Chap III. Figures de la folie

Négativité, donc, que la folie. Mais négativité qui se donne dans une plénitude de phénomènes, selon une richesse sagement rangée au jardin des espèces.

Dans l’espace limité et défini par cette contradiction, se déploie la connaissance discursive de la folie. Sous les figures ordonnées et calmes de l’analyse médicale, un difficile rapport est à l’œuvre, dans lequel se fait le devenir historique : rapport entre la déraison, comme sens dernier de la folie, et la rationalité comme forme de sa vérité. Que la folie, toujours située dans les régions originaires de l’erreur, toujours en retrait par rapport à la raison, puisse pourtant s’ouvrir entièrement sur elle et lui confier la totalité de ses secrets : tel est le problème que manifeste et que cache en même temps la connaissance de la folie.

Dans ce chapitre, il ne s’agit pas de faire l’histoire des différentes notions de la psychiatrie, en les mettant en rapport avec l’ensemble du savoir, des théories, des observations médicales qui leur sont contemporains ; nous ne parlerons pas de la psychiatrie dans la médecine des esprits ou dans la physiologie des solides. Mais, reprenant tour à tour les grandes figures de la folie qui se sont maintenues tout au long de l’âge classique, nous essaierons de montrer comment elles se sont situées à l’intérieur de l’expérience de la déraison ; comment elles y ont acquis chacune une cohésion propre ; et comment elles sont parvenues à manifester d’une manière positive la négativité de la folie.

Cette positivité acquise, elle n'est ni de même niveau, ni

de même nature, ni de même force pour les différentes formes de la folie : positivité grêle, mince, transparente, toute proche encore de la négativité de la déraison, pour le concept de démence ; plus dense déjà, celle qui est acquise, à travers tout un système d’images, par la manie et la mélancolie ; la plus consistante, la plus éloignée aussi de la déraison, et la plus dangereuse pour elle, c’est celle qui, par une réflexion aux confins de la morale et de la médecine, par l’élaboration d’une sorte d’espace corporel qui est tout aussi bien éthique qu’organique, donne un contenu aux notions d'hystérie, d'hypochondrie, à tout ce qu’on appellera bientôt maladies nerveuses ; cette positivité est si distante de ce qui constitue le centre de la déraison, et si mal intégrée à ses structures, qu’elle finira par la remettre en question, et la faire entièrement basculer à la fin de l'âge classique.

I. Le groupe de la démence

Sous des noms divers, mais qui recouvrent à peu près tous le même domaine, — dementia, amentia, fatuitas, stupiditas, morosis — la démence est reconnue par la plupart des médecins du xvne et du xvme siècle. Reconnue, assez facilement isolée parmi les autres espèces morbides ; mais non pas définie dans son contenu positif et concret. Tout au long de ces deux siècles elle persiste dans l’élément du négatif, toujours empêchée d’acquérir une figure caractéristique. En un sens, la démence est, de toutes les maladies de l’esprit, celle qui demeure la plus proche de l’essence de la folie. Mais de la folie en général

— de la folie éprouvée dans tout ce qu’elle peut avoir de négatif : désordre, décomposition de la pensée, erreur, illusion, non-raison et non-vérité. C’est cette folie, comme simple envers de la raison et contingence pure de l'esprit qu'un auteur du xvme siècle définit fort bien dans une extension qu'aucune forme positive ne parvient à épuiser ou à limiter : « La folie a des symptômes variés à l’infini. Il entre dans sa composition tout ce qu’on a vu et entendu, tout ce qu’on a pensé et médité. Elle rapproche ce qui paraît le plus éloigné. Elle rappelle ce qui paraît avoir été complètement oublié. Les anciennes images revivent ; les aversions que l’on croyait éteintes renaissent ; les penchants deviennent plus vifs ; mais alors tout est dans le dérangement. Les idées dans leur confusion ressemblent aux caractères d’une imprimerie qu’on assemblerait sans dessein et sans intelligence. Il n’en résulterait rien qui présentât un sens suivi463. » C’est de la folie ainsi conçue dans toute la négativité de son désordre que s’approche la démence.

La démence est donc dans l’esprit à la fois l’extrême hasard et l'entier déterminisme ; tous les effets peuvent s’y produire, parce que toutes les causes peuvent la provoquer. Il n'y a pas de trouble dans les organes de la pensée, qui ne puisse susciter un des aspects de la démence. Elle n’a pas à proprement parler de symptômes ; elle est plutôt la possibilité ouverte de tous les symptômes possibles de la folie. Il est vrai que Willis lui donne comme signe et caractéristique essentiels la stupiditas464. Mais quelques pages plus loin la stupiditas est devenue l'équivalent de la démence : stupiditas sive morosis... La stupidité est alors purement et simplement « le défaut de l'intelligence et du jugement » — atteinte par excellence de la raison dans ses fonctions les plus hautes. Pourtant ce défaut lui-même n’est pas premier ; car l’âme rationnelle, troublée dans la démence, n’est pas enclose dans le corps sans qu’un élément mixte forme médiation entre lui et elle ; de l’âme rationnelle au corps, se déploie, en un espace mixte, à la fois étendu et ponctuel, corporel et déjà pensant, cette anima sensitiva sive corporea qui porte les puissances intermédiaires et médiatrices de l’imagination et de la mémoire ; ce sont elles qui fournissent à l’esprit les idées ou du moins les éléments qui permettent de les former ; et lorsqu’elles viennent à être troublées dans leur fonctionnement — dans leur fonctionnement corporel — alors Yintellectus acies « comme si ses yeux étaient voilés, vient à être le plus souvent hébété ou du moins obscurci465 ». Dans l’espace organique et fonctionnel où elle se répand et dont elle assure ainsi la vivante unité, l’âme corporelle a son siège ; elle y a aussi les instruments et les organes de son action immédiate ; le siège de l’âme corporelle, c’est le cerveau (et singulièrement le corps calleux pour l’imagination, la substance blanche pour la mémoire) ; ses organes immédiats sont formés par les esprits animaux. Dans les cas de démence, il faut supposer ou bien une atteinte du cerveau lui-même, ou bien une perturbation des esprits, soit encore un trouble combiné du siège et des organes, c'est-à-dire du cerveau et des esprits. Si le cerveau est à lui seul la cause de la maladie, on peut en chercher l’origine d’abord dans les dimensions mêmes de la matière cérébrale, soit qu’elle se trouve trop petite pour fonctionner convenablement, soit au contraire qu’elle soit trop abondante et par là d’une solidité moins grande et comme de qualité inférieure, mentis acumini minus accommodum. Mais il faut incriminer parfois aussi la forme du cerveau ; dès qu’il n’a plus cette forme globosa qui permet une équitable réflexion des esprits animaux, dès qu’une dépression ou un renflement anormal s’est produit, alors les esprits sont renvoyés dans des directions irrégulières ; ils ne peuvent plus dans leur parcours transmettre l’image véritablement fidèle des choses et confier à l’âme rationnelle les idoles sensibles de la vérité : la démence est là. D’une manière plus fine encore : le cerveau doit conserver, pour la rigueur de son fonctionnement, une certaine intensité de chaleur et d’humidité, une certaine consistance, une sorte de qualité sensible de texture et de grain ; dès qu’il devient trop humide ou trop froid — n’est-ce pas ce qui arrive souvent aux enfants et aux vieillards ? — on voit apparaître les signes de la stupiditas ; on les perçoit aussi quand le grain du cerveau devient trop grossier et comme imprégné d’une lourde influence terrestre ; cette pesanteur de la substance cérébrale, ne peut-on pas croire qu’elle est due à quelque lourdeur de l’air et à une certaine grossièreté du sol, qui pourraient expliquer la stupidité fameuse des Béotiens466 ?

Dans la morosis, les esprits animaux peuvent être seuls

altérés : soit qu’eux-mêmes aient été alourdis par une semblable pesanteur et qu’ils soient devenus grossiers de forme, irréguliers de dimensions, comme s’ils avaient été attirés par une gravitation imaginaire vers la lenteur de la terre. Dans d’autres cas, ils ont été rendus aqueux, inconsistants, et volubiles1.

Troubles des esprits et troubles du cerveau peuvent être isolés au départ ; mais ils ne le demeurent jamais ; les perturbations ne manquent pas de se combiner, soit que la qualité des esprits s’altère comme un effet des vices de la matière cérébrale, soit que celle-ci au contraire soit modifiée par les défauts des esprits. Quand les esprits sont lourds et leurs mouvements trop lents, ou s’ils sont trop fluides, les pores du cerveau et les canaux qu'ils parcourent viennent à s’obstruer ou à prendre des formes vicieuses ; en revanche si le cerveau lui-même a quelque défaut, les esprits ne parviennent pas à le traverser d’un mouvement normal et par voie de conséquence, ils acquièrent une diathèse défectueuse.

Qn chercherait en vain, dans toute cette analyse de Willis, le visage précis de la démence, le profil des signes qui lui sont propres ou de ses causes particulières. Non que la description soit dépourvue de précision ; mais la démence semble recouvrir tout le domaine des altérations possibles dans l’un quelconque des domaines du « genre nerveux » : esprits ou cerveau, mollesse ou rigidité, chaleur ou refroidissement, lourdeur exagérée, légèreté excessive, matière déficiente ou trop abondante : toutes les possibilités de métamorphoses pathologiques sont convoquées autour du phénomène de la démence pour en fournir les explications virtuelles. La démence n’organise pas ses causes, elle ne les localise pas, elle n’en spécifie pas les qualités selon la figure de ses symptômes. Elle est l’effet universel de toute altération possible. En une certaine manière, la démence, c’est la folie, moins tous les symptômes particuliers à une forme de folie : une sorte de folie au filigrane de laquelle transparaît purement et simplement ce qu’est la folie dans la pureté de son essence, dans sa vérité générale. La démence, c’est tout ce qu’il peut y

Ibid., pp. 266-267.

avoir de déraisonnable dans la sage mécanique du cerveau, des fibres et des esprits.

Mais à un tel niveau d’abstraction, le concept médical ne s’élabore pas ; il est trop distant de son objet ; il s’articule en dichotomies purement logiques ; il glisse sur les virtualités ; il ne travaille pas effectivement. La démence, en tant qu’expérience médicale, ne cristallise pas.

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Vers le milieu du xvme siècle, le concept de démence est toujours encore négatif. De la médecine de Willis à la physiologie des solides, le monde organique a changé d’allure ; pourtant l’analyse reste du même type ; il s'agit seulement de cerner dans la démence toutes les formes de « déraison » que peut manifester le système nerveux. Au début de l’article « Démence » de l'Encyclopédie, Aumont explique que la raison prise dans son existence naturelle consiste dans la transformation des impressions sen sibles ; communiquées par les fibres, elles parviennent jusqu'au cerveau qui les transforme en notions, par les trajets intérieurs des esprits. Il y a déraison ou plutôt folie, dès que ces transformations ne se font plus selon les chemins habituels et qu’elles sont exagérées ou dépra vées, soit encore abolies. L’abolition, c’est la folie à l’état pur, la folie à son paroxysme, comme parvenue à son point le plus intense de vérité : c’est la démence. Comment se produit-elle ? Pourquoi tout ce travail de transformation des impressions se trouve-t-il tout à coup aboli ? Comme Willis, Aumont convoque autour de la déraison tous les troubles éventuels du genre nerveux. Il y a les perturbations provoquées par les intoxications du système : l’opium, la ciguë, la mandragore ; Bonet, en son Sepulchretum, n’a-t-il pas rapporté le cas d’une jeune fille devenue démente après avoir été mordue par une chauve-souris ? Certaines maladies incurables comme l’épilepsie produisent exactement le même effet. Mais plus fréquemment il faut chercher la cause de la démence dans le cerveau, soit qu’il ait été altéré accidentellement par un coup, soit qu’il ait une malformation congénitale et que son volume se trouve trop restreint pour le bon fonctionnement des fibres et la bonne circulation des esprits. Les esprits eux-mêmes peuvent être à l’origine de la démence parce qu’ils sont épuisés, sans force et languissants, ou encore parce qu’ils ont été épaissis et rendus séreux et yisqueux. Mais la cause la plus fréquente de la démence réside dans l’état des fibres qui ne sont plus capables de subir les impressions et de les transmettre. La vibration que devrait déclencher la sensation ne se produit pas ; la fibre demeure immobile, sans doute parce qu’elle est trop relâchée, ou encore parce qu’elle est trop tendue, et qu'elle est devenue tout à fait rigide ; dans certains cas, elle n’est plus capable de vibrer à l’unisson parce qu’elle est trop calleuse. De toute façon le « ressort » a été perdu. Quant aux raisons de cette incapacité de vibrer, ce sont aussi bien les passions que des causes innées ou des maladies de toutes sortes, des affections vaporeuses, ou enfin la vieillesse. Tout le domaine de la pathologie est parcouru pour trouver des causes et une explication à la démence, mais la figure symptomatique tarde toujours à apparaître ; les observations s’accumulent, les chaînes causales se tendent, mais on chercherait en vain le profil propre de la maladie.

Lorsque Sauvages voudra écrire l’article Amentia de sa Nosologie méthodique, le fil de sa symptomatologie lui échappera, et il ne pourra plus être fidèle à ce fameux « esprit des botanistes », qui doit présider à son œuvre ; il ne sait distinguer les formes de la démence que d’après leurs causes : amentia senilis, causée « par la rigidité des fibres qui les rend insensibles aux impressions des objets » ; amentia serosa due à une accumulation de sérosité dans le cerveau, comme un boucher a pu le constater chez des brebis folles qui « ne mangent ni ne boivent », et dont la substance cérébrale est « entièrement convertie en eau » ; amentia a venenis, surtout provoquée par l’opium ; amentia a tumore ; amentia microcephalica : Sauvages lui-même a vu « cette espèce de démence dans une jeune fille qui est à l’hôpital de Montpellier : on l’appelle le Singe, à cause qu’elle a la tête très petite, et qu’elle ressemble à cet animal » ; amentia a siccitate : d'une façon générale rien n’affaiblit la raison plus que des fibres desséchées, refroidies ou coagulées ; trois jeunes filles, qui avaient voyagé au plus fort de l’hiver sur une charrette, furent prises de démence ; Bartholin leur rendit la raison « en leur enveloppant la tête d'une peau de mouton nouvellement écorché » ; amentia morosis : Sauvages ne sait guère s’il faut vraiment la distinguer de la démence séreuse ; amentia ab ictu ; amentia rachialgica ; amentia a quartana, due à la fièvre quarte ; amentia calculosa ; n’a-t-on pas trouvé dans le cerveau d’un dément « un calcul pisciforme qui nageait dans la sérosité du ventricule ».

