Chapitre premier. « Stultifera navis »

À la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît du monde occidental. Dans les marges de la communauté, aux portes des villes, s’ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter, mais qu’il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables. Des siècles durant, ces étendues appartiendront à l’inhumain. Du xive au xviie siècle, elles vont attendre et solliciter par d’étranges incantations une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des magies renouvelées de purification et d’exclusion.

Depuis le Haut Moyen Âge, jusqu’à la fin des Croisades, les léproseries avaient multiplié sur toute la surface de l’Europe leurs cités maudites. Selon Mathieu Paris, il y en aurait eu jusqu’à 19 000 à travers toute la chrétienté1. En tout cas, vers 1266, dans le temps où Louis VIII établit pour la France le règlement des léproseries, on en recense plus de 2 000. Il y en eut jusqu’à 43 dans le seul diocèse de Paris : on comptait Bourg-la-Reine, Corbeil, Saint-Valère, et le sinistre Champ-Pourri ; on comptait aussi Charenton. Les deux plus grandes se trouvaient dans l’immédiate proximité de Paris — Saint-Germain et Saint-Lazare2 — : nous retrouverons leur nom dans l’histoire d’un autre mal. C’est que depuis le xv« siècle, le vide se fait partout ; Saint-Germain dès le siècle suivant devient une maison pour de jeunes correctionnaires ; et avant saint Vincent, il n’y a

déjà plus à Saint-Lazare qu’un seul lépreux, « le sieur Lan-glois, praticien en cour laïc ». La léproserie de Nancy qui figura parmi les plus grandes d’Europe, garde seulement quatre malades sous la régence de Marie de Médicis. Selon les Mémoires de Catel, il y aurait eu 29 hôpitaux à Toulouse vers la fin de l’époque médiévale : 7 étaient des léproseries ; mais au début du xvne siècle on en trouve mentionnées 3 seulement : Saint-Cyprien, Arnaud-Bernard et Saint-Michel '. On aime à célébrer la lèpre disparue : en 1635, les habitants de Reims font une procession solennelle pour remercier Dieu d’avoir délivré leur ville de ce fléau3.

Depuis un siècle déjà, le pouvoir royal avait entrepris le contrôle et la réorganisation de cette immense fortune que représentaient les biens fonciers des léproseries ; par ordonnance du 19 décembre 1543, François 1er en avait fait faire le recensement et l’inventaire « pour remédier au grand désordre qui était alors dans les maladreries » ; à son tour Henri IV prescrit dans un édit de 1606 une révision des comptes et affectf « les deniers qui reviendraient de cette recherche à '’entretenement des pauvres gentilshommes et soldats estropiés ». Même demande de contrôle le 24 octobre 1612, mais on songe maintenant à utiliser les revenus abusifs à la nourriture des pauvres4.

En fait, la question des léproseries ne fut pas réglée en France avant la fin du xvue siècle ; et l’importance économique du problème suscite plus d’un conflit. N’y avait-il pas encore, en l’année 1677, 44 léproseries dans la seule province du Dauphiné5 ? Le 20 février 1672 Louis XIV attribue aux ordres de Saint-Lazare et du Mont-Carmel les biens de tous les ordres hospitaliers et militaires ; on les charge d’administrer les léproseries du royaume6. Quelque vingt ans plus tard, l’édit de 1672 est révoqué, et par une série de mesures échelonnées de mars 1693 à juillet 1695, les biens des maladreries devront être désormais affectés aux autres hôjùtaux et aux établissements d’assistance. Les quelques lepreux qui sont dispersés au hasard des

1 200 maisons encore existantes seront groupés à Saint-Mesmin près d’Orléans Ces prescriptions sont appliquées d’abord à Paris où le Parlement transfère les revenus en question aux établissements de l’Hôpital général ; l’exemple est imité par les juridictions provinciales ; Toulouse affecte les biens de ses léproseries à l’hôpital des Incurables (1696) ; ceux de Beaulieu en Normandie passent à l’Hôtel-Dieu de Caen ; ceux de Voley sont attribués à l’hôpital de Sainte-Foy7. Seul avec Saint-Mesmin, l’enclos des Ganets près de Bordeaux restera comme témoin.

Pour un million et demi d’habitants au xne siècle, Angleterre et Écosse avaient ouvert à elles seules 220 léproseries. Mais au xive siècle déjà le vide commence à se creuser ; au moment où Richard III ordonne une enquêtt sur l’hôpital de Ripon — c’est en 1342 — il n’y a plus de lépreux, il attribue aux pauvres les biens de la fondation L’archevêque Puisel avait fondé à la fin du xne siècle un hôpital dans lequel en 1434 deux places seulement étaient réservées aux lépreux, et pour le cas où on pourrait en trouver8. En 1348, la grande léproserie de Saint-Alban ne contient plus que 3 malades ; l’hôpital de Romenall dans le Kent est abandonné vingt-quatre ans plus tard, faute de lépreux. À Chatham, la maladrerie de Saint-Barthélemy établie en 1078 avait été une des plus importantes d’Angle terre ; sous Elizabeth, on n’y entretient plus que deux personnes ; elle est supprimée finalement en 16279.

Même régression de la lèpre en Allemagne, un peu plus lente peut-être ; même conversion aussi des léproseries, hâtée comme en Angleterre par la Réforme qui confie à l’administration des cités les œuvres de bienfaisance et les établissements hospitaliers ; c’est ce qui se produit à Leipzig, à Munich, à Hambourg. En 1542, les biens des lépro sériés de Schleswig-Holstein sont transmis aux hôpitaux. À Stuttgart le rapport d’un magistrat indique en 1589 que depuis cinquante ans déjà, il n’y a plus de lépreux dans la maison qui leur est destinée. À Lipplingen la léproserie est très tôt peuplée d’incurables et de fous

Étrange disparition qui ne fut pas sans doute l’effet longtemps cherché d’obscures pratiques médicales ; mais le résultat spontané de cette ségrégation, et la conséquence, aussi après la fin des Croisades, de la rupture avec les foyers orientaux d’infection. La lèpre se retire, abandonnant sans emploi ces bas lieux et ces rites qui n’étaient point destinés à la supprimer, mais à la maintenir dans une distance sacrée, à la fixer dans une exaltation inverse. Ce qui va rester sans doute plus longtemps que la lèpre, et se maintiendra encore à une époque où, depuis des années déjà, les léproseries seront vides, ce sont les valeurs et les images qui s’étaient attachées au personnage du lépreux ; c’est le sens de cette exclusion, l'importance dans le groupe social de cette figure insistante et redoutable qu’on n’écarte pas sans avoir tracé autour d’elle un cercle sacré.

Si on a retiré le lépreux du monde, et de la communauté de l’Église visible, son existence pourtant manifeste toujours Dieu puisque tout ensemble elle indique sa colère et marque sa bonté : « Mon amy, dit le rituel de l’Église de tienne, il plaist à Notre Seigneur que tu soyes infect de ceste maladie, et te faid Notre Seigneur une grant grâce quand il te veut punir de maux que tu as faict en ce monde. » Et au moment même où, par les mains du prêtre et de ses assistants, il est traîné hors de l’Église gressu retrogrado, on l’assure qu'il témoigne encore pour Dieu : « Et combien que tu soyes séparé de l’Église et de la compagnie des Sains, pourtant tu n’es séparé de la grâce de Dieu. » Les lépreux de Brueghel assistent de loin, mais pour toujours, à cette montée du Calvaire où tout un peuple accompagne le Christ. Et, témoins hiératiques du mal, ils font leur salut dans et par cette exclusion elle-même. dans une ecrange réversibilité qui s’oppose à celle des mérites et des prières, ils sont sauvés par la main qui ne se tend pas. Le pécheur qui abandonne le lépreux à sa porte, lui ouvre le salut. « Pourquoy ayes patience en ta maladie ; car Notre Seigneur pour ta maladie ne te desprise point, ne te sépare point de sa compagnie ; mais si tu as patience tu seras saulvé, comme fut le ladre qui mourut devant l’ostel du Nouveau riche et fut porté tout droit en paradis10. » L’abandon lui est un salut ; son exclusion lui offre une autre forme de communion.

La lèpre disparue, le lépreux effacé, ou presque, des mémoires, ces structures resteront. Dans les mêmes lieux souvent, les jeux de l’exclusion se retrouveront, étrangement semblables deux ou trois siècles plus tard. Pauvres, vagabonds, correctionnaires et « têtes aliénées » reprendront le rôle abandonné par le ladre, et nous verrons quel salut est attendu de cette exclusion, pour eux et pour ceux-là mêmes qui les excluent. Avec un sens tout nouveau, et dans une culture très différente, les formes subsisteront — essentiellement cette forme majeure d’un partage rigoureux qui est exclusion sociale, mais réintégration spirituelle.

*

Mais n'anticipons pas.

Le relais de la lèpre fut pris d’abord par les maladies vénériennes. D’un coup, à la fin du xve siècle elles succèdent à la lèpre comme par droit d’héritage. On les reçoit dans plusieurs hôpitaux de lépreux : sous François 1er on tente d’abord de les parquer dans l'hôpital de la paroisse Saint-Eustache, puis dans celui de Saint-Nicolas, qui naguère avaient servi de maladreries. A deux reprises, sous Charles VIII, puis en 1559, on leur avait affecté, à Saint-Germain-des-Prés, diverses baraques et masures utilisées jadis pour les lépreux11. Ils sont tellement nombreux bientôt qu’il faut envisager de construire d’autres bâtiments « en certains lieux spacieux de notre dite ville et faubourgs, ségrégés de voisins12 ». Une nouvelle lèpre est née, qui prend la place de la première. Non sans difficultés d'ailleurs, ni conflits. Car les lépreux eux-mêmes ont leur effroi.

Ils éprouvent de la répugnance à accueillir ces nouveaux venus dans le monde de l’horreur : « Est mirabilis contagiosa et nimis formidanda infirmitas, quam etiam detestantur leprosi et ea infectos secum habitare non per-mittant13. » Mais s’ils ont des droits plus anciens à séjourner dans ces lieux « ségrégés », ils se trouvent trop peu nombreux pour les faire valoir ; les vénériens, un peu partout, ont tôt fait de prendre leur place.

Et pourtant, ce ne sont pas les maladies vénériennes qui assureront dans le monde classique le rôle que tenait la lèpre à l’intérieur de la culture médiévale. Malgré ces premières mesures d’exclusion, elles prennent place bientôt parmi les autres maladies. Bon gré, mal gré, on reçoit les vénériens dans les hôpitaux. L’Hôtel-Dieu de Paris les accueille14 ; à plusieurs reprises, on tente de les chasser, mais on a beau faire, ils y séjournent et se mêlent aux autres malades15. En Allemagne on leur construit des maisons spéciales, non pour établir l’exclusion, mais pour assurer un traitement ; les Fugger à Augsbourg fondent deux hôpitaux de ce genre. La ville de Nuremberg appointe un médecin, qui affirmait pouvoir « die malafrantzos vertreiben16 ». C’est que ce mal, à la différence de la lèpre, est devenu très tôt chose médicale, relevant entièrement du médecin. De tous côtés on instaure des traitements ; la compagnie de Saint-Côme emprunte aux Arabes l’usage du mercure17 ; à l’Hôtel-Dieu de Paris, on utilise surtout la thériaque. Puis c’est la grande vogue du gaïac, plus précieux que l’or d’Amérique, s'il faut en croire Fracastor en sa Syphilidis, et Ulrich von Hutten. Un peu partout, on pratique les cures sudorifiques. Bref le mal vénérien s’installe, au cours du xvie siècle, dans l’ordre des maladies qui demandent traitement. Sans doute, il est pris dans tout un ensemble de jugements moraux : mais cet horizon ne modifie que très peu l’appréhension médicale de la maladie *.

Fait curieux à constater : c’est sous l’influence du monde de l’internement tel qu’il s’est constitué au xvue siècle, que la maladie vénérienne s’est détachée, dans une certaine mesure, de son contexte médical, et qu’elle s'est intégrée, à côté de la folie, dans un espace moral d’exclusion. En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n’est pas là qu’il faut le chercher, mais dans un phénomène fort complexe, et que la médecine mettra bien longtemps à s'approprier.

Ce phénomène, c'est la folie. Mais il faudra un long moment de latence, près de deux siècles, pour que cette nouvelle hantise, qui succède à la lèpre dans les peurs séculaires, suscite comme elle des réactions de partage, d’exclusion, de purification qui lui sont pourtant apparentées d’une manière évidente. Avant que la folie ne soit maîtrisée, vers le milieu du xvue siècle, avant qu’on ressuscite, en sa faveur, de vieux rites, elle avait été liée, obstinément, à toutes les expériences majeures de la Renaissance.

