, bien que fausses, se transforment — à condition d’être assez souvent répétées — en réalité. Mais, une fois de plus, je n’ai pas l’intention de discuter ; j’ai compris depuis longtemps que la discussion ne fait jamais avancer les choses car les adversaires ne recherchent pas la vérité mais plutôt leurs points faibles respectifs, et je sais bien qu’on ne peut guère convaincre, seulement se convaincre. Aussi n’ai-je pas l’intention de vous contredire, seulement de vous rappeler notre première rencontre, il y a bien longtemps, et de souligner tout ce qui sépare vos paroles d’alors de celles d’aujourd’hui.

J’étais moi-même jeune encore et je venais de publier mes premiers écrits enthousiastes concernant la découverte du savant viennois, lorsqu’un jeune homme à la tignasse ébouriffée — vous, mon cher Karinthy — vint me voir et me déclara qu’il ressentait le besoin de manifester sa sympathie pour nos efforts. Il dit qu'il connaissait deux sortes de savants et deux sortes de sciences. La première recherche la vérité et s’efforce d’éveiller l’humanité somnolente, l’autre évite autant que possible de troubler la quiétude du monde assoupi et tend même à l’endormir encore plus profondément. La psychanalyse, avez-vous dit, possède une faculté toute particulière d’éveiller les gens et vise à donner au psychisme humain, par l’intermédiaire du savoir, non seulement la maîtrise de lui-même, mais aussi celle des forces organiques et physiques.

Or à présent vous écrivez qu’il faut cesser de s’analyser pour écouter de préférence ceux qui parlent de paix, d’harmonie, de bonheur et qui, à l’aide de suggestions habiles, voire au cours d’un sommeil hypnotique, introduisent subrepticement dans le psychisme humain des sensations, des idées, des intentions raisonnables, intelligentes, réconfortantes et heureuses.

Quant à moi, j’avais trouvé jadis un peu audacieux vos propos concernant la puissance du savant, mais depuis lors j’ai pu me convaincre de leur justesse. J’avais reconnu d’emblée la faculté d’« éveil » que recelait la psychanalyse et je n’ai pas changé d’avis, car je sais qu’à défaut d’une science authentique et courageuse tout effort de bonheur est inutile et ne peut tout au plus susciter qu’une illusion passagère. Mais vous par contre, vous avez apparemment perdu patience (peut-être sous l’effet des misères de l’époque actuelle), et vous ne vous souciez plus de vérité, vous ne vous souciez plus de science, vous n’aspirez qu’à procurer à notre pauvre monde tourmenté un petit peu de bonheur, à n’importe quel prix, y compris l’assoupissement.

Bref, je voulais simplement constater ici que, de nous deux, ce n’est pas moi qui ai quitté les rangs de ceux qui éveillent.

Comme je l’ai dit, je ne veux pas m’appesantir sur vos propos, mais il y a un argument que je ne peux quand même pas laisser sans réponse. Vous dites que le matériel de la psychanalyse n’est pas fourni par la réalité objective, mais qu’il est le produit du cerveau de son auteur, Freud. On pourrait en dire autant de tout, y compris de l’article intitulé « Prophéties macbethiennes », et présenter celui-ci comme étant lui-même une simple prophétie macbethienne : le produit du cerveau de Frédéric Karinthy. Aussi vaut-il mieux éliminer de l’arsenal dialectique cette référence à la subjectivité des auteurs : c’est une arme inutilisable car elle exclut d’avance toute discussion.

En ce qui concerne le projet d’apporter le bonheur à tous les hommes, je reconnais volontiers que c’est le but final de toute science et de toute recherche. J’ajoute seulement que celui qui se connaît sera de meilleur conseil à cet égard que celui qui ne sait même pas qui il est, ce qu’il est et ce qui pourrait le rendre vraiment heureux. L’« auto-analyse » est donc tout de même préférable à la méditation stérile dans le vide. Imaginez les conséquences, si une quelconque science — psychique, physique ou naturelle — légitimait le principe de l’action sans examen préalable (c’est-à-dire sans analyse). Pourquoi le psychisme humain serait-il une chose sacro-sainte, indémontable, qu’on n’est en droit d’aborder qu’en sa totalité et jamais au niveau des parties qui le composent ? Et pourquoi l’endormeur qui écarte toute recherche psychique serait-il de meilleur conseil que le psychanalyste qui connaît les mécanismes psychiques jusque dans leurs moindres détails ?

Adieu, cher Karinthy, je vous quitte, mais pour être franc, je ne crois pas que cet adieu soit définitif ; quelque chose en moi vous dit plutôt : au revoir !

S. Ferenczi.


1 Célèbre homme de lettres et humoriste hongrois (N. d. T.).