En un sens, il n’y a pas de symptomatologie propre à la démence : aucune forme de délire, d’hallucination ou de violence ne lui appartient en propre ou par une nécessité de nature. Sa vérité n’est faite que d’une juxtaposition : d’un côté, une accumulation de causes éventuelles, dont le niveau, l’ordre, la nature peuvent être aussi différents que possible ; de l’autre, une série d'effets qui n’ont pour caractère commun que de manifester l’absence ou le fonctionnement défectueux de la raison, son impossibilité d’accéder à la réalité des choses et à la vérité des idées. La démence, c'est la forme empirique, la plus générale et la plus négative à la fois de la déraison — la non-raison comme présence qu’on perçoit dans ce qu’elle a de concret, mais qu’on ne peut pas assigner dans ce qu’elle a de positif. Cette présence, qui échappe toujours à elle-même, Dufour tente de la cerner au plus près dans son Traité de l'entendement humain. Il fait valoir toute la multiplicité des causes possibles, accumulant les déterminismes partiels qui ont pu être invoqués à propos de la démence : rigidité des fibres, sécheresse du cerveau, comme le voulait Bonet, mollesse et sérosité de l’encéphale, comme l'indiquait Hildanus, usage de la jusquiame, du stramonium, de l’opium, du safran (selon les observations de Rey, de Bautain, de Barère), présence d’une tumeur, de vers encéphaliques, déformations du crâne. Autant de causes positives, mais qui ne conduisent jamais qu’au même résultat négatif — à la rupture de l’esprit avec le monde extérieur et le vrai : « Ceux qui sont attaqués de la démence sont fort négligents et indifférents sur toutes choses ; ils chantent, rient et s’amusent indistinctement du mal comme du bien ; la faim, le froid et la soif... se font bien sentir en eux ; mais ils ne les affligent aucunement ; ils sentent aussi les impressions que font les objets sur les sens, mais ils n’en paraissent pas du tout occupés467. »

Ainsi se superposent, mais sans unité réelle, la positivité fragmentaire de la nature, et la négativité générale de la déraison. Comme forme de la folie, la démence n’est vécue et pensée que de l’extérieur : limite où s’abolit la raison dans une inaccessible absence ; malgré la constance de la description, la notion n’a pas de pouvoir intégrant ; l’être de la nature et le non-être de la déraison n’y trouvent pas leur unité.

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Pourtant la notion de démence ne se perd pas dans une totale indifférence. Elle se trouve limitée en fait par deux groupes de concepts voisins, dont le premier est fort ancien déjà, dont le second au contraire se détache et commence à se définir à l’âge classique.

La distinction de la démence et de la frénésie est traditionnelle. Distinction qu’il est facile d’établir au niveau des signes, puisque la frénésie est toujours accompagnée de fièvre, alors que la démence est une maladie apyré-tique. La fièvre qui caractérise la frénésie permet d’assigner à la fois ses causes prochaines et sa nature : elle est inflammation, chaleur excessive du corps, brûlure douloureuse de la tête, violence des gestes et de la parole, sorte d’ébullition générale de tout l’individu. C’est encore par cette cohérence qualitative que Cullen la caractérise à la fin du xvme siècle : « Les signes les plus certains de la phrénésie sont une fièvre aiguë, un violent mal de tête, la rougeur et le gonflement de la tête et des yeux, des veilles opiniâtres ; le malade ne peut supporter l’impression de la lumière et le moindre bruit ; il se livre à des mouvements emportés et furieux468. » Quant à son origine lointaine, elle a donné lieu à de nombreuses discussions. Mais toutes s'ordonnent au thème de la chaleur — les deux questions majeures étant de savoir si elle peut naître du cerveau lui-même, ou n’est jamais en lui qu’une qualité transmise ; et si elle est provoquée plutôt par un excès de mouvement ou par une immobilisation du sang.

Dans la polémique entre La Mesnardière et Duncan, le premier fait valoir que le cerveau étant un organe humide et froid, tout pénétré de liqueurs et de sérosités, il serait inconcevable qu’il s’enflamme. « Cette inflammation n’est pas plus possible que de voir le feu brûler dans une rivière sans artifice. » L’apologiste de Duncan ne nie pas que les qualités premières du cerveau soient opposées à celles du feu ; mais il a une vocation locale qui contredit sa nature substantielle : « Ayant été mis au-dessus des entrailles, il reçoit facilement les vapeurs de la cuisine et les exhalaisons de tout le corps » ; de plus il est entouré et pénétré « par un nombre infini de veines et d’artères qui l’environnent et qui se peuvent facilement dégorger dans sa substance ». Mais il y a plus : ces qualités de mollesse et de froid qui caractérisent le cerveau le rendent facilement pénétrable aux influences étrangères, à celles mêmes qui sont les plus contradictoires avec sa nature première. Alors que les substances chaudes résistent au froid, les froides peuvent se réchauffer ; le cerveau « parce qu’il est mol et humide » est « par conséquent peu capable de se défendre de l’excès des autres qualités469 ». L’opposition des qualités devient alors la raison même de leur substitution. Mais de plus en plus souvent, le cerveau sera considéré comme le siège premier de la frénésie. Il faut considérer comme une exception digne de remarque la thèse de Fem, pour qui la frénésie est due à l’encombrement des viscères surchargés, et qui « par le moyen des nerfs communiquent leur désordre au cerveau470 ». Pour la grande majorité des auteurs du xvme siècle, la frénésie a son siège et trouve ses causes dans le cerveau lui-même, devenu un des centres de la chaleur organique : le Dictionnaire de James en situe exactement l’origine dans « les membranes du cerveau471 » ; Cullen va jusqu’à penser que la matière cervicale elle-même peut s’enflammer : la frénésie, selon lui, « est une inflammation des parties renfermées et elle peut attaquer ou les membranes du cerveau ou la substance même du cerveau472 ».

_ Cette excessive chaleur se comprend aisément dans une pathologie du mouvement. Mais il y a une chaleur de type physique et une chaleur de type chimique. La première est due à l'excès des mouvements qui deviennent trop nombreux, trop fréquents, trop rapides — provoquant un échauffement des parties qui sont frottées sans cesse les unes contre les autres : « Les causes éloignées de la phré-nésie sont tout ce qui irrite directement les membranes ou la substance du cerveau et surtout ce qui rend le cours du sang plus rapide dans leurs vaisseaux, comme l’exposition de la tête nue à un soleil ardent, les passions de l’âme et certains poisons473. » Mais la chaleur de type chimique est provoquée au contraire par l’immobilité : l’engorgement des substances qui s'accumulent les fait végéter, puis fermenter ; elles entrent ainsi dans une sorte d’ébul-lition sur place qui répand une grande chaleur : « La phré-nésie est donc une fièvre aiguë inflammatoire causée par une trop grande congestion du sang et par l’interruption du cours de ce fluide dans les petites artères qui sont distribuées dans les membranes du cerveau474. »

Tandis que la notion de démence reste abstraite et négative, celle de frénésie au contraire s’organise autour de thèmes qualitatifs précis — intégrant ses origines, ses causes, son siège, ses signes et ses effets dans la cohésion imaginaire, dans la logique quasi sensible de la chaleur corporelle. Une dynamique de l’inflammation l’ordonne ; un feu déraisonnable l'habite — incendie dans les fibres ou ébullition dans les vaisseaux, flamme ou bouillonnement, peu importe ; les discussions se resserrent toutes autour d’un même thème qui a pouvoir d'intégration : la déraison, comme flamme violente du corps et de l’âme.

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Le second groupe de concepts qui s’apparentent à la démence concerne la « stupidité », l’« imbécillité », l’« idiotie », la « niaiserie ». Dans la pratique, démence et imbécillité sont traitées comme synonymes475. Sous le nom de Morosis, Willis entend aussi bien la démence acquise que la stupidité qu’on peut remarquer chez les enfants dès les premiers mois de la vie : il s'agit dans tous les cas d’une atteinte qui enveloppe à la fois la mémoire, l’imagination et le jugement476. Pourtant la distinction des âges s’établit peu à peu, et, au xvmc siècle, la voici assurée : « La démence est une espèce d’incapacité de juger et de raisonner sainement ; elle a reçu différents noms, selon les différents âges où elle se manifeste ; dans l’enfance on la nomme ordinairement bêtise, niaiserie ; elle s’appelle imbécillité quand elle s’étend ou prend à l’âge de raison ; et lorsqu’elle vient dans la vieillesse, on la connaît sous le titre de radoterie ou d'état d’enfance477. » Distinction qui n’a guère de valeur que chronologique : puisque les symptômes ni la nature de la maladie ne varient selon l’âge auquel elle commence à se manifester. Tout au plus « ceux qui sont dans la démence montrent de temps en temps quelques vertus de leur ancien savoir ce que ne peuvent faire les stupides478 ».

Lentement, la différence entre démence et stupidité s’approfondit : non plus seulement distinction dans le temps, mais opposition dans le monde d’action. La stupidité agit sur le domaine même de la sensation : l’imbécile est insensible à la lumière et au bruit ; le dément y est indifférent ; le premier ne reçoit pas ; le second néglige ce qui lui est donné. A l’un est refusée la réalité du monde extérieur ; à l’autre sa vérité n’importe pas. C’est à peu près cette distinction que reprend Sauvages dans sa Nosologie ; pour lui la démence « diffère de la stupidité en ce que les personnes en démence sentent parfaitement les impressions des objets, ce que ne font pas les stupides ; mais les premières n’y font pas attention, ne s’en mettent point en peine, les regardent avec une parfaite indifférence, en méprisent les suites et ne s’en embarrassent point479 ». Mais quelle différence faut-il établir entre la stupidité et les infirmités congénitales des sens ? À traiter la démence comme un trouble du jugement, et la stupidité comme une déficience de la sensation, ne risque-t-on pas de confondre un aveugle ou un sourd-muet avec un imbécile480 ?

Un article de la Gazette de médecine, en 1762, reprend le problème à propos d’une observation animale. Il s'agit d’un jeune chien : « Tout le monde vous dira qu’il est aveugle, sourd, muet et sans odorat, soit de naissance, soit de quelque accident arrivé peu après sa naissance, de sorte qu’il n’a guère que la vie végétative et que je le regarde comme tenant à peu près le milieu entre la plante et l’animal. » Il ne saurait être question de démence à propos d’un être qui n’est pas destiné à posséder, au sens plein, la raison. Mais s’agit-il réellement d’un trouble des sens ? La réponse n’est point aisée, puisqu’« il a les yeux assez beaux et qui paraissent sensibles à la lumière ; cependant, il va se cognant à tous les meubles, et souvent jusqu’à s’en faire mal ; il entend le bruit, et même le bruit aigre, tel que celui d’un sifflet, le trouble et l’épouvante ; mais on n’a jamais pu lui apprendre son nom. » Ce n’est donc ni la vue ni l’audition qui sont atteintes, mais cet organe ou cette faculté qui organise la sensation en perception, faisant d’une couleur un objet, d’un son un nom. « Ce défaut général de tous ses sens ne paraît venir d’aucun de leurs organes extérieurs mais seulement de l’organe intérieur que les physiciens modernes appellent sensorium commune, et que les anciens appelaient 1 ame sensitive, faite pour recevoir et confronter les images que les sens transmettent ; de sorte que cet animal n’ayant jamais pu former une perception voit sans voir, entend sans entendre481. » Ce qu’il y a dans l’âme ou dans l’activité de l’esprit le plus proche de la sensation est comme paralysé sous l’effet de l’imbécillité ; alors que dans la démence ce qui est troublé c’est le fonctionnement de la raison, en ce qu’elle peut avoir de plus libre, de plus détaché de la sensation.

Et à la fin du xvme siècle, imbécillité et démence se distingueront non plus tellement par la précocité de leur opposition, non plus même par la faculté atteinte, mais par des qualités qui leur appartiendront en propre, et commanderont secrètement l’ensemble de leurs manifestations. Pour Pinel, la différence entre imbécillité et démence est en somme celle de l’immobilité et du mouvement. Chez l’idiot, il y a une paralysie, une somnolence de « toutes les fonctions de l'entendement et des affections morales » ; son esprit reste figé dans une sorte de stupeur. Au contraire, dans la démence, les fonctions essentielles de l’esprit pensent, mais pensent à vide, et par conséquent dans une extrême volubilité. La démence est comme un mouvement pur de l’esprit, sans consistance, ni insistance, une fuite perpétuelle que le temps ne parvient même pas à sauvegarder dans la mémoire : « Succession rapide ou plutôt alternative, non interrompue d’idées et d’actions isolées, d’émotions légères ou désordonnées avec oubli de tout état antérieur482. » En ces images, les concepts de stupidité et d’imbécillité viennent à se fixer ; par contrecoup également celui de démence, qui sort lentement de sa négativité, et commence à être pris dans une certaine intuition du temps et du mouvement.

Mais si on met à part ces groupes adjacents de la frénésie et de l’imbécillité, qui s’organisent autour de thèmes qualitatifs, on peut dire que le concept de démence demeure à la surface de l’expérience — toute proche de l’idée générale de la déraison, très éloignée du centre réel où naissent les figures concrètes de la folie. La démence

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est le plus simple des concepts médicaux de l’aliénation

— le moins offert aux mythes, aux valorisations morales, aux rêves de l'imagination. Et malgré tout, il est le plus secrètement incohérent, dans la mesure même où il échappe au péril de toutes ces prises ; en lui, nature et déraison restent à la surface de leur généralité abstraite, ne parvenant pas à se composer dans des profondeurs imaginaires comme celles où prennent vie les notions de manie et de mélancolie.