C'est cette présence, et quelques-unes de ses figures essentielles, qu’il faut maintenant rappeler d’une manière très hâtive.

*

Commençons par la plus simple de ces figures, la plus symbolique aussi.

Un objet nouveau vient de faire son apparition dans le paysage imaginaire de la Renaissance ; bientôt il y occupera une place privilégiée : c’est la Nef des fous, étrange bateau ivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhénanie et des canaux flamands.

Le Narrenschiff, évidemment, est une composition littéraire, empruntée sans doute au vieux cycle des Argonautes, qui a repris récemment vie et jeunesse parmi les grands thèmes mythiques, et auquel on vient de donner figure institutionnelle dans les États de Bourgogne. La mode est à la composition de ces Nefs dont l'équipage de héros imaginaires, de modèles éthiques, ou de types sociaux, s’embarque pour un grand voyage symbolique qui leur apporte sinon la fortune, du moins, la figure de leur destin ou de leur vérité. C’est ainsi que Symphorien Champier compose successivement une Nef des princes ei des batailles de Noblesse en 1502, puis une Nef des dames vertueuses en 1503 ; on a aussi une Nef de santé, à côté de Blauwe Schute de Jacop Van Oestvoren en 1413, du Narrenschiff de Brant (1497) et de l’ouvrage de Josse Bade : Stultiferae naviculae scaphae fatuarum mulierum (1498). Le tableau de Bosch, bien sûr, appartient à toute cette flotte de rêve.

Mais de tous ces vaisseaux romanesques ou satiriques, le Narrenschiff est le seul qui ait eu une existence réelle, car ils ont existé, ces bateaux qui d’une ville à l’autre menaient leur cargaison insensée. Les fous alors avaient une existence facilement errante. Les villes les chassaient volontiers de leur enceinte ; on les laissait courir dans des campagnes éloignées, quand on ne les confiait pas à un groupe de marchands et de pèlerins. La coutume était surtout fréquente en Allemagne ; à Nuremberg, pendant la première moitié du xv« siècle, on avait enregistré la présence de 62 fous ; 31 ont été chassés ; pour les cinquante années qui suivirent, on a trace encore de 21 départs obligés ; encore ne s’agit-il que des fous arrêtés par les autorités municipales18. Il arrivait souvent qu’on les confiât à des bateliers : à Francfort, en 1399, on charge des mariniers de débarrasser la ville d'un fou qui s’y promenait nu ; dans les premières années du xve siècle, un fou criminel est renvoyé de la même manière à Mayence. Parfois les matelots jettent à terre, plus vite qu'ils ne l’avaient promis, ces passagers incommodes ; témoin ce forgeron de Francfort deux fois parti et deux fois revenu, avant d’être reconduit définitivement à Kreuznach19. Souvent, les villes d’Europe ont dû voir aborder ces navires de fous.

' Il n'est pas aisé de repérer le sens précis de cette coutume. On pourrait penser qu’il s’agit d’une mesure générale de renvoi dont les municipalités frappent les fous en état de vagabondage ; hypothèse qui ne peut rendre compte des faits à elle seule puisqu’il arrive que certains fous, avant même qu’on se mette à construire pour eux des maisons spéciales, soient reçus dans les hôpitaux et soignés comme tels ; à l'Hôtel-Dieu de Paris, ils ont leurs couchettes aménagées dans des dortoirs20 ; et d’ailleurs dans la plupart des villes d’Europe, il a existé tout au long du Moyen Age et de la Renaissance un lieu de détention réservé aux insensés ; c'est par exemple le Châtelet de Melun21 ou la fameuse Tour aux Fous de Caen22 ; ce sont les innombrables Narrtürmer d’Allemagne, comme les portes de Lübeck ou le Jungpfer de Hambourg23. Les fous ne sont donc pas invariablement chassés. On peut donc supposer qu’on ne chasse parmi eux que les étrangers, chaque ville acceptant de se charger seulement de ceux qui sont au nombre de ses citoyens. Ne relève-t-on pas en effet dans la comptabilité de certaines cités médiévales des subventions destinées aux fous, ou des donations faites en faveur des insensés24 ? En fait le problème n’est pas aussi simple : car il existe des points de ralliement où les fous, plus nombreux qu’ailleurs, ne sont pas autochtones. Au premier rang viennent les lieux de pèlerinage : à Saint-Mathurin de Larchant, à Saint-Hildevert de Gour-nay, à Besançon, à Gheel ; ces pèlerinages étaient organisés, subventionnés parfois par les cités ou les hôpitaux25. Et il se peut que ces nefs de fous, qui ont hanté l’imagination de la toute première Renaissance, aient été des navires de pèlerinage, des navires hautement symboliques d'insensés en quête de leur raison : les uns descendaient les rivières de Rhénanie en direction de la Belgique et de Gheel ; les autres remontaient le Rhin vers le Jura et Besançon.

Mais il y a d’autres villes, comme Nuremberg, qui n’ont certainement pas été des lieux de pèlerinage, et qui groupent un grand nombre de fous, beaucoup plus, en tout cas, que ceux qui pourraient être fournis par la cité elle-même. Ces fous sont logés et entretenus sur le budget de la ville, et pourtant ils ne sont point soignés ; ils sont purement et simplement jetés dans les prisons26. On peut croire que, dans certaines villes importantes — lieux de passage et de marchés — les fous étaient amenés par les marchands et mariniers en nombre assez considérable, et qu’on les y « perdait », purifiant ainsi de leur présence la ville dont ils étaient originaires. Il est peut-être arrivé que ces lieux de « contre-pèlerinage » viennent à se confondre avec les points où, au contraire, les insensés étaient conduits à titre de pèlerins. Le souci de guérison et celui d’exclusion se rejoignaient ; on enfermait dans l’espace sacré du miracle. Il est possible que le village de Gheel se soit développé de cette manière — lieu de pèlerinage devenant enclos, terre sainte où la folie attend sa délivrance, mais où l'homme opère, selon de vieux thèmes comme un partage rituel.

C’est que cette circulation des fous, le geste qui les chasse, leur départ et leur embarquement n’ont pas tout leur sens au seul niveau de l’utilité sociale ou de la sécurité des citoyens. D’autres significations plus proches du rite s’y trouvaient certainement présentes ; et on peut encore en déchiffrer quelques traces. C’est ainsi que l’accès des églises est interdit aux fous27 alors que le droit ecclésiastique ne leur interdit pas l’usage des sacrements28. L’Église ne prend pas de sanction contre un prêtre qui devient insensé ; mais à Nuremberg, en 1421, un prêtre fou est chassé avec une solennité particulière, comme si l'impureté était multipliée par le caractère sacré du personnage, et la ville prélève sur son budget l’argent qui doit lui servir de viatique29. Il arrivait que certains insensés soient fouettés publiquement, et qu’au cours d’une sorte de jeu, ils soient ensuite poursuivis dans une course simulée et chassés de la ville à coups de verges30. Autant de signes que le départ des fous s'inscrivait parmi d'autres exils rituels.

On comprend mieux alors la curieuse surcharge qui affecte la navigation des fous et lui donne sans doute son prestige. D’un côté, il ne faut pas réduire la part d’une efficacité pratique incontestable ; confier le fou à des marins, c’est éviter à coup sûr qu'il ne rôde indéfiniment sous les murs de la ville, c’est s’assurer qu’il ira loin, c’est le rendre prisonnier de son propre départ. Mais à cela, l’eau ajoute la masse obscure de ses propres valeurs ; elle emporte, mais elle fait plus, elle purifie ; et puis la navigation livre l’homme à l’incertitude du sort ; là chacun est confié à son propre destin, tout embarquement est, en puissance, le dernier. C'est vers l’autre monde que part le fou sur sa folle nacelle ; c’est de l’autre monde qu'il vient quand il débarque. Cette navigation du fou, c’est à la fois le partage rigoureux, et l’absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout au long d’une géographie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation liminaire du fou à l’horizon du souci de l’homme médiéval — situation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui est donné au fou d’être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l’enclore ; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l’intérieur de l’extérieur, et inversement. Posture hautement symbolique, qui restera sans doute la sienne jusqu’à nos jours, si on veut bien admettre que ce qui fut jadis forteresse visible de l’ordre est devenu maintenant château de notre conscience.

L’eau et la navigation ont bien ce rôle. Enfermé dans le navire, d’où on n’échappe pas, le fou est confié à la rivière aux mille bras, à la mer aux mille chemins, à cette grande incertitude extérieure à tout. Il est prisonnier au milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes : solidement enchaîné à l’infini carrefour. Il est le Passager par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage. Et la terre sur laquelle il abordera, on ne la connaît pas, tout comme on ne sait pas, quand il prend pied, de quelle terre il vient. Il n’a sa vérité et sa patrie que dans cette étendue inféconde entre deux terres qui ne peuvent lui appartenir *. Est-ce ce rituel qui par ces valeurs est à l’origine de la longue parenté imaginaire qu’on peut suivre tout au long de la culture occidentale ? Ou est-ce, inversement, cette parenté qui a, du fond des temps, appelé puis fixé le rite d’embarquement ? Une chose au moins est certaine : l’eau et la folie sont liées pour longtemps dans le rêve de l’homme européen.

Déjà, sous le déguisement d’un fou, Tristan jadis s'était laissé jeter par des bateliers sur la côte de Cornouailles. Et quand il se présente au château du roi Marc, nul ne le reconnaît, nul ne sait d’où il vient. Mais il tient trop de propos étranges, familiers et lointains ; il connaît trop les secrets du bien-connu, pour n’être pas d’un autre monde, très proche. Il ne vient pas de la terre solide, avec ses solides cités ; mais bien de l’inquiétude incessante de la mer, de ces chemins inconnus qui recèlent tant d’étranges savoirs, de cette plaine fantastique, envers du monde. Iseut, la première, le sait bien que ce fou est fils de la mer, et que d’insolents matelots l’ont jeté là, signe de malheur : « Maudits soient-ils les mariniers qui ont amené ce fou ! Que ne l’ont-ils jeté à la mer31 ! » Et plusieurs fois au cours des temps, le même thème réapparaît : chez les mystiques du xve siècle, il est devenu le motif de l’âme nacelle, abandonnée sur la mer infinie des désirs, dans le champ stérile des soucis et de l’ignorance, parmi les faux reflets du savoir, au beau milieu de la déraison du monde — nacelle en proie à la grande folie de la mer, si elle ne sait jeter l’ancre solide, la foi, ou tendre ses voiles spirituelles pour que le souffle de Dieu la conduise au port32. A la fin du xvie siècle, de Lancre voit dans la mer l’origine de la vocation démoniaque de tout un peuple : le labour incertain des navires, la seule confiance aux astres, les secrets transmis, l’éloignement des femmes, l’image enfin de cette grande plaine troublée, font perdre à l’homme la foi en Dieu, et toutes les attaches solides de la patrie ; il se livre alors au Diable et à l’océan de ses ruses33. À l’époque classique, on explique volontiers la mélancolie anglaise par l’influence d’un climat marin : le froid, l’humidité, l’instabilité du temps, toutes ces fines gouttelettes d’eau qui pénètrent les canaux et les fibres du corps humain, et lui font perdre sa fermeté, prédisposent à la folie34. Enfin, négligeant toute une immense littérature qui irait d’Ophé-lie à la Lorelei, citons seulement les grandes analyses mi-anthropologiques, mi-cosmologiques de Heinroth, qui font de la folie comme la manifestation en l'homme d’un élément obscur et aquatique, sombre désordre, chaos mouvant, germe et mort de toutes choses, qui s’oppose à la stabilité lumineuse et adulte de l’esprit35.

Mais si la navigation des fous se rattache dans l’imagination occidentale à tant de motifs immémoriaux, pourquoi, si brusquement, vers le xve siècle, cette soudaine formulation du thème, dans la littérature et dans l’iconographie ? Pourquoi voit-on surgir d’un coup cette silhouette de la Nef des fous et son équipage insensé envahir les paysages les plus familiers ? Pourquoi, de la vieille alliance de l’eau et de la folie, est née un jour, et ce jour-là, cette barque ?

*

C’est qu’elle symbolise toute une inquiétude, montée soudain à l’horizon de la culture européenne, vers la fin du Moyen Âge. La folie et le fou deviennent personnages majeurs, dans leur ambiguïté : menace et dérision, vertigineuse déraison du monde, et mince ridicule des hommes.