II. Manie et mélancolie

La notion de mélancolie était prise, au xvf siècle, entre une certaine définition par les symptômes, et un principe d'explication caché dans le terme même qui la désigne. Du côté des symptômes, on trouve toutes les idées délirantes qu'un individu peut se former à l’égard de lui-même : « Quelques-uns d’entre eux pensent être bêtes, desquelles ils ensuivent la voix et les gestes. Quelques-uns pensent qu’ils sont vaisseaux de verre, et pour cette cause, ils se reculent devant les passants, de peur qu'ils ne les cassent ; les autres craignent la mort laquelle toutefois ils se donnent le plus souvent à eux-mêmes. Les autres imaginent qu'ils sont coupables de quelque crime, tellement qu’ils tremblent et ont peur depuis qu’ils voient quelqu’un venir à eux, pensant qu'ils veuillent mettre la main sur leur collet, pour les mener prisonniers et les faire mourir par justice1. » Thèmes délirants qui demeurent isolés, et ne compromettent pas l’ensemble de la raison. Sydenham fera encore observer que les mélancoliques sont « des gens qui, hors de là, sont très sages et très sensés, et qui ont une pénétration et une sagacité extraordinaires. Aussi Aristote a-t-il observé avec raison que les mélancoliques ont plus d’esprit que les autres2 ».

Or cet ensemble symptomatique si clair, si cohérent se trouve désigné par un mot qui implique tout un système causal, celui de mélancolie : « Je vous prie de regarder de

1.    J. Weyer, De praestigiis daemonum, traduction française, p. 222.

2.    Sydenham, Dissertation sur l'affection hystérique. In Médecine pratique, trad. Jault, p. 399.

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près les pensées des mélancoliques, leurs paroles, leurs visions et actions, et vous connaîtrez comme tous leurs sens sont dépravés par un humeur mélancolique répandu dans leur cerveau483. » Délire partiel et action de la bile noire se juxtaposent dans la notion de mélancolie, sans autres rapports pour l’instant qu'une confrontation sans unité entre un ensemble de signes et une dénomination significative. Or au xvme siècle l'unité sera trouvée, ou plutôt un échange aura été accompli, — la qualité de cette humeur froide et noire étant devenue la coloration majeure du délire, sa valeur propre en face de la manie, de la démence, et de la frénésie, le principe essentiel de sa cohésion. Et tandis que Boerhaave ne définit encore la mélancolie que comme « un délire long, opiniâtre et sans fièvre, pendant lequel le malade est toujours occupé d’une seule et même pensée484 », Dufour, quelques années plus tard, fait porter tout le poids de sa définition sur la « crainte et la tristesse », qui sont chargées d’expliquer maintenant le caractère partiel du délire : « D’où vient que les mélancoliques aiment la solitude et fuient la compagnie ; ce qui les rend plus attachés à l’objet de leur délire ou à leur passion dominante, quelle qu’elle soit, tandis qu'ils paraissent indifférents pour tout le reste485. » La fixation du concept ne s’est pas faite par une rigueur nouvelle dans l’observation, ni par une découverte dans le domaine des causes, mais par une transmission qualitative allant d'une cause impliquée dans la désignation à une perception significative dans les effets.

Longtemps — jusqu'au début du xvne siècle — le débat sur la mélancolie resta pris dans la tradition des quatre humeurs et de leurs qualités essentielles : qualités stables appartenant en propre à une substance, laquelle seule peut être considérée comme cause. Pour Fernel, l’humeur mélancolique, apparentée à la Terre et à l'Automne est un suc « épais en consistance, froid et sec en son tempérament486 ». Mais dans la première moitié du siècle, toute une discussion s'organise à propos de l’origine de la mélancolie487 : faut-il nécessairement avoir un tempérament mélancolique pour être atteint de mélancolie ? L’humeur mélancolique est-elle toujours froide et sèche ; n’arrive-t-il jamais qu’elle soit chaude, ou humide ? Est-ce plutôt la substance qui agit ou les qualités qui se communiquent ? On peut résumer de la manière suivante ce qui a été acquis au cours de ce long débat :

1° La causalité des substances est de plus en plus souvent remplacée par un cheminement des qualités, qui, sans le secours d’aucun support, se transmettent immédiatement du corps à l’âme, de l’humeur aux idées, des organes à la conduite. Ainsi la meilleure preuve pour l'Apologiste de Duncan que le suc mélancolique provoque la mélancolie, c’est qu'on trouve en lui les qualités mêmes de la maladie : « Le suc mélancolique a bien mieux les conditions nécessaires à produire la mélancolie que vos colères brûlées ; puisque par sa froideur, il diminue la quantité des esprits ; par sa sécheresse, il les rend capables de conserver longtemps l’espèce d’une forte et opiniâtre imagination ; et par sa noirceur, il les prive de leur clarté et subtilité naturelle488. »

2° Il y a, outre cette mécanique des qualités, une dynamique qui analyse en chacune la force qui s’y trouve enfermée. C'est ainsi que le froid et la sécheresse peuvent entrer en conflit avec le tempérament, et de cette opposition vont naître des signes de mélancolie d’autant plus violents qu’il y a lutte : la force qui l’emporte et traîne avec elle toutes celles qui lui résistent. Ainsi les femmes, que leur nature porte peu à la mélancolie, y tombent avec d’autant plus de gravité : « Elles en sont plus cruellement traitées et violemment agitées, parce que la mélancolie étant plus opposée à leur tempérament elle les éloigne davantage de leur constitution naturelle489. »

3° Mais c’est quelquefois à l’intérieur même d’une qualité que le conflit vient à naître. Une qualité peut s’altérer elle-même dans son développement et devenir le contraire de ce qu’elle était. Ainsi quand « les entrailles s’échauffent, que tout rôtit dedans le corps... que tous les sucs se brûlent », alors tout cet embrasement peut retomber en froide mélancolie — produisant « presque la même chose que fait l'affluence de la cire dans un flambeau renversé... Ce refroidissement du corps est l’effet ordinaire qui suit les chaleurs immodérées lorsqu’elles ont jete e.. épuisé leur vigueur490 ». Il y a une sorte de dialectique de la qualité, qui, libre de toute contrainte substantielle, de toute assignation primitive, chemine à travers renversements et contradictions.

4° Enfin les qualités peuvent être modifiées par les accidents, les circonstances, les conditions de la vie ; de telle sorte qu’un être qui est sec et froid peut devenir chaud et humide, si sa manière de vivre l’y incline ; ainsi arrive-t-il aux femmes : elles « demeurent dans l’oisiveté, leur corps est moins transpirable (que celui des hommes), la chaleur, les esprits et les humeurs demeurent au-dedans491 ».

Ainsi libérées du support substantiel où elles étaient restées prisonnières, les qualités vont pouvoir jouer un rôle organisateur et intégrant dans la notion de mélancolie. D’un côté, elles vont découper, parmi les symptômes et les manifestations, un certain profil de la tristesse, de la noirceur, de la lenteur, de l’immobilité. De l’autre, elles vont dessiner un support causal qui sera non plus la physiologie d’une humeur, mais la pathologie d’une idée, d’une crainte, d’une terreur. L’unité morbide n’est pas définie à partir des signes observés ni des causes supposées ; mais à mi-chemin, et au-dessus des uns et des autres, elle est perçue comme une certaine cohérence qualitative, qui a ses lois de transmission, de développement et de transformation. C’est la logique secrète de cette qualité, qui ordonne le devenir de la notion de la mélancolie, non la théorie médicale. Ceci est évident dès les textes de Willis.

Au premier regard, la cohérence des analyses y est assurée au niveau de la réflexion spéculative. L’explication, chez Willis, est tout entière empruntée aux esprits animaux et à leurs propriétés mécaniques. La mélancolie est « une folie sans fièvre ni fureur, accompagnée de crainte et de tristesse ». Dans la mesure où elle est délire — c’est-à-dire rupture essentielle avec la vérité — son origine réside dans un mouvement désordonné des esprits et dans un état défectueux du cerveau ; mais cette crainte, cette inquiétude qui rendent les mélancoliques « tristes et méticuleux », peut-on les expliquer par les seuls mouvements ? Peut-il y avoir une mécanique de la crainte et une circulation des esprits qui soit propre à la tristesse ? C’est une évidence pour Descartes ; ce n’en est plus une déjà pour Willis. La mélancolie ne peut pas être traitée comme une paralysie, une apoplexie, un vertige ou une convulsion. Au fond, on ne peut même pas l’analyser comme une simple démence, bien que le délire mélancolique suppose un même désordre dans le mouvement des esprits ; les troubles de la mécanique expliquent bien le délire — cette erreur commune à toute folie, démence ou mélancolie — mais non la qualité propre au délire, la couleur de tristesse et de crainte qui en rendent le paysage singulier. Il faut entrer dans le secret des diathèses492. Au demeurant, ce sont ces qualités essentielles, cachées dans le grain même de la matière subtile, qui rendent compte des mouvements paradoxaux des esprits.

Dans la mélancolie, les esprits sont emportés par une agitation, mais une agitation faible, sans pouvoir ni violence : sorte de bousculade impuissante, qui ne suit pas les chemins tracés, ni les voies ouvertes (aperta opercula), mais traverse la matière cérébrale en créant des pores sans cesse nouveaux ; pourtant les esprits ne s’égarent pas bien loin sur les chemins qu’ils tracent ; très tôt leur agitation s’alanguit, leur force s’épuise et le mouvement s’arrête : « non longe perveniunt493 ». Ainsi un pareil trouble, commun à tous les délires, ne peut produire à la surface du corps ni ces mouvements violents, ni ces cris qu’on observe dans la manie et dans la frénésie ; la mélancolie ne parvient jamais à la fureur ; folie aux limites de son impuissance. Ce paradoxe tient aux altérations secrètes des esprits. D'ordinaire, ils ont la rapidité quasi immédiate et la transparence absolue des rayons lumineux mais dans la mélancolie, ils se chargent de nuit ; ils deviennent « obscurs, opaques, ténébreux » ; et les images des choses qu’ils portent au cerveau et à l’esprit sont voilées « d'ombre et de ténèbres1 ». Les voilà alourdis et plus proches d’une obscure vapeur chimique que de la pure lumière. Vapeur chimique qui serait de nature acide plutôt que sulfureuse ou alcoolique : car dans les vapeurs acides les particules sont mobiles, et même incapables de repos, mais leur activité est faible, sans portée ; quand on les distille, il ne reste plus dans l’alambic qu’un phlegme insipide. Les vapeurs acides n’ont-elles pas les propriétés mêmes de la mélancolie, alors que les vapeurs alcooliques, toujours prêtes à s’enflammer, font songer davantage à la frénésie, les vapeurs sulfureuses à la manie, puisqu’elles sont agitées d’un mouvement violent et continu ? Si donc il fallait chercher « la raison formelle et les causes » de la mélancolie, ce serait du côté des vapeurs qui montent du sang dans le cerveau et qui auraient dégénéré en une vapeur acide et corrosive2. En apparence, c’est toute une mélancolie des esprits, toute une chimie des humeurs qui guide l’analyse de Willis ; mais, en fait, le fil directeur est surtout donné par les qualités immédiates du mal mélancolique : un désordre impuissant, et puis cette ombre sur l’esprit avec cette âpreté acide qui vient à corroder le cœur et la pensée. La chimie des acides n’est pas l’explication des symptômes ; c’est une option qualitative : toute une phénoménologie de l’expérience mélancolique.

Quelque soixante-dix ans plus tard, les esprits animaux ont perdu leur prestige scientifique. C’est aux éléments liquides et solides du corps qu’on demande le secret des maladies. Le Dictionnaire universel de médecine, publié par James en Angleterre, propose à l'article Manie, une étiologie comparée de cette maladie et de la mélancolie : « Il est évident que le cerveau est le siège de toutes les maladies de cette espèce... C’est là que le Créateur a fixé, quoique d’une manière qui est inconcevable, le séjour de

1.    Ibid., p. 242.

2.    Ibid, p. 240.

l’âme, l’esprit, le génie, l’imagination, la mémoire et toutes les sensations... Toutes ces nobles fonctions seront changées, dépravées, diminuées et totalement détruites, si le sang et les humeurs venant à pécher en qualité et en quantité ne sont plus portés au cerveau d’une manière uniforme et tempérée, y circulent avec violence et impétuosité, ou s’y meuvent lentement, difficilement, ou languissement'. » C’est ce cours languissant, ces vaisseaux encombrés, ce sang lourd et chargé que le cœur peine à répartir dans l’organisme, et qui fait difficulté pour pénétrer dans les artérioles si fines du cerveau, où la circulation doit être bien rapide pour maintenir le mouvement de la pensée, c’est tout cet embarras fâcheux qui explique la mélancolie. Pesanteur, lourdeur, encombrement, voilà encore les qualités primitives qui guident l’analyse. L’explication s’effectue comme un transfert vers l’organisme, des qualités perçues dans l’allure, la conduite, et les propos du malade. On va de l’appréhension qualitative à l’explication supposée. Mais c’est cette appréhension qui ne cesse de prévaloir, et l’emporte toujours sur la cohérence théorique. Chez Lorry, les deux grandes formes d’explication médicale par les solides et par les fluides se juxtaposent et, finissant par se recouper, permettent de distinguer deux sortes de mélancolie. Celle qui trouve son origine dans les solides est la mélancolie nerveuse : une sensation particulièrement forte ébranle les fibres qui la reçoivent ; par contrecoup la tension augmente dans les autres fibres qui deviennent à la fois plus rigides et susceptibles de vibrer davantage. Mais que la sensation se fasse plus forte encore : alors la tension devient telle dans les autres fibres qu’elles deviennent incapables de vibrer ; tel est l’état de rigidité que le cours du sang en est arrêté et les esprits animaux immobilisés. La mélancolie s’est installée. Dans l’autre forme de maladie, la « forme liquide », les humeurs se trouvent imprégnées d’atrabile ; elles deviennent plus épaisses ; chargé de ces humeurs, le sang s’appesantit, et stagne dans les méninges au point de comprimer les organes principaux du système nerveux.

<. James, Dictionnaire universel de médecine article Manie t. VI, p. 1125.

On retrouve alors la rigidité de la fibre ; mais elle n’est plus en ce cas qu’une conséquence d’un phénomène humoral. Lorry distingue deux mélancolies ; en fait c’est le même ensemble de qualités, assurant à la mélancolie son unité réelle, qu’il fait entrer successivement dans deux systèmes explicatifs. Seul l'édifice théorique s’est dédoublé. Le fond qualitatif d’expérience demeure le même.

Unité symbolique formée par la langueur des fluides, par l’obscurcissement des esprits animaux et l’ombre crépusculaire qu’ils répandent sur les images des choses, par la viscosité d’un sang qui se traîne difficilement dans les vaisseaux, par l’épaississement de vapeurs devenues noirâtres, délétères et âcres, par des fonctions viscérales, qui se trouvent ralenties et comme engluées — cette unité dIus sensible que conceptuelle ou théorique, donne à la mélancolie le chiffre qui lui est propre.

C’est ce travail, beaucoup plus qu’une observation fidèle, qui réorganise l’ensemble des signes et le mode d’apparition de la mélancolie. Le thème du délire partiel disparaît de plus en plus comme symptôme majeur des mélancoliques au profit de données qualitatives comme la tristesse, l’amertume, le goût de la solitude, l’immobilité. A la fin du xvme siècle, on classera facilement comme mélancolie des folies sans délire, mais caractérisées par l’inertie, par le désespoir, par une sorte de stupeur morne '. Et déjà dans le Dictionnaire de James, il est question d’une mélancolie apoplectique, sans idée délirante, dans laquelle les malades « ne veulent point sortir du lit ; ... debout ils ne marchent que lorsqu’ils sont contraints par leurs amis ou par ceux qui les servent ; ils n’évitent point les hommes ; mais ils semblent ne faire aucune attention à ce qu’on leur dit, ils ne répondent point494 ». Si dans ce cas, l’immobilité et le silence l’emportent et déterminent le diagnostic de mélancolie, il est des sujets chez qui on n’observe qu’amertume, langueur, et goût de l’isolement ; leur agitation même ne doit pas faire illusion, ni autoriser un hâtif jugement de manie ; il s’agit bien chez ces malades d’une mélancolie, car « ils évitent la compagnie, aiment les lieux solitaires et errent sans savoir où ils vont ; ils ont la couleur jaunâtre, la langue sèche comme quelqu’un qui serait fort altéré, les yeux secs, creux, jamais humectés de larmes ; tout le corps sec et brûlé, et le visage sombre et couvert d'horreur et de tristesse495 ».

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Les analyses de la manie et leur évolution au cours de l’âge classique obéissent à un même principe de cohérence.

Willis oppose terme à terme manie et mélancolie. L’esprit du mélancolique est tout entier occupé par la réflexion, de telle sorte que l’imagination demeure dans le loisir et le repos ; chez le maniaque au contraire, fantaisie et imagination sont occupées par un flux perpétuel de pensées impétueuses. Alors que l’esprit du mélancolique se fixe sur un seul objet, lui imposant, mais à lui seul, des proportions déraisonnables, la manie déforme concepts et notions ; ou bien ils perdent leur congruence, ou bien leur valeur représentative est faussée ; de toute façon, l’ensemble de la pensée est atteint dans son rapport essentiel à la vérité. La mélancolie enfin est toujours accompagnée de tristesse et de peur ; chez le maniaque au contraire, audace et fureur. Qu’il s’agisse de manie ou de mélancolie, la cause du mal est toujours dans le mouvement des esprits animaux. Mais ce mouvement est bien particulier dans la manie : il est continu, violent, toujours capable de percer de nouveaux pores dans la matière cérébrale, et il forme comme le support matériel des pensées incohérentes, des gestes explosifs, des paroles ininterrompues qui trahissent la manie. Toute cette pernicieuse mobilité, n’est-ce pas celle de l’eau infernale, faite de liqueur sulfureuse, ces aquae stygiae, ex nitro, vitriolo, antimonio, arsenico, et similibus exstillatae : les particules y sont dans un mouvement perpétuel ; elles sont capables de provoquer dans toute matière de nouveaux pores et de nouveaux canaux ; et elles ont assez de force pour se répandre au loin, exactement comme les esprits maniaques qui sont capables de faire entrer en agitation toutes les parties du corps. L’eau infernale recueille dans le secret de ses mouvements toutes les images dans lesquelles la manie prend sa forme concrète. Elle en constitue, d’une manière indissociable, à la fois le mythe chimique et comme la vérité dynamique.

Dans le cours du xvme siècle, l’image, avec toutes ses implications mécaniques et métaphysiques d’esprits animaux dans les canaux des nerfs, est fréquemment remplacée par l’image, plus strictement physique mais de valeur plus symbolique encore, d’une tension à laquelle seraient soumis, nerfs, vaisseaux et tout le système des fibres organiques. La manie est alors une tension des fibres portée à son paroxysme, le maniaque une sorte d’instrument dont les cordes, par l’effet d’une traction exagérée, se mettraient à vibrer à l’excitation la plus lointaine et la plus fragile. Le délire maniaque consiste en une vibration continue de la sensibilité. À travers cette image, les différences avec la mélancolie se précisent et s’organisent en une antithèse rigoureuse : le mélancolique n’est plus capable d’entrer en résonance avec le monde extérieur, parce que ses fibres sont détendues, ou qu’elles ont été immobilisées par une tension trop grande (on voit comment la mécanique des tensions explique aussi bien l’immobilité mélancolique que l’agitation maniaque) : seules quelques fibres résonnent dans le mélancolique, ce sont celles qui correspondent au point précis de son délire. Au contraire, le maniaque vibre à toute sollicitation, son délire est universel ; les excitations ne viennent pas se perdre dans l’épaisseur de son immobilité comme chez le mélancolique ; quand son organisme les restitue, elles ont été multipliées, comme si les maniaques avaient accumulé dans la tension de leurs fibres une énergie supplémentaire. C’est cela même d’ailleurs qui les rend à leur tour insensibles, non pas de l’insensibilité somnolente des mélancoliques, mais d’une insensibilité toute tendue de vibrations intérieures ; c’est pourquoi sans doute « ils ne craignent ni le froid, ni le chaud, ils déchirent leurs habits, ils se couchent tout nus dans le fort de l'hiver sans se refroidir ». C'est pourquoi aussi ils substituent au monde réel, qui pourtant les sollicite sans cesse, le monde irréel et chimérique de leur délire : « Les symptômes essentiels de la manie viennent de ce que les objets ne se présentent pas aux malades tels qu’ils sont en effet496. » Le délire des maniaques n’est pas déterminé par un vice particulier du jugement ; il constitue un défaut dans la transmission des impressions sensibles au cerveau, un trouble de l’information. Dans la psychologie de la folie, la vieille idée de la vérité comme « conformité de la pensée aux choses » se transpose dans la métaphore d’une résonance, d’une sorte de fidélité musicale de la fibre aux sensations qui la font vibrer.

Ce thème de la tension maniaque se développe, en dehors d’une médecine des solides, dans des intuitions plus qualitatives encore. La rigidité des fibres chez le maniaque appartient toujours à un paysage sec ; la manie s’accompagne régulièrement d’un épuisement des humeurs, et d’une aridité générale dans tout l’organisme. L'essence de la manie est désertique, sablonneuse. Bonet, en son Sepulchretum assure que les cerveaux des maniaques, tels qu’il a pu les observer, lui étaient toujours apparus en état de sécheresse, de dureté et de friabilité497. Plus tard, Albrecht von Haller trouvera lui aussi que le cerveau du maniaque est dur, sec et cassant498. Menuret rappelle une observation de Forestier qui montre clairement qu’une trop grande déperdition d’humeur, en asséchant les vaisseaux et les fibres, peut provoquer un état de manie ; il s'agissait d'un jeune homme qui « ayant épousé une femme dans l’été, devint maniaque par le commerce excessif qu'il eut avec elle ».

Ce que d’autres imaginent ou supposent, ce qu’ils voient dans une quasi-perception, Dufour l’a constaté, mesuré, dénombré. Il a, au cours d’une autopsie, prélevé une partie de la substance médullaire du cerveau chez un sujet mort en état de manie ; il en a découpé « un cube de six lignes en tous sens » dont le poids est de 3 j. g. III, alors que le même volume prélevé sur un cerveau ordinaire pèse 3 j. g. V : « Cette inégalité de poids qui paraît d’abord de peu de conséquence n’est plus si petite si l’on fait attention que la différence spécifique qui se trouve entre la masse totale du cerveau d’un fou et de celui d’un homme qui ne l'est pas, est d’environ 7 gros de moins dans l’adulte où toute la masse entière du cerveau pèse ordinairement trois livres499. » Le dessèchement et la légèreté maniaques se manifestent sur la balance même.

Cette sécheresse interne et cette chaleur ne sont-elles pas prouvées de surcroît par l’aisance avec laquelle les maniaques supportent les plus grands froids ? Il est établi qu’on en a vu se promener nus dans la neige500, qu’il n’est pas besoin de les chauffer quand on les enferme à l’asile501, qu’on peut même les guérir par le froid. Depuis Van Hel-mont, on pratique volontiers l’immersion des maniaques dans l’eau glacée, et Menuret assure avoir connu une personne maniaque qui, s’échappant d’une prison où elle était retenue, « fit plusieurs lieues avec une pluie violente sans chapeau et presque sans habit, et qui recouvra par ce moyen une santé parfaite502. » Montchau qui a guéri un maniaque en lui faisant « jeter dessus, du plus haut qu'il fut possible, de l’eau à la glace » ne s’étonne pas d’un résultat si favorable ; il rassemble, pour l’expliquer, tous les thèmes de l’échauffement organique qui se sont succédé et entrecroisés depuis le xvif siècle : « Doit-on être surpris que l’eau et la glace aient produit une guérison si prompte et si parfaite dans un temps où le sang bouillonnant, la bile en fureur, et toutes les liqueurs mutinées portaient partout le trouble et l’irritation » ; par l’impression du froid « les vaisseaux se contractèrent avec plus de violence, et se dégagèrent des liqueurs qui les engorgeaient ; l’irritation des parties solides causée par la chaleur extrême des liqueurs qu’il contenait cessa, et les nerfs se relâchant, le cours des esprits qui se portaient irrégulièrement d’un côté et d’autre se rétablit dans son état naturel503 ».

Le monde de la mélancolie était humide, lourd et froid ; celui de la manie est sec, ardent, fait à la fois de violence et de fragilité ; un monde qu’une chaleur non sensible, mais partout manifestée, rend aride, friable, et toujours prêt à s’assouplir sous l’effet d’une fraîcheur humide. Dans le développement de toutes ces simplifications qualitatives, la manie prend à la fois son ampleur et son unité. Elle est restée sans doute ce qu’elle était au début du xvne siècle, « fureur sans fièvre » ; mais au-delà de ces deux caractères qui n’étaient encore que signalétiques, s'est développé un thème perceptif qui a été l’organisateur réel du tableau clinique. Lorsque les mythes explicatifs se seront effacés, et que n’auront plus cours les humeurs, les esprits, les solides, les fluides, il ne restera plus que le schéma de cohérence de qualités qui ne seront même plus nommées ; et ce que cette dynamique de la chaleur et du mouvement a lentement groupé en une constellation caractéristique de la manie, on l’observera maintenant comme un complexe naturel, comme une vérité immédiate de l’observation psychologique. Ce qu’on avait perçu comme chaleur, imaginé comme agitation des esprits, rêvé comme tension de la fibre, on va le reconnaître désormais dans la transparence neutralisée des notions psychologiques : vivacité exagérée des impressions internes, rapidité dans l’association des idées, inattention au monde extérieur. La description de De La Rive a déjà cette limpidité : « Les objets extérieurs ne produisent pas sur l’esprit des malades la même impression que sur celui d’un homme sain ; ces impressions sont faibles et il y fait rarement attention ; son esprit est presque totalement absorbé par la vivacité des idées que produit l’état dérangé de son cerveau. Ces idées ont un degré de vivacité tel que le malade croit qu’elles représentent des objets réels et juge en conséquence504. » Mais il ne faut pas oublier que cette structure psychologique de la manie, telle qu’elle affleure à la fin du xvme siècle pour se fixer de façon stable, n’est que le dessin superficiel de toute une organisation profonde, qui, elle, va chavirer et qui s’était développée selon les lois mi-perceptives, mi-imaginaires, d’un monde qualitatif.

Sans doute, tout cet univers de la chaleur et du froid, de l’humidité et de la sécheresse, rappelle à la pensée médicale, à la veille d’accéder au positivisme, dans quel ciel elle a pris naissance. Mais cette charge d’images n’est pas simplement souvenir ; elle est aussi bien travail. Pour former l’expérience positive de la manie ou de la mélancolie, il a fallu, sur un horizon d’images, cette gravitation des qualités attirées les unes vers les autres par tout un système d’appartenances sensibles et affectives. Si la manie, si la mélancolie ont pris désormais le visage que leur reconnaît notre savoir, ce n’est pas que nous ayons appris au cours des siècles, à « ouvrir les yeux » sur ses signes réels ; ce n’est pas que nous ayons purifié jusqu’à la transparence notre perception ; c’est que dans l’expérience de la folie, ces concepts ont été intégrés autour de certains thèmes qualitatifs qui leur ont prêté leur unité, leur ont donné leur cohérence significative, les ont rendus finalement perceptibles. On est passé d’une signalisation notionnelle simple (fureur sans fièvre, idée délirante et fixe) à un champ qualitatif, apparemment moins organisé, plus facile, moins précisément limité, mais qui seul a pu constituer des unités sensibles, reconnaissables, réellement présentes dans l’expérience globale de la folie. L’espace d’observation de ces maladies a été découpé dans des paysages qui leur ont donné obscurément leur style et leur structure. D’un côté, un monde détrempé, quasi diluvien, où l’homme reste sourd, aveugle et endormi à tout ce qui n’est pas sa terreur unique ; un monde simplifié à l’extrême, et démesurément grandi dans un seul de ses détails. De l’autre, un monde ardent et désertique, un monde panique où tout est fuite, désordre, sillage instantané. C’est la rigueur de ces thèmes dans leur forme cosmique — non les approximations d'une prudence observatrice — qui a organisé l’expérience (déjà presque notre expérience) de la manie et de la mélancolie.