D’abord toute une littérature de contes et de moralités. Son origine, sans doute, est fort lointaine. Mais à la fin du Moyen Âge, elle prend une surface considérable : longue série de « folies » qui, stigmatisant comme par le passé vices et défauts, les rattachent tous, non plus à l’orgueil, non plus au manque de charité, non plus à l’oubli des vertus chrétiennes, mais à une sorte de grande déraison dont nul, au juste, n'est précisément coupable, mais qui entraîne chacun par une complaisance secrète36. La dénonciation de la folie devient la forme générale de la critique. Dans les Farces et les soties, le personnage du Fou, du Niais, ou du Sot prend de plus en plus d’importance37. Il n’est plus simplement, dans les marges, la silhouette ridicule et familière ' : il prend place au centre du théâtre, comme le détenteur de la vérité — jouant ici le rôle complémentaire et inverse de celui qui est joué par la folie dans les contes et les satires. Si la folie entraîne chacun dans un aveuglement où il se perd, le fou, au contraire, rappelle à chacun sa vérité ; dans la comédie où chacun trompe les autres et se dupe lui-même, il est la comédie au second degré, la tromperie de la tromperie ; il dit dans son langage de niais, qui n’a pas figure de raison, les paroles de raison qui dénouent, dans le comique, la comédie : il dit l’amour aux amoureux38, la vérité de la vie aux jeunes gens39, la médiocre réalité des choses aux orgueilleux, aux insolents et aux menteurs40. Il n’est pas jusqu’aux vieilles fêtes des fous, en si grand honneur en Flandre et dans le nord de l’Europe, qui ne prennent place sur le théâtre et n’organisent en critique sociale et morale ce qu’il pouvait y avoir en elles de parodie religieuse spontanée.

Dans la littérature savante également, la Folie est au travail, au cœur même de la raison et de la vérité. C’est elle qui embarque indifféremment tous les hommes sur son navire insensé et les promet à la vocation d'une odyssée commune (Blauwe Schute de Van Oestvoren, le Narrenschiff de Brant) ; c’est elle dont Murner conjure le règne maléfique dans sa Narrenbeschworung ; c’est elle qui a partie liée avec l’Amour dans la satire de Corroz Contre Fol Amour, ou qui est en contestation avec lui pour savoir lequel des deux est premier, lequel des deux rend l’autre possible, et le conduit à sa guise, comme dans le dialogue de Louise Labé, Débat de folie et d’amour. La Folie a aussi ses jeux académiques : elle est objet de discours, elle en tient elle-même sur elle-même ; on la dénonce, elle se défend, elle revendique pour elle d’être plus proche du bonheur et de la vérité que la raison, d’être plus proche de la raison que la raison elle-même ; Wimpfeling rédige le Monopolium Philosophorum41, et Judocus Gallus le Monopolium et societas, vulgo des Licht-schiffs42. Enfin, au centre de ces jeux sérieux, les grands textes des humanistes : Flayder et Érasme43. En face de tous ces propos, de leur dialectique inlassable, en face de tous ces discours indéfiniment repris et retournés, une longue dynastie d’images, depuis Jérôme Bosch avec La Cure de la folie et La Nef des fous, jusqu’à Brueghel et sa Dulle Grete ; et la gravure transcrit ce que le théâtre, ce que la littérature ont déjà repris : les thèmes enchevêtrés de la Fête, et de la Danse des Fous44. Tant il est vrai qu’à partir du xv< ; siècle le visage de la folie a hanté l’imagination de l’homme occidental.

Une succession de dates parle d’elle-même : la Danse des Morts du cimetière des Innocents date sans doute des premières années du xve siècle45 ; celle de la Chaise-Dieu aurait été composée vers 1460 environ ; et c’est en 1485 que Guyot Marchand publie sa Danse macabre. Ces soixante années, à coup sûr, furent dominées par toute cette imagerie ricanante de la mort. Et c’est en 1492 que Brant écrit le Narrenschiff ; cinq ans plus tard on le traduit en latin. Dans les toutes dernières années du siècle Jérôme Bosch compose sa Nef des fous. L’Eloge de la folie est de 1509. L’ordre des successions est clair.

Jusqu’à la seconde moitié du xve siècle, ou encore un peu au-delà, le thème de la mort règne seul. La fin de l'homme, la fin des temps ont la figure des pestes et des guerres. Ce qui surplombe l’existence humaine, c’est cet achèvement et cet ordre auquel nul n’échappe. La présence qui menace à l’intérieur même du monde, c’est une présence décharnée. Et voilà que dans les dernières années du siècle, cette grande inquiétude pivote sur elle-même ; la dérision de la folie prend la relève de la mort et de son sérieux. De la découverte de cette nécessité qui réduisait fatalement l’homme à rien, on est passé à la contemplation méprisante de ce rien qu’est l’existence elle-même. L’effroi devant cette limite absolue de la mort s’intériorise dans une ironie continue ; on le désarme par avance ; on le rend lui-même dérisoire, en lui donnant une forme quotidienne et maîtrisée, en le renouvelant à chaque instant dans le spectacle de la vie, en le disséminant dans les vices, les travers et les ridicules de chacun. L’anéantissement de la mort n’est plus rien puisqu’il était déjà tout, puisque la vie n’était elle-même que fatuité, paroles vaines, fracas de grelots et de marottes. La tête est déjà vide, qui deviendra crâne. La folie, c’est le déjà-là de la mort46. Mais c’est aussi sa présence vaincue, esquivée dans ces signes de tous les jours qui, en annonçant qu’elle règne déjà, indiquent que sa proie sera une bien pauvre prise. Ce que la mort démasque, n’était que masque, et rien d’autre ; pour découvrir le rictus du squelette, il a suffi de soulever quelque chose qui n’était ni vérité ni beauté, mais seulement figure de plâtre et oripeau. Du masque vain au cadavre, le même sourire s’est continué. Mais ce qu’il y a dans le rire du fou, c’est qu’il rit par avance du rire de .a mort ; et l’insensé, en présageant le macabre, l’a désarmé Les cris de Margot la Folle triomphent, en pleine Renaissance, de ce Triomphe de la mort, chanté à la fin du Moyen Age sur les murs de Campo-Santo.

La substitution du thème de la folie à celui de la mort ne marque pas une rupture, mais plutôt une torsion à l’intérieur de la même inquiétude. C’est toujours du néant de l’existence qu’il est question, mais ce néant n’est plus reconnu comme terme extérieur et final, à la fois menace et conclusion- il est éprouvé de l’intérieur, comme la forme continue et constante de l'existence. Et tandis qu’autrefois la folie des hommes était de ne point voir que le terme de la mort approchait, tandis qu’il fallait les rappeler à la sagesse par le spectacle de la mort, maintenant la sagesse consistera à dénoncer partout la folie, à apprendre aux hommes qu’ils ne sont déjà rien de plus que des morts, et que si le terme est proche, c’est dans la mesure où la folie devenue universelle ne fera plus qu’une seule et même chose avec la mort elle-même. C’est ce que prophétise Eustache Deschamps :

On est lâches, chétifs et mois,

Vieux, convoiteux et mal parlant.

Je ne vois que folles et fols La fin approche en vérité Tout va mal47.

Les éléments sont maintenant inversés. Ce n’est plus la fin des temps et du monde qui montrera rétrospectivement que les hommes étaient fous de ne point s’en préoccuper ; c’est la montée de la folie, sa sourde invasion qui indique que le monde est proche de sa dernière catastrophe ; c’est la démence des hommes qui l’appelle et la rend nécessaire.

Ce lien de la folie et du néant est noué d’une façon si serrée au xve siècle qu’il subsistera longtemps, et qu’on le retrouvera encore au centre de l’expérience classique de la folie48.

*

Sous ses formes diverses — plastiques ou littéraires — cette expérience de l’insensé semble d’une extrême cohérence. Peinture et texte renvoient perpétuellement l'un à l’autre — ici commentaire et là illustration. La Narren-tanz est un seul et même thème qu’on trouve et retrouve dans des fêtes populaires, dans des représentations théâtrales, dans les gravures, et toute la dernière partie de l’Éloge de la Folie est construite sur le modèle d’une longue danse de fous où chaque profession et chaque état défile à son tour pour former la grande ronde de déraison. Il est probable que dans la Tentation de Lisbonne, bien des figures de la faune fantastique qui envahit la toile, sont empruntées aux masques traditionnels ; certaines peut-être sont transposées du MalleusK Quant à la fameuse Nef des Fous n’est-elle pas traduite directement du Narrenschiff de Brant, dont elle porte le titre, et dont elle semble illustrer d’une façon très précise le chant XXVII, consacré lui aussi à stigmatiser les potatores et edaces ? On a même été jusqu’à supposer que le tableau de Bosch faisait partie de toute une série de peintures, illustrant les principaux chants du poème de Brant49

En fait, il ne faut pas se laisser prendre par ce qu'il y a de strict dans la continuité des thèmes, ni supposer plus que ce qui est dit par l’histoire elle-même50. Il est probable qu'on ne pourrait pas refaire sur ce sujet une analyse comme celle qu’Emile Mâle a menée pour les époques précédentes, et singulièrement à propos du thème de la mort. Entre le verbe et l’image, entre ce qui est figuré par le langage et ce qui est dit par la plastique, la belle unité commence à se dénouer ; une seule et même signification ne leur est pas immédiatement commune. Et s’il est vrai que l'Image a encore la vocation de dire, de transmettre quelque chose de consubstantiel au langage, il faut bien reconnaître que, déjà, elle ne dit plus la même chose ; et que par ses valeurs plastiques propres la peinture s’enfonce dans une expérience qui s'écartera toujours plus du langage, quelle que puisse être l’identité superficielle du thème. Figure et parole illustrent encore la même fable de la folie dans le même monde moral ; mais déjà elles prennent deux directions différentes, indiquant, dans une fêlure encore à peine perceptible, ce qui sera la grande ligne de partage dans l’expérience occidentale de la folie.

La montée de la folie sur l’horizon de la Renaissance s’aperçoit d’abord à travers le délabrement du symbolisme gothique ; comme si ce monde, où le réseau des significations spirituelles était si serré, commençait à se brouiller, laissant apparaître des figures dont le sens ne se livre plus que sous les espèces de l’insensé. Les formes gothiques subsistent encore pour un temps, mais, peu à peu, elles deviennent silencieuses, cessent de dire, de rappeler et d’enseigner, et ne manifestent plus, hors de tout langage possible, mais pourtant dans la familiarité du regard, que leur présence fantastique. Libérée de la sagesse et de la leçon qui l’ordonnaient, l’image commence à graviter autour de sa propre folie.

Paradoxalement, cette libération vient d'un foisonnement de signification, d’une multiplication du sens par lui-même, qui tisse entre les choses des rapports si nombreux, si croisés, si riches, qu’ils ne peuvent plus être déchiffrés que dans l’ésotérisme du savoir, et que les choses de leur côté se surchargent d’attributs, d’indices, d’allusions où elles finissent par perdre leur figure propre. Le sens ne se lit plus dans une perception immédiate, la figure cesse de parler d’elle-même ; entre le savoir qui l’anime, et la forme dans laquelle elle se transpose, un vide se creuse. Elle est libre pour l’onirisme. Un livre porte témoignage de cette prolifération de sens à la fin du monde gothique, c’est le Spéculum humanae salvationis51 qui, outre toutes les correspondances établies par la tradition des Pères, fait valoir entre l’Ancien et le Nouveau Testament, tout un symbolisme qui n'est pas de l’ordre de la Prophétie, mais de l’équivalence imaginaire. La Passion du Christ n'est pas préfigurée seulement par le sacrifice d’Abraham ; elle appelle autour d’elle tous les prestiges du supplice et ses rêves innombrables ; Tubal, le forgeron, et la roue d’Isaïe prennent place autour de la croix, formant hors de toutes les leçons du sacrifice le tableau fantastique de l’acharnement, des corps torturés et de la douleur. Voilà l’image surchargée de sens supplémentaires, et contrainte de les livrer. Mais le rêve, l’insensé, le déraisonnable peuvent se glisser dans cet excès de sens. Les figures symboliques deviennent aisément des silhouettes de cauchemar. Témoin cette vieille image de la sagesse, si souvent traduite, dans les gravures allemandes, par un oiseau au long cou dont les pensées en s’élevant lentement du cœur jusqu’à la tête ont le temps d’être pesées et réfléchies52 ; symbole dont les valeurs s'alourdissent d’être trop accentuées : le long chemin de réflexion devient dans l’image alambic d'un savoir subtil, instrument qui distille les quintessences. Le cou du Gutemensch indéfiniment s’allonge pour mieux figurer, en plus de la sagesse, toutes les médiations réelles du savoir ; et l’homme symbolique devient un oiseau fantastique dont le cou démesuré se replie mille fois sur lui-même — être insensé, à mi-chemin de l’animal et de la chose, plus proche des prestiges propres à l’image que de la rigueur d’un sens. Cette symbolique sagesse est prisonnière des folies du rêve.