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C’est à Willis, à son esprit d’observation, à la pureté de ja perception médicale qu’on fait honneur de la « découverte » du cycle maniaco-dépressif, disons plutôt de l’alternance manie-mélancolie. Effectivement la démarche de Willis est d’un grand intérêt. Mais en ceci, d’abord : le passage d’une affection à l’autre n’est pas perçu comme un fait d’observation dont il s’agirait de découvrir, par la suite, l’explication ; mais plutôt comme la conséquence d’une affinité profonde qui est de l’ordre de leur nature secrète. Willis ne cite pas un seul cas d’alternance qu’il ait eu l’occasion d’observer ; ce qu’il a déchiffré d’abord, c’est une parenté intérieure qui entraîne d’étranges métamorphoses ; « Après la mélancolie, il faut traiter de la manie qui a avec elle tant d'affinités que ces affections se changent souvent l’une dans l’autre » : il arrive en effet à la diathèse mélancolique, si elle s’aggrave, de devenir fureur ; la fureur au contraire lorsqu’elle décroît, qu’elle perd de sa force, et vient à entrer en repos, tourne à la diathèse atrabilaire505. Pour un empirisme rigoureux, il y aurait là deux maladies conjointes, ou encore deux symptômes successifs d’une seule et même maladie. En fait, Willis ne pose le problème ni en termes de symptômes, ni en termes de maladie ; il y cherche seulement le lien de deux états dans la dynamique des esprits animaux. Chez le mélancolique, on s’en souvient, les esprits étaient sombres et obscurs ; ils projetaient leurs ténèbres contre les images des choses et formaient, dans la lumière de 1 âme, comme la montée d’une ombre ; dans la manie au contraire, les esprits s’agitent dans un pétillement perpétuel ; ils sont portés par un mouvement irrégulier, toujours recommencé ; un mouvement qui ronge et consume, et même sans fièvre, fait rayonner sa chaleur. De la manie à la mélancolie, l’affinité est évidente : ce n’est pas l’affinité de symptômes qui s’enchaînent dans l’expérience : c’est l’affinité, autrement forte, et combien plus évidente dans les paysages de l'imagination, qui noue, en un même feu, la fumée et la flamme. « Si on peut dire que dans la mélancolie, le cerveau et les esprits animaux sont obscurcis par une fumée et quelque épaisse vapeur, la manie semble allumer une sorte d’incendie ouvert par elles506. » La flamme dans son vif mouvement dissipe la fumée ; mais celle-ci, quand elle retombe, étouffe la flamme et éteint sa clarté. L’unité de la manie et de la mélancolie, n’est pas, pour Willis, une maladie : c’est un feu secret en qui luttent flammes et fumée, c’est l’élément porteur de cette lumière et de cette ombre.

Aucun des médecins du xvme siècle, ou presque, n’ignore la proximité de la manie et de la mélancolie. Plusieurs pourtant refusent de reconnaître ici et là deux manifestations d’une seule et même maladie507. Beaucoup constatent une succession sans percevoir une unité symptomatique. Sydenham préfère diviser le domaine de la manie elle-même : d'un côté la manie ordinaire — due à « un sang trop exalté et trop vif » ; — de l’autre une manie qui, en règle générale, « dégénère en stupidité ». Celle-ci « vient de la faiblesse du sang qu’une trop longue fermentation a privé de ses parties les plus spiritueuses508 ». Plus souvent encore on admet que la succession de la manie et de la mélancolie est un phénomène soit de métamorphose, soit de lointaine causalité. Pour Lieutaud une mélancolie qui dure longtemps et s’exaspère dans son délire perd ses symptômes traditionnels et prend une étrange ressemblance avec la manie : « Le dernier degré de la mélancolie a beaucoup d’affinités avec la manie509. » Mais le statut de cette analogie n’est pas élaboré. Pour Dufour, le lien est plus relâché encore : il s’agit d’un enchaînement causal lointain : la mélancolie pouvant provoquer la manie, au même titre que « les vers dans les sinus frontaux, ou des vaisseaux dilatés ou variqueux510 ». Sans le support d’une image, aucune observation ne parvient à transformer un constat de succession en une structure symptomatique à la fois précise et essentielle.

Sans doute, l’image de la flamme et de la fumée disparaît chez les successeurs de Willis ; mais c'est encore à l’intérieur des images que le travail organisateur s'accomplit — images de plus en plus fonctionnelles, de mieux en mieux insérées dans les grands thèmes physiologiques de la circulation et de réchauffement, de plus en plus éloignées des figures cosmiques auxquelles Willis les empruntait. Chez Boerhaave et son commentateur Van Swieten, la manie forme tout naturellement le degré supérieur de la mélancolie — non pas seulement par suite d’une métamorphose fréquente, mais par l’effet d’un enchaînement dynamique nécessaire : le liquide cérébral, qui stagne chez l’atrabilaire, entre en agitation au bout d’un certain temps, car la bile noire qui engorge les viscères devient, par son immobilité même, « plus âcre et plus maligne » ; il se forme en elle des éléments plus acides et plus fins qui, transportés au cerveau par le sang, provoquent alors la grande agitation des maniaques. La manie ne se distingue donc de la mélancolie que par une différence de degré : elle en est la suite naturelle, elle naît des mêmes causes, et d’ordinaire se laisse soigner par les mêmes remèdes511. Pour Hoffmann l’unité de la manie et de la mélancolie est un effet naturel des lois du mouvement et du choc ; mais ce qui est mécanique pure au niveau des principes devient dialectique dans le développement de la vie et de la maladie. La mélancolie, en effet, se caractérise par l’immobilité ; c'est-à-dire que le sang épaissi congestionne le cerveau où il s’engorge ; là où il devrait circuler, il tend à s’arrêter, immobilisé dans sa lourdeur. Mais si la lourdeur ralentit le mouvement, elle rend en même temps le choc plus violent au moment où il se produit ; le cerveau, les vaisseaux dont il est traversé, sa substance même, heurtés avec plus de force, tendent à résister davantage, donc à se durcir, et par ce durcissement le sang alourdi est renvoyé avec plus de vigueur ; son mouvement augmente, il est bientôt pris de cette agitation qui caractérise la manie512. On est donc passé tout naturellement de l’image d’un engorgement immobile à celles de la sécheresse, de la dureté, du mouvement vif, et ceci par un enchaînement où les principes de la mécanique classique sont, à chaque instant, infléchis, déviés, faussés par la fidélité à des thèmes imaginaires, qui sont les véritables organisateurs de cette unité fonctionnelle.

Par la suite d'autres images viendront s’ajouter ; mais elles n’auront plus de rôle constituant ; elles fonctionneront seulement comme autant de variations interprétatives sur le thème d’une unité désormais acquise. Témoin par exemple l’explication que propose Spengler de l’alternance entre manie et mélancolie ; il en emprunte le principe au modèle de la pile électrique. Il y aurait d’abord concentration de la puissance nerveuse et de son fluide dans telle ou telle région du système ; seul ce secteur est excité, tout le reste est en état de sommeil : c’est la phase mélancolique. Mais quand elle arrive à un certain degré d’intensité, cette charge locale se répand brusquement dans tout le système qu’elle agite avec violence pendant un certain temps, jusqu’à ce que la décharge soit complète ; c’est l’épisode maniaque513. A ce niveau d’élaboration, l’image est trop complexe et trop complète, elle est empruntée à un modèle trop lointain pour avoir un rôle d’organisation dans la perception de l’unité pathologique. Elle est appelée au contraire par cette perception, qui, elle, repose à son tour sur des images unifiantes, mais bien plus élémentaires.

Ce sont elles qui sont secrètement présentes dans le texte du Dictionnaire de James, l’un des premiers où le cycle maniaco-dépressif soit donné comme vérité d’observation, comme unité aisément lisible pour une perception libérée. « Il est absolument nécessaire de réduire la mélancolie et la manie à une seule espèce de maladie, et conséquemment de les examiner d’un seul coup d’œil, car nous trouvons par nos expériences et nos observations journalières qu’elles ont l’une et l’autre la même origine et la même cause... Les observations les plus exactes et

1 expérience de tous les jours confirment la même chose, car nous voyons que les mélancoliques, surtout ceux en qui cette disposition est invétérée, deviennent facilement maniaques, et lorsque la manie cesse, la mélancolie recommence, en sorte qu’il y a passage et retoui de l’une à l’autre selon certaines périodes514. » Ce qui s’est constitué, au xvne et au xvme siècle, sous l’effet du travail des images, c’est donc une structure perceptive, et non pas un système conceptuel ou même un ensemble symptomatique. La preuve en est que, tout comme dans une perception, des glissements qualitatifs pourront se faire sans que soit altérée la figure d’ensemble. Ainsi Cullen découvrira dans la manie, comme dans la mélancolie, « un objet principal du délire »515 — et, inversement, attribuera la mélancolie à « un tissu plus sec et plus ferme de la substance médullaire du cerveau516-L’essentiel c’est que le travail ne s’est pas fait de l’observation à la construction d’images explicatives ; que tout au contraire les images ont assuré le rôle initial de synthèse, que leur force organisatrice a rendu possible une structure de perception, où finalement les symptômes pourront prendre leur valeur significative, et s’organiser comme présence visible de la vérité.

III. Hystérie et hypochondrie

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Deux problèmes se posent à leur sujet.

1° Dans quelle mesure est-il légitime de les traiter comme des maladies mentales, ou du moins comme des formes de la folie ?

2° A-t-on le droit de les traiter ensemble, comme si

elles formaient un couple virtuel, semblable à celui constitué très tôt par la manie et par la mélancolie ?

Un coup d’œil sur les classifications suffit à convaincre, l’hypochondrie ne figure pas toujours à côté de la démence et de la manie ; l’hystérie n’y prend place que très rarement. Plater ne parle ni de l’une ni de l’autre parmi les lésions des sens ; et à la fin de l’âge classique, Cullen les classera encore dans une catégorie autre que celle des vésanies : l’hypochondrie dans les « adynamies ou maladies qui consistent dans une faiblesse ou perte du mouvement dans les fonctions vitales ou animales » ; l'hystérie parmi « les affections spasmodiques des fonctions naturelles517 ».

De plus, il est rare, dans les tableaux nosographiques, que ces deux maladies soient groupées dans un voisinage logique, ou même rapprochées sous la forme d’une opposition. Sauvages classe l'hypochondrie parmi les hallucinations — « hallucinations qui ne roulent que sur la santé » — l’hystérie parmi les formes de la convulsion518. Linné utilise la même répartition519. Ne sont-ils pas fidèles l’un et l’autre à l’enseignement de Willis qui avait étudié l’hystérie dans son livre De Morbis convulsivis, et l’hypo-chondrie dans la partie du De Anima brutorum qui traitait des maladies de la tête, en lui donnant le nom de Passio colica ? Il s’agit en effet de deux maladies bien différentes : dans un cas, les esprits surchauffés sont soumis à une poussée réciproque qui pourrait faire croire qu’ils explosent, — suscitant de ces mouvements irréguliers ou préternaturels, dont la figure insensée forme la convulsion hystérique. Au contraire, dans la passio colica, les esprits se trouvent irrités à cause d’une matière qui leur est hostile et mal appropriée (infesta et improportionata) ; ils provoquent alors des troubles, des irritations, des cor-rugationes dans les fibres sensibles. Willis conseille donc de ne pas se laisser surprendre par certaines analogies de symptômes : certes, on a vu des convulsions produire des douleurs comme si le mouvement violent de l'hystérie pouvait provoquer les souffrances de l’hypochondrie. Mais les ressemblances sont trompeuses. Non eadem sed nonni-hil diversa materies est520.

. Mais sous ces distinctions constantes des nosographes un lent travail est en train de s'accomplir qui tend de plus en plus à assimiler hystérie et hypochondrie, comme deux formes d’une seule et même maladie. Richard Blackmore publie en 1725 un Treatise of spleen and vapours, or hypo-chondriacal and hysterical affections ; les deux maladies y sont définies comme deux variétés d’une seule affection

— soit une « constitution morbifique des esprits », soit une « disposition à sortir de leurs réservoirs et à se consommer ». Chez Whytt, au milieu du xvme siècle, l’assimilation est sans défaut ; le système des symptômes est désormais identique : « Un sentiment extraordinaire de froid et de chaleur, les douleurs en différentes parties du corps ; les syncopes et les convulsions vaporeuses ; la catalepsie et le tétanos ; les vents dans l’estomac et les intestins ; un appétit insatiable pour les aliments ; des vomissements de matière noire ; un flux subit et abondant d’urine pâle, limpide ; le marasme ou l'atrophie nerveuse ; l'asthme nerveux ou spasmodique ; la toux nerveuse ; les palpitations du cœur ; les variations du pouls, les maux et les douleurs de tête périodiques ; les vertiges et les étourdissements, la diminution et l’affaiblissement de la vue ; le découragement, l'abattement, la mélancolie ou même la folie ; le cauchemar ou l’incube521. »

D'autre part hystérie et hypochondrie rejoignent lentement, au cours de l’âge classique, le domaine des maladies de l’esprit. Mead pouvait encore écrire à propos de l’hypo-chondrie : Morbus totius corporis est. Et il faut redonner sa juste valeur au texte de Willis sur l'hystérie : « Parmi les maladies des femmes, la passion hystérique jouit d’une renommée si mauvaise qu’à la manière des semi-damnati elle a à porter les fautes de nombreuses autres affections ; si une maladie de nature inconnue et d’origine cachée se produit chez une femme de telle manière que sa cause échappe, et que l’indication thérapeutique est incertaine, aussitôt nous accusons la mauvaise influence de l’utérus qui, la plupart du temps, n’est pas responsable, et à propos d’un symptôme inhabituel, nous déclarons qu’il se cache quelque chose d’hystérique, et lui qui a été si souvent le subterfuge de tant d’ignorance nous le prenons comme objet de nos soins et de nos remèdes » N’en déplaise aux commentateurs traditionnels de ce texte inévitablement cité dans toute étude sur l’hystérie, il ne signifie pas que Willis se soit douté d’une absence de fondement organique dans les symptômes de la passion hystérique. Il dit seulement, et d’une manière expresse, que la notion d’hystérie recueille tous les fantasmes — non de celui qui est ou se croit malade — mais du médecin ignorant qui feint de savoir. Le fait que l’hystérie soit classée par Willis parmi les maladies de la tête n’indique pas davantage qu’il en fasse un trouble de l’esprit ; mais seulement qu’il en attribue l’origine à une altération dans la nature, l’origine et le tout premier trajet des esprits animaux.