Conversion fondamentale du monde des xmages : la contrainte d’un sens multiplié le libère de l’ordonnance des formes. Tant de significations diverses s’insèrent sous la surface de l’image, qu’elle ne présente plus qu’une face énigmatique. Et son pouvoir n’est plus d’enseignement mais de fascination. Caractéristique est l’évolution du grylle, du fameux grylle, familier déjà au Moyen Age, celui des psautiers anglais, celui de Chartres et de Bourges. Il enseignait alors comment chez l’homme de désir l’âme était devenue prisonnière de la bête ; ces visages grotesques posés sur le ventre des monstres appartenaient au monde de la grande métaphore platonicienne, et dénonçaient l’avilissement de l’esprit dans la folie du péché. Mais voilà qu’au xve siècle, le grylle, image de la folie humaine, devient une des figures privilégiées des innombrables Tentations. Ce qui assaille la tranquillité de l’ermite, ce ne sont pas les objets du désir ; ce sont ces formes démentes, fermées sur le secret, qui sont montées d'un rêve, et demeurent là, à la surface d’un monde, silencieuses et furtives. Dans la Tentation de Lisbonne, en face de saint Antoine, s’est assise une de ces figures née de la folie, de sa solitude, de sa pénitence, de ses privations ; un mince sourire éclaire ce visage sans corps, pure présence de l’inquiétude sous les espèces d’une grimace agile. Or c’est bien cette silhouette de cauchemar qui est à la fois le sujet et l’objet de la tentation ; c’est elle qui fascine le regard de l’ascète

— l’un et l’autre demeurant prisonniers d’une sorte d’interrogation en miroir, qui reste indéfiniment sans réponse, dans un silence habité seulement par tout le grouillement immonde qui les entoure53. Le grylle ne rappelle plus à l’homme, sous une forme satirique, sa vocation spirituelle oubliée dans la folie de son désir. Il est la folie devenue Tentation : tout ce qu’il y a en lui d’impossible, de fantastique, d’inhumain, tout ce qui indique en lui la contre-nature et le fourmillement d’une présence insensée au ras de la terre, tout cela, justement, lui donne son étrange pouvoir. La liberté, même effrayante, de ses rêves, les fantasmes de sa folie, ont, pour l’homme du xve siècle, plus de pouvoirs d’attraction que la réalité désirable de la chair.

Quelle est donc cette puissance de fascination qui, à cette époque, s’exerce à travers les images de la folie ?

D’abord l’homme découvre, dans ces figures fantastiques, comme un des secrets et une des vocations de sa nature. Dans la pensée du Moyen Âge, les légions des animaux, nommés une fois pour toutes par Adam, portaient symboliquement les valeurs de l’humanité54. Mais au début de la Renaissance, les rapports avec l’animalité se renversent ; la bête se libère ; elle échappe au monde de la légende et de l’illustration morale pour acquérir un fantastique qui lui est propre. Et par un étonnant renversement, c’est l’animal, maintenant, qui va guetter l’homme, s’emparer de lui et le révéler à sa propre vérité. Les animaux impossibles, issus d’une imagination en folie, sont devenus la secrète nature de l’homme ; et lorsqu’au dernier jour, l’homme de péché apparaît dans sa nudité hideuse, on s’aperçoit qu'il a la figure monstrueuse d’un animal délirant : ce sont ces chats-huants dont les corps de crapauds se mêlent dans L'Enfer de Thierry Bouts à la nudité des damnés ; ce sont, à la façon de Stefan Lochner, des insectes ailés, des papillons à tête de chats, des sphinx aux élytres de hannetons, des oiseaux dont les ailes sont inquiétantes et avides comme des mains ; c’est la grande bête de proie aux doigts noueux qui figure sur la Tentation de Grünewald. L’animalité a échappé à la domestication par les valeurs et les symboles humains ; et si c’est elle maintenant qui fascine l’homme par son désordre, sa fureur, sa richesse de monstrueuses impossibilités, c’est elle qui dévoile la sombre rage, la folie infertile qui est au cœur des hommes.

Au pôle opposé à cette nature de ténèbres, la folie fascine parce qu’elle est savoir. Elle est savoir, d’abord, parce que toutes ces figures absurdes sont en réalité les éléments d’un savoir difficile, fermé, ésotérique. Ces formes étranges sont situées, d’emblée, dans l’espace du grand secret, et le saint Antoine qui est tenté par elles, n’est pas soumis à la violence du Désir, mais à l’aiguillon, bien plus insidieux, de la curiosité ; il est tenté par ce lointain et si proche savoir, qui est offert, et esquivé en même temps, par le sourire du Grylle ; son mouvement de recul n’est autre que celui par lequel il se défend de franchir les limites interdites du savoir ; il sait déjà — et c’est là sa Tentation — ce que Cardan dira plus tard : « La Sagesse, comme les autres matières précieuses, doit être arrachée aux entrailles de la Terre55. » Ce savoir, si inaccessible, et si redoutable, le Fou, dans sa niaiserie innocente, le détient. Tandis que l’homme de raison et de sagesse n’en perçoit que des figures fragmentaires — d’autant plus inquiétantes — le Fou le porte tout entier en une sphère intacte : cette boule de cristal qui pour tous est vide, est pleine, à ses yeux, de l’épaisseur d’un invisible savoir.

Brueghel se moque de l’infirme qui tente de pénétrer dans cette sphère de cristal56. Mais c’est elle, cette bulle irisée du savoir, qui se balance, sans se briser jamais

— lanterne dérisoire mais infiniment précieuse — au bout de la perche que porte sur l’épaule Margot la Folle. C’est elle aussi qui figure au revers du Jardin des Délices. Autre symbole du savoir, l’arbre (l'arbre interdit, l’arbre de l’immortalité promise et du péché), jadis planté au cœur du Paradis terrestre, a été déraciné et forme maintenant le mât du navire des fous tel qu’on peut le voir sur la gravure qui illustre les Stultiferae naviculae de Josse Bade ; c’est lui, sans doute, qui se balance au-dessus de La Nef des fous de Bosch.

Qu’annonce-t-il, ce savoir des fous ? Sans doute, puisqu'il est le savoir interdit, il prédit à la fois le règne de Satan, et la fin du monde ; le dernier bonheur et le châtiment suprême ; la toute-puissance sur terre, et la chute infernale. La Nef des fous traverse un paysage de délices où tout est offert au désir, une sorte de Paradis renouvelé, puisque l’homme n’y connaît plus la souffrance ni le besoin ; et pourtant, il n’a pas recouvré son innocence. Ce faux bonheur, c’est le triomphe diabolique de l’Antéchrist, c’est la Fin, toute proche déjà. Les songes d’Apocalypse ne sont pas nouveaux, il est vrai, au xve siècle ; ils sont pourtant très différents de nature de ce qu’ils étaient auparavant. À l’iconographie doucement fantaisiste du xive siècle, où les châteaux sont culbutés comme les dés, où la Bête est toujours le Dragon traditionnel tenu à distance par la Vierge, bref où l’ordre de Dieu et sa proche victoire sont toujours visibles, succède une vision du monde où toute sagesse est anéantie. C’est le grand sabbat de la nature : les montagnes s’effondrent et deviennent plaines, la terre vomit des morts, et les os affleurent sur les tombeaux ; les étoiles tombent, la terre prend feu, toute vie se dessèche et vient à la mort57. La fin n’a pas valeur de passage et de promesse ; c'est l’avènement d’une nuit où s’engloutit la vieille raison du monde. Il suffit de regarder chez Dürer les cavaliers de l’Apocalypse, ceux mêmes qui ont été envoyés par Dieu : ce ne sont pas les anges du Triomphe et de la réconciliation, ce ne sont pas les hérauts de la justice sereine ; mais les guerriers échevelés de la folle vengeance. Le monde sombre dans l’universelle Fureur. La victoire n’est ni à Dieu ni au Diable ; elle est à la Folie.

De toutes parts, la folie fascine l'homme. Les images fantastiques qu’elle fait naître ne sont pas de fugitives apparences qui disparaissent vite de la surface des choses. Par un étrange paradoxe, ce qui naît du plus singulier délire était déjà caché, comme un secret, comme une inaccessible vérité, dans les entrailles de la terre. Quand l’homme déploie l’arbitraire de sa folie, il rencontre la sombre nécessité du monde ; l’animal qui hante ses cauchemars et ses nuits de privation, c’est sa propre nature, celle que mettra à nu l’impitoyable vérité de l’Enfer ; les vaines images de la niaiserie aveugle, c’est le grand savoir du monde ; et déjà, dans ce désordre, dans cet univers en folie, se profile ce qui sera la cruauté de l’achèvement final. Dans tant d’images — et c’est sans doute ce qui leur donne ce poids, ce qui impose à leur fantaisie une si grande cohérence — la Renaissance a exprimé ce qu’elle pressentait des menaces et des secrets du monde.

*

À la même époque, les thèmes littéraires, philosophiques, moraux de la folie sont d’une tout autre veine.

Le Moyen Age avait fait place à la folie dans la hiérarchie des vices. A partir du xme siècle, il est courant de la voir figurer parmi les mauvais soldats de la Psychoma-chie58. Elle fait partie, à Paris comme à Amiens, des mauvaises troupes et de ces douze dualités qui se partagent la souveraineté de l’âme humaine : Foi et Idolâtrie, Espérance et Désespoir, Charité et Avarice, Chasteté et Luxure, Prudence et Folie, Patience et Colère, Douceur et Dureté,

Concorde et Discorde, Obéissance et Rébellion, Persévérance et Inconstance. À la Renaissance, la Folie quitte cette place modeste, et vient occuper la première. Alors que chez Hugues de Saint-Victor, l'arbre généalogique des Vices, celui du Vieil Adam, avait pour racine l’orgueil *, la Folie, maintenant, conduit le chœur joyeux de toutes les faiblesses humaines. Coryphée incontesté, elle les guide, les entraîne, et les nomme : « Reconnaissez-les ici, dans le groupe de mes compagnes... Celle qui a les sourcils froncés, c’est Philautie (l’Amour-Propre). Celle que vous voyez rire des yeux et applaudir des mains, c’est Colacie (la Flatterie). Celle qui semble dans un demi-sommeil, c’est Léthé (l’Oubli). Celle qui s’appuie sur les coudes et croise les mains, c’est Misoponie (la Paresse). Celle qui est couronnée de roses et ointe de parfums, c’est Hédoné (la Volupté). Celle dont les yeux errent sans se fixer, c’est Anoïa (l'Étourderie). Celle qui est bien en chair et le teint fleuri, c’est Tryphé (la Mollesse). Et voici, parmi ces jeunes femmes, deux dieux : celui de la Bonne Chère et du Profond Sommeil59. » Privilège absolu de la folie : elle règne sur tout ce qu’il y a de mauvais en l’homme. Mais ne règne-t-elle pas indirectement sur tout le bien qu’il peut faire : sur l’ambition qui fait les sages politiques, sur l’avarice qui fait croître les richesses, sur l’indiscrète curiosité qui anime philosophes et savants ? Louise Labé le répète après Érasme ; et Mercure pour elle implore les dieux : « Ne laissez perdre cette belle Dame qui vous a donné tant de contentement60. »

Mais cette neuve royauté a peu de choses en commun avec le règne obscur dont nous parlions tout à l’heure et qui la liait aux grandes puissances tragiques du monde.

Certes, la folie attire, mais elle ne fascine pas. Elle gouverne tout ce qu’il y a de facile, de joyeux, de léger dans le monde. C’est elle qui fait « s’ébattre et s’éjouir » les hommes, tout comme aux Dieux, elle a donné « Génie, Jeunesse, Bacchus, Silène et ce gentil gardien des jardins61 ». Tout en elle est surface brillante : pas d’énigme réservée.