Pourtant, à la fin du xvme siècle hypochondrie et hystérie figureront, presque sans problème, aux armes de la maladie mentale En 1755 Alberti publie à Halle sa dissertation De morbis imaginariis hypochondriacorum ; et Lieutaud, tout en définissant l’hypochondrie par le spasme reconnaît que « l’esprit est autant et peut-être plus affecté que le corps ; de là vient que le terme hypochondriaque est presque devenu un nom offensant dont les médecins qui veulent plaire évitent de se servir522 ». Quant à l’hystérie, Raulin ne lui prête plus de réalité organique, au moins dans sa définition de départ, l’inscrivant d’emblée dans une pathologie de l’imagination : « Cette maladie dans laquelle les femmes inventent, exagèrent et répètent toutes les différentes absurdités dont est capable une imagination déréglée est quelquefois devenue épidémique et contagieuse523. »

Il y a donc deux lignes essentielles d’évolution à l’âge classique pour l’hystérie et l'hypochondrie. L’une qui les rapproche jusqu’à la formation d’un concept commun qui sera celui de « maladie des nerfs » ; l’autre qui déplace leur signification, et leur support pathologique traditionnel

— suffisamment indiqué par leur nom — et tend à les intégrer peu à peu au domaine des maladies de l’esprit, à côté de la manie et de la mélancolie. Mais cette intégration ne s’est pas faite, comme pour la manie et la mélancolie, au niveau de qualités primitives, perçues et rêvées dans leurs valeurs imaginaires. C’est à un tout autre type d'intégration qu’on a affaire.

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Les médecins de l’époque classique ont bien tenté de découvrir les qualités propres à l’hystérie et à l’hypo-chondrie. Mais ils ne sont jamais parvenus à percevoir cette cohérence, cette cohésion qualitative qui a donné leur profil singulier à la manie et à la mélancolie. Toutes les qualités ont été contradictoirement invoquées, s’annulant les unes les autres, laissant entier le problème de ce que sont dans leur nature profonde ces deux maladies.

Bien souvent l’hystérie a été perçue comme l’effet d’une chaleur interne qui répand à travers tout le corps une effervescence, une ébullition, sans cesse manifestée dans des convulsions, et des spasmes. Cette chaleur n’est-elle pas parente de l’ardeur amoureuse à laquelle l’hystérie est si souvent liée, chez les filles en quête de maris et les jeunes veuves qui ont perdu le leur ? L’hystérie est ardente, par nature ; ses signes renvoient à une image plus aisément qu’à une maladie ; cette image, Jacques Ferrand l’a dessinée au début du xvue siècle, dans toute sa précision matérielle. En sa Maladie d'amour ou mélancolie érotique, il se plaît à reconnaître que les femmes sont plus souvent affolées d'amour que les hommes ; mais avec quel art, elles savent le dissimuler ! « En quoi leur mine est semblable à des alambics gentiment assis sur des tourettes, sans qu’on voie le feu au-dehors, mais si vous regardez au-dessous de l’alambic, et mettez la main sur le cœur des dames, vous trouverez en tous les deux lieux un grand brasier '. » Admirable image, par sa pesanteur symbolique, ses surcharges affectives et tout le jeu de ses références imaginaires. Bien longtemps après Ferrand, on retrouvera le thème qualitatif des chaleurs humides pour caractériser les distillations secrètes de l’hystérie, et de l’hypochon-drie ; mais l’image s’efface au profit d’un motif plus abstrait. Déjà chez Nicolas Chesneau, la flamme de l’alambic féminin est bien décolorée : « Je dis que la passion hystérique n’est pas une affection simple, mais qu’on comprend sous ce nom plusieurs maux occasionnés par une vapeur maligne qui s’élève d’une manière quelconque, qui est corrompue et qui éprouve une effervescence extraordinaire524. » Pour d’autres, au contraire, la chaleur qui monte des hypochondres est tout à fait sèche : la mélancolie hypo-chondriaque est une maladie « chaude et sèche », causée par des « humeurs de même qualité525 ». Mais certains ne perçoivent aucune chaleur, ni dans l’hystérie ni dans l’hypochondrie : la qualité propre à ces maladies, ce serait au contraire la langueur, l’inertie, et une humidité froide propre aux humeurs stagnantes : « Je pense que ces affections (hypochondriaques et hystériques), quand elles ont quelque durée, dépendent de ce que les fibres du cerveau et des nerfs sont relâchées, faibles, sans action ni élasticité ; de ce que le fluide nerveux est appauvri et sans vertu526. » Aucun texte sans doute ne témoigne mieux de cette instabilité qualitative de l’hystérie que le livre de George Cheyne, The English Malady : la maladie n’y maintient son unité que d'une manière abstraite, ses symptômes sont répartis dans des régions qualitatives différentes et attribués à des mécanismes qui appartiennent en propre à chacune de ces régions. Tout ce qui est spasme, crampe, convulsion, relève d'une pathologie de la chaleur symbolisée par des « particules salines » et par des « vapeurs nuisibles, âcres ou acrimonieuses ». Au contraire tous les signes psychologiques ou organiques de la faiblesse

— « abattement, syncopes, inaction de l’esprit, engourdissement léthargique, mélancolie et tristesse » — manifestent un état des fibres devenues trop humides et trop lâches, sans doute sous l’effet d’humeurs froides, visqueuses et épaisses qui obstruent les glandes et les vaisseaux, tant séreux que sanguins. Quant aux paralysies, elles signifient à la fois un refroidissement et une immobilisation des fibres, « une interruption des vibrations », gelées en quelque sorte dans l’inertie générale des solides.

Autant la manie et la mélancolie s'organisaient aisément sur le registre des qualités, autant les phénomènes de l’hystérie et de l’hypochondrie y trouvent difficilement place.

La médecine du mouvement est aussi indécise devant eux, ses analyses aussi instables. Il est bien clair, pour toute perception du moins qui ne refusait pas ses propres images, que la manie s’apparentait à un excès de mobilité ; la mélancolie au contraire à un ralentissement du mouvement. Pour l’hystérie, pour l’hypochondrie aussi, le choix est difficile à faire. Stahl opte plutôt pour un alourdissement du sang, qui devient à la fois si abondant et si épais qu’il n’est plus capable de circuler régulièrement à travers la veine porte ; il a tendance à y stagner, et s’y engorger ; et la crise survient « par l’effort qu’il fait pour se procurer une sortie soit par les parties supérieures soit par les parties inférieures527 ». Pour Boerhaave au contraire et Van Swieten, le mouvement hystérique est dû à une trop grande mobilité de tous les fluides, qui prennent une telle légèreté, une telle inconsistance qu’ils sont troublés par le moindre mouvement : « Dans les constitutions faibles, explique Van Swieten, le sang se trouve dissous ; à peine se coagule-t-il ; le sérum sera donc sans consistance, sans qualité ; la lymphe ressemblera au sérum et ainsi des autres fluides que fournissent ceux-ci.. Par là, il devient probable que la passion hystérique et la maladie hypochondriaque dites sans matière dépendent des dispositions ou de l’état particulier des fibres. » C’est à cette sensibilité, cette mobilité, que l’on doit attribuer les angoisses, les spasmes, les douleurs singulières qu’éprouvent si aisément les « filles qui ont de pâles couleurs, les gens trop livrés à l’étude et à la méditation528 ». L’hystérie est indifféremment mobile ou immobile, fluide ou lourde, livrée à des vibrations instables ou appesantie par des humeurs stagnantes. On n’est pas parvenu à découvrir le style propre de ses mouvements.

Même imprécision dans les analogies chimiques ; pour Lange, l’hystérie est un produit de fermentation, très précisément de la fermentation « des sels, poussés dans différentes parties du corps », avec « les humeurs qui s’y trouvent529 ». Pour d’autres, elle est de nature alcaline. Ettmüller, en revanche, pense que les maux de ce genre s’inscrivent dans une suite de réactions acides ; « la cause prochaine en est la crudité acide de l’estomac ; le chyle étant acide, la qualité du sang devient mauvaise ; il ne fournit plus d’esprits ; la lymphe est acide, la bile sans vertu ; le genre nerveux éprouve de l’irritation, le levain digestif, vicié, est moins volatil et trop acide530 ». Viridet entreprend de reconstituer à propos des « vapeurs qui nous arrivent » une dialectique des alcalis et des acides, dont les mouvements et les rencontres violentes, dans le cerveau et les nerfs, provoquent les signes de l’hystérie et de l’hypochondrie. Certains esprits animaux, particulièrement déliés, seraient des sels alcalins qui se meuvent avec beaucoup de vitesse et se transforment en vapeurs lorsqu’ils ont atteint trop de ténuité ; mais il y a d’autres vapeurs qui sont des acides volatilisés ; l’éther donne à ceux-là assez de mouvement pour les porter dans le cerveau et dans les nerfs où « venant à rencontrer les alcalis, ils causent des maux infinis531 ».

Etrange instabilité qualitative de ces maux hystériques et hypochondriaques, étrange confusion de leurs propriétés dynamiques et du secret de leur chimie. Autant la lecture de la manie et de la mélancolie paraissait simple sur l’horizon des qualités, autant le déchiffrement de ces maux semble hésitant. Sans doute, ce paysage imaginaire des qualités, qui fut décisif pour la constitution du couple manie-mélancolie, est-il demeuré secondaire dans l’histoire de l’hystérie et de l’hypochondrie, où il n’a joué probablement que le rôle d’un décor toujours renouvelé. Le cheminement de l’hystérie ne s’est pas fait, comme pour la manie, au travers de qualités obscures du monde réfléchies dans une imagination médicale. L’espace où elle a pris ses mesures est d’une autre nature : c’est celui du corps, dans la cohérence de ses valeurs organiques et de ses valeurs morales.

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On a l’habitude de faire honneur à Le Pois et à Willis d’avoir libéré l'hystérie des vieux mythes des déplacements utérins. Liebaud, traduisant, ou plutôt adaptant au xvne siècle, le livre de Marinello, acceptait encore, malgré quelques restrictions, l’idée d’un mouvement spontané de la matrice ; si elle se meut « c’est pour être plus à l’aise ; non qu’elle fasse cela par prudence, commandement ou stimule animal, mais par un instinct naturel, pour conserver la santé et avoir la jouissance de quelque chose de délectable ». Sans doute, on ne lui reconnaît plus la faculté de changer de lieu et de parcourir le corps en l’agitant de soubresauts au gré de son passage, car elle est « étroitement annexée », par son col, par des ligaments, des vaisseaux, par la tunique enfin du péritoine ; et pourtant elle peut changer de place : « La matrice donc, encore quelle soit si étroitement attachée aux parties que nous avons décrites qu’elle ne puisse changer de lieu, si est-ce le plus souvent elle change de place, et fait des mouvements assez pétulants et étranges au corps de la femme. Ces mouvements sont divers à savoir ascente, descente, convulsions, vagabond, procidence. Elle monte au foie, rate, diaphragme, estomac, poitrine, cœur, poumon, gosier et tête532. » Les médecins de l’âge classique seront à peu près unanimes pour refuser une pareille explication.

Dès le début du xvne siècle, Le Pois pourra écrire en parlant des convulsions hystériques : Eorum omnium unum caput esse parentem, idque non per sympathiam, sed per idiopathiam. Plus précisément, l’origine en est dans une accumulation des fluides vers la partie postérieure du crâne : « Ainsi qu’une rivière résulte du concours de quantité de petits vaisseaux, qui se réunissent pour la former, de même par les sinus qui sont à la surface du cerveau et se terminent à la partie postérieure de la tête, s'amasse le liquide à cause de la position déclive de la tête. La chaleur des parties fait alors que le liquide s’échauffe, atteint l’origine des nerfs...533 » Willis, à son tour, fait une critique minutieuse de l'explication utérine : c’est surtout des affections du cerveau et du genre nerveux « que dépendent tous les dérangements et les irrégularités qui arrivent aux mouvements du sang dans cette maladie534 ». Pourtant toutes ces analyses n'ont pas aboli par là même le thème d’un lien essentiel entre l’hystérie et la matrice. Mais ce lien est autrement conçu : il n’est plus réfléchi comme la trajectoire d’un déplacement réel à travers le corps, mais comme une sorte de propagation sourde à travers les chemins de l’organisme, et les proximités fonctionnelles. On ne peut pas dire que le siège de la maladie soit devenu le cerveau ni que Willis ait rendu possible une analyse psychologique de l'hystérie. Mais le cerveau joue maintenant le rôle de relais et de distributeur d’un mal dont l’origine est viscérale : la matrice l’occasionne comme tous les autres viscères535. Jusqu’à la fin du xvme siècle, jusqu’à Pinel, l’utérus et la matrice demeureront présents dans la pathologie de l’hystérie536, mais grâce à un privilège de diffusion par les humeurs et les nerfs, et non par un prestige particulier de leur nature.