Sans doute, elle a quelque chose à voir avec les chemins étranges du savoir. Le premier chant du poème de Brant est consacré aux livres et aux savants ; et sur la gravure qui illustre ce passage, dans l’édition latine de 1497, on voit trônant sur sa cathèdre hérissée de livres, le Maître qui porte derrière son bonnet de docteur, le capuchon des fous tout cousu de grelots. Érasme réserve dans sa ronde des fous, une large place aux hommes de savoir : après les Grammairiens, les Poètes, les Rhéteurs et les Écrivains ; puis les Jurisconsultes ; après eux marchent les « Philosophes respectables par la barbe et le manteau » ; enfin la troupe pressée et innombrable des Théologiens62. Mais si le savoir est si important dans la folie, ce n’est pas que celle-ci puisse en détenir les secrets ; elle est au contraire le châtiment d’une science déréglée et mutile. Si elle est la vérité de la connaissance, c’est que celle-ci est dérisoire, et qu’au lieu de s’adresser au grand Livre de l’expérience, elle se perd dans la poussière des livres et dans les discussions oiseuses ; la science verse dans la folie par l’excès même des fausses sciences.

O vos doctores, qui grandia nomina fertis Respicite antiquos patris, jurisque peritos.

Non in candidulis pensebant dogmata libris,

Arte sed ingenua sitibundum pectus alebant63.

Conformément au thème longtemps familier à la satire populaire, la folie apparaît ici comme la punition comique du savoir et de sa présomption ignorante.

C’est que, d’une façon générale, la folie n’est pas liée au monde et à ses formes souterraines, mais bien plutôt à l’homme, à ses faiblesses, à ses rêves et à ses illusions. Tout ce qu’il y avait de manifestation cosmique obscure dans la folie telle que la voyait Bosch est effacé chez Érasme ; la folie ne guette plus l’homme aux quatre coins du monde ; elle s’insinue en lui, ou plutôt elle est un rapport subtil que l’homme entretient avec lui-même. La personnification mythologique de la Folie n'est, chez Érasme, qu’un artifice littéraire. En fait, il n’existe que des folies — des formes humaines de la folie : « Je compte autant de statues qu'il y a d’hommes64 » ; qu’il suffise de jeter un coup d’œil sur les cités même les plus sages et les mieux gouvernées : « Tant de formes de folie y abondent, et chaque journée en fait naître tant de nouvelles que mille Démocri tes ne suffiraient pas à s’en moquer65. » Il n’y a de folie qu’en chacun des hommes, parce que c’est l’homme qui la constitue dans l’attachement qu’il se porte à lui-même, et par les illusions dont il s’entretient. La « Philautia » est la première des figures que la Folie entraîne dans sa danse ; mais c’est parce qu'elles sont liées l'une à l’autre par une appartenance privilégiée ; l’attachement à soi est le premier signe de la folie, mais c’est parce que l’homme est attaché à lui-même qu'il accepte comme vérité l’erreur, comme réalité le mensonge, comme beauté et justice la violence et la laideur : « Celui-ci, plus laid qu’un singe, se voit beau comme Nirée ; celui-là se juge Euclide pour trois lignes qu’il trace au compas ; cet autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre et que sa voix sonne aussi faux que celle du coq mordant sa poule66. » Dans cette adhésion imaginaire à soi-même, l'homme fait naître sa folie comme un mirage. Le symbole de la folie sera désormais ce miroir qui, sans rien refléter de réel, réfléchirait secrètement pour celui qui s’y contemple le rêve de sa présomption. La folie n’a pas tellement affaire à la vérité et au monde, qu'à l’homme et à la vérité de lui-même qu’il sait percevoir.

Elle ouvre donc sur un univers entièrement moral. Le Mal n’est pas châtiment ou fin des temps, mais seulement faute et défaut. Cent seize des chants du poème de Brant sont consacrés à faire le portrait des passagers insensés de la Nef : ce sont des avares, des délateurs, des ivrognes ;

ce sont ceux qui se livrent au désordre et à la débauche ; ceux qui interprètent mal l’Écriture, ceux qui pratiquent l’adultère. Locher, le traducteur de Brant, indique dans sa préface latine, le projet et le sens de l'ouvrage ; il s'agit d’enseigner quae mala, quae bona sint ; quid vida ; quo vir-tüs, quo ferat error ; et ceci en fustigeant, selon la méchanceté dont chacun témoigne, impios, superbos, avaros, luxuriosos, lascivos, delicatos, iracundos, gulosos, edaces, invidos, veneficos, fidefrasos...67, bref tout ce que l’homme a pu inventer lui-même d’irrégularités dans sa conduite.

Dans le domaine d'expression de la littérature et de la philosophie, l’expérience de la folie, au xve siècle, prend surtout l'allure d’une satire morale. Rien ne rappelle ces grandes menaces d’invasion qui hantaient l’imagination des peintres. On prend soin, au contraire, de l’écarter ; ce n’est pas d’elle qu’on parle. Érasme détourne les regards de cette démence « que les Furies déchaînent des Enfers, toutes les fois qu’elles lancent leurs serpents » ; ce n’est point de ces formes insensées qu'il a voulu faire l’éloge, mais de la « douce illusion » qui libère l’âme « de ses pénibles soucis et la rend aux diverses formes de volupté68 ». Ce monde calme est facilement maîtrisé ; il déploie sans secret ses naïfs prestiges aux yeux du sage, et celui-ci garde toujours, grâce au rire, ses distances. Alors que Bosch, Brueghel et Dürer étaient des spectateurs terriblement terrestres, et impliqués dans cette folie qu’ils voyaient sourdre tout autour d’eux, Érasme la perçoit d’assez loin pour être hors de danger ; il l’observe du haut de son Olympe, et s'il chante ses louanges, c'est qu’il peut rire d'elle du rire inextinguible des Dieux. Car c’est un spectacle divin que la folie des hommes : « En somme, si vous pouviez regarder de la Lune, comme autrefois Ménippe, les agitations innombrables de la Terre, vous penseriez voir une foule de mouches ou de moucherons qui se battent entre eux, luttent et tendent des pièges, se volent, jouent, gambadent, tombent et meurent, et l’on ne peut croire quels troubles, quelles tragédies produit un si minime animalcule destiné à sitôt périr69. » La folie n'est plus l’étrangeté familière du monde ; elle est seulement un spectacle bien connu pour le spectateur étranger ; non plus figure du cosmos, mais trait de caractère de 1 ’aevum

*

Tel peut être, hâtivement reconstitué, le schéma de l’opposition entre une expérience cosmique de la folie dans la proximité de ces formes fascinantes, et une expérience critique de cette même folie, dans la distance infranchissable de l’ironie. Sans doute, dans sa vie réelle, cette opposition ne fut ni aussi tranchée, ni aussi apparente. Longtemps encore, les fils furent entrecroisés, et les échanges incessants.

Le thème de la fin du monde, de la grande violence finale, n’est pas étranger à l’expérience critique de la folie telle qu’elle est formulée dans la littérature. Ronsard évoque ces temps ultimes qui se débattent dans le grand vide de la Raison :

Au ciel est revolée et Justice et Raison,

Et en leur place, hélas, règne le brigandage,

La haine, la rancœur, le sang et le carnage70.

Vers la fin du poème de Brant, un chapitre tout entier est consacré au thème apocalyptique de l’Antéchrist : une immense tempête emporte le navire des fous dans une course insensée qui s’identifie à la catastrophe des mondes71. Inversement, bien des figures de la rhétorique morale sont illustrées, d’une manière très directe, parmi les images cosmiques de la folie : n’oublions pas le fameux médecin de Bosch plus fou encore que celui qu'il veut guérir

— toute sa fausse science n’ayant guère fait autre chose que de déposer sur lui les pires défroques d’une folie que tous peuvent voir sauf lui-même. Pour ses contemporains et pour les générations qui vont suivre, c’est une leçon de morale que portent les œuvres de Bosch : toutes ces figures qui naissent du monde, ne dénoncent-elles pas, tout aussi bien, les monstres du cœur ? « La différence qui existe entre les peintures de cet homme et celles d’autres, consiste en ce que les autres cherchent plus souvent à peindre l’homme tel qu’il apparaît de l’extérieur, mais celui-ci seul a l’audace de les peindre tels qu’ils sont à l’intérieur. » Et cette sagesse dénonciatrice, cette ironie inquiète, le même commentateur du début du xvue siècle pense en voir le symbole clairement exprimé, dans presque tous les tableaux de Bosch, par la double figure du flambeau (lumière de la pensée qui veille), et du hibou dont l'étrange regard fixe « s’élève dans le calme et le silence de la nuit, consommant plus d’huile que de vin72 ».

Malgré tant d’interférences encore visibles, le partage est déjà fait ; entre les deux formes d’expérience de la folie, la distance ne cessera plus de s’élargir. Les figures de la vision cosmique et les mouvements de la réflexion morale, l’élément tragique et l’élément critique, iront désormais en se séparant toujours davantage, ouvrant dans l’unité profonde de la folie une béance qui ne sera plus jamais recouverte. D’un côté, il y aura une Nef des fous, chargée de visages forcenés, qui peu à peu s’enfonce dans la nuit du monde, parmi des paysages qui parlent de l’étrange alchimie des savoirs, des sourdes menaces de la bestialité, et de la fin des temps. De l’autre côté, il y aura une Nef des fous qui forme pour les sages l’Odyssée exemplaire et didactique des défauts humains.

D’un côté Bosch, Brueghel, Thierry Bouts, Dürer, et tout le silence des images. C’est dans l’espace de la pure vision que la folie déploie ses pouvoirs. Fantasmes et menaces, pures apparences du rêve et destin secret du monde — la folie détient là une force primitive de révélation : révélation que l’onirique est réel, que la mince surface de l’illusion s’ouvre sur une profondeur irrécusable, et que le scintillement instantané de l’image laisse le monde en proie à des figures inquiétantes qui s’éternisent dans ses nuits ; et révélation inverse, mais tout aussi douloureuse, que toute la réalité du monde se résorbera un jour dans l'Image fantastique, dans ce moment mitoyen de l’être et du néant qui est le délire de la destruction pure ; le monde n’est déjà plus, mais le silence et la nuit ne sont pas encore entièrement refermés sur lui ; il vacille dans un dernier éclat, à l’extrême du désordre qui précède aussitôt l’ordre monotone de l’accomplissement. C’est dans cette image aussitôt abolie que vient se perdre la vérité du monde. Toute cette trame de l’apparence et du secret, de l’image immédiate et de l’énigme réservée se déploie, dans la peinture du xve siècle, comme la tragique folie du monde.

De l’autre côté, avec Brant, avec Erasme, avec toute la tradition humaniste, la folie est prise dans l’univers du discours. Elle s’y raffine, elle s’y subtilise, elle s’y désarme aussi. Elle change d’échelle ; elle naît dans le cœur des hommes, elle règle et dérègle leur conduite ; quand bien même elle gouverne les cités, la vérité calme des choses, la grande nature l’ignore. Elle disparaît vite, quand apparaît l’essentiel, qui est vie et mort, justice et vérité. Il se peut que tout homme lui soit soumis, mais son règne sera toujours mesquin, et relatif ; car elle se dévoilera dans sa médiocre vérité au regard du sage. Pour lui, elle deviendra objet, et de la pire manière, puisqu’elle deviendra objet de son rire. Par là même, les lauriers qu’on lui tresse l’enchaînent. Serait-elle plus sage que toute science, il faudra bien qu’elle s’incline devant la sagesse pour qui elle est folie. Elle peut avoir le dernier mot, elle n 'est jamais le dernier mot de la vérité et du monde ; le discours par lequel elle se justifie ne relève que d’une conscience critique de l’homme.

Cet affrontement de la conscience critique et de l’expérience tragique anime tout ce qui a pu être éprouvé de la foIie et formulé sur elle au début de la Renaissance Mais pourtant, il s’effacera vite, et cette grande structure, si claire encore, si bien découpée au début du xvie siècle aura disparu, ou presque, moins de cent ans plus tard. Disparaître n’est pas exactement le terme qui convient pour designer, au plus juste, ce qui s’est passé. Il s’agit plutôt d’un privilège de plus en plus marqué que la Renaissance a accordé à l’un des éléments du système : à celui qui faisait de la folie une expérience dans le champ du langage, une expérience où l’homme était confronté à sa vérité morale, aux règles propres à sa nature et à sa vérité. Bref, la conscience critique de la folie s’est trouvée sans cesse mieux mise en lumière, cependant qu’entraient progressivement dans l’ombre ses figures tragiques. Celles-ci bientôt seront entièrement esquivées. On aurait du mal à en retrouver les traces avant longtemps ; seules, quelques pages de Sade et l’œuvre de Goya portent témoignage que cette disparition n’est pas effondrement ; mais qu’obscurément, cette expérience tragique subsiste dans les nuits de la pensée et des rêves, et qu'il s’est agi au xvie siècle, non d’une destruction radicale, mais seulement d’une occultation. L’expérience tragique et cosmique de la folie s’est trouvée masquée par les privilèges exclusifs d’une conscience critique. C’est pourquoi l’expérience classique, et à travers elle l’expérience moderne de la folie, ne peut pas être considérée comme une figure totale, qui arriverait enfin, par là, à sa vérité positive ; c’est une figure fragmentaire qui se donne abusivement pour exhaustive ; c’est un ensemble déséquilibré par tout ce qui lui manque, c’est-à-dire par tout ce qui le cache. Sous la conscience critique de la folie, et ses formes philosophiques ou scientifiques, morales ou médicales, une sourde conscience tragique n’a cessé de veiller.