Stahl justifie le parallélisme de l’hystérie et de l'hypo-chondrie par un curieux rapprochement du flux menstruel et des hémorroïdes. Il explique, dans son analyse des mouvements spasmodiques que le mal hystérique est une douleur assez violente, « accompagnée de tension et de compression, qui se fait sentir principalement sous les hypochondres ». On le nomme mal hypochondriaque quand il attaque les hommes « chez qui la nature fait effort pour se débarrasser de trop de sang par le vomissement ou les hémorroïdes » ; on l’appelle mal hystérique quand il attaque les femmes chez qui « le cours des règles n’est pas tel qu’il doit être. Cependant, il n’y a pas de différence essentielle entre les deux affections537 ». L’opinion de Hoffmann est toute proche, malgré tant de différences théoriques. La cause de l’hystérie est dans la matrice — relâchement et affaiblissement — mais le siège du mal est à chercher comme pour l'hypochondrie dans l’estomac et dans l’intestin ; le sang et les humeurs vitales se mettent à stagner « dans les tuniques membraneuses et nerveuses des intestins » ; il s’ensuit des troubles de l’estomac, qui de là se répandent dans tout le corps. Au centre même de l’organisme, l’estomac sert de relais et diffuse les maux qui viennent des cavités intérieures et souterraines du corps : « Il n’est pas douteux que les affections spasmodiques qu’éprouvent les hypochondriaques et les hystériques n’aient leur siège dans les parties nerveuses et surtout dans les membranes de l’estomac et des intestins d’où elles sont communiquées par le nerf intercostal à la tête, à la poitrine, aux reins, au foie, et à tous les organes principaux du corps538. »

Le rôle que Hoffmann fait jouer aux intestins, à l’estomac, au nerf intercostal est significatif de la manière dont le problème est posé à l’âge classique. Il ne s’agit pas tellement d’échapper à la vieille localisation utérine, mais de découvrir le principe et les voies de cheminement d’un mal divers, polymorphe et ainsi dispersé à travers le corps. Il faut rendre compte d’un mal qui peut atteindre aussi bien la tête que les jambes, se traduire par une paralysie ou par des mouvements désordonnés, qui peut entraîner la catalepsie ou l'insomnie, bref un mal qui parcourt l’espace corporel avec une telle rapidité et grâce à de telles ruses qu’il est virtuellement présent à travers le corps entier.

Inutile d’insister sur le changement d’horizon médical qui s’est effectué depuis Marinello jusqu’à Hoffmann. Rien ne subsiste plus de cette fameuse mobilité prêtée à l’utérus, qui avait figuré constamment dans la tradition hippocratique Rien, sauf peut-être un certain thème qui apparaît d’autant mieux maintenant qu’il n’est plus retenu dans une seule théorie médicale, mais qu’il persiste identique dans la succession des concepts spéculatifs et des schémas de l’explication. Ce thème, c’est celui d’un bouleversement dynamique de l’espace corporel, d’une montée des puissances inférieures, qui trop longtemps contraintes et comme congestionnées, entrent en agitation, se mettent à bouillonner, et finissent par répandre leur désordre — avec ou sans l’intermédiaire du cerveau

— dans le corps tout entier. Ce thème est à peu près demeuré immobile, jusqu’au début du xvme siècle, malgré la réorganisation complète des concepts physiologiques. Et, chose étrange, c’est dans le cours du xvme siècle, sans qu’il y ait eu de bouleversement théorique ou expérimental dans la pathologie, que le thème va brusquement s’altérer, changer de sens — qu’à une dynamique de l’espace corporel va se substituer une morale de la sensibilité. C’est alors, et alors seulement, que les notions d’hystérie et d'hypochondrie vont virer, et entrer définitivement dans le monde de la folie.

Il faut tâcher maintenant de restituer l’évolution du thème, dans chacune de ses trois étapes :

1° une dynamique de la pénétration organique et morale ;

2° une physiologie de la continuité corporelle ;

3° une éthique de la sensibilité nerveuse.

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Si l’espace corporel est perçu comme un ensemble solide et continu, le mouvement désordonné de l’hystérie et de l’hypochondrie ne pourra provenir que d’un élément auquel son extrême finesse et son incessante mobilité permettent de pénétrer dans le lieu occupé par les solides eux-mêmes. Comme le dit Highmore, les esprits animaux « à cause de leur ténuité ignée peuvent pénétrer même les corps les plus denses, et les plus compacts, ... et à cause de leur activité, ils peuvent pénétrer tout le microcosme en un seul instant539 ». Les esprits, si leur mobilité est exagérée, si leur pénétration se fait sans ordre et d’une manière intempestive, dans toutes les parties du corps auxquelles ils ne sont pas destinés, provoquent mille signes divers de troubles. L'hystérie, pour Highmore comme pour Willis, son adversaire, et pour Sydenham également, c'est la maladie d’un corps devenu indifféremment pénétrable à tous les efforts des esprits, de telle sorte qu'à l’ordre interne des organes, se substitue l’espace incohérent des masses soumises passivement au mouvement désordonné des esprits. Ceux-ci « se portent impétueusement et en trop grande quantité sur telle ou telle partie, y causent des spasmes ou même de la douleur... et troublent la fonction des organes, tant de ceux qu’ils abandonnent que de ceux auxquels ils se portent, les uns et les autres ne pouvant manquer d’être fort endommagés par cette distribution inégale des esprits qui est entièrement contraire aux lois de l’économie animale540 ». Le corps hystérique est ainsi offert à cette spiri-tuum ataxia qui, en dehors de toute loi organique et de toute nécessité fonctionnelle, peut s’emparer successivement de tous les espaces disponibles du corps.

Les effets varient selon les régions atteintes, et le mal, indifférencié dès la source pure de son mouvement, prend des figures diverses selon les espaces qu’il traverse et les surfaces auxquelles il vient d’affleurer : « S’étant accumulés dans le ventre, ils se jettent en foule et avec impétuosité sur les muscles du larynx et du pharynx, produisent des spasmes dans toute l’étendue qu’ils parcourent et causent au ventre une enflure qui ressemble à une grosse boule. » Un peu plus haut l’affection hystérique, « se jetant sur le côlon et sur la région qui est au-dessous de la fossette du cœur, y cause une douleur insupportable qui ressemble à la passion iliaque ». Vient-elle à monter encore, le mal se jette sur « les parties vitales et cause une si violente palpitation de cœur que le malade ne doute point que les assistants doivent entendre le bruit que fait le cœur en battant contre les côtes ». Enfin si elle attaque « la partie extérieure de la tête, entre le crâne et le péri-crâne, et demeurant fixée en un seul endroit, elle y cause une douleur insupportable qui est accompagnée de vomissements énormes541... ». Chaque partie du corps détermine d’elle-même et par sa nature propre la forme du symptôme qui va se produire. L’hystérie apparaît ainsi comme la plus réelle et la plus trompeuse des maladies ; réelle puisqu’elle est fondée sur un mouvement des esprits animaux ; illusoire aussi, puisqu’elle fait naître des symptômes qui semblent provoqués par un trouble inhérent aux organes, alors qu’ils sont seulement la mise en forme au niveau de ces organes d’un trouble central ou plutôt général ; c'est le dérèglement de la mobilité interne qui prend à la surface du corps l’allure d'un symptôme régional. Réellement atteint par le mouvement désordonné et excessif des esprits, l’organe imite sa propre maladie ; à partir d’un vice du mouvement dans l’espace intérieur, il feint un trouble qui lui appartiendrait en propre ; de cette manière, l’hystérie « imite presque toutes les maladies qui arrivent au genre humain, car dans quelque partie du corps qu'elle se rencontre elle produit aussitôt les symptômes qui sont propres à cette partie, et si le médecin n’a pas beaucoup de sagacité et d’expérience, il se trompera aisément et attribuera à une maladie essentielle et propre à telle ou telle partie des symptômes qui dépendent uniquement de l’affection hystérique542 » : ruses d’un mal qui, parcourant l’espace corporel sous la forme homogène du mouvement, se manifeste sous des visages spécifiques ; mais l’espèce, ici, n’est pas essence ; elle est une feinte du corps.

Plus l’espace intérieur est aisément pénétrable, plus fréquente sera l’hystérie et multiples ses aspects ; mais si le corps est ferme et résistant, si l’espace intérieur est dense, organisé et solidement hétérogène en ses différentes régions, les symptômes de l’hystérie sont rares et ses effets demeureront simples. N’est-ce pas cela justement qui sépare l’hystérie féminine de la masculine, ou, si l’on veut, l’hystérie de l’hypochondrie. Ni les symptômes en effet, ni même les causes ne forment le principe de séparation entre les maladies, mais la solidité spatiale du corps à elle seule, et pour ainsi dire la densité du paysage intérieur : « Outre l’homme que l’on peut appeler extérieur et qui est composé de parties qui tombent sous les sens, il y a un homme intérieur formé du système des esprits animaux, et qui ne se peut voir que des yeux de l’esprit. Ce dernier étroitement joint et pour ainsi dire uni avec la constitution corporelle est plus ou moins dérangé de son état selon que les principes qui forment la machine ont reçu plus ou moins de fermeté de la nature. C’est pourquoi cette maladie attaque beaucoup plus de femmes que d’hommes, parce qu’elles ont une constitution plus délicate, moins ferme, qu’elles mènent une vie plus molle, et qu'elles sont accoutumées aux voluptés ou commodités de la vie et à ne pas souffrir. » Et déjà, dans les lignes de ce texte, cette densité spatiale livre un de ses sens ; c’est qu’elle est aussi densité morale ; la résistance des organes à la pénétration désordonnée des esprits ne fait peut-être qu’une seule et même chose avec cette force de l’âme qui fait régner l’ordre dans les pensées et dans les désirs. Cet espace intérieur devenu perméable et poreux, ce n’est après tout que le relâchement du cœur. Ce qui explique que si peu de femmes soient hystériques lorsqu’elles sont accoutumées à une vie dure et laborieuse, mais qu’elles inclinent si fort à le devenir quand elles mènent une existence molle, oisive, luxueuse et relâchée ; ou si quelque chagrin vient abattre leur courage : « Quand les femmes me consultent sur quelque maladie dont je ne saurais déterminer la nature, je demande si le mal dont elles se plaignent ne les attaque pas lorsqu’elles ont du chagrin ; ... si elles avouent, je suis pleinement assuré que leur maladie est une affection hystérique *. »

Et voici, en une nouvelle formule, la vieille intuition morale qui avait fait de la matrice, depuis Hippocrate et Platon, un animal vivant et perpétuellement mobile, et distribué l’ordonnance spatiale de ses mouvements ; cette intuition percevait dans l'hystérie l’agitation incoercible des désirs chez ceux qui n’ont pas la possibilité de les satisfaire, ni la force de les maîtriser ; l’image de l’organe féminin remontant jusqu’à la poitrine et jusqu’à la tête donnait une expression mythique à un bouleversement dans la grande tripartition platonicienne et dans la hiérarchie qui devait en fixer l’immobilité. Chez Sydenham, chez les disciples de Descartes, l’intuition morale est identique ; mais le paysage spatial dans lequel elle vient à s’exprimer a changé ; à l’ordre vertical et hiératique de Platon, un volume s’est substitué, qui est parcouru par d’incessants mobiles dont le désordre n’est plus exactement révolution du bas vers le haut, mais tourbillon sans loi dans un espace bouleversé. Ce « corps intérieur » que Sydenham cherchait à pénétrer avec « les yeux de l’esprit », ce n’est pas le corps objectif qui s’offre au regard pâle d'une observation neutralisée ; il est le lieu où viennent se rencontrer une certaine manière d’imaginer le corps, de déchiffrer ses mouvements intérieurs — et une certaine manière d'y investir des valeurs morales. Le devenir s’accomplit, le travail se fait au niveau de cette perception éthique. C’est en elle que viennent se courber et s’infléchir les images, toujours ployables, de la théorie médicale ; c’est en elle également que les grands thèmes moraux trouvent à se formuler et, peu à peu, à altérer leur figure initiale.

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Ce corps pénétrable doit pourtant être un corps continu. La dispersion du mal à travers les organes n’est que l’envers d’un mouvement de propagation qui lui permet de passer de l’un à l’autre et de les affecter tous successivement. Si le corps du malade hypochondriaque ou hystérique est un corps poreux, séparé de lui-même, distendu par l’invasion du mal, cette invasion ne peut se faire que grâce au support d’une certaine continuité spatiale. Le corps dans lequel circule la maladie doit avoir d’autres propriétés que le corps dans lequel apparaissent les symptômes dispersés du malade.

Problème qui hante la médecine du xvme siècle. Problème qui va faire de l’hypochondrie et de l'hystérie des maladies du « genre nerveux » ; c’est-à-dire des maladies idiopathiques de l’agent général de toutes les sympathies.

La fibre nerveuse est douée de propriétés remarquables, qui lui permettent d’assurer l’intégration des éléments les plus hétérogènes. N’est-il pas étonnant déjà que, chargés de transmettre les impressions les plus diverses, les nerfs soient partout, et dans tous les organes, de même natui e ? « Le nerf que son épanouissement au fond de l’œil rend oropre à percevoir l'impression d’une matière aussi subtile que la lumière ; celui qui, dans l’organe de l’ouie, devient sensible aux vibrations des corps sonores, ne diffèrent en rien par leur nature de ceux qui servent à des sensations plus grossières, telles que le toucher, le goût, l’odorat543. » Cette identité de nature, sous des fonctions différentes, assure la possibilité d’une communication entre les organes les plus éloignés localement, les plus dissemblables physiologiquement : « Cette homogénéité dans les nerfs de l’animal jointe aux communications multipliées qu’ils conservent ensemble... établit entre les organes une harmonie qui souvent fait participer une ou plusieurs parties aux affections de celles qui se trouvent lésées544. » Mais ce qui est plus admirable encore, c’est qu’une fibre nerveuse peut porter à la tois l’incitation du mouvement volontaire et l’impression laissée sur l’organe des sens. Tissot conçoit ce double fonctionnement dans une seule et même fibre comme la combinaison d’un mouvement ondulatoire, pour l’incitation volontaire (« c'est le mouvement d’un fluide renfermé dans un réservoir souple, dans une vessie par exemple que je serrerais et qui ferait sortir le liquide par un tube ») et d’un mouvement corpusculaire pour la sensation (« c’est le mouvement d’une suite de billes d’ivoire »). Ainsi sensation et mouvement peuvent se produire en même temps dans le même nerf545 : toute tension ou tout relâchement dans la fibre altérera à la fois les mouvements et les sensations, comme nous pouvons le voir dans toutes les maladies des nerfs546.