C’est elle qu’ont réveillée les dernières paroles de Nietzsche, les dernières visions de Van Gogh. C’est elle sans doute qu’au point le plus extrême de son cheminement, Freud a commencé à pressentir : ce sont ses grands déchirements qu’il a voulu symboliser par la lutte mythologique de la libido et de l’instinct de mort. C’est elle, enfin, cette conscience, qui est venue à s’exprimer dans l’œuvre d'Artaud, dans cette œuvre qui devrait poser à la pensée du xxe siècle, si elle y prêtait attention, la plus urgente des questions, et la moins susceptible de laisser le questionneur échapper au vertige, dans cette œuvre qui n'a cessé de proclamer que notre culture avait perdu son foyer tragique, du jour où elle avait repoussé hors de soi la grande folie solaire du monde, les déchirements où s’accomplit sans cesse la « vie et mort de Satan le Feu ».

Ce sont ces extrêmes découvertes, et elles seules, qui nous permettent, de nos jours, de juger enfin que l’expérience de la folie qui s'étend depuis le xvie siècle jusqu’à maintenant doit sa figure particulière, et l’origine de son sens, à cette absence, à cette nuit et à tout ce qui l’emplit. La belle rectitude qui conduit la pensée rationnelle jusqu’à l’analyse de la folie comme maladie mentale, il faut la réinterpréter dans une dimension verticale ; alors il apparaît que sous chacune de ses formes, elle masque d’une manière plus complète, plus périlleuse aussi cette expérience tragique, qu’elle n’est pas cependant parvenue à réduire du tout au tout. Au point dernier de la contrainte, l’éclatement était nécessaire, auquel nous assistons depuis Nietzsche.

*

Mais comment se sont constitués, au xvie siècle, les privilèges de la réflexion critique ? Comment l’expérience de la folie s’est-elle trouvée finalement confisquée par eux, de telle manière qu’au seuil de l’âge classique toutes les images tragiques évoquées à l’époque précédente se seront dissipées dans l’ombre ? Comment s’est achevé ce mouvement qui faisait dire à Artaud ; « Avec une réalité qui avait ses lois surhumaines peut-être, mais naturelles, la Renaissance du xvie siècle a rompu ; et l’Humanisme de la Renaissance ne fut pas un agrandissement, mais une diminution de l’homme73 » ?

Résumons brièvement dans cette évolution ce qui est indispensable pour comprendre l’expérience que le classicisme a faite de la folie.

1° La folie devient une forme relative à la raison, ou plutôt folie et raison entrent dans une relation perpétuellement réversible qui fait que toute folie a sa raison qui la juge et la maîtrise, toute raison sa folie en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l’autre, et dans ce mouvement de référence réciproque, elles se récusent toutes deux, mais se fondent l'une par l’autre.

Le vieux thème chrétien que le monde est folie aux yeux de Dieu, se rajeunit, au xvie siècle, dans cette dialectique serrée de la réciprocité. L’homme croit qu’il voit clair, et qu’il est la juste mesure des choses ; la connaissance qu’il a, qu’il croit avoir, du monde, le confirme dans sa complaisance : « Si nous jetons la vue en bas, en plein jour, ou que nous regardions à l’entour par cy par là, il nous semble bien que nous ayons le regard le plus aigu que nous puissions penser » ; mais si nous tournons les yeux vers le soleil lui-même, nous sommes bien contraints de confesser que notre compréhension pour les choses terrestres n’est que « pure tardiveté et eslourdissement quand il est question d’aller jusques au soleil ». Cette conversion, quasi platonicienne, vers le soleil de l’être, ne découvre pas cependant avec la vérité, le fondement des apparences ; elle dévoile seulement l’abîme de notre propre déraison ; « Si nous commençons à élever nos pensées en Dieu, ... ce qui nous plaisait à merveille sous le titre de sagesse, ne nous sentira que folie, et ce qui avait belle monstre de vertu ne se découvrira n’être que débilité74. » Monter par l’esprit jusqu’à Dieu, et sonder l’abîme insensé où nous sommes plongés ne fait qu’une seule et même chose ; dans l’expérience de Calvin la folie est la mesure propre de l’homme quand on le compare à la raison démesurée de Dieu.

L’esprit de l’homme, dans sa finitude, n’est pas tellement une étincelle de la grande lumière qu’un fragment d’ombre. A son intelligence limitée n’est pas ouverte la vérité partielle et transitoire de l’apparence ; sa folie ne découvre que l’envers des choses, leur côté nocturne, l’immédiate contradiction de leur vérité. En s'élevant jusqu’à Dieu, l’homme ne doit pas simplement se dépasser ; mais s’arracher entièrement à son essentielle faiblesse, dominer d’un bond l’opposition entre les choses du monde et leur essence divine ; car ce qui transparaît de la vérité dans l’apparence n'en est pas le reflet mais la cruelle contradiction : « Toutes les choses ont deux visages, dit Sébastien Franck, parce que Dieu a résolu de s’opposer au monde, de laisser l'apparence à celui-ci et de prendre la vérité et l’essence des choses pour lui... C’est pour cela que chaque chose est le contraire de ce qu’elle paraît être dans le monde : un Silène renversé » Tel est l’abîme de folie où sont plongés les hommes que l’apparence de vérité qui s’y trouve donnée en est la rigoureuse contradiction. Mais il y a plus encore : cette contradiction entre apparence et vérité, elle est présente déjà à l’intérieur même de l’apparence ; car si l’apparence était cohérente avec elle-même, elle serait au moins allusion à la vérité et comme sa forme vide. C’est dans les choses elles-mêmes qu’il faut découvrir ce renversement — renversement qui sera dès lors sans direction unique ni terme préétabli ; non pas de l’apparence vers la vérité, mais de l’apparence à cette autre qui la nie, puis à nouveau vers ce qui conteste et renie cette négation, de telle sorte que le mouvement jamais ne peut être arrêté, et qu’avant même cette grande conversion que demandaient Calvin ou Franck, Érasme se sait arrêté par les mille conversions mineures que l’apparence lui prescrit à son propre niveau ; le Silène renversé n’est pas le symbole de la vérité que Dieu nous a retirée ; il est beaucoup plus et beaucoup moins : le symbole, à ras de terre, des choses elles-mêmes, cette implication des contraires qui nous dérobe, pour toujours peut-être, l’unique et droit chemin vers la vérité. Chaque chose « montre deux faces. La face extérieure montre la mort ; regardez à l’intérieur, il y a la vie, ou inversement. La beauté recouvre la laideur, la richesse l'indigence, l’infamie la gloire, le savoir l’ignorance... En somme ouvrez le Silène, vous rencontrerez le contraire de ce qu’il montre75 ». Rien qui ne soit plongé dans l’immédiate contradiction, rien qui n’incite l’homme à adhérer de lui-même à sa propre folie ; mesuré à la vérité des essences et de Dieu, tout l’ordre humain n’est que folie '.

Et folie encore, dans cet ordre, le mouvement par lequel on tente de s’y arracher pour accéder à Dieu. Au xvie siècle, plus qu’à aucune autre époque, l’Épître aux Corinthiens brille d’un prestige incomparable : « Je parle en fou l’étant plus que personne. » Folie que cette renonciation au monde, folie que l’abandon total à la volonté obscure de Dieu, folie que cette recherche dont on ne sait pas le terme, autant de vieux thèmes chers aux mystiques. Tauler déjà évoquait ce cheminement abandonnant les folies du monde, mais s’offrant, par là même, à de plus sombres et de plus désolantes folies : « La petite nef est conduite au large et comme l’homme se trouve en cet état de délaissement, alors remontent en lui toutes les angoisses et toutes les tentations, et toutes les images, et la misère...76 » Et c’est la même expérience que commente Nicolas de Cues : « Quand l’homme abandonne le sensible, son âme devient comme démente. » En marche vers Dieu, l’homme est plus que jamais offert à la folie, et le havre de vérité vers lequel finalement la grâce le pousse, qu’est-il d’autre, pour lui, qu’un abîme de déraison ? La sagesse de Dieu, quand on peut en percevoir l’éclat, n’est pas une raison longtemps voilée, c’est une profondeur sans mesure. Le secret y garde toutes ses dimensions du secret, la contradiction ne cesse pas de s’y contredire toujours, sous le signe de cette contradiction majeure qui veut que le centre même de la sagesse soit le vertige de toute folie. « Seigneur, c’est un abîme trop profond que ton conseil77. » Et ce qu’Érasme savait, mais de loin, en disant sèchement que Dieu a caché même aux sages le mystère du salut, sauvant ainsi le monde par la folie elle-même78, Nicolas de Cues l’avait dit longuement dans le mouvement de sa pensée, perdant sa faible raison humaine, qui n'est qV folie, dans la grande folie abyssale qui est la sagesse de Dieu : « Aucune expression verbale ne peut l’exprimer, aucun acte de l’entendement la faire entendre, aucune mesure la mesurer, aucun achèvement l’achever, aucun terme la terminer, aucune proportion la proportionner, aucune comparaison la comparer, aucune figure la figurer, aucune forme l’informer... Inexprimable par aucune expression verbale, on peut concevoir à l’infini des phrases de ce genre, car aucune conception ne peut la concevoir, cette Sagesse par quoi, en quoi et à partir de quoi procèdent toutes choses79. »

Le grand cercle est maintenant fermé. Par rapport à la Sagesse, la raison de l’homme n’était que folie ; par rapport à la mince sagesse des hommes, la Raison de Dieu est prise dans le mouvement essentiel de la Folie. Mesuré à la grande échelle, tout n'est que Folie ; mesuré à la petite échelle, le Tout est lui-même folie. C'est-à-dire qu’il n’y a jamais folie qu'en référence à une raison, mais toute la vérité de celle-ci est de faire un instant apparaître une folie qu'elle récuse, pour se perdre à son tour dans une folie qui la dissipe. En un sens la folie n'est rien : la folie des hommes, rien en face de la raison suprême qui est seule à détenir l’être ; et l'abîme de la folie fondamentale, rien puisqu’elle n'est telle que pour la fragile raison des hommes. Mais la raison n'est rien puisque celle au nom de qui on dénonce la folie humaine se révèle, quand on y accède enfin, n'être qu'un vertige où doit se taire la raison.

Ainsi, et sous l’influence majeure de la pensée chrétienne, se trouve conjuré le grand péril que le xve siècle avait vu monter. La folie n’est pas une puissance sourde, qui fait éclater le monde, et révèle de fantastiques prestiges ; elle ne révèle pas, au crépuscule des temps, les violences de la bestialité, ou la grande lutte du Savoir et de l’interdiction. Elle est prise dans le cycle indéfini qui l'attache à la raison ; elles s'affirment et se nient l’une par l’autre. La folie n'a plus d’existence absolue dans la nuit du monde : elle n'existe que par une relativité à la raison, qui les perd l’une par l’autre en les sauvant l’une avec l’autre.

2° La folie devient une des formes mêmes de la raison. Elle s'intégre à elle, constituant soit une de ses forces secrètes, soit un des moments de sa manifestation, soit une forme paradoxale dans laquelle elle peut prendre conscience d’elle-même. De toute façon, la folie ne détient sens et valeur que dans le champ même de la raison.

« La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l’homme, et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici par la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois, et va se plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même imagination qu’il égale à Dieu80. » Telle est la pire folie de l'homme ; ne pas reconnaître la misère où il est enfermé, la faiblesse qui l’empêche d’accéder au vrai et au bien ; ne pas savoir quelle part de folie est la sienne. Refuser cette déraison qui est le signe même de sa condition, c'est se priver d’user jamais raisonnablement de sa raison. Car s’il y a raison, c’est justement dans l’acceptation de ce cercle continu de la sagesse et de la folie, c’est dans la claire conscience de leur réciprocité et de leur impossible partage. La vraie raison n’est pas pure de toute compromission avec la folie, au contraire, elle se doit d’emprunter les chemins que celle-ci lui trace : « Approchez donc un peu, filles de Jupiter ! Je vais démontrer qu’à cette sagesse parfaite, qu’on dit la citadelle de la félicité, il n’est d’accès que par la folie81. » Mais ce sentier, quand bien même il ne conduit à aucune sagesse finale, quand bien même la citadelle qu'il promet n’est que mirage et folie renouvelée, ce sentier est en lui-même le sentier de la sagesse, si on le suit en sachant justement que c’est celui de la folie. Le spectacle vain, les bruits frivoles, ce vacarme de sons et de couleurs qui fait que le monde n’est jamais que le monde de la folie, il faut l’accepter, l’accueillir même en soi, mais dans la claire conscience de sa fatuité, de cette fatuité qui est tout aussi bien celle du spectateur que celle du spectacle. Il faut lui prêter non l’oreille sérieuse que l’on prête à la vérité, mais cette attention légère, mélange d’ironie et de complaisance, de facilité et de secret savoir qui ne se laisse pas duper — que l’on prête d’ordinaire aux spectacles de la foire : non pas l’oreille « qui vous sert à ouïr les prêches sacrés, mais celle qui se dresse si bien à la foire devant les charlatans, les bouffons et les pitres, ou encore l’oreille d’âne que notre roi Midas exhiba devant le Dieu Pan82 ». Là, dans cet immédiat coloré et bruyant, dans cette acceptation aisée qui est imperceptible refus, s’accomplit plus sûrement que dans les longues recherches de la vérité cachée l’essence même de la sagesse. Subrepticement, par l’accueil même qu’elle lui fait, la raison investit la folie, la cerne, en prend conscience et peut la situer.

Où donc la situer, d’ailleurs, sinon dans la raison elle-même, comme l’une de ses formes et peut-être l’une de ses ressources ? Sans doute entre formes de raison et formes de la folie, grandes sont les ressemblances. Et inquiétantes : comment distinguer dans une action fort sage qu’elle a été commise par un fou, et dans la plus insensée des folies qu’elle est d’un homme d’ordinaire sage et mesuré : « La sagesse et la folie, dit Charron, sont fort voisines. Il n’y a qu’un demi-tour de l’une à l’autre. Cela se voit aux actions des hommes insensés83. » Mais cette ressemblance, même si elle doit embrouiller les gens raisonnables, sert la raison elle-même. Et entraînant dans son mouvement les plus grandes violences de la folie, la raison parvient, par là, à ses fins les plus hautes. Visitant le Tasse en son délire, Montaigne éprouve dépit plus encore que pitié ; mais admiration, au fond, plus encore que tout. Dépit, sans doute, de voir que la raison, là même où elle peut atteindre ses sommets, est infiniment proche de la plus profonde folie : « Qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes élévations d’un esprit libre, et les effets d’une vertu suprême et extraordinaire ? » Mais il y a là sujet à paradoxale admiration. Car n’est-ce pas le signe que de cette même folie, la raison tirait les ressources les plus étranges. Si le Tasse, « l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formé à l’air de cette antique et pure poésie qu’autre poète italien ait jamais été », se trouve maintenant « en si piteux état, survivant à soi-même », ne le doit-il pas à « cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte et tendre appréhension de la raison qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences qui l’a conduit à la bêtise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’âme qui l’a rendu sans exercice et sans âme84 ? ». Si la folie vient sanctionner l’effort de la raison, c’est que déjà elle faisait partie de cet effort : la vivacité des images, la violence de la passion, cette grande retraite de l’esprit en lui-même, qui sont bien de la folie, sont les instruments les plus dangereux, parce que les plus aigus, de la raison. Il n’y a pas de forte raison qui ne doive se risquer dans la folie pour parvenir au terme de son œuvre, « point de grand esprit, sans mélange de folie... C’est en ce sens que les sages et les plus braves poètes ont approuvé de folier et sortir des gonds quelquefois85 ». La folie est un dur moment, mais essentiel, dans le labeur de la raison ; à travers elle, et même dans ses apparentes victoires, la raison se manifeste et triomphe. La folie n’était, pour elle, que sa force vive et secrète86.

Peu à peu, la folie se trouve désarmée, et les mêmes temps déplacés ; investie par la raison, elle est comme accueillie et plantée en elle. Tel fut donc le rôle ambigu de cette pensée sceptique, disons plutôt de cette raison si vivement consciente des formes qui la limitent et des forces qui la contredisent : elle découvre la folie comme l’une de ses propres figures — ce qui est une manière de conjurer tout ce qui peut être pouvoir extérieur, irréductible hostilité, signe de transcendance ; mais en même temps, elle place la folie au cœur de son propre travail, la désignant comme un moment essentiel de sa propre nature. Et au-delà de Montaigne et de Charron, mais dans ce mouvement d’insertion de la folie dans la nature même de la raison, on voit se dessiner la courbe de la réflexion de Pascal : « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou » Réflexion en laquelle se recueille et se reprend tout le long travail qui commence avec Érasme : découverte d’une folie immanente à la raison ; puis à partir de là, dédoublement : d’une part, une « folle folie » qui refuse cette folie propre à la raison, et qui, la rejetant, la redouble, et dans ce redoublement tombe dans la plus simple, la plus close, la plus immédiate des folies ; d’autre part une « sage folie » qui accueille la folie de la raison, l’écoute, reconnaît ses droits de cité, et se laisse pénétrer par ses forces vives ; mais par là se protège plus réellement de la folie que l’obstination d'un refus toujours vaincu d’avance.

C’est que maintenant la vérité de la folie ne fait plus qu’une seule et même chose avec la victoire de la raison, et sa définitive maîtrise : car la vérité de la folie, c’est d'être intérieure à la raison, d’en être une figure, une force et comme un besoin momentané pour mieux s’assurer d’elle-même.

*

Peut-être est-ce là le secret de sa multiple présence dans la littérature à la fin du xvk siècle et au début du xvne siècle, un art qui, dans son effort pour maîtriser cette raison qui se cherche, reconnaît la présence de la folie, de sa folie, la cerne, l’investit pour finalement en triompher. Jeux d’un âge baroque.

Mais ici, comme dans la pensée, tout un travail s’accomplit qui amènera, lui aussi, la confirmation de l’expérience tragique de la folie dans une conscience critique. Négligeons pour l’instant ce phénomène et laissons valoir dans leur indifférence ces figures qu’on peut trouver aussi bien dans le Don Quichotte que dans les romans de Scu-déry, dans Le Roi Lear comme dans le théâtre de Rotrou ou de Tristan l’Hermite.

Commençons par la plus importante, la plus durable aussi — puisque le xvme siècle en reconnaîtra encore les formes à peine effacées87 : la folie par identification roma nësque. Une fois pour toutes ses traits ont été fixés par Cervantes. Mais le thème en est inlassablement repris : adaptations directes (le Don Quichotte de Guérin de Bous-cal est joué en 1639 ; deux ans plus tard, il fait représenter Le Gouvernement de Sancho Pança), réinterprétations d’un épisode particulier (Les Folies de Cardenio, par Pichou, sont une variation sur le thème du « Chevalier Déguenillé » de la Sierra Morena), ou, d’une façon plus indirecte, satire des romans fantastiques (comme dans La Fausse Clélie de Subligny, et à l’intérieur même du récit, dans l’épisode de Julie d’Arviane). De l’auteur au lecteur, les chimères se transmettent, mais ce qui était fantaisie d’un côté, de l’autre devient fantasme ; la ruse de l’écrivain est reçue en toute naïveté comme figure du réel. En apparence, il n’y a là que la critique aisée des romans d’invention ; mais, un peu au-dessous, toute une inquiétude sur les rapports, dans l’œuvre d’art, du réel et de l’imaginaire, et peut-être aussi sur la trouble communication entre l’invention fantastique et les fascinations du délire. « C’est aux imaginations déréglées que nous devons l’invention des arts ; le Caprice des Peintres, des Poètes et des Musiciens n’est qu’un nom civilement adouci pour exprimer leur Folie88. » Folie, où sont mises en question les valeurs d’un autre âge, d’un autre art, d’une autre morale, mais où se reflètent aussi, brouillées et troublées, étrangement compromises les unes par les autres dans une chimère commune, toutes les formes, même les plus distantes, de l’imagination humaine.

Toute voisine de cette première, la folie de vaine présomption. Mais ce n’est pas à un modèle littéraire que le fou s’identifie ; c’est à lui-même, et par une adhésion imaginaire qui lui permet de se prêter toutes les qualités, toutes les vertus ou puissances dont il est dépourvu.

Il hérite de la vieille Philautia d’Érasme. Pauvre, il est riche ; laid, il se mire ; les fers encore aux pieds, il se croit Dieu. Tel le licencié d'Osuma qui se prenait pour Neptune89. C’est le destin ridicule des sept personnages des Visionnaires90, de Chateaufort dans Le Pédant joué, de M. de Richesource dans SirPolitik. Innombrable folie, qui a autant de visages qu’il y a au monde de caractères, d’ambitions, de nécessaires illusions. Même dans ses extrémités, c’est la moins extrême des folies ; elle est, au cœur de tout homme, le rapport imaginaire qu’il entretient avec soi. En elle, s’engendrent les plus quotidiens de ses défauts. La dénoncer, c’est l’élément premier et dernier de toute critique morale.

C’est aussi au monde moral qu’appartient la folie du juste châtiment. Elle punit, par les désordres de l’esprit, les désordres du cœur. Mais elle a d’autres pouvoirs encore : le châtiment qu’elle inflige se multiplie par lui-même, dans la mesure où, en punissant, il dévoile la vérité. La justice de cette folie a ceci qu’elle est véridique. Véridique puisque déjà le coupable éprouve, dans le vain tourbillon de ses fantasmes, ce qui sera pour l’éternité la douleur de son châtiment : Éraste, dans Mélite, se voit déjà poursuivi par les Euménides, et condamné par Minos. Véridique aussi parce que le crime caché aux yeux de tous se fait jour dans la nuit de cet étrange châtiment ; la folie, dans ces paroles insensées qu’on ne maîtrise pas, livre son propre sens, elle dit, dans ses chimères, sa secrète vérité ; ses cris parlent pour sa conscience. Ainsi le délire de Lady Macbeth révèle à « ceux qui ne devraient pas savoir » les mots qui longtemps n’ont été murmurés qu’aux « sourds oreillers91 ».

Enfin, dernier type de folie : celle de la passion désespérée. L’amour déçu dans son excès, l’amour surtout trompé par la fatalité de la mort n’a d’autre issue que la démence. Tant qu’il avait un objet, le fol amour était plus amour que folie ; laissé seul à lui-même, il se poursuit dans le vide du délire. Châtiment d’une passion trop abandonnée à sa violence ? Sans doute ; mais cette punition est aussi un adoucissement ; elle répand, sur l’irréparable absence, la pitié des présences imaginaires ; elle retrouve, dans le paradoxe de la joie innocente, ou dans l’héroïsme de poursuites insensées, la forme qui s'efface. Si elle conduit à la mort, c’est à une mort où ceux qui s’aiment ne seront plus jamais séparés. C'est la dernière chanson d’Ophélie ; c'est le délire d'Ariste dans La Folie du sage. Mais c’est surtout l'amère et douce démence du Roi Lear.

Dans l’œuvre de Shakespeare, les folies qui s’apparentent à la mort et au meurtre ; dans celle de Cervantes, les formes qui s’ordonnent à la présomption et à toutes les complaisances de l’imaginaire. Mais ce sont là de hauts modèles que leurs imitateurs infléchissent et désarment. Et sans doute sont-ils, l’un et l’autre, plus encore les témoins d’une expérience tragique de la Folie née au xve siècle, que ceux d’une expérience critique et morale de la Déraison qui se développe pourtant à leur propre époque. Par-delà le temps, ils renouent avec un sens qui est en train de disparaître, et dont la continuité ne se poursuivra plus que dans la nuit. Mais c’est en comparant leur œuvre et ce qu’elle maintient, avec les significations qui naissent chez leurs contemporains ou imitateurs, qu’on pourra déchiffrer ce qui est en train de se passer, en ce début de xvue siècle, dans l’expérience littéraire de la folie.