Et pourtant, malgré toutes ces vertus unifiantes du système nerveux, est-il sûr qu’on puisse expliquer, par le réseau réel de ses fibres, la cohésion des troubles si divers qui caractérisent l’hystérie ou l’hypochondrie ? Comment imaginer la liaison entre les signes qui d’un bout à l’autre du corps trahissent la présence d’une affection nerveuse ? Comment expliquer, et en traçant quelle ligne d’enchaînement, que chez certaines femmes « délicates et très sensibles », un parfum capiteux ou le trop vif récit d’un événement tragique, ou encore la vue d’un combat font une telle impression qu’elles « tombent en syncope ou ont des convulsions547 » ? On chercherait en vain : aucune liaison précise des nerfc • aucune voie tracée d’entrée de jeu ; mais seulement une action à distance, qui est plutôt de l’ordre d’une solidarité physiologique. C’est que les différentes parties du corps possèdent une faculté « très déterminée qui est ou générale et s’étendant à tout le système de l’économie animale, ou particulière, c’est-à-dire s’exerçant sur certaines parties principalement548 ». Cette propriété très différente et « de la faculté de sentir et de celle de se mouvoir » permet aux organes d’entrer en correspondance, de souffrir ensemble, de réagir à une excitation pourtant lointaine : c’est la sympathie. En fait Whytt ne parvient ni à isoler la sympathie dans l’ensemble du système nerveux, ni à la définir strictement par rapport à la sensibilité et au mouvement. La sympathie n’existe Hans les organes que dans la mesure où elle y est reçue par l’intermédiaire des nerfs ; elle est d’autant plus marquée que leur mobilité549 est plus grande et en même temps elle est une des formes de la sensibilité : « Toute sympathie, tout consensus suppose du sentiment et consé-quemment ne peut se faire que par la médiation des nerfs qui sont les seuls instruments au moyen desquels s’opère la sensation1. » Mais le système nerveux n’est plus invoqué ici pour expliquer la transmission exacte d’un mouvement ou d’une sensation, mais pour justifier, dans son ensemble et dans sa masse, la sensibilité du corps à l’égard de ses propres phénomènes, et cet écho qu’il se donne à lui-même à travers les volumes de son espace organique.

Les maladies de nerfs sont essentiellement des troubles de la sympathie ; elles supposent un état d’alerte générale du système nerveux qui rend chaque organe susceptible d’entrer en sympathie avec n'importe quel autre : « Dans un tel état de sensibilité du système nerveux, les passions de l’âme, les fautes contre le régime, les promptes alternatives du chaud et du froid ou de la pesanteur et de l’humidité de l’atmosphère, feront naître très facilement les symptômes morbifiques ; de manière qu’avec une telle constitution, on ne jouira pas d’une santé ferme ou qui soit constante ; mais pour l’ordinaire, on éprouvera une succession continuelle de douleurs plus ou moins grandes2. » Sans doute cette sensibilité exaspérée est-elle compensée par des zones d’insensibilité, et comme de sommeil ; d’une façon générale les malades hystériques sont ceux chez qui cette sensibilité interne est la plus exquise, les hypochondriaques l’ont au contraire relativement émoussée. Et bien sûr les femmes appartiennent à la première catégorie : la matrice n’est-elle pas, avec le cerveau, l’organe qui entretient le plus de sympathies avec l’ensemble de l’organisme ? Qu’il suffise de citer « le vomissement qui en général accompagne l’inflammation de la matrice ; les nausées, l’appétit déréglé qui suivent la conception ; la constriction du diaphragme et des muscles de l’abdomen dans le temps de l’accouchement ; le mal de tête ; la chaleur et les douleurs au dos, les coliques des intestins qui se font sentir lorsque le temps de l’écoulement des règles approche3. » Tout le corps féminin est sillonné par les chemins obscurs mais étrangement directs de la sympathie ; il est toujours dans une immé-

1.    Ibid., p. 50.

2.    Ibid., pp. 126-127.

3.    Ibid., p. 47.

diate complicité avec lui-même, au point de former pour les sympathies comme un lieu de privilège absolu ; d’une extrémité à l'autre de son espace organique, il enferme une perpétuelle possibilité d’hystérie. La sensibilité sympathique de son organisme, qui rayonne à travers tout le corps, condamne la femme à ces maladies de nerfs qu’on appelle vapeurs. « Les femmes chez lesquelles le système a en général plus de mobilité que chez les hommes sont plus sujettes aux maladies nerveuses, qui chez elles se trouvent aussi plus considérables550. » Et Whytt assure avoir été témoin que « la douleur d’un mal de dents causait à une jeune femme dont les nerfs étaient faibles des convulsions et une insensibilité qui duraient plusieurs heures et se renouvelaient quand la douleur devenait plus aiguë ».

Les maladies de nerfs sont des maladies de la continuité corporelle. Un corps tout proche de lui-même, trop intime en chacune de ses parties, un espace organique qui est, en quelque sorte, étrangement rétréci : voilà ce qu’est maintenant devenu le thème commun à l’hystérie et à l’hypochondrie ; le rapprochement du corps en lui-même prend, chez certains, l’allure d’une image précise, trop précise : tel le célèbre « raccornissement du genre nerveux » décrit par Pomme. De pareilles images masquent le problème, mais ne le suppriment pas, et n’empêchent point le travail de se poursuivre.

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Cette sympathie est-elle, en son fond, une propriété cachée en chaque organe — ce « sentiment » dont parlait Cheyne — ou une propagation réelle le long d'un élément intermédiaire ? Et la proximité pathologique qui caractérise les maladies nerveuses, est-elle exaspération de ce sentiment, ou mobilité plus grande de ce corps interstitiel ?

Fait curieux, mais caractéristique sans doute de la pensée médicale au xvme siècle, à l’époque où les physiologistes s’efforcent de cerner au plus juste les fonctions et le rôle du système nerveux (sensibilité et irritabilité ; sensation et mouvement), les médecins utilisent confusément ces notions dans l’unité indistincte de la perception pathologique, les articulant selon un tout autre schéma que celui proposé par la physiologie.

Sensibilité et mouvement ne sont pas distingués. Tissot explique que l’enfant est plus sensible que tout autre parce que tout en lui est plus léger et plus mobile551 ; l’irritabilité, au sens où Haller entendait une propriété de la fibre nerveuse, est confondue avec l'irritation, comprise comme état pathologique d’un organe provoqué par une excitation prolongée. On admettra donc que les maladies nerveuses sont des états d’irritation liés à la mobilité excessive de la fibre. « On voit quelquefois des personnes chez lesquelles la plus petite cause mouvante occasionne des mouvements beaucoup plus considérables que ceux qu’il produit chez des personnes bien portantes ; elles ne peuvent pas soutenir la plus petite impression étrangère. Le moindre son, la lumière la plus faible leur procure des symptômes extraordinaires552. » Dans cette ambiguïté volontairement conservée de la notion d’irritation, la médecine de la fin du xvme siècle peut en effet montrer la continuité entre la disposition (irritabilité) et l’événement pathologique (irritation) ; mais elle peut aussi maintenir à la fois le thème d’un trouble propre à un organe, qui ressent, mais dans une singularité qui lui est propre, une atteinte générale (c’est la sensibilité propre à l’organe qui assure cette communication malgré tout discontinue), et l’idée d’une propagation dans l'organisme d’un même trouble qui peut l’atteindre en chacune de ses parties (c’est la mobilité de la fibre qui assure cette continuité, malgré les formes diverses qu’elle prend dans les organes).

Mais si la notion de « fibre irritée » a bien ce rôle de confusion concertée, elle permet, d’autre part, dans la pathologie, une distinction décisive. D’un côté les malades nerveux sont les plus irritables, c’est-à-dire les plus sensibles : ténuité de la fibre, délicatesse de l’organisme, mais aussi âme facilement impressionnable, cœur inquiet, sympathie trop vive pour tout ce qui se passe autour de soi. Cette sorte de résonance universelle — à la fois sensation et mobilité — constitue la détermination première de la maladie. Les femmes qui ont la « fibre frêle », qui se laissent facilement emporter, dans leur oisiveté, par les vifs mouvements de leur imagination sont plus souvent atteintes de maux de nerfs que l’homme « plus robuste, plus sec, plus brûlé par les travaux553 ». Mais cet excès d’irritation a ceci de particulier que, dans sa vivacité, il atténue, et finit, parfois, par éteindre, les sensations de l’âme ; comme si la sensibilité de l’organe nerveux lui-même débordait la capacité qu’a l’âme de sentir, et confisquait à son seul profit la multiplicité de sensations que son extrême mobilité suscite ; le système nerveux « est dans un tel état d’irritation et de réaction qu’alors il est incapable de transmettre à l’âme ce qu’il éprouve ; tous ses caractères sont dérangés ; elle ne les lit plus554 » Ainsi se dessine l’idée d’une sensibilité qui n’est pas sensation, et d’une relation inverse entre cette délicatesse, qui est tout autant de l’âme que du corps, et un certain sommeil de la sensation qui empêche les ébranlements nerveux d’accéder jusqu’à l’âme. L’inconscience de l’hystérique n’est que l’envers de sa sensibilité. C’est cette relation, que la notion de sympathie ne pouvait pas définir, qui a été apportée par ce concept d’irritabilité, si peu élaboré pourtant et si confus encore dans la pensée des pathologistes.

Mais par le fait même la signification morale des « maladies nerveuses » s’altère profondément. Tant que les maux de nerfs avaient été associés aux mouvements organiques des parties inférieures du corps (même par les chemins multiples et confus de la sympathie), ils se situaient à l’intérieur d’une certaine éthique du désir : ils figuraient la revanche d’un corps grossier ; c’était d’une trop grande violence que l'on devenait malade. Désormais on est malade de trop sentir ; on souffre d’une solidarité excessive avec tous les êtres qui environnent. On n’est plus forcé par sa secrète nature ; on est victime de tout ce qui, à la surface du monde, sollicite le corps et lame.

Et de tout cela, on est à la fois plus innocent, et plus coupable. Plus innocent, puisqu’on est entraîné, par toute l'irritation du système nerveux, dans une inconscience d’autant plus grande qu’on est plus malade. Mais plus coupable et de beaucoup, puisque tout ce à quoi on s’est attaché dans le monde, la vie qu'on a menée, les affections qu’on a eues, les passions et les imaginations qu’on a, avec trop de complaisance, cultivées, viennent se fondre dans l’irritation des nerfs, trouvant là à la fois leur effet naturel et leur châtiment moral. Toute la vie finit par se juger sur ce degré d’irritation : abus des choses non naturelles555, vie sédentaire des villes, lecture des romans, spectacle de théâtre556, zèle immodéré pour les sciences557, « passion trop vive pour le sexe, ou cette habitude criminelle, aussi répréhensible dans le moral que nuisible dans le physique558 ». L'innocence du malade nerveux qui ne sent même plus l'irritation de ses nerfs, n’est au fond que le juste châtiment d’une culpabilité plus profonde : celle qui lui a fait préférer le monde à la nature. « Terrible état !... C’est le supplice de toutes les âmes efféminées que l’inaction a précipitées dans des voluptés dangereuses et qui, pour se dérober aux travaux imposés par la nature, ont embrassé tous les fantômes de l’opinion... Ainsi les riches sont punis du déplorable emploi de leur fortune559. »

Nous voici à la veille du xixe siècle : l’irritabilité de la fibre aura sa destinée physiologique et pathologique560. Ce qu’elle laisse pour l’instant, dans le domaine des maux de nerfs, c’est malgré tout quelque chose de très important.

C'est d’une part l’assimilation complète de l’hystérie et de l’hypocondrie aux maladies mentales. Par la distinction capitale entre sensibilité et sensation, elles entrent dans ce domaine de la déraison dont nous avons vu qu’il était caractérisé par le moment essentiel de l’erreur et du rêve, c'est-à-dire de l’aveuglement. Tant que les vapeurs étaient des convulsions ou d’étranges communications sympathiques à travers le corps, quand bien même elles conduisaient à l’évanouissement et à la perte de conscience, elles n'étaient point folie. Mais que l’esprit devienne aveugle à l'excès même de sa sensibilité — alors apparaît la folie.

Mais d’autre part, elle donne à cette folie tout un contenu de culpabilité, de sanction morale, de juste châtiment qui n'était point propre à l'expérience classique. Elle alourdit la déraison de toutes ces nouvelles valeurs : au lieu de faire de l’aveuglement la condition de possibilité de toutes les manifestations de la folie, elle la décrit cqmme l'effet psychologique d'une faute morale. Et par là se trouve compromis ce qu’il y avait d'essentiel dans l'expérience de la déraison. Ce qui était aveuglement va devenir inconscience, ce qui était erreur va devenir faute ; et tout ce qui désignait dans la folie la paradoxale manifestation du non-être deviendra châtiment naturel d’un mal moral. Bref toute cette hiérarchie verticale, qui constituait la structure de la folie classique depuis le cycle des causes matérielles jusqu'à la transcendance du délire, va maintenant basculer et se répartir à la surface d'un domaine qu'occuperont ensemble et que se contesteront bientôt la psychologie et la morale.

La « psychiatrie scientifique » du xix® siècle est devenue possible.

Ce sont dans ces « maux de nerfs » et dans ces « hystéries », qui exerceront vite son ironie, qu'elle trouve son origine.