Chez Cervantes ou Shakespeare, la folie occupe toujours une place extrême en ce sens qu’elle est sans recours. Rien ne la ramène jamais à la vérité ni à la raison. Elle n’ouvre que sur le déchirement, et, de là, sur la mort. La folie, en ses vains propos, n’est pas vanité ; le vide qui l’emplit, c’est « un mal bien au-delà de ma pratique », comme dit le médecin à propos de Lady Macbeth ; c'est déjà la plénitude de la mort : une folie qui n’a pas besoin de médecin, mais de la seule miséricorde divine92. La joie douce, retrouvée enfin par Ophélie, ne réconcilie avec aucun bonheur ; son chant insensé est aussi proche de l’essentiel que « le cri de femme » qui annonce tout au long des corridors du château de Macbeth que « la Reine est morte93 ». Sans doute, la mort de Don Quichotte s’accomplit dans un paysage apaisé, qui a renoué au dernier instant avec la raison et la vérité. D’un coup la folie du Chevalier a pris conscience d’elle-même, et à ses propres yeux se défait dans la sottise. Mais cette brusque sagesse de sa folie est-elle autre chose qu’« une nouvelle folie qui vient de lui entrer dans la tête » ? Équivoque indéfiniment réversible qui ne peut être tranchée en dernier lieu que par la mort elle-même. La folie dissipée ne peut faire qu’une seule et même chose avec l’imminence de la fin ; « et même un des signes auxquels ils conjecturèrent que le malade se mourait, ce fut qu’il était revenu si facilement de la folie à la raison ». Mais la mort elle-même n’apporte pas la paix : la folie triomphera encore — vérité dérisoirement éternelle, par-delà la fin d’une vie qui pourtant s’était délivrée de la folie par cette fin même. Ironiquement sa vie insensée le poursuit et ne l’immortalise que par sa démence ; la folie est encore la vie impérissable de la mort : « Ci-gît l’hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance qu’on remarqua que la mort ne put triompher de la vie par son trépas94. »

Mais très tôt, la folie quitte ces régions ultimes où Cervantes et Shakespeare l’avaient située ; et dans la littérature du début du xvue siècle, elle occupe, de préférence, une place médiane ; elle forme ainsi plutôt le nœud que le dénouement, plutôt la péripétie que l’imminence dernière. Déplacée dans l’économie des structures romanesques et dramatiques, elle autorise la manifestation de la vérité et le retour apaisé de la raison.

C’est qu’elle n’est plus considérée dans sa réalité tragique, dans le déchirement absolu qui l’ouvre sur l’autre monde ; mais seulement dans l’ironie de ses illusions. Elle n’est pas châtiment réel, mais image du châtiment, donc faux-semblant ; elle ne peut être liée qu’à l’apparence d’un crime ou à l’illusion d’une mort. Si Ariste, dans La

Folie du sage, devient fou à la nouvelle de la mort de sa fille, c’est que celle-ci n’est point réellement morte ; quand Eraste, dans Mélite, se voit poursuivi par les Eumé-nides et traîné devant Minos, c’est pour un double crime qu’il aurait pu commettre, qu’il aurait voulu commettre, mais qui en fait n’a entraîné aucune mort réelle. La folie est dépouillée de son sérieux dramatique : elle n’est châtiment ou désespoir que dans la dimension de l’erreur. Sa fonction dramatique ne subsiste que dans la mesure où il s’agit d’un faux drame : forme chimérique où il n’est question que de fautes supposées, de meurtres illusoires, de disparitions promises aux retrouvailles.

Et pourtant cette absence de sérieux ne l’empêche pas d’être essentielle — plus essentielle encore qu’elle n’était, car si elle met un comble à l’illusion, c’est à partir d’elle que l’illusion se défait. Dans la folie où l’enferme son erreur, le personnage involontairement commence à débrouiller la trame. En s’accusant, il dit, malgré lui, la vérité. Dans Mélite, par exemple, toutes les ruses que le héros a accumulées pour tromper les autres se sont retournées contre lui, et il a été la première victime en croyant être coupable de la mort de son rival et de sa maîtresse. Mais dans son délire, il se reproche d’avoir inventé toute une correspondance amoureuse ; la vérité se fait jour, dans et par la folie, qui, provoquée par l’illusion d’un dénouement, dénoue, en fait, à elle seule l’imbroglio réel dont elle se trouve être à la fois l’effet et la cause. Autrement dit, elle est la fausse sanction d’un faux achèvement, mais par sa vertu propre, elle fait surgir le vrai problème qui peut alors se trouver vraiment conduit à son terme. Elle recouvre sous l’erreur le travail secret de la vérité. C’est de cette fonction, à la fois ambiguë et centrale, de la folie que joue l’auteur de L’Os-pital des fous quand il représente un couple d’amoureux qui, pour échapper à leurs poursuivants, feignent d’être fous, et se cachent parmi les insensés ; dans une crise de démence simulée, la jeune fille, qui est travestie en garçon, fait semblant de se croire fille — ce qu’elle est réellement —, disant ainsi, par la neutralisation réciproque de ces deux feintes, la vérité qui, finalement, triomphera.

La folie, c’est la forme la plus pure, la plus totale du quiproquo : elle prend le faux pour le vrai, la mort pour la vie, l’homme pour la femme, l’amoureuse pour l’Érinnye et la victime pour Minos. Mais c’est aussi la forme la plus rigoureusement nécessaire du quiproquo dans l’économie dramatique : car elle n’a besoin d’aucun élément extérieur pour accéder au dénouement véritable. Il lui suffit de pousser son illusion jusqu'à la vérité. Ainsi, elle est, au milieu même de la structure, en son centre mécanique, à la fois feinte conclusion, pleine d’un secret recommencement, et initiation à ce qui apparaîtra comme la réconciliation avec la raison et la vérité. Elle marque le point vers lequel converge, apparemment, le destin tragique des personnages, et à partir duquel remontent réellement les lignes qui conduisent au bonheur retrouvé. En elle s'établit l’équilibre, mais elle masque cet équilibre sous la nuée de l’illusion, sous le désordre feint ; la rigueur de l’architecture se cache sous l’aménagement habile de ces violences déréglées. Cette brusque vivacité, ce hasard des gestes et des mots, ce vent de folie qui, d’un coup, les bouscule, brise les lignes, rompt les attitudes, et froisse les draperies — alors que les fils ne sont tenus que d’une manière plus serrée — c’est le type même du trompe-l'œil baroque. La folie est le grand trompe-l’œil dans les structures tragi-comiques de la littérature préclassique95.

Et Scudéry le savait bien, qui voulant faire, dans sa Comédie des comédiens, le théâtre du théâtre, a situé d’emblée sa pièce dans le jeu des illusions de la folie. Une partie des comédiens doit jouer le rôle des spectateurs, et les autres celui des acteurs. Il faut donc, d’un côté, feindre de prendre le décor pour la réalité, le jeu pour la vie, alors que réellement on joue dans un décor réel ; de l’autre, feindre de jouer et mimer l’acteur alors qu’on est tout simplement, dans la réalité, acteur qui joue. Double jeu dans lequel chaque élément est lui-même dédoublé, formant ainsi cet échange renouvelé du réel et de l’illusion, qui est lui-même le sens dramatique de la folie. « Je ne sais, doit dire Mondory, dans le prologue de la pièce de Scudéry, quelle extravagance est aujourd’hui celle de mes compagnons, mais elle est bien si grande que je suis forcé de croire que quelque charme leur dérobe la raison, et le pire que j’y vois, c’est qu’ils tâchent de me la faire perdre et à vous autres aussi. Ils veulent me persuader que je ne suis pas sur un théâtre, que c’est ici la ville de Lyon, que voilà une hostellerie et que voici un Jeu de Paume, où des Comédiens qui ne sont point nous, et lesquels nous sommes pourtant, représentent une Pastorale96. » Dans cette extravagance, le théâtre développe sa vérité, qui est d’être illusion. Ce qui est, au sens strict, la folie.

*

L’expérience classique de la folie naît. La grande menace montée à l’horizon du xve siècle s’atténue, les pouvoirs inquiétants qui habitaient la peinture de Bosch ont perdu leur violence. Des formes subsistent, maintenant transparentes et dociles, formant cortège, l’inévitable cortège de la raison. La folie a cessé d’être, aux confins du monde, de l’homme et de la mort, une figure d’eschatologie ; cette nuit s’est dissipée sur laquelle elle avait les yeux fixés et d’où naissaient les formes de l’impossible. L’oubli tombe sur le monde que sillonnait le libre esclavage de sa Nef : elle n’ira plus d’un en-deçà du monde à un au-delà, dans son étrange passage ; elle ne sera plus jamais cette fuyante et absolue limite. La voilà amarrée, solidement, au milieu des choses et des gens. Retenue et maintenue. Non plus barque mais hôpital.

À peine plus d’un siècle après la fortune des folles nacelles, on voit apparaître le thème littéraire de l’« Hôpital des Fous ». Là chaque tête vide, attachée et ordonnée, selon la vraie raison des hommes, y parle, par l’exemple, la contradiction et l'ironie, le langage dédoublé de la

Sagesse. « ... Hospital des Fols incurables où sont déduites de point en point toutes les folies et les maladies de l’esprit, tant des hommes que des femmes, œuvre non moins utile que récréative et nécessaire à l’acquisition de la vraie sagesse97. » Chaque forme de folie y trouve sa place aménagée, ses insignes et son dieu protecteur : la folie frénétique et radoteuse, symbolisée par un sot juché sur une chaise, s'agite sous le regard de Minerve ; les sombres mélancoliques qui courent la campagne, loups solitaires et avides, ont pour dieu Jupiter, maître des métamorphoses animales ; puis voici les « fols ivrognes », les « fols dénués de mémoire et d’entendement », les « fols assoupis et demi-morts », les « fols éventés et vides de cerveau »... Tout ce monde de désordre, en un ordre parfait, prononce, à son tour, YÉloge de la Raison. Déjà, dans cet « Hôpital », l’internement fait suite à l'embarquement.

Maîtrisée, la folie maintient toutes les apparences de son règne. Elle fait maintenant partie des mesures de la raison et du travail de la vérité. Elle joue à la surface des choses et dans le scintillement du jour, sur tous les jeux de l’apparence, sur l’équivoque du réel et de l’illusion, sur toute cette trame indéfinie, toujours reprise, toujours rompue, qui unit et sépare à la fois la vérité et le paraître. Elle cache et manifeste, elle dit le vrai et le mensonge, elle est ombre et lumière. Elle miroite ; figure centrale et indulgente, figure déjà précaire de cet âge baroque.

Ne nous étonnons pas de la retrouver si souvent dans les fictions de roman et de théâtre. Ne nous étonnons pas de la voir rôder réellement dans les rues. Mille fois, François Colletet l’y a rencontrée :

J’aperçois, dans cette avenue Un innocent suivi d’enfants.

... Admire aussi ce pauvre hère ;

Ce pauvre fou, que veut-il faire D’un si grand nombre de haillons ?...

J’ai vu de ces folles bourrues Chanter injures dans les rues...98

La folie dessine une silhouette bien familière dans le paysage social. On prend un nouveau et très vif plaisir aux vieilles confréries des sots, à leurs fêtes, à leurs réunions, et à leurs discours. On se passionne pour ou contre Nicolas Joubert, plus connu sous le nom d’Angou-levent qui se déclare Prince des Sots, titre qui lui est contesté par Valenti le Comte et Jacques Resneau : pamphlets, procès, plaidoiries ; son avocat le déclare et certifie « une tête creuse, une citrouille éventée, vide de sens commun, une canne, un cerveau démonté, qui n’a ni ressort, ni roue entière dans la tête99 ». Bluet d’Arbères, qui se fait appeler Comte de Permission, est un protégé des Créqui, des Lesdiguières, des Bouillon, des Nemours ; il publie, en 1602, ou on fait publier pour lui ses œuvres, dans lesquelles il avertit le lecteur qu’« il ne sait ni lire ni écrire, et n'y a jamais appris », mais qu’il est animé « par l’inspiration de Dieu et des Anges100 ». Pierre Dupuis, dont parle Régnier dans sa sixième satire101, est, au dire de Brascambille, « un archifol en robe longue102 » ; lui-même en sa « Remontrance sur le réveil de Maître Guillaume » déclare qu’il a « l’esprit relevé jusques en l’antichambre du troisième degré de la lune ». Et bien d’autres personnages présents dans la quatorzième satire de Régnier.

Ce monde du début du xvue siècle est étrangement hospitalier à la folie. Elle est là, au. cœur des choses et des hommes, signe ironique qui brouille les repères du vrai et du chimérique, gardant à peine le souvenir des grandes menaces tragiques — vie plus trouble qu’inquiétante, agitation dérisoire dans la société, mobilité de la raison.

Mais de nouvelles exigences sont en train de naître

J’ai pris cent et cent fois la lanterne en la main Cherchant en plein midi...103